Déclaration de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, sur l'ouverture des archives judiciaires, la réforme des rapports entre la chancellerie et le parquet, la réforme des tribunaux de commerce et le traitement des mineurs délinquants, Paris le 21 septembre 1999.

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Circonstance : Colloque de l'association française pour l'histoire de la justice "La Justice dans la République : héritage et promesse", à Paris le 21 septembre 1999

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
C'est avec beaucoup de plaisir que j'ai accepté votre invitation d'ouvrir ce colloque qui prolonge la très belle exposition "Justice et pouvoir".
Je renouvelle mes remerciements à tous ceux qui ont porté ce projet et tout d'abord à vous Monsieur le Président TRUCHE, qui avez accepté de présider le conseil scientifique et à vous, Madame Michèle PERROT, qui en êtes sa vice-présidente. La qualité du travail accompli par tous est vraiment remarquable.
Je crois que cette exposition et ce colloque nous permettent de mesurer l'importance prise ces dernières années par la fonction judiciaire dans la République. Mon sentiment est que pendant près de deux siècles la justice a peu évolué, tant dans ses structures que dans sa culture. Mais il est vrai que l'héritage napoléonien demeurait pesant.
Je sais qu'il ne faut jamais exagérer l'impression de rupture dans le temps historique, mais je pense tout de même que quelques facteurs ont joué dans ce sens :
- Sans doute l'émancipation progressive des juges, soutenus en cela par l'opinion, en particulier dans la lutte contre la corruption. La montée en puissance de la Justice, en France, comme dans toutes les démocraties modernes, est aussi liée à la médiatisation -dans des conditions parfois contestables- de certains dossiers.
- Mais, plus largement, c'est dans un contexte d'universalisation du droit que s'inscrit ce mouvement, renforcé par la prééminence des juridictions internationales, pour préserver les droits fondamentaux des individus (Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg), faire respecter les traités de l'Union européenne (Cour de Justice de Luxembourg) ou punir les grands criminels (Tribunal pénal international de La Haye, d'Arusha et bientôt la Cour pénale internationale).
Cette évolution est, à mon sens, loin d'être terminée. La justice n'est plus seulement dans la République, selon l'intitulé de votre colloque. Elle est à la fois consubstantielle à la République, au point que le Républicanisme se confond avec le combat pour la justice, comme l'a montré, par exemple, l'affaire Dreyfus. Et au-delà de la République, dans la mesure où elle s'internationalise.
Je sais que je m'adresse à des historiens soucieux d'éclairer les débats du monde contemporain. Pour remettre en perspective ceux qui sont relatifs à la justice, pour comprendre l'accélération des changements que vit l'institution judiciaire, nous avons besoin de votre savoir et nous avons besoin de mémoire.
La Mission de recherche droit et justice soutient opportunément ce domaine parfois trop confidentiel de l'histoire judiciaire dont des pans entiers restent à déchiffrer, par exemple sur les professions, les juridictions d'Outre-Mer, la justice civile...
J'ai aussi pu apprécier le dynamisme du service des archives du ministère à l'occasion de l'organisation de cette exposition. Mais ce colloque est pour moi l'occasion de rendre plus particulièrement hommage au travail réalisé par l'Association Française pour l'Histoire de la Justice créée à l'initiative de Robert BADINTER qui joua un rôle déterminant dans la préservation des archives judiciaires et la construction de ce champ de recherche. Cette association (AFJH), vous la dirigez aujourd'hui, Monsieur le président TRUCHE, en même temps que vous présidez la Commission consultative des droits de l'homme. Je reconnais bien là l'ancien futur retraité qui me disait se réjouir d'avance de pouvoir bientôt enfin disposer de loisirs...
Qui, mieux que vous, peut remettre en perspective les débats d'aujourd'hui ? Je ne vois pas seulement la main du hasard dans le fait que ce soit vous qui ayez requis dans le procès Barbie et vous encore qui avez beaucoup travaillé à la mise en place d'une justice internationale qui puisse punir les crimes contre l'humanité. N'y a-t-il pas un lien intime, comme je l'ai dit récemment à IZIEU, entre la mémoire du passé et la vigilance qui s'exerce au présent ?
Mais je n'oublie pas non plus, Monsieur le Président, que vous avez remis en juin 1997, le rapport de la commission qui porte désormais votre nom et qui a ouvert la voie à d'importantes réformes. Nombre de vos propositions sont reprises dans le programme législatif que j'ai entrepris. C'est dire si votre attention au passé et à l'histoire n'est jamais coupée chez vous des perspectives d'avenir.
I. Les archives judiciaires
Je voudrais, en premier lieu, évoquer l'indispensable outil de travail de l'historien, l'archive et plus particulièrement l'archive judiciaire qui peut même devenir une passion comme l'évoque si bien Arlette FARGE dans son essai sur "Le goût de l'archive".
Au moment où l'on s'interroge sur les missions de l'Etat, en voilà une qui me paraît essentielle : la conservation de la mémoire. Les archives publiques sont la mémoire de la République. L'Etat doit jouer en la matière son rôle de garant du long terme. J'ai voulu que le ministère de la justice soit exemplaire à cet égard. Un guide des archives contemporaines du ministère a été réalisé en 1997 qui constitue une aide précieuse pour les chercheurs.
Mais la constitution et la préservation des archives publiques nécessitent du temps et de la méthode. Je voudrais aussi que l'on réfléchisse sur les conditions de leur accessibilité. La démagogie serait la pire chose en la matière. Dans la société de l'information que nous connaissons, nous sommes passés de la culture du secret à la transparence, voire parfois à la violation de la confidentialité nécessaire à la garantie les droits des individus.
Je souhaite que, face à cette accélération du temps de la communication et au risque permanent de se laisser balloter par la mise en scène des émotions, on s'arrête parfois, comme vous le faites aujourd'hui, pour s'instruire des leçons du passé.
L'historien, plus que tout autre, sait intégrer la dimension du temps, celui du recul nécessaire sur les évènements. La décision publique nécessite quant à elle, la transparence du débat. Mais la transparence absolue de tous les faits et gestes devient vite insupportable. C'est pourquoi la loi du 3 janvier 1979 protège le secret des archives publiques pour des durées précises, " lorsque la légitimité du silence se dissout " selon une expression de Jean-Noël JEANNENEY. Ce délai de protection concerne des secrets d'intérêt national, mais aussi le droit des personnes à leur vie privée et à la confidentialité des données personnelles. Ces questions seront bientôt traitées dans le cadre d'une révision législative, à partir du rapport du conseiller d'Etat BRAIBANT qui propose un raccourcissement justifié de certains délais d'accessibilité aux archives publiques pour faciliter les travaux d'intérêt historique.
Le Gouvernement a, là encore, accéléré le mouvement, puisque, par sa circulaire du 2 octobre 1997, le Premier Ministre a fixé comme principe l'accessibilité des archives publiques de la période 1940-1945, en considérant que " perpétuer la mémoire des évènements qui se déroulèrent dans notre pays " à cette époque était "un devoir de la République", et que les travaux des chercheurs constituaient "une arme efficace pour lutter contre l'oubli, les déformations de l'histoire ou l'altération de la mémoire".
De même, le Premier Ministre a décidé, le 4 mai dernier, de faciliter les dérogations individuelles pour permettre à différents chercheurs d'accéder aux dossiers relatifs à la manifestation organisée par le FLN le 17 octobre 1961 et plus généralement sur les faits commis à l'encontre des français musulmans d'Algérie durant l'année 1961. Cette décision a été prise en même temps qu'était rendu public le rapport que j'avais demandé à M. Jean GERONIMI, avocat général à la Cour de cassation, pour recenser les archives judiciaires relatives à ces évènements.
La volonté d'ouverture du gouvernement s'est donc traduite par une réalité concrète pour les historiens, dans un cadre je crois unanimement reconnu comme rigoureux, pour préserver les différents intérêts en présence.
II. Trois mises en perspective
Ce colloque est aussi pour moi l'occasion d'évoquer quelques thèmes marquant en quoi les débats et les réformes que je conduis aujourd'hui dans le domaine de la justice marquent une rupture ou s'inscrivent dans une continuité par rapport au passé.
J'ai choisi d'aborder rapidement trois sujets illustrés dans l'exposition et que vous traiterez au cours de cette journée, qui me paraissent particulièrement significatifs sur des domaines très différents :
les rapports chancellerie-parquet ;
la carte judiciaire ;
le traitement des mineurs délinquants.
A. Les rapports Chancellerie/parquets
S'il y a un élément que les français ont clairement identifié comme une rupture avec les pratiques du passé, c'est la fin des interventions et des manipulations du pouvoir politique dans les affaires particulières, notamment celles mettant en cause les élus. Cet engagement public du Premier Ministre Lionel JOSPIN, dès son discours d'investiture, je l'ai constamment tenu. Et je crois, que depuis plus de deux ans, les français commencent à savoir que la Chancellerie est le ministère du droit et plus celui des affaires.
Cette rupture avec le passé touche la pratique politique, mais elle concerne aussi la culture judiciaire. Trop longtemps, les apparences et l'apparat ont permis à la justice de faire bonne figure alors même que le politique la manipulait par le jeu subtil des nominations et des promotions. Cette époque de la "justice sous influence" est révolue. Le projet de réforme constitutionnelle relatif au Conseil Supérieur de la Magistrature voté par les deux assemblées, dès qu'il sera soumis au Congrès, et les deux lois organiques qui suivront, permettront de compléter le dispositif actuel et d'assurer pleinement l'indépendance des magistrats tout en faisant en sorte qu'ils assument leurs responsabilités. L'objectif essentiel est le respect de l'impartialité.
En ce qui le concerne, le texte relatif aux rapports entre la chancellerie et les parquets fixe désormais un cadre clair pour chacun. C'est à une relation adulte entre le politique et le judiciaire que nous devons parvenir désormais, en évitant le mélange des genres, d'un côté comme de l'autre. Le gouvernement fixe les orientations générales de politique judiciaire, comme l'article 20 de la Constitution lui en fixe le devoir, le magistrat du parquet est libre de prendre chaque décision en conscience, en toute impartialité et en veillant au respect de la loi, à la défense de la société et au respect des droits des individus. Le Garde des Sceaux dispose d'un droit d'action propre pour engager des poursuites en cas d'inertie d'un procureur, droit d'action dont il assume la responsabilité devant l'opinion et la représentation nationale.
Transparence, exigence, impartialité, responsabilité, voici les concepts qui me paraissent essentiels dans ce nouveau rapport qui commence à émerger progressivement entre le pouvoir politique et l'autorité judiciaire.
B. La carte judiciaire
Là encore, la mise en perspective historique que vous allez approfondir me paraît très instructive. La France, après la Révolution, n'a connu que deux importantes réformes de l'organisation judiciaire : la réforme POINCARE de 1926 et la réforme DEBRE de 1958.
La réforme POINCARE, effectuée essentiellement pour des raisons budgétaires, avait abouti à la suppression des tribunaux d'arrondissement et à l'instauration du tribunal départemental. Mais trois ans plus tard, pratiquement tous les tribunaux supprimés étaient rétablis sous la pression des élus locaux et des professions judiciaires qui avaient été exclus du processus de réforme.
Il fallut attendre une période exceptionnelle, et une méthode autoritaire, pour engager une réforme radicale. Ce fut le temps des grandes réformes de Michel DEBRE en 1958 mises en uvre par ordonnances et décrets dont ceux supprimant les justices de paix et 150 tribunaux d'arrondissements. Cela ne veut pas dire que les protestations des élus locaux ne furent pas nombreuses, mais la légitimité de l'Etat central et la méthode retenue, complétée par la fonctionnarisation des greffes, permirent de moderniser de façon profonde l'organisation judiciaire.
Nous ne sommes plus en 1958, les méthodes ne sont plus les mêmes. La meilleure preuve en est que l'on n'avait plus progressé sur cette question depuis 40 ans. J'ai donc mis en place une mission de réforme, en la mandatant pour traiter d'abord la question des tribunaux de commerce, marqués par plus de quatre siècles d'existence, confortés par la Révolution, qui avaient échappé, même en 1958, à tout réorganisation, alors que, à l'évidence, la géographie de l'activité économique a été bouleversée.
J'ai demandé à la mission d'aller rencontrer tous les acteurs, de ne pas se contenter des données d'activité des juridictions, mais de les restituer dans le contexte local. Pour mener à bien une telle réforme, il ne faut pas être seulement administrateur et statisticien, mais aussi gestionnaire de ressources humaines, géographe et historien.
Après le temps du dialogue, vient celui de la décision. Les premiers résultats de cette méthode sont significatifs à cet égard. Le journal officiel du 31 juillet dernier a publié la liste des 36 premiers tribunaux de commerce supprimés dans six cours d'appel qui, pour des raisons historiques, comprenaient la moitié des tribunaux de commerce à très faible activité. A la fin de l'année sera publiée la liste des juridictions commerciales supprimées dans les autres ressorts, selon la même méthode de concertation pour aboutir à des décisions équitables.
C. Le traitement des mineurs délinquants
Le troisième et dernier sujet que je voulais aborder, qui marque la continuité historique, est celui des mineurs délinquants, évoqué dès le début de l'exposition par la maquette du centre d'ANIANE et l'étonnante tapisserie réalisée en 1946 qui orne toujours la salle d'audience du tribunal pour enfants de Paris.
Le symbolisme religieux de cette uvre qui sépare d'un côté, les bons enfants et les valeurs de vertu qu'ils incarnent et de l'autre, les méchants et leurs vices, illustre bien le double discours, toujours actuel, qui oppose une approche paternaliste des mineurs à protéger, à une approche répressive des jeunes délinquants.
Il reste que la rencontre la plus forte de l'institution judiciaire est celle de l'enfance et de la jeunesse.
Et c'est en premier lieu sur la scène de la justice des mineurs que se sont imposés la personne de l'enfant et ses intérêts propres. Il faudra d'abord la rupture du droit révolutionnaire, qui introduit la notion de discernement pour cette tranche d'âge, afin de la distinguer des adultes. Puis c'est le long parcours du 19ème siècle qui va voir l'affirmation de principes nouveaux : la différenciation des peines, la volonté de séparer les mineurs des majeurs et, à la veille de la Première Guerre mondiale, l'apparition d'une juridiction spécialisée.
Mais c'est l'Ordonnance du 2 février 1945 comme celle de 1958 sur l'enfance en danger qui sont venues donner une ambition et un sens politique à ce qui avait été jusque-là le combat de praticiens éclairés. Ces textes fondateurs affirment deux principes : celui de la protection des mineurs qui, dit-il, inspire "la tradition de la législation française" et celui de la primauté de l'éducatif. Il est ainsi affirmé, d'une part, que ces enfants qui transgressent la règle sont les nôtres et, d'autre part, que le devoir d'éducation domine le pouvoir de punir.
Certes, il importe de prendre en compte les profonds changements que nous connaissons, l'éclatement du monde du travail, les mutations familiales l'épuisement de certains modèles de gestion de la cité. Mais ces textes fondamentaux reflètent une philosophie qui doit toujours être la nôtre .
Le monde d'aujourd'hui produit des gagnants et des perdants. Les inégalités se creusent au détriment des jeunes les moins qualifiés, les moins intégrés dans le système. Cette injustice ne doit pas saper la crédibilité de tout propos sur la citoyenneté et sur l'appartenance à la collectivité nationale, question qui me paraît une des plus importantes à traiter pour aujourd'hui et demain.
Les rappels à la loi, à la responsabilité sont importants et nécessaires, toute comme la sanction. Mais encore faut-il donner à tous les moyens de l'entrée dans le droit et de l'exercice des responsabilités. Il faut aussi, face à des attitudes discriminatoires et parfois racistes à l'égard de jeunes des milieux populaires, rappeler cette même loi à des adultes.
Entre héritage et promesse, les textes fondateurs de la justice des mineurs doivent toujours fonder notre conviction. La priorité d'aujourd'hui est cependant que l'ensemble des services publics et des collectivités intègrent cette dynamique, tant il apparaît évident que la justice ne peut seule suffire à la tâche face à la délinquance des mineurs qui a explosé ces dix dernières années.
Cette évocation de la protection judiciaire de la jeunesse me permet aussi, pour terminer, de rappeler que ce ministère n'est pas seulement celui des juges. Il est aussi celui de tous les fonctionnaires, des auxiliaires de justice et, depuis quelques années, celui des associations, tous travaillant pour préparer et mettre en uvre les décisions de justice.
Autour de la fonction sociale fondamentale qu'est l'acte de juger, le service public de la justice ne peut se penser qu'à partir de l'unité du ministère de la justice dans toutes ses composantes. Je souhaite que cette exposition et ce colloque soient aussi l'occasion, à travers l'évocation de deux siècles d'histoire, de réaffirmer aujourd'hui un commun sentiment d'appartenance de tous ceux qui contribuent à la mission républicaine de justice, au service de nos concitoyens.
Élisabeth GUIGOU
( Source http://www.justice.gouv.fr, le 13 octobre 1999)