Interview de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "les Echos" du 25 octobre 1996, sur la réforme des commissaires-priseurs et ses conséquences sur le marché de l'art.

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Les Échos : Que prévoit la réforme des ventes aux enchères en France ?

Philippe Douste-Blazy : Aujourd’hui les commissaires-priseurs ont un statut d’officier ministériel, comme les notaires. Grâce au projet de loi qui sera présenté au conseil des ministres fin novembre, les ventes aux enchères volontaires (1) – c’est-à-dire 70 % de leur activité – vont désormais être assurées par des sociétés commerciales, ce qui permettra de renforcer l’assise financière des commissaires-priseurs en les autorisant à faire appel à des capitaux extérieurs. Ce projet de loi va également permettre aux maisons de vente étrangères, notamment britanniques, d’opérer en France, comme l’exige la réglementation européenne.

Les Échos : Quels avantages en tirera le collectionneur ?

Philippe Douste-Blazy :  L’enjeu est capital : permettre à la France de conserver un marché de l’art qui compte dans le monde. Sans cette réforme indispensable, les ventes d’œuvres d’art se délocaliseraient en Angleterre ou aux États-Unis, voire en Suisse. De ce point de vue, je préfère que les maisons de vente anglo-saxonnes vendent des œuvres d’art françaises à Paris plutôt qu’à Londres. Les collectionneurs n’y trouveront que des avantages. De plus, à moyen terme, une concurrence accrue, non seulement sur la place de Paris, mais également entre Paris et Londres, ne peut que favoriser une baisse des commissions perçues sur les acheteurs et les vendeurs.

Les Échos : Quelles seront les garanties offertes par le nouveau système de vente ?

Philippe Douste-Blazy : La France offre des avantages qualitatifs importants par rapport aux autres places. Il faut les conserver et les valoriser. C’est pour cette raison qu’avec Jacques Toubon nous sommes tombé d’accord pour maintenir un haut niveau de sécurité et de transparence. Ainsi, la garantie offerte à l’acheteur sera maintenue, sa durée étant ramenée de trente à dix ans, ce qui est une durée mieux adaptée aux temps actuels (2). De même, les sociétés de vente françaises ne pourront pas faire de l’achat-revente pour leur propre compte (3), car le risque de dérive et de confusion entre les différents circuits de commercialisation des œuvres d’art serait évident. Enfin, l’activité de ces sociétés sera surveillée par une autorité indépendante de régulation, qui veillera à l’observation de strictes règles de déontologie (4).

Les Échos : À quelle échéance le marché pourra-t-il compétitif ?

Philippe Douste-Blazy : Cela dépend d’abord d’échéances européennes en matière d’harmonisation de la fiscalité et du droit d’auteur. En ce qui concerne la TVA à d’importation (5), vous savez que l’ensemble des pays européens applique désormais un taux de 5,5 % sur les importations d’œuvres d’art, mais que le Royaume-Uni a été autorité à maintenir un taux de 2,5 % jusqu’à l’an 2000. Je souhaite encore que nous puissions baisser le niveau de TVA pour les œuvres d’art au niveau européen. En ce qui concerne le droit de suite (6), une démarche d’harmonisation est en cours sur le plan européen, mais elle ne devrait pas aboutir avant un ou deux ans. Le marché britannique conservera donc un avantage compétitif par rapport au marché français durant les prochaines années.

Mais on peut estimer que, d’ici à la fin du siècle, le marché français pourra rivaliser avec Londres.

Les Échos : Pensez-vous que le collectionneur français ait aujourd’hui intérêt à acheter dans l’Hexagone ?

Philippe Douste-Blazy : Oui, sans aucune hésitation. Le vendeur français qui réaliser une transaction de 1 million de francs à Paris va payer 13 000 francs de frais et droits s’il vend une œuvre ancienne et 160 000 francs s’il a en plus à payer le droit de suite. À Londres, il paierait 145 000 francs parce qu’il devrait inclure des frais de transport et aussi parce que les commissions des maisons britanniques sont plus élevées. L’acheteur, de son côté, pour la même transaction de 1 million de francs, va verser des frais de 90 000 francs à Paris et de 110 000 francs à Londres. Au total, en tenant compte de l’effet de la TVA sur les commissions, la transaction aura généré des frais et droits de 258 800 francs à Paris en incluant le droit de suite et de 260 500 francs à Londres. Il est donc plus avantageux de vendre à Paris une œuvre ancienne. Pour une œuvre moderne assujettie au droit de suite, la différence est marginale.

Les Échos : Est-il question d’élargir l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune aux œuvres d’art ?

Philippe Douste-Blazy : Certainement pas. Je ne vois vraiment pas l’intérêt de mettre en place un système inquisitorial pour un rendement qui serait très limité.

Les Échos : Certains collectionneurs font fréquemment allusion au climat de suspicion dont ils sont victimes de la part de l’administration fiscale. Pensez-vous ces remarques fondées ?

Philippe Douste-Blazy : Je vous rappelle que le musée d’art moderne de la ville de Paris vient de consacrer, sous le titre « Passions privées », une remarquable exposition aux collectionneurs français. Sur le plan fiscal, l’exclusion des œuvres d’art de l’assiette de l’ISF les met précisément à l’abri des tracasseries. Mais il me paraît normal qu’on vérifie que certains ne convertissent pas en œuvres d’art des sommes qu’ils auraient soustraites au fisc.

Les Échos : N’avez-vous pas l’impression que la France ressemble aujourd’hui à un grenier rempli de trésors artistiques peu à peu vidé de son contenu par des marchands et commissaires-priseurs étrangers ?

Philippe Douste-Blazy : La France est le premier exportateur mondial d’œuvres d’art, et c’est là une performance dont je ne me réjouis pas particulièrement. Or, aujourd’hui, depuis les récents arrêts de la cour de cassation dans l’affaire Walter (7), nous n’avons plus les moyens juridiques, ni surtout financiers, d’arrêter ce mouvement. Nous risquons de perdre les derniers chefs-d’œuvre qui sont encore en France. Je présenterai donc, certainement d’ici au début de l’année prochaine, un projet de loi qui redonnera à la France les moyens de conserver son patrimoine. Tous les autres pays ont réagi. Je ne vois pas pourquoi la France devrait rester les bras croisés.

Les Échos : Que pensez-vous de la polémique à propos du tableau « Jardin à Auvers », de Van Gogh, mis en vente en décembre à Paris. Son authenticité est mise en cause alors que l’État a versé 145 millions sans même le posséder…

Philippe Douste-Blazy : C’est une polémique absurde. Ce tableau est parfaitement documenté et il bénéficie de toutes les garanties.

 

(1) Ventes volontaires : par opposition aux ventes judiciaires (ventes sur saisie…). Pour ces dernières, les commissaires-priseurs conservent un monopole et la qualité d’officier ministériel.
(2) Aujourd’hui, les commissaires-priseurs garantissent pendant trente ans la qualité substantielle de la chose vendue.
(3) À l’étranger, Sotheby’s et Christie’s obtiennent une partie de leur chiffre d’affaires en organisant des transactions privées. En France, cet acte commercial est interdit aux commissaires-priseurs.
(4) Il s’agira d’une sorte de COB du marché de l’art, animée par des professionnels, des représentants de l’État et quelques spécialistes du monde de l’art qui se réuniront ponctuellement. Ils feront la « police » des ventes enchères.
(5) TVA à l’importation : touche les vendeurs extérieurs à la CEE.
(6) Taxe de 3 % sur les ventes aux enchères de tableaux ou de sculptures conçus depuis moins de soixante-dix ans. S’applique aux frais vendeurs. Versé à l’artiste ou à ses héritiers.
(7) L’État a été condamné à payer 145 millions d’indemnisation à Jacques Walter, propriétaire du tableau « Jardin à Auvers », de Van Gogh, après que ce tableau a été classé monument historique et, donc, frappé de l’interdiction de sortie du territoire.