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Cour d'honneur de l'Hôtel des Invalides. © Stéphane de Sakutin

Les politiques mémorielles en France depuis les années 1990

Temps de lecture  19 minutes

Par : Sébastien Ledoux - Chercheur en histoire contemporaine au Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (université Paris-I/CNRS) et enseignant à Sciences Po Paris

Longtemps destinées à valoriser les gloires du passé dans une recherche d'union nationale, les politiques mémorielles tendent davantage, depuis une trentaine d'années, à reconnaître et à réparer des violences de l'histoire.

Une modification profonde du rapport au passé

Les politiques mémorielles menées à partir des années 1990 en France modifient profondément le récit traditionnel que l'État produisait jusqu'alors sur l'histoire nationale. À partir de la fin du XVIIIe siècle, l'État a édifié un récit sur l'histoire nationale rendant hommage à des événements (14 juillet 1789, 11 novembre 1918) ou à des acteurs héroïsés (soldats, résistants, hommes politiques, artistes) qui avaient participé à la grandeur ou à la défense d'une France dont la vocation avait servi l'accomplissement du progrès humain universel. La recherche d'unification culturelle d'une population composite (langues, religions, coutumes) par le partage, notamment à travers l'école, des mêmes références à ce passé glorieux a orienté ces politiques mémorielles jusque dans les années 1980, dont le bicentenaire de la Révolution française, en 1989, constitue d'une certaine façon le terme.

Ces politiques se sont transformées depuis les années 1990 en des politiques de reconnaissance et de réparations à l'égard de groupes victimes de violences ou de crimes, notamment de crimes à propos desquels la responsabilité de l'État était engagée : traite et esclavage des Noirs aux XVIIe-XIXe siècles. Ou déportation et persécutions des juifs sous Vichy. Engagées au nom du "devoir de mémoire", ces politiques traduisent un nouveau paradigme de la relation au passé national témoignant de plusieurs évolutions socioculturelles mêlées les unes aux autres.

Le décentrement de la nation, comme référence historique immanente idéalisée, s'est opéré conjointement à la place centrale prise par les droits de l'homme, où les atteintes à la dignité humaine prennent une importance accrue face à l'idéal de souveraineté, notamment territoriale, fondé sur la défense ou l'extension des frontières qui avait nourri les politiques précédentes autour de figures totémiques (les "grands hommes", les combattants).

Le deuxième élément structurant ces nouvelles politiques relève d'une obligation morale de l'État à l'égard de victimes ayant subi des violences extrêmes, qui condamne toute politique d'oubli, une pratique traditionnelle de régulation des conflits, comme l'illustre l'édit de Nantes de 1598 qui a mis fin aux guerres de Religion entre protestants et catholiques. Cette obligation exige au contraire une "mémorialisation" (mise en récit publique du passé pour le présent et l'avenir de la collectivité) de violences extrêmes perçue comme la condition indispensable de la restauration de la cohésion nationale. Une telle injonction s'est construite à travers la centralité de la figure de la victime des violences passées, que la notion de traumatisme, de plus en plus sensible depuis les années 1980, est venue renforcer. Cette notion, qui catégorise le passé proche ou lointain par diverses dénominations ("mémoires traumatiques", "événements traumatiques"), induit une prise en charge spécifique du politique pour réparer des blessures symboliques et psychiques transgénérationnelles, qui agiraient sur la société dans son ensemble, et que l'écoulement du temps ne permettrait pas de résorber. Le cadrage réalisé par différents acteurs (associatifs, médiatiques, scientifiques, culturels, politiques) sur des relations au passé qualifiées d'anormales et considérées comme des "problèmes publics" à résoudre par le politique a conféré au passé une nouvelle fonction de régulation sociale, et au politique un nouveau répertoire d'actions. La mise à l'agenda de passés qualifiés de collectivement problématiques, voire traumatiques (le rôle de Vichy dans le génocide des juifs, l'esclavage et la traite, la guerre d'Algérie) a ainsi renouvelé le champ des politiques publiques. Celles-ci témoignent de la conviction, chez de nombreux acteurs publics, de pouvoir agir sur les individus, sur leurs relations et sur la société par la mobilisation de passés violents.

Le dernier élément qui façonne et légitime ces nouvelles politiques est le caractère préventif que l'on accorde désormais au passé. Les violences extrêmes, les crimes et les génocides doivent être rappelés à toute la collectivité afin d'en conjurer le retour. La finalité éminemment éducative de ces politiques mémorielles rejoint celle qui soutenait l'ancienne approche. Mais, là où cette dernière était censée éduquer dans une perspective de progrès et d'attachement à une nation idéalisée, la nouvelle politique mémorielle a pour ambition de prévenir le retour de la violence extrême en régulant les comportements individuels dans une tolérance interculturelle permettant la pacification des rapports sociaux. Par conséquent, si les politiques mémorielles ont pour fonction, depuis le XIXe siècle, la socialisation de tous les individus dans le cadre d'un passé commun garantissant la continuité de la collectivité comme nation, cette socialisation a évolué vers une prévention des risques sociaux des violences extrêmes depuis les années 1990.

La multiplication d'acteurs et d'instruments

Avant ce tournant, les politiques mémorielles étaient surtout actives au moment des commémorations, qui voyaient parfois, en amont, la création d'un comité ad hoc pour leur organisation. Elles deviennent dans les années 1980 de véritables politiques publiques dotées d'un service administratif spécifique pour la mémoire, d'abord au sein du ministère des Anciens Combattants et Victimes de guerre sous différents noms : Commission nationale de l'information historique pour la paix en 1982, remplacée en 1987 par la Mission permanente aux commémorations et à l'information historique, puis par la Délégation à la mémoire et à l'information historique en 1992. Le service rejoint le ministère des Armées, à partir de 1999, au sein de la Direction des patrimoines, de la mémoire et des archives (DPMA) et, depuis 2022, de la Direction de la mémoire, de la culture et des archives (DMCA).

Cet instrument de politiques publiques rattaché aux services spécifiques consacrés à la défense militaire a orienté le traitement du passé national en circonscrivant les actions mémorielles aux deux guerres mondiales, puis à la guerre d'Algérie et dernièrement aux opérations extérieures, dites "opex" (inauguration du Monument aux morts pour la France en opérations extérieures à Paris le 11 novembre 2019). Cela crée à la fois des phénomènes de routinisation (pratiques commémoratives par exemple) et des points aveugles, soit quant aux dimensions civiles des guerres (persécutions des juifs sous l'Occupation, disparus civils de la guerre d'Algérie), soit quant à d'autres événements du passé national qui ne sont pas pris en charge par ces services (esclavage et traite, entre autres exemples).

En dehors de ces services, d'autres acteurs politiques sont intervenus dans ces politiques publiques. Les chefs d'État ont joué un rôle majeur dans les politiques mémorielles, les présidents de la République se présentant comme les narrateurs prééminents de l'histoire nationale, incarnant la France par un "dire l'histoire/être l'histoire" (Patrick Garcia) dans lequel leurs rappels du passé sont énoncés aussi pour créer des événements qui feront date (par exemple lors des panthéonisations). Cette fonction présidentielle, renforcée par les institutions de la Ve République, est attestée avec Jacques Chirac, en particulier pour la mémoire de la Shoah avec son "discours du Vel' d'Hiv'" du 16 juillet 1995, discours dans lequel la responsabilité de la France dans la déportation des juifs vivant sur son territoire durant la Seconde Guerre mondiale est reconnue pour la première fois par la République : "[…] la France, ce jour-là, accomplissait l'irréparable". Plus récemment, Emmanuel Macron a fait de la mémorialisation de la guerre d'Algérie son domaine réservé. L'importance accordée aux politiques mémorielles ainsi mises à l'agenda de l'exercice du pouvoir présidentiel (voir l'"itinérance mémorielle" conçue par E. Macron pour le centenaire de l'armistice, en novembre 2018) s'est notamment traduite par la présence d'un "conseiller mémoire" à l'Élysée.

Avec l'évolution des politiques mémorielles devenues progressivement des politiques de réparation, l'action présidentielle dans ce domaine s'apparente à un pouvoir thaumaturgique (féérique, miraculeux), le président ambitionnant d'être celui qui soigne les maux de la société (racisme, antisémitisme, exclusion, discours de haine, communautarisme) et vient panser les blessures individuelles du passé par une parole restauratrice.

Dotées d'un service spécifique, objet d'interventions continues de la part des chefs d'État, les politiques mémorielles ont vu naître l'intervention d'un troisième acteur lors de cette période : les parlementaires. Dans les années 1990-2000 se multiplient les propositions de loi relatives au passé déposées par les parlementaires de toute appartenance politique pour infléchir le récit national à travers l'instauration de commémorations (loi de 2012 instituant la journée nationale du 19 mars en hommage aux victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc), des mesures de réparations envers certaines catégories (protection juridique, indemnisations) comme la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, ou des prescriptions générales diverses (enseignement, recherche en accordant plus d'importance à la transmission d'un fait historique) comme la "loi Taubira" (la loi du 21 mai 2001, dite "loi Taubira", est une loi mémorielle tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité).

À l'aube du XXIe siècle, la multiplication des acteurs à l'origine des politiques mémorielles a lieu dans un contexte d'européanisation (le Parlement européen est alors très actif, votant régulièrement des résolutions sur le passé) et de mondialisation de la mémoire, notamment celle de la Shoah. Entre autres résolutions, celle du 3 juillet 1995 demandait à chaque État membre d'instaurer une "journée européenne commémorative de l'Holocauste". À la suite de la réunion de 45 États à Stockholm en 2000, une journée internationale à la mémoire des victimes de l'Holocauste (27 janvier) est instaurée en 2003 par les ministres de l'Éducation du Conseil de l'Europe, puis en 2005 par l'ONU. Plus récemment, la résolution du 23 octobre 2008 a qualifié la famine en Ukraine (1932-1933) de "crime contre l'humanité". La notion de "gouvernance mémorielle" (Johann Michel) traduit cette situation d'emboîtement d'échelles et d'acteurs multiples au sein duquel les politiques mémorielles s'effectuent dorénavant.

Signe de l'intensification des politiques mémorielles et de l'importance accrue que les acteurs publics leur accordent, les instruments de la mémoire se sont multipliés à la fois dans le domaine temporel (commémorations, cérémonies) et sur le plan géographique (sites, musées-mémoriaux). Depuis les années 1990, on compte onze journées de commémoration, contre quatre auparavant, témoignant de l'utilisation d'un instrument symbolique par la puissance publique pour répondre aux attentes présumées de publics distincts. La guerre d'Algérie en est l'exemple le plus abouti, avec trois journées de commémoration créées en dix ans, réunissant par superposition les publics concernés : le 25 septembre en hommage aux harkis (décret du 31 mars 2003), le 5 décembre en hommage aux combattants "morts pour la France" (décret du 26 septembre 2003), le 19 mars en hommage aux victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc (loi du 6 décembre 2012).

Créée en 2008 pour répondre à cette inflation commémorative considérée par certains acteurs comme un problème (position de l'historien Pierre Nora, à laquelle s'oppose par exemple l'historien Nicolas Offenstadt), la commission Kaspi sur la modernisation des commémorations préconise de limiter à trois journées nationales (8 mai, 14 juillet et 11 novembre) le calendrier commémoratif. Non seulement les journées nationales déjà instaurées n'ont pas disparu, mais d'autres sont venues depuis s'ajouter, soit par voie parlementaire (le 19 mars déjà cité depuis 2012 ; le 23 mai en hommage aux victimes de l'esclavage colonial depuis 2017, en plus du 10 mai instauré en 2006 pour commémorer la traite, l'esclavage et leur abolition; le 27 mai pour la Résistance depuis 2013), soit par l'exécutif (le 11 mars en hommage aux victimes du terrorisme depuis novembre 2019 ; le 7 avril en hommage aux victimes du génocide des Tutsis au Rwanda depuis mai 2019 ; le 24 avril en hommage aux victimes du génocide arménien depuis avril 2019).

La multiplication des journées commémoratives illustre une segmentation de ces politiques publiques de type catégoriel s'adressant à des publics spécifiques et le plus souvent à vocation réparatrice. Les discours et les communiqués prononcés ou écrits en 2021-2022 par le président Macron pour chaque groupe identifié de la mémoire de la guerre d'Algérie (soldats, harkis, rapatriés, Algériens) renvoient à cette approche catégorielle.

Le paysage mémoriel français s'est lui aussi transformé avec l'édification de sites mémoriels et de nombreux musées-mémoriaux, lieux qui assurent plusieurs fonctions : transmission de savoirs, éducation aux valeurs (le plus souvent autour des droits de l'homme dans une dimension préventive) et sacralité (hommage aux morts). Les deux conflits mondiaux dominent cette mémorialisation du passé visible dans l'espace comme en témoignent ces monuments mémoriels : mémorial de Caen (1988), Centre d'histoire de la résistance et de la déportation à Lyon (1992), Historial de la Grande Guerre à Péronne (1992), Maison d'Izieu (1994), mémorial de la Shoah à Paris (2005), mémorial national de la Prison de Montluc à Lyon (2010), mémorial de Drancy (2012), site-mémorial du Camp des Milles à Aix-en-Provence (2012), Mémorial ACTe pour la mémoire de l'esclavage en Guadeloupe (2015), mémorial de Rivesaltes dans les Pyrénées-Orientales (2015), ou encore le musée-mémorial du Terrorisme qui doit ouvrir ses portes en 2027 à Suresnes, dans les Hauts-de-Seine, face au mémorial du Mont-Valérien. Ces instruments sont principalement destinés aux publics scolaires et au tourisme mémoriel désormais intégré dans les pratiques culturelles des Français.

La Journée nationale d'hommage aux victimes du terrorisme a lieu le 11 mars.

Cette Journée de commémoration a été instaurée en France par le décret du 7 novembre 2019.

Elle a été organisée pour la première fois en 2020.

Elle rend hommage aux victimes de tous les attentats ayant touché la France depuis les années 1970.

Cette date est celle de la Journée européenne de commémoration des victimes du terrorisme.

Elle fait référence au 11 mars 2004, date de l' attentat djihadiste de la gare d'Atocha (Madrid) qui a fait 192 morts et plus de 1500 blessés.

À la suite des attentats de 2015 en France, a été créée la médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme.

Cette médaille vise à rendre hommage à ceux qui ont été tués, blessés ou séquestrés lors d'événements terroristes.

En 2018, le président de la République a également demandé que soit créé un musée-mémorial du terrorisme.

Ce lieu a pour objet de commémorer toutes les victimes en France et toutes les victimes françaises à l’étranger.

Il doit aussi être un musée d’histoire du terrorisme et un lieu de recherche, de transmission et d’éducation .

Il s’agit d’aborder toutes les formes de terrorisme ayant frappé la France sur plus d’un siècle : anarchiste, nationaliste, d’extrême gauche, d’extrême droite, islamiste.

Ce projet doit voir le jour en 2027.

Des cibles récurrentes de controverses

Connaissant une forte médiatisation et une politisation intense, les politiques mémorielles sont devenues des objets récurrents de débats, voire de controverses dans l'espace public. Elles suscitent en amont des mobilisations variées pour revendiquer auprès de l'État des actions de reconnaissance concernant le passé national. Ainsi, le Comité Vel' d'Hiv' 42 publie un texte-pétition dans Le Monde, en juin 1992, demandant au président François Mitterrand de reconnaître la responsabilité de l'État français dans les crimes antisémites, ce que celui-ci nie en dissociant l'État du régime de Vichy. Il s'ensuivra une commémoration houleuse du Vel' d'Hiv', le 16 juillet 1992 : François Mitterrand y participe (c'est la première fois qu'un président se rend à cette cérémonie organisée depuis l'après-guerre par des associations juives), mais il est hué par une partie de la foule, particulièrement nombreuse ce jour-là. Le chef de l'État institue par décret quelques mois plus tard, le 3 février 1993, une "journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l'autorité de fait dite “gouvernement de l'État français” (1940-1944)", première commémoration d'une longue série manifestant l'hommage de l'État à un groupe victime.

En octobre 2000, un collectif d'intellectuels publie dans L'Humanité "L'appel des 12" demandant au président Jacques Chirac et au Premier ministre Lionel Jospin la condamnation des tortures commises par l'armée française pendant la guerre d'Algérie. Les deux têtes de l'exécutif s'en remettent alors aux historiens. Ces mobilisations peuvent être plus larges, comme l'illustre la marche du 23 mai 1998 à l'occasion du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage et réunissant, dans les rues de Paris, plusieurs dizaines de milliers de personnes principalement originaires des outre-mer pour réclamer la reconnaissance par la France de la traite transatlantique et de la traite dans l'océan Indien, ainsi que l'esclavage colonial comme crimes contre l'humanité. La députée de Guyane Christiane Taubira déposera quelques mois plus tard une proposition de loi en ce sens, adoptée le 10 mai 2001 par le Parlement.

Les acteurs politiques ont régulièrement établi des commissions ou des missions pour régler ce qui était présenté comme des problèmes publics auxquels l'État devait répondre. Ces dispositifs, pour lesquels les historiens ont été largement sollicités, caractérisent également cette période inaugurée par la commission Rémond (1992-1996), à la suite de l'affaire du "fichier juif" (officiellement détruit au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le "fichier juif" établi par le régime de Vichy est retrouvé en 1991 par Serge Klarsfeld dans les services du ministère des Anciens Combattants), jusqu'à la mission Stora  (2021-2022) consacrée aux questions mémorielles de la colonisation et de la guerre d'Algérie, en passant par la mission Mattéoli (1997-2000) sur la confiscation des biens juifs sous l'Occupation et la commission Duclert (2019-2021) sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Ces missions ou ces commissions aboutissent à des rapports préconisant des actions publiques portant sur l'accès aux archives, l'enseignement, la création de fondations mémorielles ou de mémoriaux.

Ce sont aussi les politiques mémorielles elles-mêmes qui peuvent provoquer des controverses. En demandant que "les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord" (article 4, 2e alinéa), soit lors de la période coloniale, la loi du 23 février 2005 sur la contribution nationale en faveur des rapatriés d'Algérie entraîne des réactions en chaîne, entre tribunes et création d'associations d'historiens (Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, fondé en 2006), demandant l'abrogation de l'article. La question s'élargit au bien-fondé des lois dites mémorielles avec la création, fin 2005, de l'association d'historiens Liberté pour l'histoire, qui demande l'abrogation de quatre lois et l'arrêt de l'intervention du Parlement dans l'écriture de l'histoire. Sur fond de rivalités politiques entre le président Chirac et le ministre de l'Intérieur Nicolas Sarkozy, chacun commandant un rapport sur les questions mémorielles, l'article 4 de la loi du 23 février 2005 est finalement abrogé par décret le 15 février 2006.

La proposition de Nicolas Sarkozy, en février 2008, de confier à chaque élève de CM2 la mémoire d'un enfant victime de la Shoah soulève une vive opposition, y compris dans les rangs de sa majorité, et aboutit à la création d'une commission présidée par le député Bernard Accoyer pour mener une réflexion sur les questions mémorielles (rôle du Parlement et de l'école dans la commémoration).

Plus récemment, la présence de Charles Maurras (1868-1952), figure intellectuelle de l'extrême droite antisémite et antirépublicaine, dans la liste validée pour 2018 par le Haut Comité des commémorations nationales, composé principalement d'historiens, déclenche une polémique. Un débat sémantique distinguant le fait de commémorer de celui de célébrer une personne ou un événement dans le calendrier national s'est ensuivi. Le retrait du nom de Maurras de cette liste, décidé par la ministre de la Culture de l'époque, Françoise Nyssen, entraîne la démission de la quasi-totalité des membres du Haut Comité, qui disparaît de facto. Il est remplacé en 2021 par France Mémoire, nouveau service rattaché à l'Institut de France qui est chargé de dresser chaque année une liste des anniversaires et commémorations nationales.

Enfin, depuis 2007, la politisation des actions mémorielles porte un enjeu électoral, comme en témoignent les campagnes présidentielles. La dénonciation des politiques de réparation considérées comme des "repentances" antinationales par le candidat Sarkozy en 2008 le conduit, une fois élu, au projet de création d'un musée (Maison) de l'histoire de France finalement abandonné. Ce positionnement interprétant les politiques de reconnaissance des crimes de l'État français comme une "repentance" menaçant la nation de dissolution a ponctué les débats médiatico-politiques, et a été repris par certains candidats lors des campagnes des élections présidentielles de 2017 et de 2022. Plus largement et comme dans d'autres pays, les politiques mémorielles sont orientées depuis les années 2000 vers des problématiques identitaires. Ces politiques se veulent parfois clivantes en vue d'emporter l'adhésion d'une partie de l'opinion. Dans ce contexte, les controverses liées aux politiques mémorielles naissent régulièrement d'une dramatisation des enjeux sur fond de discours de crise nourris par des acteurs qui souhaitent ainsi légitimer et imposer leur action politique.

Sous l'impulsion de leurs artisans, les politiques mémorielles se voient attribuer un capital symbolique – et donc politique – à haute valeur ajoutée, ce qui entraîne des conflits innombrables dans l'espace public mais également, de manière plus sourde, au sein des services de l'État. Pour autant, les effets réels de ces politiques sur les divers publics ciblés auxquels elles s'adressent (catégoriels ou élargis à la collectivité nationale) restent aujourd'hui peu connus, garantissant par conséquent de nombreuses projections imaginaires sur leurs pouvoirs.

 

Bibliographie

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Sébastien Ledoux, La Nation en récit, Belin, Paris, 2021.
Le Devoir de mémoire. Une formule et son histoire, CNRS Éditions, coll. "Biblis", Paris, 2016 (rééd. 2021).
Sébastien Ledoux (dir.), "Les lois mémorielles en Europe", Parlement(s). Revue d'histoire politique, hors-série, no°15, novembre 2020.
Johann Michel, Gouverner les mémoires. Les politiques mémorielles en France, PUF, Paris, 2010.
Henry Rousso, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Belin, Paris, 2016.

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