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Crainte du déclassement : vraie ou fausse fin de l'ascenseur social ?

Temps de lecture  14 minutes

Par : La Rédaction

Le débat sur la "panne" de l'ascenseur social apparaît dans les années 1990. Après la période des Trente Glorieuses, un sentiment d'inégalités croissantes et de ralentissement de la mobilité ascendante se diffuse, notamment au sein de la classe moyenne. Ce sentiment est-il confirmé par les chiffres ou s'agit-il plus d'une "peur de déclassement ?

Alors que, tout au long des Trente Glorieuses, les catégories moyennes et supérieures du salariat se développaient au détriment des catégories populaires, l'impression se diffuse que cette tendance s’est ralentie depuis les années 1990. Pour certains jeunes, les perspectives d'ascension sociale se dégradent avec le sentiment de dévalorisation et de moindre rentabilité des diplômes. 

Quelle est l'ampleur de ces phénomènes ? Est-ce que l'ascenseur social fonctionne-t-il encore en France ? 

Qu'est-ce que le déclassement ?

Définir le déclassement

Parfois dénommé mobilité sociale descendante, le déclassement désigne en sociologie le fait de descendre l’échelle sociale, c'est-à-dire de dériver vers un rang social inférieur au milieu dont on est issu.

Dans l’ouvrage Social Mobility (1927), Pitirim Sorokin envisage plusieurs dimensions à prendre en compte pour analyser le statut social d’un individu : sa catégorie professionnelle, sa participation au pouvoir politique et son accès aux richesses économiques. Mais d’autres enjeux comme l'origine ethnique, la religion ou encore le sexe d'un individu peuvent également influencer sa position dans la société.

Le déclassement n’est pas qu’une mobilité descendante en termes de classe ou de revenu. Il s’apparente à une baisse de statut qui peut s'exprimer de différentes manières :

  • l’embauche à un niveau de qualification inférieur au niveau de formation obtenu ;
  • la reconversion professionnelle dans un secteur d’activité différent ;
  • l'insertion professionnelle difficile ou le chômage contraint ;
  • le niveau d'emploi (ou de statut, de vie) inférieur à celui des parents.

Susceptible d’affecter un individu ou un groupe d'individus, le déclassement est généralement associé à un ressenti négatif. 

Quelle en sont les formes et les causes?

Le déclassement peut être constaté à trois niveaux :

  • niveau intergénérationnel, si les nouvelles générations ont un pouvoir d’achat inférieur à celui de leurs parents, voire de leurs grands-parents. C'est le cas, par exemple, de certains enfants de baby-boomers ;
  • niveau intragénérationnel, si le déclassement concerne différemment les personnes d'une même génération ;
  • niveau individuel, si le déclassement se traduit par l’inadéquation entre qualifications et débouchés professionnels.

De nombreux facteurs peuvent l'expliquer, notamment :

  • le ralentissement de la croissance économique au niveau national comme européen et une croissance plus forte dans d'autres régions mondiales, conduisant à un décrochage par rapport à ces régions ;
  • la globalisation du marché du travail qui rend plus difficile l'insertion professionnelle et laisse de côté les profils en inadéquation avec les besoins des entreprises ;
  • les inégalités de revenu et la hausse de la pauvreté ;
  • la stagnation salariale et la hausse du nombre de personnes rémunérées au Smic ;
  • la discrimination à l'embauche et l'accès inégal à un grand nombre de métiers ;
  • le décrochage des territoires qui perdent des équipements publics, de santé, de culture, de commerce, etc. ;
  • le décrochage scolaire, rendant difficile l'insertion professionnelle des jeunes adultes ;
  • la hausse de l'inflation qui perturbe les habitudes de consommation et rend plus difficile l'équilibre entre dépenses et revenu.

Quelles sont la nature et l'ampleur du déclassement ressenti ?

Un sentiment de déclassement en France dans un environnement très contrasté

En France, les inégalités de revenu avant redistribution sont parmi les plus élevées en Europe. En 2019, les revenus des ménages les plus aisés (10% de la population) étaient 18 fois plus élevés que ceux des ménages les plus pauvres. Après redistribution (en incluant une valorisation des services publics), ils sont 3 fois plus élevés que ceux des ménages les plus modestes. La redistribution est donc efficace, mais bénéficie surtout aux plus de 65 ans.

Du côté des salaires, la France connaît une compression significative de l’échelle des salaires. L'un des éléments le plus visible est l'augmentation du nombre de personnes rémunérées au Smic : 3,1 millions de salariés sont payés au Smic au 1er janvier 2023 (17,3% des salariés contre 12% en 2021). L'inflation explique en partie cette hausse, car le Smic est de facto indexé sur l'indice des prix à la consommation.

L'impression d'un déclassement peut également venir d'une évolution décevante du salaire. Si le salaire net moyen de l'ensemble des salariés du secteur privé a augmenté entre 1996 et 2022 de 14,1%, celui des cadres (y compris les chefs d'entreprises salariés) n'a progressé que de 3,4% et celui des professions intermédiaires de 2,4%. Les ouvriers, en revanche, ont profité d'une hausse de 16,3%. 

L’école a été longtemps perçue comme un moyen de s’élever socialement. Aujourd'hui, le taux de bachelier est d'environ 80%, 4 fois plus qu'il y a 50 ans. Le baccalauréat a-t-il encore la même valeur qu'autrefois ? Sur l'insertion professionnelle des jeunes, les données sont contradictoires : certaines études font état d'une mobilité sociale des jeunes en recul depuis les années 2000, d'autres d'une évolution positive du taux d’insertion professionnelle.

Viennent ensuite les mutations du travail et notamment du salariat. L'intérim, le temps partiel et les contrats à durée déterminée ont beaucoup progressé, tout comme le nombre de micro-entrepreneurs, faisant craindre une certaine précarisation du travail. L'Insee note, que par rapport aux années 1960,  "l’emploi apparaît plus éclaté, qu’il s’agisse des statuts et des situations d’activité entre l’emploi et le chômage, des durées et rythmes de travail, des modes de rémunération ou des unités productives." 

Depuis le début des années 2000, le taux de pauvreté a tendance à augmenter. En 2021, en France métropolitaine, 9,1 millions de personnes vivent sous le seuil de . Le est ainsi de 14,5% (13,9% en 2015)

Enfin, le sentiment de déclassement paraît plus fort à la campagne qu'en ville. Avec moins de services publics, d'équipement de santé et de culture, de commerces de proximité et d'emplois, de nombreux territoires subissent un déclassement. "Plus généralement, c’est la perte des lieux de socialisation qui semble participer au mal-être des territoires mobilisés dans le mouvement des Gilets jaunes", note le Conseil d'analyse économique.

Mais ces tendances doivent être évaluées au regard d'autres, positives, dont notamment :

  • la hausse des qualifications et la progression de la proportion des cadres ;
  • la meilleure conciliation entre travail et vie personnelle et familiale ;
  • la nette hausse du nombre d'années de retraites en bonne santé ;
  • la baisse du chômage depuis 2015 ;
  • l'amélioration de la mobilité "sociale ascendante" des travailleurs issus de l'immigration ;
  • l'augmentation du patrimoine des ménages en valeur, pour toutes les catégories de ménages, hausse notamment due à l’augmentation de la valeur du patrimoine et immobilier, puis - mais à moindre mesure - de la progression de la valeur du patrimoine professionnel.

Qui se sent déclassé en France?

Les enquêtes "Formation et qualifications professionnelles (FQP)" sont réalisées environ tous les dix ans. Selon la dernière (portant sur 2014-2015), donc avant les crises sanitaire, énergétique et inflationniste :

  • un quart des personnes expriment un sentiment de déclassement, mais près de quatre personnes de 30 à 59 ans sur dix considèrent que le niveau ou le statut de leur profession est plus élevé ou bien plus élevé que celui de leur père (Insee première) ;
  • les personnes faisant partie du quintile inférieur de revenu, c’est-à-dire les 20% de la population ayant les revenus les plus bas, paraissent les moins susceptibles de s’élever économiquement. Selon les chiffres fournis en 2018 par l’OCDE, environ deux tiers de ces personnes resteraient bloquées en bas de l'échelle ;
  • le sentiment de délassement concerne tous les milieux sociaux : environ 20% des enfants de cadre estiment que leur position sociale est plus élevée que celle de leur père (effet "plafond"), le pourcentage est un peu plus fiable chez les enfants employés ou ouvriers non qualifiés (effet "plancher"). 
Environ une personne sur quatre se sent déclassée (appréciation de sa propre profession par comparaison avec celle de ses parents, en %)
 Comparaison avec le pèreComparaison avec le pèreComparaison avec la mèreComparaison avec la mère
 FemmesHommesFemmesHommes
Bien plus élevé ou plus élevé (ascension)31,740,338,043,0
À peu près le même20,323,517,813,1
Plus bas ou bien plus bas27,322,511,29,4
Pas comparable11,07,55,96,4
Pas de réponse3,82,82,52,2
Non concerné (profession du parent inconnu, personne n'a jamais travaillé...)5,93,424,625,9
Ensemble100,0100,0100,0100,0

Source: Insee première, juillet 2017.

Une autre illustration du phénomène est donnée, si on regarde les personnes en surqualification (déclassement selon leur niveau de diplôme). Environ un salarié sur cinq est en France en situation de déclassement professionnel. Cette proportion est un peu plus élevée dans le Sud et l'Ouest de la France et un peu plus faible en Ile-de-France et dans le Centre. La proportion varie aussi en fonction du diplôme (données pour 2019). Le déclassement touche :

  • 20,4% des salariés détenant le bac comme diplôme le plus élevé ;
  • 5,3% des bac+2 ;
  • 12,2% des bac+3 ;
  • 14,4% des bac+5 et plus.

La proportion est le plus élevée entre 20 et 25 ans où il peut atteindre 35% des personnes. Ce taux décline ensuite pour passer en dessous de 10% vers 60 ans. Le sentiment de déclassement diminue donc quand l'âge augmente.

Les chiffres de la mobilité sociale ne confirment pas le sentiment de déclassement

Une mobilité sociale stable

Pour mesurer la mobilité sociale intergénérationnelle, il y a deux méthodes:

  • par catégorie socioprofessionnelle (c'est la mesure traditionnelle en France) ;
  • par niveau de revenu (elle nécessite de pouvoir comparer les revenus des parents avec ceux des enfants, jusqu’à peu, aucune source statistique ne le permettait).

France, portrait social de 2023, dresse un tableau global contrasté par catégorie socioprofessionnelle. En 2015, 65% des hommes de nationalité française âgés de 35 à 59 ans relèvent d'un groupe socioprofessionnel différent de celui de leur père. Ce taux de mobilité reste globalement stable depuis 40 ans (64% en 1977, 67% en 1993). Si on prend le seul groupe des salariés, les trajectoires ascendantes et descendantes sont toutes deux devenus plus fréquentes entre 1977 et 2015. "En 2015, 28% des hommes occupent une position sociale plus élevée que celle de leur père et 15% une position inférieure, contre respectivement 23% et 7% en 1977." Les mobilités ascendantes sont plus fréquentes depuis les échelons inférieurs de l'échelle sociale. Mais la transmission des inégalités entre générations reste importante. "Les hommes ayant un père cadre sont 3,2 fois plus souvent cadres que ceux dont le père est employé ou ouvrier qualifié." Pour les femmes, les chiffres sont plus favorables. 71% d'entre elles ont amélioré leur position socioprofessionnelle par rapport à leur mère, ce taux a progressé de 11 points en 40 ans.

Si on se réfère aux revenus (et du patrimoine), on retrouve un constat similaire (Insee Analyses, mai 2022) : "mieux les parents sont classés dans l'échelle des revenus, mieux le sont également en moyenne leurs enfants par rapport aux jeunes adultes de leur génération." Cette note montre que :

  • les inégalités se reproduisent en partie d'une génération à l'autre ;
  • les revenus des enfants à 28 ans ne dépendent pas seulement des revenus de leurs parents ;
  • grimper dans l'échelle des revenus par rapport à ceux de ses parents est plus aisé pour un homme, quand on n'a pas vécu dans une famille monoparentale, quand les parents ont des revenus du patrimoine élevés ou quand on habite en Île-de-France ;
  • les enfants d'immigrés ont en moyenne une probabilité plus forte de réaliser une mobilité ascendante (15%, contre 10% pour les autres) ;
  • le niveau de diplôme des parents influe davantage sur la mobilité ascendante que leur catégorie socioprofessionnelle.

En résumé, la perception de délassement ne se retrouve pas de la même manière dans les chiffres. L'origine sociale contribue, certes, mais elle n'est pas un facteur déterminant pour le destin individuel. Une note de France stratégie de 2020 constate que "l'hétérogénéité de destin d'une origine sociale donnée est très importante", car on compte à la fois des enfants d'ouvriers et des enfants de cadres en haut et en bas de la distribution des niveaux de vie. 

Les chiffres mettent donc en évidence un écart important entre la perception de la mobilité sociale et sa mesure empirique. "Ainsi, les Français sous-estiment significativement la mobilité ascendante des enfants de milieux modestes", note France stratégie. Le phénomène s'observe également dans d'autres pays, mais sa direction n'est pas toujours la même. Si dans certains pays européens, les personnes semblent également surestimer le déclassement, aux États-Unis, on tend plutôt à surestimer les chances d'ascension sociale, notamment des enfants de milieu modeste. 

Le phénomène de déclassement est-il plus fort en France que dans d'autres pays?

Un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 2019 fait le constat qu'il n'existe pas de consensus sur la position relative de la France par rapport aux autres pays en matière de mobilité intergénérationnelle des revenus. Certaines études placent la France parmi les pays à mobilité intermédiaire ou faible et inférieur aux États-Unis, d'autres à mobilité forte et comparable à la Suède. 

Malgré l’hétérogénéité des données rendant les comparaisons difficiles, l'OCDE conclut que, globalement, la France fait partie des pays à faible mobilité, avec une inertie moyenne de revenus un peu plus élevé par rapport à la moyenne des pays de l'OCDE. Mais l'OCDE note également que les enfants d'origine modeste ont plus de chances de réussir qu'aux États-Unis ou en Allemagne. Et inversement, les enfants issus des classes supérieurs ont moins de chances en France de toucher des revenus élevés que dans ces deux pays de comparaison. 

Comment préserver l'ascenseur social ?

La crainte du déclassement concerne les classes moyennes de l’ensemble des pays développés. Elle est souvent exploitée dans des discours politiques qui l'accentuent en présence d'une forte immigration. Même si, empiriquement, le constat d'une diminution de la mobilité sociale ne se vérifie pas, il paraît utile de veiller à son bon fonctionnement, car la mobilité intergénérationnelle des revenus et des catégories socio-professionnelles est un important indicateur de la capacité d'une société à assurer l'égalité des chances. Elle favorise l'inclusion sociale et stimule l'innovation. 

Comment relancer ou maintenir l'ascenseur social ? De nombreux rapports évoquent le sujet (OCDE 2019, France stratégie 2023) et mettent en avant une série de recommandations pour une croissance plus inclusive :

  • réduire les écarts scolaires entre enfants issus de milieux socio-économiques différents ; 
  • accroître la mixité sociale à l’école en agissant sur la composition sociale des établissements scolaires ;
  • mieux articuler l’obligation de formation pour les 16-18 ans et les dispositifs de deuxième chance afin de lutter contre le décrochage scolaire ;
  • favoriser l’accès à l’enseignement supérieur à travers l'instauration de quotas de boursiers dans les formations du supérieur ;
  • encourager le recours à la formation continue des jeunes les moins qualifiés à travers le compte personnel de formation ;
  • accompagner les chômeurs de longue durée et les jeunes actifs, dans le prolongement en particulier de la Garantie jeunes et du Plan d’investissement dans les compétences ;
  • réduire les inégalités territoriales ;
  • renforcer les liens entre monde professionnel et monde éducatif pour valoriser professionnellement les compétences acquises de façon académique ;
  • favoriser l'innovation et le progrès technique.