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Les hauts fonctionnaires et la politique en France au début du XXIe siècle

Temps de lecture  20 minutes

Par : Natacha Gally - maîtresse de conférences en science politique, Université Panthéon-Assas, CERSA (UMR 7106)

Présidence de la République, Premier ministre, ministre, secrétaire d'État… De nombreux mandataires des plus hautes fonctions politiques sont issus de la haute administration. Mais peut-on vraiment parler d'une politisation de la haute fonction publique en France ? Que recouvre précisément cette notion ?

Étroitement liée au monde politique et à la fabrique de l'action publique, la haute fonction publique française fait l'objet d'une politisation multiforme.  Le travail quotidien des hauts fonctionnaires aux côtés des dirigeants politiques, le déroulement de leur carrière administrative, et leur engagement – plus rare, mais visible ! – en politique, témoignent des interdépendances étroites qui caractérisent les champs bureaucratique et politique en France.  

Des hauts fonctionnaires en politique : une même catégorie dirigeante ?

Depuis les débuts de la Ve République, la présence de hauts fonctionnaires en politique s'est progressivement accentuée, devenant de plus en plus visible jusqu'aux fonctions exécutives suprêmes. En fournissant à la Ve République cinq Présidents sur huit et pas moins de quinze des vingt-sept Premiers ministres ayant exercé à ce jour, sans compter plusieurs dizaines de ministres, la haute administration française apparaît étroitement liée au champ de la compétition politique. 

Ce constat tend à alimenter dans le débat public le soupçon d'une politisation massive des hauts fonctionnaires, qui se traduirait par l'existence d'une catégorie dirigeante unifiée au sommet de l'État, parfois même qualifiée de "caste". Si le poids des hauts fonctionnaires dans la politique nationale ne fait pas de doute, il relève cependant davantage d'une fonctionnarisation du champ politique que d'une politisation de la haute fonction publique à proprement parler.

Les travaux sur les transformations du métier et des carrières politiques diagnostiquent en effet l'émergence d'une filière d'accès direct aux positions politiques les plus élevées, qui concurrence les modalités plus traditionnelles d'entrée dans la carrière politique. Depuis la IIIe République, les carrières politiques s'appuyaient le plus souvent sur l'accumulation par les élus de capitaux partisans, à l'occasion d'un parcours politique jalonné par l'engagement militant et l'occupation de mandats locaux puis nationaux successifs. Cette modalité historique de la professionnalisation politique, appelée filière "ascendante", a participé, depuis la fin du XIXe siècle, à l'émergence très progressive d'un champ politique relativement autonome vis-à-vis de l'influence des notables qui monopolisaient encore largement les positions électives avant le développement du suffrage universel et des partis politiques.

Les régimes parlementaires des IIIe et IVe Républiques marquent un moment de séparation relativement nette entre un personnel politique principalement issu des professions libérales et un personnel administratif dont l'autonomie vis-à-vis du pouvoir politique est alimentée par la diffusion du concours d'entrée comme principal mode de recrutement légitime. L'avènement de la Ve République a par la suite favorisé les circulations entre monde politique et haute administration (Birnbaum, 1994). La pratique gouvernementale du Général de Gaulle, qui nomme de nombreux hauts fonctionnaires à des postes de ministre, le développement des cabinets ministériels et le renforcement du pouvoir exécutif par rapport au pouvoir législatif, favorisent le rapprochement entre une fraction de la haute administration, souvent issue des grands corps de l'État, et les fonctions gouvernementales.

Progressivement, le passage par la haute administration permet à un nombre croissant de fonctionnaires d'embrasser une carrière politique, parfois même sans avoir auparavant occupé de mandat électif. Le passage par les grandes écoles de service public, en particulier l'École nationale d'administration (ENA, aujourd'hui INSP) et l'École Polytechnique, apparaît ici comme une ressource décisive dans la construction et l'entretien de réseaux politiques qui permettent à des hauts fonctionnaires d'accéder parfois très jeunes à des fonctions gouvernementales. La haute fonction publique devient alors un vivier dans lequel se préparent un certain nombre de carrières politiques, signalant une relative perte d'autonomie de la vie politique par rapport au champ bureaucratique.

Les parcours de nos dirigeants politiques témoignent en outre d'une certaine porosité entre le monde politique, la haute administration et le champ du pouvoir économique. Une proportion croissante de hauts fonctionnaires cumule en effet une formation en école de commerce et le passage par une grande école de service public, et déploie sa carrière au-delà de l'administration, dans le secteur privé ou aux marges de l'État. Le phénomène ancien du "pantouflage", qui conduisait les grands corps (ingénieurs des Mines, inspecteurs des finances notamment) à quitter le service de l'État pour diriger de grandes entreprises, se transforme aujourd'hui dans le sens d'une intensification des circulations entre sphères publiques et privées, favorisant un phénomène d'aller-retour entre monde des affaires, haute administration et politique (France, Vauchez, 2017).

La carrière d'Emmanuel Macron est emblématique de ces transformations : ancien élève de l'ENA, passé par le grand corps de l'Inspection générale des finances, puis par le milieu des banquiers d'affaire, il revient ensuite vers la haute administration à un poste de cabinet politique (secrétaire général adjoint de l'Élysée) avant d'être nommé ministre des finances sous François Hollande. Lorsqu'il se présente en 2017 à l'élection présidentielle, il n'a encore jamais occupé, ni même brigué, de mandat électif, mais cumule en revanche un capital technocratique important et une expérience des milieux d'affaire caractéristiques de ces nouvelles voies d'accès au pouvoir politique. Cette trajectoire, singulière pour un président de la République, n'a cependant rien d'inédit, comme en témoignent les parcours de plusieurs Premiers ministres de la Ve République, à commencer par Georges Pompidou. Après lui, Raymond Barre, Dominique de Villepin, ou plus récemment Elisabeth Borne ont également accédé à Matignon sans avoir jamais brigué de mandat électif.  

La présence manifeste des hauts fonctionnaires dans la vie politique française est donc plus intéressante à observer pour ce qu'elle dit plus largement du champ du pouvoir – en particulier la porosité des sphères politiques, administratives et économiques, que pour analyser la politisation de la haute fonction publique. Il faut d'ailleurs souligner qu'en dépit de leur visibilité publique, les hauts fonctionnaires qui s'engagent en politique sont en réalité peu nombreux rapportés au nombre total de celles et ceux qui sortent chaque année des grandes écoles de service public et forment ce que l'administration appelle aujourd'hui "l'encadrement supérieur et dirigeant de l'État". Si la très grande majorité des hauts fonctionnaires n'embrasse jamais de carrière politique, de quoi parle-t-on vraiment, lorsqu'on évoque leur politisation ? 

Quand les hauts fonctionnaires font les politiques publiques

La politisation des hauts fonctionnaires se loge en réalité moins dans l'exercice direct de responsabilités et de mandats politiques, que dans les fonctions qu'ils exercent, au sein même de l'administration, dans la formulation des politiques publiques. Pour le comprendre, il est utile de garder en mémoire qu'une des caractéristiques qui distingue les plus hauts fonctionnaires du reste des agents publics, est justement leur degré de proximité aux dirigeants politiques dans leur travail quotidien. Situés à l'interface des mondes politique et administratif, les hauts fonctionnaires endossent un rôle d'intermédiaire, dont l'exercice comporte nécessairement une dimension politique. À rebours de la conception idéaltypique wébérienne de la bureaucratie, établissant une frontière nette et franche entre l'administration et la politique, les travaux montrent qu'en pratique, le travail des hauts fonctionnaires consiste au contraire à gravir et descendre les marches entre ces deux sphères étroitement liées (Eymeri-Douzans, 2003). 

Dès lors, le rôle des hauts fonctionnaires est intrinsèquement politique au sens où il met en jeu leur capacité à traduire les décisions politiques dans le langage et les pratiques de l'administration et réciproquement à anticiper les effets politiques de certaines considérations administratives (techniques ou juridiques) pour préparer les décisions.

Les cabinets ministériels sont le lieu privilégié de l'exercice de cette politisation dite fonctionnelle, puisque le travail des conseillers y consiste bien souvent à rédiger des notes à destination du ou de la ministre. En établissant un diagnostic d'une situation ou d'un problème, en hiérarchisant les alternatives considérées comme souhaitables, les collaborateurs de cabinet exercent ici un rôle "pré-politique" de délimitation du champ des possibles. L'expertise technocratique constitue une ressource d'autant plus puissante pour ces conseillers que le ministre est souvent non spécialiste du secteur d'action publique dont il obtient le portefeuille. Quant aux directeurs et directrices de cabinet, qui sont au plus près du ou de la ministre, ils exercent pour ainsi dire un rôle "quasi-politique" qui dépasse régulièrement celui d'appui à la décision. En raison de la multiplicité des dossiers, l'investissement politique du ou de la ministre est nécessairement inégal et conduit à déléguer certains arbitrages au directeur ou à la directrice de cabinet.

L'exercice du métier de haut fonctionnaire implique donc un mélange de savoirs et de savoir-faire à la fois administratifs et politiques, difficiles à distinguer rigoureusement. Souvent des arbitrages d'apparence technique révèlent à l'examinateur attentif des choix politiques décisifs, quand réciproquement certaines mises en scène du volontarisme politique des décideurs dissimulent en réalité des contraintes d'ordre juridique ou des projets formulés de longue date par l'administration. Dans tous les cas, la formulation des politiques publiques est un processus politique, car producteur de significations politiques plus ou moins conflictuelles ou partagées, et qui mettent en jeu des rapports de pouvoir entre différents groupes sociaux. Parce qu'ils occupent une place centrale dans ces processus d'élaboration des politiques publiques, les hauts fonctionnaires entretiennent donc un rapport étroit au politique, dans leurs activités quotidiennes au sein de la haute administration.

Liberté d'opinion et d'expression des fonctionnaires : garanties et limites

Le statut de la fonction publique garantit, par l'article 6 de la loi du 13 juillet 1983 (article L111 du code général de la fonction publique), la liberté d'opinion des fonctionnaires. Les agents publics peuvent donc s'engager politiquement, par exemple en manifestant, en signant des pétitions, en adhérant et/ou en militant activement au sein d'un parti politique et en se présentant aux élections. Cette garantie traduit une conception des agents publics fidèle à l'idée du "fonctionnaire-citoyen" (Chevallier, 1996), inscrite dans la loi depuis le premier statut général de la fonction publique d'État en 1946 et étendu à l'ensemble des agents des trois versants de la fonction publique dans les années 1980 lors de la refonte du statut.

L'expression politique des fonctionnaires (contractuels comme statutaires) est toutefois encadrée dans l'exercice de leurs fonctions par une obligation de neutralité, tandis qu'une obligation de réserve leur incombe en dehors de l'exercice de leurs fonctions.

L'obligation de neutralité inscrite dans la loi en 2016 (article L121-2 du code général de la fonction publique) signifie que les agents doivent exercer leurs fonctions avec "dignité, impartialité, intégrité et probité", et qu'ils doivent s'abstenir d'exprimer dans le cadre de leurs fonctions des opinions ou préférences susceptibles de faire douter les usagers de la neutralité du service public. Sont concernées les opinions politiques, mais aussi philosophiques, syndicales ou religieuses. En matière religieuse, ce principe de neutralité est étroitement lié au principe de laïcité de l'État.

L'obligation de réserve impose quant à elle aux agents publics d'exprimer leurs opinions avec "retenue et mesure", et ce même hors du service. Non mentionnée explicitement dans la loi (sauf pour certaines catégories de fonctionnaires), l'obligation de réserve est un principe jurisprudentiel, dont le respect est apprécié au cas par cas par le magistrat administratif. Soulignons qu'il ne concerne que les modalités d'expression de ces opinions : le caractère outrancier, insultant des propos et des actes pouvant donner lieu à des sanctions disciplinaires. Les agents conservent cependant d'avoir des opinions et de les exprimer de manière pondérée, oralement ou à l'écrit, sans avoir à demander d'autorisation préalable à leur employeur par exemple pour la publication d'un article ou d'un ouvrage.

La position hiérarchique occupée par les agents publics et le degré de publicité donnée à leurs propos sont des critères utilisés par le juge pour évaluer la gravité du manquement à l'obligation de réserve. Ainsi, les plus hauts fonctionnaires sont tenus à une modération plus importante que les fonctionnaires d'exécution, et les propos tenus devant un large public – ou fortement médiatisés – sont soumis à une exigence de modération plus stricte que les propos tenus devant une audience restreinte. Dans le cadre privé, la liberté d'expression des fonctionnaires est la même que celle de l'ensemble des citoyens.

En outre, certains agents sont soumis à un devoir de réserve plus strict et encadré par la loi : il s'agit des militaires, des policiers et gendarmes nationaux, mais également des magistrats administratifs et judiciaires. À l'inverse, les dirigeants syndicaux bénéficient d'une liberté accrue lorsqu'ils s'expriment pour la défense de leurs intérêts professionnels. Les enseignants-chercheurs bénéficient quant à eux d'une protection constitutionnelle de leur liberté d'expression.

Cette politisation fonctionnelle peut s'accompagner, dans certains cas, de proximité politique – cette fois au sens idéologique du terme – avec certains dirigeants ou partis politiques. Le passage en cabinet est parfois perçu comme une forme d'allégeance à la ligne politique du ministre qui agit comme un signe de politisation partisane. Suite à l'alternance de 1981, les hauts fonctionnaires passés par des cabinets de gauche dans les années 1980 ont ainsi été durablement marqués politiquement. Pour autant, dans la période récente où s'estompe la bipolarisation traditionnelle entre droite et gauche, ce marquage politique par le passage en cabinet ne semble plus aussi net. Il est difficile de mesurer précisément l'engagement politique des hauts fonctionnaires, tant les convictions et pratiques politiques sont délicates à enquêter dans un monde où l'éthos de la neutralité bureaucratique demeure très prégnant (voir encadré plus haut). Si dans l'ensemble, le vote de gauche semble moins fréquent chez les hauts fonctionnaires que dans le reste de la fonction publique (voir encadré plus bas), de grandes disparités existent selon les professions occupées.

Entre protection statutaire et politisation croissante des nominations : des carrières très politiques

S'il est difficile de mesurer le degré d'accointance idéologique entre les hauts fonctionnaires et les dirigeants et dirigeantes politiques, la proximité entre élites administratives et membres de l'exécutif dans la fabrique des politiques publiques se traduit par une forte interdépendance entre personnel politique et administratif au sommet de l'État. La politisation de la haute fonction publique doit donc aussi se comprendre en lien avec le type de transaction politico-administrative (public service bargain – Hood, Lodge, 2006) qui caractérise plus ou moins explicitement les rapports entre patrons politiques et collaborateurs ministériels dans un système de fonction publique donné.

Existe-t-il un vote des fonctionnaires ?

Contrairement à l'opinion communément répandue qui situe volontiers les fonctionnaires à gauche de l'échiquier politique, les travaux sur les attitudes et comportements politiques des agents de la fonction publique démentent l'idée d'un "vote des fonctionnaires" homogène et distinct du reste des citoyens.

Au sein de cet espace socio-professionnel vaste et hétérogène qu'est la fonction publique, la catégorie socioprofessionnelle (cadre, employé ou ouvrier), le métier exercé et les conditions d'emploi (statutaire ou contractuel) s'avèrent en effet plus prédictives des comportements politiques que la seule qualité de fonctionnaire. Le vote des employés des fonctions publiques territoriale et hospitalière est par exemple plus proche de celui des employés et ouvriers du secteur privé que de celui des cadres de la fonction publique d'État. S'il existe bien une culture politique de gauche au sein de la fonction publique, elle se situe principalement au sein de la fonction publique d'État, majoritairement composée de cadres, et plus encore chez les enseignants et professions scientifiques. À l'inverse, les hauts fonctionnaires d'État, plus souvent issus de familles catholiques et/ou proches des milieux d'affaires, sont en moyenne plus proche d'une culture politique de droite.

Enfin, les travaux les plus récents (Rouban, 2024) pointent une érosion du vote de gauche au sein de la fonction publique d'État, y compris au sein du corps enseignant, au profit du centre mais aussi de l'extrême droite. Pour Luc Rouban, le vote RN s'est "durablement installé au sein des fonctions publiques et l'évolution vers ce choix électoral, observée depuis 2012, n'a cessé de se confirmer. À niveau de responsabilité équivalent, le vote des fonctionnaires se différencie de moins en moins du vote des salariés du secteur privé".

Dans tous les systèmes de fonction publique, les dirigeants politiques sont en effet en situation de rechercher des collaborateurs à la fois compétents et loyaux. Mais ces deux impératifs ont tendance à se contredire, dans la mesure où l'expertise technocratique alimente l'autonomie professionnelle des hauts fonctionnaires et l'importation d'une rationalité administrative qui ne se superpose pas nécessairement avec la rationalité politique du ou de la ministre. Réciproquement, des nominations de hauts fonctionnaires fondées uniquement sur un critère de loyauté politique au gouvernement en place ne garantissent pas l'efficacité de ces collaborateurs d'un point de vue technique, voire obèrent les possibilités pour les membres des entourages ministériels de "parler vrai au pouvoir" au nom de l'intérêt général. Ce dilemme se trouve résolu de différentes manières selon les pays, tantôt dans le sens de davantage de loyauté (comme dans le "système des dépouilles" ou spoil system aux États-Unis), tantôt dans celui d'une stricte séparation entre administration politique, comme dans le système de fonction publique britannique.

Le cas de la France représente une combinaison singulière, alliant très forte mise en avant de la compétence technocratique et contrôle politique des nominations relativement étendu. Depuis le dernier tiers du XIXe siècle, la haute fonction publique française s'est institutionnalisée comme un espace professionnel de plus en plus autonome du pouvoir politique. Cette autonomie professionnelle s'appuie sur la diffusion du concours comme principal mode de recrutement légitime, sur des écoles de formation initiale permettant aux hauts fonctionnaires de se prévaloir d'un ensemble de savoir et de savoir-faire spécifiques, et sur l'établissement d'une fonction publique de carrière, protégée de l'arbitraire politique par un statut général et structurée en corps qui assurent à leurs membres des conditions d'accès et d'avancement indépendantes des alternances politiques. Pour autant, cette autonomie est loin d'être totalement aboutie, ni définitivement acquise.

En effet, la haute administration française comporte simultanément un nombre important de positions sur lesquelles le pouvoir politique exerce un pouvoir de nomination direct. Aux positions dans les cabinets ministériels déjà évoquées, dont le recrutement revient entièrement au ou à la ministre, s'ajoutent en effet les emplois "à la décision du gouvernement", pourvus par des décrets présidentiels en conseil des ministres. Préfets, recteurs, directeurs généraux et directeurs d'administration centrale, mais aussi directeurs d'établissements publics sont ainsi directement nommés par le pouvoir exécutif, qui peut d'ailleurs puiser au-delà de la fonction publique, ces postes étant ouverts aux non-fonctionnaires.

En pratique, le contrôle politique des nominations est un enjeu toujours disputé au sommet de l'administration et dont la réalité peut varier, d'un gouvernement à l'autre en fonction du contexte politique mais aussi de transformations de plus long terme de la relation politico-administrative. En s'appuyant sur la revendication d'une expertise spécifique, les grands corps de l'État ont ainsi réussi à s'imposer historiquement comme des viviers privilégiés de ces nominations, réduisant de facto la marge de manœuvre du pouvoir politique. C'est ce qui interdit, dans le cas français, de parler de "système des dépouilles", à l'image de ce qui se passe aux États-Unis. L'autonomie de recrutement des corps, même "grands", vis-à-vis du pouvoir exécutif n'a cependant jamais été totale comme en témoignait jusqu'en 2023 l'existence d'un "tour extérieur du gouvernement" permettant au pouvoir exécutif de nommer directement une certaine proportion de membres du Conseil d'État, de la Cour des comptes, et de l'Inspection des finances.

Depuis une trentaine d'années, les réformes successives de la haute fonction publique viennent retravailler cette question de la relation politico-administrative en introduisant certains déplacements par rapport à la trajectoire historique de professionnalisation de la haute fonction publique (Gally, 2022). La composante fonctionnelle de la fonction publique française, autrefois secondaire dans un système dominé par le principe de carrière statutaire, tend à prendre de l'ampleur. Les carrières sont envisagées de manière croissante comme l'occupation d'une succession d'emplois plutôt que comme la progression dans les échelons successifs d'un même corps. En occupant différents emplois fonctionnels, le fonctionnaire construit un parcours plus individualisé, qui le conduit à être régulièrement détaché de son corps d'origine.

Or, cette "fonctionnalisation" des carrières n'est pas sans incidence sur le contrôle politique des carrières des hauts fonctionnaires. Les nominations sur emplois fonctionnels, dès le grade de sous-directeur, directeur adjoint, ou chef de service en administration centrale, sont ainsi susceptibles de faire l'objet d'une intervention politique. Leur ouverture aux contractuels issus du secteur privé par la loi dite de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 participe d'ailleurs de ce mouvement d'ouverture qui, en réduisant le poids des corps dans la haute administration, est susceptible de renforcer le contrôle exercé par l'exécutif. La mise en extinction en 2023 du corps préfectoral et des corps diplomatiques, ainsi que de l'Inspection générale des finances, participe de cette évolution de long terme en faveur d'un plus fort contrôle politique des nominations au plus haut niveau. Se joue aussi dans ces transformations une tentative de centralisation du pouvoir de nomination autour de l'exécutif central, via la Délégation interministérielle à l'encadrement supérieur de l'État (DIESE), qui pose la question des capacités des administrations centrales à y faire face par des politiques ministérielles de recrutement et de gestion des parcours de carrière.

Références bibliographiques :

BIRNBAUM, Pierre (1994), Les sommets de l'État. Essai sur l'élite du pouvoir en France, Paris, Seuil, 1994.

CHEVALLIER, Jacques, "Le statut général des fonctionnaires de 1946 : un compromis durable", La Revue administrative, 1996, Le cinquantenaire du statut de la fonction publique pp. 7-21. hal-01722251

Collectif Nos Services Publics, Guide du devoir de réserve et de la liberté d'expression des agents publics, juillet 2021, https://nosservicespublics.fr/guide_devoir_reserve, consulté le 19/02/25.

DUTHEILLET De LAMOTHE et al., L'essentiel de la jurisprudence du droit de la fonction publique. Recueil de commentaires de jurisprudences applicables aux agents publics, Conseil d'État, DGAFP, fiches n°20, n°26 et n°29.

EYMERI-DOUZANS, Jean-Michel (2003), "Frontière ou marches ? De la contribution de la haute administration à la production du politique", dans J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, p. 47-77.

FRANCE, Pierre, VAUCHEZ, Antoine (2017), Sphère publique, intérêts privés Enquête sur un grand brouillage, Paris, Presses de Sciences Po.

GALLY, Natacha, (2022), "Le marché des hauts fonctionnaires De l'ENA à l'INSP", Esprit, Juin (6), 105-113.

HOOD, Christopher, LODGE, Martin (2006), The Politics of Public Service Bargains: Reward, Competency, Loyalty - and Blame, Oxford, Oxford University Press.

ROUBAN, Luc (2024), "Le vote des fonctionnaires aux élections de 2024 ou la fin de la gauche d'État", Note de recherche, Élections européennes et élections législatives 2024, vague 3 de l'enquête électorale, note 19, septembre 2024, 8 p.