Les élections européennes qui ont eu lieu du 6 au 9 juin 2024 ont débouché sur une situation politique pour le moins contrastée en Europe, au-delà même du cas très particulier de la France. Pour analyser ces 27 élections "euro-nationales" simultanées, mais séparées, il faut donc prendre garde à quatre effets de perspective trompeurs.
D'abord, l'illusion créée par le "nuage de sondages". Elle peut nous conduire à une évaluation erronée du vote, en insistant trop sur les écarts entre les prévisions (virtuelles) et les résultats (réels). Ensuite, l'effet "Parlement sortant", qui nous pousse à reconduire la composition des groupes de la législature précédente, alors que ceux-ci vont être redéfinis jusqu'à la session constitutive du Parlement européen, du 16 au 19 juillet 2024. Il y a par ailleurs un risque à trop se focaliser sur la France, du fait de la réaction inédite du président de la République, avec la dissolution de l'Assemblée nationale qu'il a décidée. Enfin, et plus généralement, une dernière illusion nous menace : celle du prisme parlementaire, qui focaliserait notre attention sur les forces politiques dans le seul Parlement européen, alors que la politique européenne des années à venir va se jouer pour une bonne partie au niveau national et au Conseil européen. Le nouveau gouvernement néerlandais, les conséquences des élections nationales du 9 juin en Belgique et en Bulgarie, puis de celles en France, le 7 juillet prochain, doivent être également observées de près.
Ces précautions étant prises, on peut considérer que le Parlement a pris une place essentielle dans la vie politique européenne, et c'est pourquoi l'analyse précise des nouveaux équilibres créés par ces élections européennes est importante. On avancera ici quelques premières pistes d'analyse, à compléter d'ici la session inaugurale du nouveau parlement, mi-juillet.
Une participation stable avec de grandes disparités entre pays de l'UE
La participation globale, à travers toute l'UE, s'élève selon des chiffres quasiment définitifs à 51,08%, quasiment la même qu'en 2019 (+8,47% si on la compare à 2014). Il n'y a donc pas eu de progression aussi spectaculaire qu'en 2019, mais la participation n'a pas baissé non plus : elle s'est stabilisée. Cette moyenne européenne cache néanmoins de grandes différences entre pays, bien sûr. On peut sommairement diviser les États membres en quatre groupes, selon ce critère de la participation.
Il y a d'abord un groupe de cinq pays, dans lequel la participation a fortement augmenté entre 2019 et 2024 (plus de 7%). Ce groupe compte surtout des États d'Europe centrale qui votaient jusqu'ici traditionnellement très peu aux élections européennes (par exemple 13,05% de participation en Slovaquie en 2019).
| Pays | Taux de participation 2024 (en %) | Variation 2019-2024 (en %) |
|---|---|---|
| Hongrie | 59,26 | +15,9 |
| Chypre | 58,86 | +13,87 |
| Slovénie | 41,45 | +12,56 |
| Slovaquie | 34,38 | +11,64 |
| Rép. tchèque | 36,45 | +7,73 |
Un deuxième groupe de sept pays se dégage dans lesquels l'augmentation de la participation a été plus forte que la moyenne européenne. On y retrouve la France, les Pays-Bas, l'Allemagne et la Belgique (pays dans lequel le vote est obligatoire), mais aussi le Portugal et deux des pays les plus récemment entrés dans l'UE : la Roumanie et la Bulgarie.
| Pays | Taux de participation 2024 (en %) | Variation 2019-2024 (en %) |
|---|---|---|
| Portugal | 36,54 | +5,79 |
| Pays-Bas | 46,2 | +4,27 |
| Allemagne | 64,78 | +3,4 |
| France | 51,49 | +1,37 |
| Belgique | 89,82 | +1,35 |
| Roumanie | 52,42 | +1,22 |
| Bulgarie | 33,79 | +1,15 |
On trouve ensuite un troisième groupe de quatre pays "du nord" (plus Malte), dans lequel le taux de participation s'est stabilisé par rapport à 2019.
| Pays | Taux de participation 2024 (en %) | Variation 2019-2024 (en %) |
|---|---|---|
| Malte | 73,0 | +0,3 |
| Lettonie | 33,82 | +0,29 |
| Irlande | 49,84 | +0,14 |
| Estonie | 37,7 | +0,1 |
| Finlande | 40,4 | -0,4 |
Vient enfin un dernier groupe de dix pays dans lequel la participation a baissé, voire (très) fortement baissé, de -1,95% au Luxembourg (où la participation reste très haute du fait du vote obligatoire), à la baisse spectaculaire observée en Grèce (malgré le vote obligatoire…) ou en Lituanie (de plus d'un quart).
| Pays | Taux de participation 2024 (en %) | Variation 2019-2024 (en %) |
|---|---|---|
| Luxembourg | 82,29 | -1,95 |
| Autriche | 56,3 | -3,5 |
| Suède | 50,7 | -4,57 |
| Pologne | 40,65 | -5,03 |
| Italie | 48,3 | -6,2 |
| Danemark | 58,25 | -7,83 |
| Croatie | 21,34 | -8,51 |
| Espagne | 49,21 | -11,52 |
| Grèce | 41,39 | -17,3 |
| Lituanie | 28,35 | -25,13 |
Comme pour toute élection, ces taux de participation sont à analyser avec précaution, car ils dépendent de nombreuses variables à la fois au niveau européen (partis et candidats, déroulement de la campagne…), et surtout au niveau national. Ainsi, en Espagne en 2019, il y avait la concomitance d'élections municipales et régionales. Par ailleurs, la situation très contrastée dans les quatre pays de l'UE qui appliquent le vote obligatoire (Belgique, Bulgarie, Grèce et Luxembourg) montre que celui-ci n'est pas un critère de distinction déterminant ici.
Cet aperçu permet donc de mettre surtout en évidence la disparité du vote européen et d'insister sur le fait que nous sommes bien face à 27 élections nationales à contexte et déterminants fort divers.
La composition du nouveau Parlement européen : le PPE reste la force principale malgré une extrême droite très renforcée
Comme après chaque élection européenne, le temps entre les élections elles-mêmes et la première séance plénière de la nouvelle législature (16 au 18 juillet) a été marqué par d'intenses négociations et tractations visant à établir les équilibres politiques et partisans du nouveau Parlement européen. Les 720 députés élus (dont 362, soit la moitié + 2, sont des "néo-eurodéputés" jamais élus auparavant au PE) ont d'abord cherché à s'établir et à s'inscrire dans les groupes politiques du futur Parlement, qui ont connu une recomposition significative par rapport au Parlement sortant. Désormais, les équilibres généraux sont stabilisés.
| Groupes politiques du PE sortant (2019-2024) | 2019 (PE sortant) (08/06/24) | % | 2024 (nouveau PE) (16/07/24) | % |
|---|---|---|---|---|
| PPE (Parti populaire européen) | 176 | 24,96 | 188 | 26,11 |
| S&D (Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates) | 139 | 19,72 | 136 | 18,89 |
| PfE (Patriots for Europe) | 49 (ex-ID) | 6,95 | 84 | 11,67 |
| ECR (Conservateurs et Réformistes européens - CRE) | 69 | 9,79 | 78 | 10,83 |
| Renew Europe | 102 | 14,47 | 77 | 10,69 |
| Verts/ALE (Verts/Alliance libre européen) | 71 | 10,07 | 53 | 7,36 |
| The Left (Gauche unitaire européen/Gauche verte nordique) | 37 | 5,25 | 46 | 6,39 |
| ESN (Europe of Sovereign Nations) | - | - | 25 | 3,47 |
| NI (Non-inscrit déclarés) | 62 | 8,79 | 33 | 4,58 |
| TOTAL des sièges du PE | 705 | 720 |
La première force reste de loin le PPE, qui a augmenté son nombre de députés (de 176 à 188) pour s'établir comme le premier groupe incontestable, mais aussi comme le groupe pivot de la future assemblée. En effet, les tractations à la droite de la droite ont conduit à la reconduction ou à la création de pas moins de 3 groupes différents, qui déplacent mécaniquement le PPE vers le centre de l'échiquier politique européen.
Ces groupes de droite radicale et/ou extrême sont les suivants :
- le groupe ECR (78 députés et 4e force politique du PE), qui existait déjà dans la législature précédente mais dont les équilibres internes ont été modifiés par l'entrée en force du parti de Giorgia Meloni, Fratelli d'Italia, et ses 24 députés élus, ou encore le départ du parti espagnol Vox, dont les 6 eurodéputés ont rejoint le groupe "Patriots for Europe";
- le groupe des "Patriots for Europe" (PfE) (84 députés et 3e force politique du nouveau Parlement), a été lancé en grande pompe le 30 juin 2024 par Viktor Orbán et Andrej Babiš, aux côtés du président du FPÖ autrichien, Herbert Kickl. Il s'avère en fait une reconduction, sous un nouveau nom, du groupe ID (Identité et Démocratie) de la législature précédente. Il est dominé par les 30 députés du RN français (qui a obtenu sa présidence pour Jordan Bardella) et auquel se sont adjoints notamment les 10 députés hongrois du Fidesz et les 7 députés du parti tchèque de Babiš, ANO, mais aussi donc les 6 députés de Vox, les 2 députés du parti portugais Chega et quelques députés isolés grec, letton et tchèque;
- enfin, un troisième groupe, "Europe of Sovereign Nations" (ESN) s'est créé autour du parti allemand de l'AfD, qui avait été exclu en fin de législature précédente du groupe ID. Ce groupe rassemble 25 eurodéputés, provenant de 8 États différents (dont la députée française de Reconquête!, Sarah Knafo), et réunit donc de justesse les conditions pour former un groupe politique au PE (puisqu'il faut au minimum 23 députés de 7 États différents). Il s'avère donc fragile et sa longévité sera à observer.
Il est à noter qu'ensemble, ces trois groupes "eurocritiques" de la droite radicale et/ou extrême comptent pas moins de 187 députés, soit tout juste un de moins que le PPE. Les tensions qui les divisent ont rendu impossible leur unification, mais il est clair que leur poids relatif au sein du PE a fortement augmenté, puisqu'il est passé de 16,74 % des sièges en 2019-2024 (groupes ECR + ID) à plus du quart des sièges, précisément 25,97% pour les 3 groupes ECR + PfE + ESN. Ces nouveaux équilibres pèseront sans aucun doute beaucoup sur les orientations politiques de la mandature à venir, dans la mesure où le PPE et les trois groupes d'extrême droite disposent désormais, à eux quatre, d'une majorité absolue au PE (375 sièges sur 720). Cette majorité de facto ne se traduira pas en une coalition formalisable, tant les divergences entre ces groupes sont importantes, mais elle pourrait se révéler une "majorité de blocage" efficace contre toute législation à leurs yeux trop ambitieuse (par exemple sur le Green Deal ou les questions environnementales) ou au contraire pas assez (sur les aides agricoles ou les politiques anti-migratoires, notamment).
Contrairement aux groupes des droites, qui ont tous augmenté en nombre de député, les groupes du centre (Renew) et de la gauche (S&D, Verts/ALE et le groupe de La Gauche) ont vu leurs effectifs baisser (sauf pour La Gauche, qui est passée de 37 à 46 sièges, mais c'est dû surtout à l'adjonction surprise des 8 eurodéputés du Mouvement 5 étoiles italien, qui n'avait jusqu'ici jamais trouvé de groupe prêt à l'accepter). Les plus grands perdants sont les groupes Renew (qui perd 25 députés et passe en tant que groupe de la 3e à la 5e place au PE) et le groupe des Verts/ALE (qui perd 18 députés, notamment dans les pays d'Europe de l'ouest).
Le groupe S&D se maintient, en perdant seulement 3 députés (de 139 à 136), ce qui lui permet de rester la 2e force du PE, derrière le PPE, et de pouvoir prétendre au maintien des accords de répartition de pouvoir internes, qui lui garantissent notamment le partage de la présidence du Parlement européen (2 ans et demi pour chaque groupe) ou encore une majorité de vice-présidences : ainsi, sur les 14 vice-présidents élus le 16 juillet, 5 sont issus du groupe S&D, et 3 du groupe PPE (du fait du "cordon sanitaire" appliqué aux groupes PfE et ESN, qui a permis à S&D de récupérer une vice-présidence théoriquement destinée au groupe des Patriotes).
Les équilibres se sont donc pour le moment stabilisés autour de 8 groupes politiques, plutôt que 7 dans le Parlement sortant, auquel il faut ajouter les 33 députés pour le moment "non-inscrits", issus notamment du parti SMER du premier ministre slovaque Robert Fico, ou du nouvellement créé BSW, le parti allemand de l'ex-dirigeante de Die Linke, Sahra Wagenknecht. De nouveaux mouvements de députés sont d'ailleurs possibles à tout moment.
Il reste à voir comment ces groupes vont travailler (ou pas) ensemble, tout au long de la mandature. Les deux principales forces, le PPE et le S&D, ne disposent plus depuis 2019 de la majorité absolue qui a assuré la suprématie conjointe de leur "grande coalition" depuis les débuts de l'intégration européenne. Ils doivent donc s'appuyer sur d'autres groupes pour former des majorités, principalement sur le groupe Renew et celui des Verts/ALE, en fonction des textes. Mais le renforcement très marqué de la droite radicale et de l'extrême-droite, qui compte désormais 3 groupes distincts et surtout un quart des députés du PE, pèsera fortement sur ces équilibres internes, et va placer comme on l'a dit le PPE en position d'arbitre des politiques à venir.
L'une des questions principales est de savoir jusqu'où ira le "cordon sanitaire" traditionnellement établi autour de l'extrême droite. S'appliquera-t-il aussi au groupe ECR, ou seulement aux groupes radicaux des PfE et ESN ? Les premiers votes au PE, le 16 juillet, notamment pour la reconduction de Roberta Metsola (PPE, Parti nationaliste maltais) ont montré que de vastes majorités peuvent encore se créer dans le nouveau PE, avec 562 députés sur 720 ayant voté pour elle dès le premier tour de scrutin. Plus intéressant, le vote pour les vice-présidents a donné des signes d'ouverture vers l'ECR et plus précisément Fratelli d'Italia, puisque les deux candidats que ce groupe avait proposés (le letton Roberts Zīle et l'italienne Antonella Sberna) ont été élus, certes au 2nd tour, avec respectivement 490 et 314 voix.