Interviews de M. Alain Deleu, président de la CFTC, dans "L'Est Républicain" du 29 août 1996, "Ouest-France" du 31 août et à RTL le 11 septembre, notamment sur les risques de conflits sectoriels lors de la rentrée sociale, la situation de l'emploi, et la baisse de l'impôt sur le revenu.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Libération - Emission L'Invité de RTL - L'Est républicain - La Lettre confédérale CFTC - Libération - Ouest France - Presse régionale - RTL

Texte intégral

L’Est républicain - 29 août 1996

L’Est républicain : Sous quel signe placez-vous la rentrée sociale ?

Alain Deleu : C’est une rentrée sociale à risques : dans un grand nombre de secteurs et d’entreprises se dessinent des difficultés et des plans sociaux. J’ai vraiment l’impression que la somme d’efforts que les partenaires sociaux ont développé depuis sur un an sur le temps de travail, les dépenses d’assurance chômage, est finalement balayée par le recours à des plans sociaux, qui parfois sanctionnent une situation déplorable, mais parfois aussi sont des plans sociaux de confort.

L’Est républicain : Qu’appelez-vous des plans sociaux de confort ?

Alain Deleu : Quand des entreprises qui n’ont pas de difficultés financières font des plans sociaux pour anticiper un développement ultérieur. Aujourd’hui, quand Alcatel annonce 30 000 suppressions d’emplois d’ici l’an 2000, c’est bon pour la bourse.

L’Est républicain : Vous considérez que c’est immoral ?

Alain Deleu : Ce n’est pas immoral, c’est amoral. Les intérêts financiers gouvernent. D’autre part, quand Alain Juppé dit : c’est la seule politique dont je dispose, j’ai l’impression du restaurateur qui vous dit : « il me reste ça, si vous n’en voulez pas, vous ne mangerez pas ». J’ai tendance à penser qu’il n’y aura plus de plat du tout. Parce que s’il n’a plus qu’un seul plat à fournir, il n’y aura plus beaucoup de clients. Nous demandons des débats. Les choix actuels ne sont pas cohérents.

L’Est républicain : Croyez-vous et appelez-vous à une mobilisation à la rentrée ?

Alain Deleu : Il y a trop de secteurs menacés pour que nous n’ayons pas, dans les semaines ou les mois à venir, des crises sectorielles. Dans le textile, dans l’alimentation, les banques, la Défense, le bâtiment. Partout existent des facteurs de risque. Y aura-t-il agrégation de ces mécontentements et de ces situations particulières sur une action générale ? Je ne sais pas. Par contre, dans la fonction publique et les industries d’armement, nous aurons des points de tension forte.

L’Est républicain : Pensez-vous que les entreprises privées suivront ?

Alain Deleu : Dans le contexte où nous sommes en terme d’emplois, je ne crois pas que les gens puissent s’engager dans des grèves, sinon pour un mouvement d’une journée ou un débrayage. Il nous semble que les événements seront davantage à caractère sectoriel que général. La tache d’huile ne viendrait que dans la mesure où se produirait un événement à forte portée symbolique. De ce point de vue, le Gouvernement doit réaliser un sans-faute à la rentrée.

L’Est républicain : Les partenaires sociaux ont-ils un rôle à jouer ?

Alain Deleu : Le président du CNPF, Jean Gandois, s’est engagé dans le jeu de la négociation avec une détermination que nous croyons tout à fait réelle. Ce n’est pas toujours le cas dans les branches professionnelles et les entreprises.

L’autre revendication que j’aurais à l’égard des employeurs, c’est qu’ils aient une ambition d’entreprise plutôt que de dire à leurs salariés, il faut vous motiver, vous engager et de passer leur temps à voir comment on peut les éliminer.

 

Ouest-France - 31 août 1996

Ouest-France : La rentrée sociale va se faire dans la rue ?

Alain Deleu : En tout cas, c'est une rentrée à haut risque. Il serait imprudent d'annoncer ce qui va se passer mais regardez la liste des plans sociaux. Dans les arsenaux, dans les banques, à l'Aérospatiale, chez Moulinex, dans le textile, dans la chaussure... S'y ajoutent les interrogations du secteur public. Le risque y est encore plus grand. Les salaires sont gelés, le budget de rigueur de 1997 menace de 7 000 à 10 000 emplois.

Ouest-France : Ce tableau est très noir...

Alain Deleu : Même là où les entreprises fonctionnent bien, les gens n'ont pas le moral. Ils n'attendent pas grand-chose du gouvernement et des négociations sociales. Avant c'était le règne du « Y a qu'à » maintenant, on dit « On n'y peut rien ». À mi-chemin entre le fatalisme et la soumission. En affirmant qu'il n'y a pas d'autre politique que la sienne, le gouvernement n'aide pas à retrouver la confiance. C'est comme si on allait au restaurant pour bien manger et qu'on vous réponde : « Il n'y a qu'un plat ! »

Ouest-France : Est-ce qu'on peut « manger autre chose » et s'en bien porter ?

Alain Deleu : D'abord, le gouvernement n'a pas toujours fait une seule politique, il en a fait plusieurs. Au lendemain de l'élection présidentielle, il y a eu des mesures sociales importantes et coûteuses. Le CIE, les aides aux entreprises. Elles ont été financées par une forte aggravation de la pression fiscale. Ensuite, on est passé à l'affirmation de la rigueur, de manière autoritaire, dans la réforme de la Sécurité sociale notamment. Puis, la crise sociale de l'automne 1995 a ouvert des discussions sociales. Sur la réduction du temps de travail, les jeunes, l'emploi, la famille. Maintenant, le nouvel objectif est la baisse des impôts.

Ouest-France : C'est un objectif sympathique...

Alain Deleu : On les a augmentés de 120 milliards de francs en 1995, on peut bien les baisser de 15 à 20 milliards en 1996. Le problème, dans tout ça, c'est qu'on ne voit pas trop la cohérence.

Ouest-France : Quelle est la priorité ?

Alain Deleu : L'emploi. C'est la priorité des priorités, celle des Français. La baisse des impôts n'est pas la nouvelle conquête à proposer au pays. Il y a derrière cela des préoccupations électorales. L'an dernier, il y a eu 56 milliards de hausse de TVA, ce qui touche ceux qui n'épargnent mais qui consomment, donc relativement plus ceux de conditions modestes et moyennes. Un an après, on a un problème de consommation mais le gouvernement veut réformer l'impôt sur le revenu. Ce n'est pas le même public. Depuis dix ans, les charges fiscales et sociales pèsent plus sur les ménages et moins sur les entreprises et le capital.

Ouest-France : Que faire ?

Alain Deleu : Par exemple, instaurer une CSG élargie et déductible tout en rognant les charges sociales des salariés. Cela dégagera une marge de pouvoir d'achat. Revoir les contributions des entreprises pour qu'elles pèsent moins sur les salaires et plus sur la valeur ajoutée ou les résultats. C'est un problème technique à régler. L'objectif, c'est d'avoir une fiscalité qui joue pour l'emploi.

Ouest-France : On peut aussi jouer sur le temps de travail, mais les négociations de branches n'avancent pas vite...

Alain Deleu : Ce n'est pas la panacée : dire qu'on passe tout le monde de 39 à 32 heures par semaine et qu'il n'y aura plus de chômage, ça marche au tableau noir, pas dans la réalité. Le redressement vrai et durable viendra d'une croissance économique forte mais la réduction du temps de travail à son rôle à jouer. Pas en la généralisant de manière autoritaire, en la négociant dans les entreprises, après un cadrage dans les branches. De manière défensive, chez Moulinex par exemple, ou de manière offensive. Parallèlement, il faut aménager le temps de travail. On dégage ainsi des gains de productivité qui, en négociant pour ne pas faire n'importe quoi, donnent des marges de création d'emplois.

Ouest-France : Ça se passe uniquement entre entreprises et syndicats ?

Alain Deleu : Non, les marges sont insuffisantes devant l'ampleur du problème. L'aide publique est nécessaire pour un temps, cinq à dix ans. Nous sommes dans une situation d'urgence provisoire. Utilisons les aides qui sont données à fonds perdus parce qu'il s'agit de simples effets d'aubaines. Pour qu'elles aillent directement à l'emploi, il faut qu'elles aillent aux salariés. L'emploi, ce n'est pas celui des patrons, c'est celui des salariés. Ce sont eux qui partagent le travail, qui jouent gros pour l'emploi, notamment les bas salaires. Beaucoup travaillent trop, font des heures supplémentaires non comptabilisées et non rémunérées, et d'autres ne travaillent pas. Ce n'est pas normal.

Ouest-France : Quand vous dites cela au CNPF, qu'est-ce qui se passe ?

Alain Deleu : Dans l'accord du 31 octobre 1995, les signataires sont allés jusqu'au bout de ce qu'ils pouvaient faire, les uns sur la productivité, les autres sur l'emploi. C'est important politiquement de convenir l'accord sur le terrain. Pour faire évoluer les comportements, le travail est de longue haleine. On se retrouve à la fin de l'année, mais le gouvernement et le CNPF ont maintenu l'objectif fixé.

Ouest-France : Comment vous situez vous dans la bataille FO-CFDT pour l'assurance chômage ?

Alain Deleu : Dans la gestion d'un organisme social, ce qui nous intéresse c'est ce qu'on y fait. On renégocie à la fin de l'année la convention de l'Unedic. L'indemnisation a été beaucoup réduite il y a trois ans, aujourd'hui nous avons des excédents. Il faut voir ce qu'il est possible de ristourner aux chômeurs. La deuxième question porte sur le développement de la politique active de l'Unedic, les aides pour retrouver un emploi.

Ouest-France : Que deviennent les ateliers mis en place, avant l'été, dans la foulée de la Conférence sur la famille ?

Alain Deleu : Ils avancent doucement, c'est un peu tôt pour juger. Reste que la politique familiale est un des points faibles de la politique du gouvernement. Il n'a pas pris la mesure de l'enjeu social et économique. Il fait un calcul budgétaire : « Je traite l'investissement familial comme une dépense de consommation courante ». Alors que c'est l'avenir du pays qui est en jeu. Les familles ont été particulièrement pénalisées en 1995, c'est aberrant. Nous demandons un contrat de progrès, qui garantisse une évolution du niveau de vie des familles égal à celui des Français en général.

Ouest-France : Vous êtes suivi ?

Alain Deleu : Il y a deux conceptions. La nôtre est que la famille est la cellule de base de la société. L'autre approche est celle de l'aide à l'enfant. L'affaire des sans-papiers a débouché, notamment, sur un rappel fondamental : un enfant a besoin d'un père et d'une mère pour être éduqué. Ce qui est vrai pour un petit Malien sans-papiers n'est pas vrai que pour lui.

 

RTL - mercredi 11 septembre 1996

RTL : Vous dites : menaces sur le RMI ou bien les dispositions évoquées par les services de J. Barrot ne vous inquiètent pas ?

A. Deleu : Nous allons voir. La solidarité familiale est importante ; et il est donc bon de le rappeler. Cela dit, le RMI a sa structure, ses règles, et ça peut fonctionner. En fait, le but du RMI, pour des adultes il est prévu que, lorsqu'il n'y a plus de ressources personnelles possibles, on dit à la personne : vous avez droit à un revenu minimal parce que vous existez et que vous avez droit à une place dans la société. Refuser ce droit à quelqu'un me choquerait Par contre, comme dans tout système d'aides publiques, il existe des dérapages. Il faut rester essentiellement fidèle à la mission du RMI qui est l'insertion. Autrement dit, le RMI est un contrat entre la collectivité et la personne pour, qu'avec elle, on l'aide à trouver un emploi. C'est cette insertion qui est importante. Si l'on indemnise sans insérer, sans avancer ensemble, alors on peut déraper.

RTL : 25 milliards de réduction d'impôts sur le revenu pour 9 7, annoncée par A. Juppé : une vraie réduction ?
 
A. Deleu : Oui. Nous aurions plutôt préféré que l'on touche à la TVA pour des raisons simples. La première c'est que tout le monde ne paie pas l'impôt sur le revenu. Par contre, tout le monde paie la TVA, et même les plus modestes la paient davantage. Donc, puisque le Gouvernement avait dit, il y a un an, que la hausse était provisoire, nous aurions préféré un peu de continuité sur le sujet et que l'on rebaisse la TVA.

RTL : La réponse c'est que l'on ne s'en serait pas aperçu, parce que le point de TVA cela fait 25 milliards, et l'effet aurait été moindre pour le déclic psychologique recherché.


A. Deleu : Ce qui est surtout considéré, c'est que la hausse des prix n'a pas suivi la TVA. En fait, on oublie de signaler que l'effet en question vient des suppressions d'emplois supplémentaires qui ont été faites. En fait, la hausse de la TV A a tué de l'emploi, plus qu'elle n'a augmenté les prix.

RTL : Le déficit de la Sécurité sociale : il devrait atteindre 50 à 55 milliards pour cette année.

A. Deleu : On a engagé une dynamique partenariale à la CNAM. Il faut qu'elle se développe avec tout le monde. Il faut qu'on la développe avec les médecins, entre partenaires sociaux, avec le Gouvernement. Il faut que l'on apprenne à mettre progressivement en place des démarches vraiment partenariales pour que l'opinion sente que tout le monde tire dans le même sens pour économiser les dépenses ; sinon, on sera amené à baisser les remboursements et cela serait tout à fait inadmissible.

RTL : Comment voyez-vous la rentrée sociale et syndicale ?

A. Deleu : Rentrée chargée, tendue, pleine de risques, parce qu'avec de nombreux secteurs en difficulté - Renault ne va pas si bien que cela, on voit tous les jours des exemples nombreux, par exemple les arsenaux - il y a le sentiment d'une impasse sur l'emploi. Je crois que, vraiment, le Gouvernement, le patronat, pas seulement national, dans les branches et dans chaque entreprise, chacun doit vraiment regarder attentivement ce qu'il peut faire. Et je dirais : dialogue, dialogue à tous les niveaux.