Les démarches utilisées par les personnes étrangères séjournant en France sont aujourd'hui quasiment entièrement et systématiquement dématérialisées. Cette réforme s'inscrit dans un mouvement général de transformation numérique de l'administration, accéléré par la crise sanitaire liée à l'épidémie de Covid-19.
L'un des objectifs poursuivis par la dématérialisation, du côté des usagers, est de simplifier les démarches à accomplir. Du côté de l'administration, il s'agit entre autres de faciliter l'enregistrement et la gestion des dossiers.
La dématérialisation des démarches relatives aux personnes étrangères
Par un décret du 24 mars 2021, l'usage de la plateforme numérique Administration numérique des étrangers en France (ANEF) a été rendu obligatoire pour la réalisation de certaines démarches que peuvent ou doivent accomplir les usagers étrangers.
C'est notamment le cas pour le dépôt des demandes de certaines catégories de titre de séjour (étudiant, conjoint ou parent d'enfant français...). La liste des titres de séjour à demander sur l'ANEF a été étendue par plusieurs arrêtés successifs, le dernier en date remontant au 1er juillet 2024. À terme, l'ensemble des titres de séjour relèvera de l'ANEF. D'autres démarches pouvant faire partie de la vie des personnes étrangères en France doivent également être effectuées sur cette plateforme : autorisation de travail, document de circulation pour mineur, naturalisation...
En attendant que l'ensemble des démarches basculent sur l'ANEF, d'autres systèmes dématérialisés sont mis en place par les préfectures pour l'accomplissement des procédures restantes. Comme le relève le Défenseur des droits dans plusieurs de ses rapports, nombre d'entre elles recourent ainsi à l'outil démarches-simplifiées.fr, utilisé pour des démarches variées ne concernant pas uniquement les étrangers. Dans certains départements, une plateforme en ligne ou un courriel générique sont utilisés pour réceptionner les demandes de rendez-vous physiques. De plus en plus, les rendez-vous ne peuvent être pris qu'une fois le titre de séjour fabriqué, afin de le récupérer, et non pour déposer la demande sur place.
Quel que soit le moyen mis en place par la préfecture, le passage par une étape dématérialisée a ainsi été généralisé dans l'ensemble des départements. Les usagers ne peuvent généralement plus se rendre directement à la préfecture sans rendez-vous obtenu préalablement en ligne.
Les limites de la dématérialisation : dysfonctionnements et ruptures de droits
La dématérialisation des démarches permet une certaine souplesse pour les usagers à l'aise avec l'outil numérique. Ceux-ci peuvent constituer leur dossier et le déposer à tout moment de la journée, là où le dépôt en préfecture était limité à ses horaires d'ouverture. Comme le rappelle le Conseil d’État dans un rapport de 2020, les personnes étrangères devaient parfois patienter pendant des heures devant la préfecture avant de pouvoir y déposer leur dossier.
En revanche, la transformation numérique complexifie la marche à suivre pour les usagers éloignés de l'outil numérique. Par ailleurs, la dématérialisation est à l'origine de nombreux dysfonctionnements relevés par la Défenseure des droits, tout particulièrement en droit des étrangers. Dans un rapport publié le 11 décembre 2024 sur l'ANEF, elle met en lumière plusieurs difficultés :
- le manque de lisibilité sur la procédure à employer : difficultés d'identification du téléservice compétent, modalités de dépôt et délais variables d'un service à l'autre ;
- des dysfonctionnements structurels, tout particulièrement sur l'ANEF : problèmes techniques, lacunes liées à la conception de la plateforme, blocages empêchant le dépôt d'une demande... ;
- des retards importants dans la délivrance des titres de séjour ainsi que des documents provisoires, prévus dans l'attente de la décision définitive (récépissés ou attestations de prolongation de l'instruction) ;
- des classements sans suite de dossiers sans possibilité laissée à l'usager de compléter sa demande et/ou de contester le rejet, voire parfois sans possibilité de déposer une nouvelle demande ;
- lorsqu'il existe une possibilité de prendre rendez-vous en ligne : une impossibilité d'obtenir un créneau face à la saturation du dispositif, engorgé par les nombreuses demandes.
Ces dysfonctionnements portent atteinte aux principes d'adaptabilité, de continuité et d'égalité devant le service public, comme l'indiquait déjà le Défenseur des droits dans une décision du 10 juillet 2020.
Surtout, les conséquences sur la situation des personnes étrangères sont lourdes. En l'absence de document attestant de la régularité de leur séjour, et quand bien même elles remplissent l'ensemble des critères requis pour obtenir le titre sollicité, elles se retrouvent victimes d'une rupture de leurs droits. La majorité de leurs droits sont conditionnés à la présentation d'une preuve de séjour régulier : accès à un emploi, obtention de prestations sociales, droit au logement...
L'obligation de l'État de rémédier aux obstacles numériques
Face aux nombreuses difficultés résultant de la dématérialisation, le Conseil d’État a été saisi par plusieurs associations et syndicats contestant la légalité du décret de 2021.
Dans une décision du 3 juin 2022, le Conseil d’État a considéré que l'obligation de déposer une demande de titre de séjour via un téléservice n'est possible qu'à condition d'y garantir un accès normal et de s'assurer de l'effectivité des droits des usagers. Cette condition implique :
- d'accompagner les personnes qui n'ont pas accès aux outils numériques, ou qui rencontrent des difficultés pour les utiliser (situation de fracture numérique) ;
- de permettre le recours à une autre méthode, lorsque le dépôt du dossier sur le téléservice est impossible en raison d'obstacles liés à sa conception ou son fonctionnement. Cette alternative peut notamment consister à permettre à l'usager de déposer son dossier physiquement, sur place.
À la suite à cette décision, le gouvernement a adopté deux textes réglementaires : un décret en date du 22 mars 2023, puis un arrêté le 1er août 2023. Ces textes ont permis, d'une part, la création d'un centre de contact citoyen (CCC) lié à l'ANEF. Il peut être contacté par les usagers rencontrant des difficultés dans leurs démarches, via une ligne téléphonique ou un formulaire de contact disponible en ligne. D'autre part, des points d'accueil numérique (PAN) ont été déployés sur l'ensemble du territoire afin d'accompagner les étrangers éloignés de l'outil numérique dans leurs démarches.
Des solutions limitées et des difficultés persistantes
En cas d'absence de solution trouvée par ces deux services palliatifs, une alternative doit être mise en œuvre, conformément à la décision du Conseil d’État. Le passage par l'un des services est donc obligatoire pour pouvoir bénéficier d'une solution de substitution.
Or, la Défenseure des droits relève là aussi de nombreux dysfonctionnements liés au CCC et aux PAN : difficultés d'accès aux services ou méconnaissance de leur existence, absence de solutions voire de réponse, manque d'effectifs et de qualification des personnels... Certains départements imposent de prendre rendez-vous en ligne pour accéder au point d'accueil, pourtant censé être une alternative à la dématérialisation.
Conséquences de ces obstacles : les tribunaux administratifs continuent d'être saisis en matière de droits des étrangers. En 2024, ce contentieux représentait 43% des affaires enregistrées au sein des tribunaux administratifs (Source : Chiffres-clés 2024, Site du Conseil d’État). Les saisines concernent moins le fond des dossiers que sur l'absence de réponse de l'administration. Conformément à l'article R432-2 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile, la demande de titre est considérée comme implicitement rejetée après quatre mois de silence, délai régulièrement excédé par certaines préfectures.
Le 10 avril 2025, plusieurs associations ont déposé un recours devant le Conseil d’État, pour carence fautive de l’État en matière de droit des étrangers. Elles y dénoncent les blocages informatiques auxquels font face les personnes étrangères, entraînant des ruptures de droits (pertes d'emploi ou d'accès au logement...)
Dans son rapport sur l'ANEF, la Défenseure des droits formule plusieurs recommandations pour remédier à l'ensemble des difficultés relevées. Elle appelle notamment à assurer systématiquement le droit de réaliser les démarches par un canal non dématérialisé, sans avoir à démontrer un quelconque dysfonctionnement technique.