L'incitation croissante à la sobriété et son incidence sur l'économie des services urbains
Les services urbains désignent un ensemble d'activités économiques fournies au niveau local qui présentent certaines particularités économiques ayant justifié une régulation par les pouvoirs publics. Parmi ces services, il est possible de mentionner, sans exhaustivité, la gestion de l'eau potable, de l'assainissement, des transports en commun, des infrastructures routières, des réseaux de gaz ou d'électricité.
Sur le plan économique, ces différentes activités ont en commun de nécessiter, pour exister, la construction et l'entretien d'importantes infrastructures de réseaux qui représentent l'essentiel des charges des opérateurs (publics comme privés). Dans le secteur de l'eau potable, par exemple, la Fédération professionnelle des entreprises de l'eau (FP2E) estime que les coûts fixes (c'est-à-dire indépendants des volumes produits) représentent 80 à 95% des charges totales de cette activité. Cela signifie que, même lorsqu'aucun volume n'est produit, le service doit assumer des charges d'infrastructures considérables.
Par ailleurs, ces activités génèrent des externalités économiques importantes, à savoir que les non-utilisateurs directs peuvent bénéficier des bienfaits de ces services urbains. Par exemple, le fait qu'il existe des transports en commun peut avoir une incidence (positive comme négative) sur la congestion routière et ainsi impacter indirectement l'usager de la voiture. Ainsi, le bénéfice collectif de ces services urbains va bien au-delà du seul usager.
Une intervention forte des pouvoirs publics peut être justifiée par les incidences de ces activités, et ce pour plusieurs raisons.
D'abord, elles génèrent ce que les économistes appellent des monopoles naturels, qui sont des structures de marché où un seul opérateur pourra fournir le marché, tandis que l'arrivée de concurrents sera empêchée par des coûts dissuasifs d'accès au marché. Cette situation fait peser un risque pour les consommateurs et, plus généralement pour la société, d'une forte dépendance à un seul opérateur qui pourrait abuser de cette place privilégiée (en termes de prix pratiqués ou de qualités offertes). Par exemple, sachant que l'entrée d'un concurrent est peu probable, l'opérateur peut ne pas être incité à privilégier la qualité de son service. Également, étant donné la présence d'externalités de réseaux, un excès tarifaire pourrait conduire à une sous-utilisation de l'infrastructure et donc à une perte des bénéfices pour la collectivité (par exemple, la sous-utilisation d'une autoroute faisant suite à l'instauration d'un péage pourrait créer un déversement du trafic sur les routes secondaires).
Ensuite, les coûts d'infrastructure très élevés imposent, pour être rentabilisés, de produire à très grande échelle afin d'opérer un partage et un lissage des coûts sur l'ensemble des volumes facturés. Les économistes parlent alors d'économies d'échelles, suggérant que le coût moyen (l'ensemble des coûts divisé par les volumes) diminue fortement à mesure que la production s'accroît. Cette caractéristique économique va imposer un modèle économique fondé sur les volumes pour amortir et rentabiliser des investissements initiaux très importants. Par ailleurs, les pouvoirs publics ont longtemps privilégié des situations de monopoles publics afin de pouvoir amortir sur une très longue période les investissements, bénéficiant ainsi de la capacité de l'Etat à s'endetter sur des temporalités supérieures à celles des acteurs privés.
Pour illustrer cela, nous pouvons prendre l'exemple historique de la stratégie électrique française durant les Trente Glorieuses. En 1946, le législateur a créé EDF et l'a constitué en monopole d'État exclusif pour assumer l'ensemble des activités du marché électrique. Cette stratégie s'est imposée dans de nombreux pays après la Seconde Guerre mondiale pour assurer la reconstruction des infrastructures. Dans le cas d'EDF, cette situation de monopole lui a permis d'investir et amortir ses investissements dans les infrastructures électriques à grande échelle et sur du temps long, afin de répartir au mieux la charge entre les usagers.
Dans ces conditions, l'équilibre économique des services urbains a reposé pendant longtemps sur une approche essentiellement volumétrique, considérant que la production à grande échelle permettrait d'engranger davantage de recettes sur les volumes facturés.
Au niveau local, l'exemple de l'eau potable est une illustration de ce modèle économique historique. Le service public de l'eau potable, géré principalement au niveau communal ou intercommunal, a nécessité la construction très coûteuse d'infrastructures de réseaux qui s'est achevée dans les années 1970. La couverture de ces coûts importants a été assurée principalement par les redevances payées par les seuls usagers en vertu d'un principe selon lequel "l'eau paie l'eau". Ce principe, imposé par la jurisprudence du Conseil d’État, signifie qu'un service d'eau ne peut fonctionner à perte et que les redevances prélevées sur les usagers doivent couvrir l'intégralité des charges du service. Dans ces conditions, l'obligation faite au service de l'eau potable de couvrir les coûts n'offre pas une infinité de leviers aux collectivités face à une hausse des charges : soit il faut parier sur une hausse des volumes, soit provoquer une hausse des prix. En tout état de cause, la rentabilité économique de ce service urbain reste fortement liée aux consommations d'eau. Pour d'autres services publics, les déséquilibres pourront être compensés par des subventions publiques ou par la dette, bien que ce levier apparaisse de plus en plus difficile à mobiliser.
On peut, dans ce contexte, se demander où est l'intérêt des opérateurs de lutter contre la vétusté des approvisionnements et canalisations? Il existe, au moins sur le papier, parce qu'une fuite est un volume non-facturé - à moins que la fuite soit dans un immeuble auquel cas la copropriété devra payer. Cependant, le problème est que le coût de la fuite (coût marginal du m3 perdu) sera toujours inférieur (sauf énorme fuite) au coût de la réparation. – une cause importante du sous-investissement dans les réseaux de façon chronique.
Pourtant, ce modèle économique tend à être remis en question à l'heure des défis posés par les enjeux de sobriété et de transition.
Un modèle économique fondé sur un paradigme de volumes croissants en continu : une contradiction face aux défis de la transition ?
Sur le plan macroéconomique, le modèle dominant est fondé sur la recherche de croissance, c'est-à-dire l'accroissement de l'activité économique (sous-entendu, de la richesse produite) en continu. À l'échelle des services urbains, les opérateurs économiques ont également bâti des stratégies reposant sur la recherche de croissance. Pourtant, l'émergence de nouveaux paradigmes et de nouveaux objectifs environnementaux peut heurter la viabilité de ce modèle et interroge sur les leviers d'actions.
Dans le secteur de l'eau, nous observons par exemple une baisse tendancielle et continue de la consommation. Par exemple, en 2023, la consommation a connu une baisse historique de 3 à 4% en France. Indépendamment des facteurs explicatifs de cette baisse, cette situation vertueuse sur le plan environnemental se révèle paradoxalement en contradiction avec le modèle économique. En effet, dans la mesure où la majorité des charges des opérateurs d'eau ne dépend pas des volumes, ces derniers ne verront pas leurs coûts diminuer avec l'adoption par les consommateurs de comportements pro-environnementaux. C'est ainsi que nous aboutissons à un paradoxe : à mesure que les usagers adoptent et acceptent des usages sobres, les services urbains se voient impactés dans leurs recettes et, in fine, dans leur modèle économique.
Les pouvoirs publics ont été confrontés ces dernières années à des crises sans précédent qui ont généralement imposé de repenser les objectifs des politiques publiques d'infrastructures.
La crise énergétique suscitée par la guerre en Ukraine a été une illustration de ces différents paradoxes économiques et environnementaux. Cette crise a provoqué une augmentation brutale des charges énergétiques, principalement liées à la hausse des prix du gaz et de l'électricité sur les marchés. Face à cette situation, le gouvernement a adopté le Plan de sobriété énergétique en 2022, une stratégie visant à inciter fortement à la baisse des usages pour compenser la hausse des prix et limiter les risques de rupture d'approvisionnement. Les gros consommateurs (entreprises et administrations, notamment) ont été particulièrement contraints à réduire leurs volumes consommés. Le bilan de ce plan a estimé la baisse à environ 10% de la consommation, si bien que le plan a été étendu avec un objectif pour 2050 de baisse de 40% de la consommation énergétique.
Parallèlement à l'atteinte de cet objectif de réduction, la baisse des volumes n'a pas manqué de provoquer des tensions pour le modèle économique des opérateurs. Ainsi, dans le secteur du gaz, son prix a été augmenté de 20% en moyenne entre 2022 et 2023, pour compenser la baisse de 18% des volumes consommés sur cette même période.
Cette situation ne manque pas d'interroger sur les paradoxes des politiques pro-environnementales. D'un côté, l'usager est encouragé à adopter des comportements économes avec la promesse d'une économie faite sur sa facture ; de l'autre, en cas de succès, le modèle économique, tout comme la jurisprudence suivant le principe "l'eau paie l'eau", imposent de compenser cette baisse par une hausse du prix. Cet ajustement peut susciter à la fois de la perplexité et de la confusion sur le sens à donner aux politiques de sobriété.
Au-delà du comportement des usagers, dans les services urbains, le modèle économique fondé sur des recettes principalement liées aux volumes facturés apparait comme contradictoire avec tout autre objectif de sobriété. En effet, quelles sont les incitations pour un opérateur économique d'inciter ses clients à la baisse des volumes, si celle-ci se traduit par une perte de recette, d'une part, et la difficulté à augmenter les tarifs ensuite, d'autre part ? Pire, cet enchaînement d'une baisse des volumes, puis d'une hausse des prix, peut générer une nouvelle baisse des volumes par réaction négative à l'augmentation des charges des usagers. Autrement dit, cette situation pose la question des objectifs contractualisés entre les opérateurs et les pouvoirs publics pour définir les modalités de recettes.
Le secteur des déchets est particulièrement intéressant à analyser de ce point de vue. Historiquement, les contrats de délégation de service public en matière de déchets étaient volumétriques (pour simplifier, les recettes étaient liées aux volumes de déchets traités). Dans ces conditions, les opérateurs n'avaient pas d'incitation à faire baisser les volumes, alors même que les pouvoirs publics cherchaient à les réduire (par exemple, la loi anti-gaspillage économie circulaire de 2020 incitant à la réduction des déchets). C'est pourquoi certains contrats ont vu le jour, en imposant des objectifs de baisse de volume aux opérateurs compensés par des primes forfaitaires. Les économistes parlent alors de contrats incitatifs, qui permettent de mieux aligner les objectifs économiques et environnementaux sur les recettes. Cet exemple en France pourrait servir d'inspiration à d'autres secteurs, afin de mieux récompenser les efforts des opérateurs, publics et privés, en cas d'atteinte d'objectifs quantifiés en matière environnementale.
Ainsi, la transition environnementale pose un défi majeur au modèle économique des services urbains. Les politiques publiques insistent pour que les usages soient davantage sobres et se traduisent par une baisse des volumes. Pourtant, cette situation impose de repenser d'une part la relation de cause à effet entre comportement de sobriété et gain économique ; et d'autre part, à dépasser les contradictions des objectifs donnés aux opérateurs de services urbains pour engranger des recettes.
Repenser des nouveaux leviers pour un nouveau modèle économique des services urbains face à la transition environnementale
Face aux défis de cette transition, la question des besoins en investissement dans les infrastructures se pose tout comme celle du cadre à construire qui incite à faire des économies sans être pénalisé.
Le secteur de l'eau illustre la quadrature du cercle, puisque l'état du réseau français va confronter les collectivités à ce que les acteurs nomment le "mur d'investissement". En 2023, selon l'Office français de la biodiversité, 937 millions de mètres cubes ont été perdus à cause des fuites dans les réseaux d'eau, soit la consommation de 16,5 millions d'habitants sur une année. Dans ce contexte, de nombreux services urbains vieillissants vont nécessiter d'engager une nouvelle phase de réinvestissement mais aussi de redimensionnement des infrastructures, tout en interrogeant leur capacité à en assurer le financement.
Cette stratégie consiste à défendre l'idée d'un "down-sizing", c'est-à-dire d'une réduction de la dimension des infrastructures et des services. Concrètement, cela pourrait se traduire par une surfacturation de certains usages à forts coûts fixes, comme les résidences secondaires par exemple, ou par la réduction des volumes consommables. On estime dans ce cadre que continuer à exploiter des réseaux, des usines ou des centres de traitement surdimensionnés devient économiquement et écologiquement contre-productif. Dans le secteur de l'eau, le surdimensionnement saisonnier des réseaux dans certaines zones touristiques interroge sur son financement. Cependant, cette stratégie ne peut être mise en œuvre sans faire émerger de nouveaux enjeux.
En premier lieu, sur le plan tarifaire, une baisse des volumes facturés implique mécaniquement une hausse des prix unitaires, sauf à modifier la structure du prix. Dans le cas de l'eau potable, la part fixe (l'abonnement, qui reste à ce jour très modeste en moyenne sur le prix total) pourrait être augmentée afin de refléter le poids réel des charges d'entretien et de renouvellement du réseau, indépendamment des mètres cubes consommés. Cette évolution pose néanmoins la question de l'équité, car elle pénaliserait davantage les ménages modestes à faible consommation. De plus, cette augmentation de la part fixe serait contradictoire avec l'intuition de récompenser, par le prix, la baisse de consommation. Des dispositifs de tarification sociale ou progressive pourraient permettre d'en atténuer l'effet, mais nécessitent une ingénierie tarifaire extrêmement complexe, et parfois très coûteuse.
Ensuite, sur le plan des investissements, le "down-sizing" suppose d'adapter les capacités aux nouveaux besoins. Cela peut passer par la fermeture ou le regroupement de certaines infrastructures, la mutualisation à l'échelle intercommunale. Cette stratégie imposerait toutefois de nombreuses reconfigurations techniques et institutionnelles, tout en étant en mesure d'anticiper les besoins futurs. Par ailleurs, les externalités négatives pourraient être fortes pour les populations qui verraient une dégradation du service rendu suite à des reconfigurations (notamment dans les zones rurales ou isolées).
Sur le plan organisationnel, la sobriété impose un changement culturel profond. Les opérateurs devront évoluer d'une logique de "production" (plus de mètres cubes, plus de kWh, plus de tonnes traitées, etc.) vers une logique de "service environnemental" : garantir un approvisionnement minimal et sûr, optimiser l'usage des ressources, accompagner les habitants vers des modes de vie plus sobres. Ce repositionnement nécessite de nouvelles compétences, une gouvernance rénovée et un pilotage stratégique adapté aux incertitudes climatiques, économiques et sociales. D'autres pays, comme l'Italie ou l'Espagne, qui subissent depuis longtemps les phénomènes de sécheresse ont déjà adopté certaines pratiques intéressantes, comme la réutilisation des eaux usées directement intégrée dans les normes de la construction.
Le modèle économique des services urbains est confronté à un paradoxe lorsqu'il s'agit d'y intégrer la transition. Le développement durable repose sur trois piliers fondamentaux : l'économique, le social et l'environnemental. Face aux nécessités d'adapter, voire de redimensionner, nos usages pour mieux préserver nos ressources, le modèle économique doit être repensé en intégrant l'ensemble des acteurs (opérateurs, usagers et pouvoirs publics) ainsi que leurs spécificités territoriales.