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Le Sénat : seconde chambre de perfectionnement ou pôle conservateur ?

Temps de lecture  22 minutes

Par : Marc Milet - Professeur de science politique à l'université Panthéon-Assas, membre du Centre d'études et de recherches de sciences administratives et politiques (Cersa)

Conçu à l'origine comme un contrepoids face aux effets du suffrage universel, le Sénat est souvent décrié pour son conservatisme. Son manque de légitimité démocratique est cependant compensé par ses contributions notables au travail législatif et son rôle de précurseur dans le renouveau de la vie politique.

Le Sénat de ses origines à nos jours

La place qu'occupe le Sénat au sein des institutions, de la vie politique française et de l'imaginaire commun est immanquablement marquée par une certaine ambivalence. Quelques rappels historiques suffisent à noter la très grande stabilité de l'institution. La tradition révolutionnaire se fonde sur l'indivision de la souveraineté du peuple ; l'unité du corps législatif est décidée par l'Assemblée constituante du 10 septembre 1789. 

Mais les excès de la Terreur discréditent durablement le modèle d'un parlement monocaméral avant qu'un autre ne s'impose durablement ; le régime représentatif est associé à la constitution d'une Chambre haute, perçue à l'origine comme un contrepoids, si ce n'est un rempart, au suffrage universel, puis comme appui de l'exécutif. Seule la Seconde République fait figure d'exception, instaurant en 1848 de manière éphémère le retour à une seule chambre. Le terme de sénat était quant à lui apparu dans le vocabulaire du droit positif dans la Constitution du 22 frimaire an VIII (13 décembre 1799). Cette dernière instaure le Consulat dans le cadre de la Première République. Elle suit d'un mois le coup d'État du 18 Brumaire et donne à Napoléon Bonaparte la possibilité d'exercer un pouvoir personnel.  

Le modèle sénatorial français ne correspond cependant qu'imparfaitement aux deux grands systèmes existants du bicamérisme selon Hugues Portelli ("Bicamérisme ou pouvoir régional", Pouvoir n° 159, 2016), celui qui oppose la Chambre du peuple à la Chambre de l'aristocratie (modèle britannique avec la Chambre des Lords) et celui qui consacre la Seconde Chambre en Chambre des territoires (modèle du bicamérisme fédéral tel que l'illustre la Fédération nord-américaine). Le Sénat républicain à la française est en effet profondément marqué par le moment compromissoire de consolidation de la IIIe République ; les Constituants de 1875 créent un Sénat élu au scrutin indirect mais émanation de la nation car largement issu des municipalités rurales et doté de prérogatives législatives et politiques importantes ; le Sénat de la Ve République a repris l'essentiel des pouvoirs conférés et l'esprit de cet agencement institutionnel, après une parenthèse du régime de la IVe République qui fait figure d'intermède (avec un Conseil de la République aux pouvoirs amoindris). 

De ce fait, le souvenir de la Révolution et la tradition du gouvernement représentatif ainsi consacré ont conduit les Français à rejeter par deux fois les tentatives d'affaiblissement du Sénat (projet constitutionnel de 1946 de revenir au monocamérisme ; référendum de 1969 par lequel le général de Gaulle proposait une refondation de l'institution qui conduisait à élargir sa composition à la société civile, aux corps intermédiaires, et à la transformer en chambre consultative).

Pour autant, le peu d'alternance (la gauche n'a été majoritaire qu'entre 2011 et 2014) depuis 1958 et la nature des positions politiques défendues au Sénat ont conduit à décrier une institution qui serait marquée par un triple conservatisme

  • sociétal (car peu encline à porter ou soutenir les réformes des questions de société, éthiques ou écologiques) ;
  • territorial (l'élection par un collège composé à 95 % d'élus municipaux) ;
  • institutionnel (dans sa capacité à bloquer les réformes constitutionnelles). 

Ces critiques se sont traduites dans des contextes historiques variés par des propositions de réformes de plus ou moins grande ampleur qui ont porté sur la suppression ou la diminution de ses pouvoirs (rapport Claude Bartolone-Michel Winock, 2015), sa démocratisation (projets portés par les écologistes), une spécialisation comme chambre de contrôle législatif ou ciblée (à l'initiative de la Fondation pour la nature et l'homme afin de créer une Chambre du futur).

La perception des citoyens montre dès lors ce rapport contrasté à l'institution, entre attachement et distanciation. En 2025, seules 32 % des personnes interrogées dans l'enquête du baromètre de la confiance politique du Centre de recherche de Sciences Po (Cevipof) indiquent avoir foi en le Sénat ; mais pour autant l'institution se situe devant la présidence de la République (26 %), l'Assemblée nationale (24 %) ou le Gouvernement (23 %).

Face aux critiques, de nombreuses réformes voulues par le Sénat lui-même à travers différentes propositions de lois organiques sont engagées lors des deux dernières décennies. Ainsi, depuis 2004, le mandat des sénateurs a été réduit de neuf à six ans ; un renouvellement triennal a été instauré ; l'âge d'éligibilité a été abaissé progressivement, il est aujourd'hui de 24 ans ; le mode de scrutin est désormais mixte (proportionnel ou majoritaire selon des logiques démographiques) … l'ensemble aboutissant à tracer la figure d'un Sénat rajeuni (59 ans en moyenne), féminisé (36 %) et plus urbanisé que par le passé.

À l'issue de cet aperçu, une réévaluation de la place du Sénat s'impose : l'approche juridique fondée sur une conception d'une chambre reléguée car dotée de prérogatives inégalitaires avec l'Assemblée ne rend pas pleinement compte de la contribution législative effective de l'institution ; le Sénat a su de surcroît se renouveler par l'apparition constante de nouveaux rôles afin de pallier son déficit de légitimité. La situation actuelle de majorité relative du gouvernement renforce alors sa position à la fois aux niveaux politique et institutionnel.

Le bicamérisme asymétrique : une contribution manifeste à l'élaboration de la loi

Issue du droit positif, la notion d'un bicamérisme inégalitaire tend à effacer les prérogatives détenues par le Sénat qui lui confèrent bien pourtant un véritable statut de législateur à part entière.

Une inégalité tempérée

En ce sens, le bicamérisme à la française implique l'octroi de privilèges différenciés. L'impératif d'efficacité induit juridiquement une domination de l'Assemblée dans le processus législatif. Les constituants ont ainsi tranché en faveur de l'impossibilité pour le Sénat de renverser le gouvernement, a contrario de l'important débat doctrinal tenu sous la IIIe République et contre la position du juriste bordelais Léon Duguit ("Le sénat et la responsabilité politique du ministère", Revue du droit public et de la science politique, mai-juin 1896). Surtout la Constitution confère le dernier mot à l'Assemblée nationale qui, en cas de désaccord avec le Sénat, si le Gouvernement le demande, peut être amenée à statuer définitivement.

Cette apparente relégation semble se confirmer en termes de procédure : 65 % des projets de loi déposés durant la législature 2002-2007 l'ont été devant l'Assemblée national. L'on a assisté à une multiplication des recours à la procédure accélérée (lorsqu'une loi fait l'objet d'une procédure accélérée (article 45.2 de la Constitution), le Gouvernement limite l'examen de cette loi à une seule lecture dans chacune des deux chambres) : alors que 59 % des lois promulguées le sont sans seconde lecture pour les décennies 1990-2010, la procédure accélérée tend à devenir la règle durant la session 2022-2023 (69 % des textes adoptés) ; une telle procédure contraint d'autant la capacité d'amendement du Sénat. En outre, dans le cadre de notre État unitaire, le Sénat n'est pas doté de plus de pouvoirs que l'Assemblée sur les questions territoriales. L'acte premier de la décentralisation de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes et des départements et des régions a ainsi été adopté par le seul Palais Bourbon.

Toutefois, cette inégalité se trouve largement tempérée par le fait que les projets de loi ayant pour principal objet l'organisation des collectivités territoriales doivent être déposés en priorité devant le Sénat pour l'examen du texte en première lecture. L'institution s'affirme bien comme une chambre législative comme une autre, dotée de prérogatives, à l'exception des dérogations citées plus haut, équivalentes à celles de l'Assemblée nationale. Le Sénat ne se contente pas d'examiner les lois territoriales ou de procéder d'un veto suspensif ou d'un simple avis consultatif. Il est doté du droit d'initiative (dépôt de propositions de loi), d'élaboration de la loi (droit d'amendement équivalent à l'Assemblée nationale), et d'examen et d'adoption du budget (loi de finances et loi de financement de la Sécurité sociale). Dans le milieu des années 1970 il obtient un rallongement de son temps d'examen pour la loi de finances, le moment budgétaire pouvant tourner au bras de fer au sein de la majorité présidentielle (tel qu'avec le groupe sénatorial communiste sous le mandat de François Hollande).

Le bicamérisme égalitaire en matière constitutionnelle lui offre de surcroît un droit de veto puissant selon Arend Lijphart (Patterns of Democracy: Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries, New Haven, Yale University Press, 1999), puisque toute adoption d'une révision constitutionnelle (hormis le choix de la voie du référendum issu de l'article 11 de la Constitution) passe par un vote du texte en termes identiques par les deux chambres. Si le président de la République choisit pour un projet de révision la voie de ratification par le passage en Congrès, alors le texte doit obtenir la majorité qualifiée des trois cinquièmes des sénateurs et des députés réunis à Versailles. L'éventualité d'un veto conduit en 2019 le Premier ministre Édouard Philippe à renoncer à engager un projet de loi constitutionnelle pour la rénovation de la vie démocratique, indiquant que poursuivre faute d'un accord de la majorité sénatoriale "n'aurait pas de sens". Ajoutons que toute loi organique qui concernerait la Chambre haute ne pourrait être adoptée qu'avec son accord.

Le fait le plus marquant ne résulte pourtant pas de ce rappel des attributions majeures juridiquement conférées au Sénat, mais bien de sa capacité sur le temps long à œuvrer à l'élaboration de la loi.

Le Sénat (co-) législateur

La règle formelle "du dernier mot" à l'Assemblée nationale ne résiste pas à l'épreuve des faits. Ce dénouement s'avère une exception sous la Ve République. De 1959 à 2014, 11 % seulement des lois ont été adoptés par cette procédure ; sur la même période, la réunion d'un comité compromissoire chargé d'obtenir un accord entre les deux chambres (la commission mixte paritaire, CMP, composée de sept députés et de sept sénateurs) aboutit favorablement dans 67 % des cas. De manière encore plus notable, 73 % des amendements du Sénat sont repris de 1970 à 2014 (la concordance ou l'opposition de majorités venant modifier cette moyenne qui tombe à 53 % en cas de majorités distinctes sur cette dernière période). Une attention particulière accordée au travail de la CMP permet de relever cette contribution rendue largement invisible.

L'accord trouvé peut conduire à valider des amendements proposés par les sénateurs, mais même en cas de désaccord, l'Assemblée nationale, qui n'a pas le droit d'une réécriture du texte, doit partir de versions que le Sénat a examinées : la mouture de la CMP refusée par le Palais du Luxembourg ou le texte adopté par l'Assemblée nationale lors de sa lecture précédente, qui est donc susceptible en cas de navette de contenir des dispositifs proposés par le Sénat. En d'autres termes, l'échec en commission mixte paritaire ne vaut pas effacement du travail législatif sénatorial.

Historiquement, la contribution législative s'est également affirmée à travers un processus que l'on pourrait qualifier d'incrémental, qui tend à effacer les contributeurs de l'élaboration d'une loi, généralement issue d'un long processus. Or, l'important travail effectué par les missions d'information du Sénat, par les commissions d'enquête, ainsi que le dépôt des propositions de loi qui ne franchissent pas le seuil de l'adoption définitive trouvent leur traduction dans des projets gouvernementaux qui ont pu en reprendre la substance (l'on songe ici aux travaux en matière de logement et d'urbanisme, mais encore de réforme de la poste). La place accordée à la phase sénatoriale par les lobbyistes (62 % des activités répertoriées par le site Integrity Watch y font référence pour la période 2017-2023) atteste de l'importance du processus de la navette (le risque qu'un consensus soit remis en question engage les groupes d'intérêt et cabinets de lobbying à ne pas négliger le passage au Sénat).

L'invention d'un rôle : affirmer sa légitimité par des processus de distinction

En 2016 un média parlementaire en ligne, Projet Arcadie, poste un billet provocateur sobrement intitulé "Faut-il supprimer le Sénat ?". Face aux critiques récurrentes, la Chambre haute a donc dû se réinventer à travers une entreprise de valorisation fondée sur l'apport technique et un rôle de protecteur des droits des citoyens (Pauline Türk, "Le Sénat, une assemblée de bons légistes ?", Pouvoirs n°159).

Une chambre de perfectionnement législatif : qualité de la loi et défense de la garantie des droits et des libertés

Le président Larcher s'est ainsi engagé dans une promotion de l'institution comme gardienne de la frontière entre la loi et le règlement (lors de la session 2015-2016, 1,2 % des amendements a ainsi été déclaré à ce titre irrecevable). Les sénateurs se sont fait également les promoteurs de l'impératif légistique (la légistique est une discipline qui rassemble les techniques nécessaires à la rédaction des textes normatifs tels les lois, décrets etc.), luttant contre les neutrons législatifs, ces dispositifs n'ayant aucune portée normative, qui ont servi de griefs lors des saisines du Conseil constitutionnel, contestant également la pratique des cavaliers législatifs utilisés par la majorité législative (des députés).

Reprenant son rôle de "gardien du pacte fondamental et des libertés publiques" établi sous le Second Empire, le Sénat par l'entremise notamment des travaux de sa commission des lois a cherché à affirmer le privilège du judiciaire dans le cadre des procédures de perquisition administrative, limitant encore les mesures d'accès aux données (lors d'examen des projets de loi, tels ceux sur le renseignement, pour une  République numérique, ou encore durant les débats sur la modification du régime de l'état d'urgence).

L'entreprise de légitimation : communications et rapport aux citoyens

Puisque le Sénat est parfois présenté médiatiquement comme un cénacle de personnes âgées et constamment sous le joug de potentielles réformes, ses présidents se sont engagés dans une politique d'ouverture et de communication ; l'institution a épousé le mouvement de mutation de la démocratie représentative en intégrant les dispositifs participatifs dans le cadre d'un post-parlementarisme à la française.

La prise de conscience de la nécessité de s'appuyer sur l'opinion publique intervient à l'issue du référendum de 1969 (1,5 million de francs sont mis à la charge de la questure – les services administratifs du Sénat – dans le cadre de la campagne en faveur du non). En 1971 le bureau du Sénat décide de la création d'une division de l'information, l'on passe d'un service de presse directement lié à la présidence du Sénat à une entité administrative dédiée. La même année est éditée une plaquette de vulgarisation ; 20 ans plus tard la création d'un service de la communication entérine la mutation d'une diffusion unilatérale de l'information vers une approche interactive (des enquêtes d'opinion servent d'appui aux réformes) ; la décennie suivante voit apparaître des changements au Sénat ; ses présidents successifs – l'alternance de 2011 ne modifie pas la tendance – œuvrent à faciliter la reprise et la diffusion des travaux de la Chambre haute pour se différencier de l'Assemblée nationale : site internet constamment remodelé, diffusion systématique de notes synthétiques sous forme de flyers pour les comptes rendus des examens des textes législatifs et des commissions d'enquête ou d'information.

Porté par des mobilisations citoyennes, promu par les organisations internationales, un nouveau modèle démocratique consacre également l'idée selon laquelle la légitimité d'une décision publique se fonde désormais sur les potentialités de délibération des citoyens au processus d'élaboration de la norme ; dans son rapport de 2011, "Consulter autrement, participer effectivement", le Conseil d'État prône ainsi la généralisation des procédés de consultation via le numérique. Le Sénat s'engage précocement dans cette voie. Dès 2007, des espaces participatifs en ligne lui avaient permis de recueillir les avis et propositions citoyennes à travers des consultations sectorielles et ciblées (à l'instar de celles relatives à la sécurité routière ou la gratuité des transports collectifs).  

Dès 2000, le Sénat avait devancé à nouveau l'Assemblée nationale pour établir la première plateforme numérisée de récolte de pétition citoyenne, établie à titre expérimental puis bientôt pérennisée. La stratégie de distinction a conduit l'institution à proposer un dispositif simplifié ; en instaurant un seuil unique de 100 000 signatures à recueillir en six mois, ciblé sur deux types de proposition (proposition législative ou demande de mise en œuvre d'une mission de contrôle), le Sénat a gardé toutefois la main à tout moment pour accélérer la procédure et surtout décider de l'issue de ces propositions, se refusant à n'être qu'une "juridiction d'appel des réformes conduites".

Dans le prolongement des propos énoncés sur l'apport législatif, force est de constater que l'institution se sert de ces nouveaux dispositifs pour affirmer l'effectivité de son activité : la pétition sur la déconjugalisation de l'allocation aux adultes handicapés avait ainsi permis d'inscrire une proposition de loi à l'ordre du jour, avant que le dispositif ne soit repris par le Gouvernement conduit à infléchir sa position ; de même qu'une mission d'information sur la sécurisation de la chasse résultant de l'une des pétitions qui portaient principalement sur un ensemble de thématiques ciblées (les questions sociales, dont le handicap, la police et la fiscalité) (Éric Buge, Mathieu Mugnier, "Du droit de pétition à l'initiative citoyenne. La rénovation du droit de pétition au Parlement français", Revue française de Droit constitutionnel, n°138, 2024).  

L'on peut toutefois noter que c'est bien le conservatisme supposé qui sous-tend les interprétations du positionnement politique du Sénat.

Des rapports contrastés à la majorité gouvernementale

Sur l'ensemble de la Ve République, la concordance de majorités de la droite et du centre, au sein de l'Assemblée nationale et du Sénat, domine immanquablement (la période d'un Palais du Luxembourg à droite face à une majorité de gauche ne s'étend que sur 18 années ; trois ans pour une concordance à gauche des deux chambres). Pourtant, l'appui sénatorial, sans réserve, à la majorité gouvernementale ne correspond qu'à des périodes relativement circonscrites.

Triangle institutionnel et logiques majoritaires

De 1958 à 1962, le Sénat remplit le rôle espéré par Michel Debré en soutenant le Gouvernement face à une assemblée divisée. La victoire d'un président libéral au milieu des années 1970 permet également au Sénat de s'affirmer comme appui du Gouvernement giscardien. Pour le reste, la réforme de l'élection présidentielle de 1962, puis les velléités de refondation de l'institution sénatoriale en 1969 consacrent sur la durée, jusqu'aux années 2000, un positionnement relativement autonome d'une institution dominée par une majorité centriste et libérale (la droite non gaulliste), et dès lors guère encline à s'en tenir à une simple politique de suivisme du pouvoir gaulliste.

De même, les périodes de cohabitation souvent résumées à un nouveau rapport dualiste et conflictuel entre la présidence de la République d'une part et l'Assemblée de l'autre, consacrant ainsi la nature parlementaire du régime, méritent d'être reconsidérées à partir d'une tout autre lecture fondée sur un rapport institutionnel triangulaire : une présidence de la République à gauche face à une entente et une domination parlementaires (majorités concordantes de l'Assemblée et du Sénat en 1986-1988 et 1993-1995) ; une position du Palais du Luxembourg comme soutien institutionnel du président (majorité présidentielle et sénatoriale face à la majorité de la gauche plurielle de l'Assemblée, entre 1997 et 2002).

Le Sénat a ainsi oscillé durablement au gré des majorités entre une vocation de modération et une vocation oppositionnelle. En effet, quelle que soit la couleur politique des majorités du Palais Bourbon, le Gouvernement a su jouer avec la navette afin que les positions radicales de sa propre majorité soient revues par le Sénat (enjeux sociétaux sous la présidence Hollande ; mesures sécuritaires lors des présidences de droite). Le Sénat est d'autant plus influent dans son rôle de contrôle qu'il ne connaît pas la restriction d'une opposition numériquement minoritaire, telle qu'au sein de l'Assemblée (Julie Benetti, "Et si le Sénat n'existe pas ?", Pouvoir n° 159, 2016).

L'avènement d'un gouvernement minoritaire, facteur d'un renforcement du Sénat ?

L'entrée durable de la France dans les cas de figure des "gouvernements minoritaires", qui ne sont dotés que de majorités relatives, déclinées par secteurs d'action publique et non pérennes, ouvre sur une nouvelle forme de rapport institutionnel, sans nul doute favorable au renforcement du Sénat (Kaare StrØm, Minority Government and Majority Rule, Cambridge University Press, 1990).

La pratique de dépôt des projets gouvernementaux devant le Palais du Luxembourg pour l'examen d'un texte en première lecture n'est pas nouvelle mais s'est accentuée depuis 2022 (sous la XVe législature sur 376 projets de loi, 166 l'ont été sur le bureau du Sénat, soit 44 %). Ce fut notamment le cas de textes d'ampleur tel le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la Justice (2023-2027). Une telle pratique relève d'abord d'un intérêt légistique ou de pure technique procédurale. En cas de dépôt du texte devant l'Assemblée, du fait de la domination d'une procédure d'examen accélérée en une seule lecture, les positions du Sénat n'ont pas l'occasion d'être (ré)examinées par les députés lors d'une seconde lecture (la CMP citée plus haut règle en effet précocement les différends) ; s'accentue le risque que le Sénat puisse réécrire profondément le texte porté par la majorité des députés et n'induise un échec lors de la phase compromissoire.

Partir du Sénat offre a contrario l'opportunité de voir se consolider les positions lors du passage à l'Assemblée. Selon une logique plus politique, le Gouvernement cherche à s'allier préalablement à la majorité sénatoriale de la droite et du centre qui définit une ligne directrice s'avérant difficilement contestable ensuite par le groupe des députés Les Républicains (LR). Depuis 2022 et jusqu'à ce jour, prend ainsi corps une nouvelle alliance, purement objective, qui induit la constitution d'un gouvernement minoritaire à soutien sénatorial. Le vote par la majorité du Palais du Luxembourg du projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023, portant la réforme des retraites, manifeste ce coup politique en guise de nouveau rapport de force. La manœuvre politico-institutionnelle n'a pas été sans risque, comme l'atteste la surenchère sénatoriale lors de l'examen du projet de loi immigration qui a obéré sa validation par l'Assemblée, rejeté en première lecture la même année.

Depuis 2024, l'accentuation du déficit majoritaire (un manque a minima de plus de 90 voix pour construire une majorité absolue) a également défini un rapport de force favorable à la majorité sénatoriale dans le cadre cette fois-ci du travail en CMP : le parti LR est assuré sous la XVIIe législature d'être le plus représenté avec trois sénateurs et un député, tandis qu'une place de député est attribuée de manière tournante à un membre des groupes écologiste, Horizon ou Modem. Le premier ministre Michel Barnier ne s'y était pas trompé, son gouvernement ne comptait alors pas moins de 10 sénateurs.

En définitive, le Palais du Luxembourg semble bien pour le moins osciller, durablement, entre pôle de conservatisme et organe central de contribution normative.

Pour aller plus loin

Nathalie Droin, Aurore Granero, Le Sénat sous la Ve République, un acteur "méprisé" ? Institut francophone pour la justice et la démocratie, Paris, 2022.
Arend Lijphart, Patterns of Democracy: Government Forms and Performance in Thirty-Six Countries, Yale University Press, New Haven, 1999.
Benjamin Morel, Le Sénat et sa légitimité : l'institution interprète de son rôle constitutionnel, Dalloz, Paris, 2017.
Pouvoirs, "Le Sénat pour quoi faire ?" n° 159, 2016.
Jean-Jacques Urvoas, Le Sénat, PUF, Que sais-je, Paris, 2019.

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