Texte intégral
Je me réjouis d'être ici afin de poursuivre avec vous, une oeuvre qui fait honneur au législateur français.
Vous en connaissez comme moi les grandes étapes, du rapport du Conseil d'Etat en 1988 intitulé Sciences de la vie : de l'éthique au droit, au vote des 3 lois dites de bioéthiques, auxquelles s'ajoute la loi du 20 décembre 1988 relative à la protection des personnes se prêtant à des recherches biomédicales, portée par le Sénat avec Claude Huriet et Franck Sérusclat. L'on voit que nous disposons d'un ensemble législatif très complet qui a défini un cadre au développement médical et a affirmé des règles de protection de la personne humaine.
Nous devons tous nous féliciter d'avoir aujourd'hui l'occasion de parachever cette législation en renforçant son assise et en lui donnant une stabilité plus grande.
Les concours de circonstances sont étonnants : aujourd'hui, comme en 1994, il appartient à une majorité de conduire l'oeuvre législative, en matière de bioéthique, entreprise par un gouvernement du bord opposé ; et après avoir été le rapporteur des lois de 1994, il me revient, au nom du gouvernement, de mener aujourd'hui avec vous, leur révision !
Mais au delà, c'est le rôle déterminant de la Haute Assemblée que je veux saluer.
Par deux fois c'est le Sénat qui a repris la réflexion après le changement de majorité. Par deux fois il a fait preuve de sagesse et apporté une contribution de grande qualité. Je veux en particulier rappeler le travail du Sénateur Jean Chérioux en 1994. Nous avions su cheminer ensemble et surmonter quelques divergences pour aboutir enfin.
Cette fois, sous la houlette du Président de la Commission des Affaires Sociales, Nicolas About, la réflexion sénatoriale a été conduite par Francis Giraud, avec le bon sens qu'on lui sait et son expérience concrète de ces sujets.
La communauté de vue et la similitude des approches a conduit le gouvernement à s'abstenir de déposer certains amendements pour soutenir ceux des sénateurs. Parfois, sur des dispositions identiques, le gouvernement retirera ses amendements après un échange utile.
C'est dire que je salue la qualité de la réflexion et chacun peut en juger à la lecture du rapport de Francis Giraud.
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Je voudrai vous livrer, pour commencer, trois séries de réflexions préliminaires ; j'en viendrai ensuite aux grandes questions de fond que pose la refonte du cadre juridique en matière de sciences du vivant.
I) Tout d'abord, je crois qu'il est important de garder à l'esprit le contexte dans lequel les lois de 1994 ont été votées.
A- Grandes étaient alors, les interrogations sur la légitimité du législateur à intervenir dans des domaines aussi sensibles que la médecine de la reproduction, la génétique ou le don d'organes. L'Etat ne s'immisçait-il pas, ce faisant, dans l'intimité des couples et des citoyens ? Ne définissait-il pas un carcan dans lequel la liberté du chercheur serait étroitement contrainte ? En bref, la méfiance prévalait : celle des professionnels intéressés médecins et scientifiques les premiers craignant un encombrement de leur activité par une judiciarisation envahissante, les seconds une délimitation trop restrictive du champ de leurs recherches ; la méfiance aussi, de tous ceux qui redoutaient que la morale commune se trouvât figée, dans un sens trop lâche ou au contraire trop contraignant.
B - Que dire, aujourd'hui, à cet égard, sinon que les doutes se sont taris : l'on ne se demande plus vraiment si le droit est l'aboutissement obligé de la réflexion bioéthique(1) car les lois de 1994 ont fait la preuve de leur nécessité.
1- Elles ont permis, de l'avis général, une pacification du débat.
2- Dans le même temps, il est apparu à tous les esprits que les lois de bioéthique avaient conduit à une moralisation des pratiques. Les acteurs du monde biomédical, et c'est assez remarquable, ont bien admis l'immixtion du législateur ;
En effet, notre édifice normatif a donné l'onction du droit à leurs pratiques et en a aussi favorisé l'acceptabilité sociale.
Ainsi, le diagnostic pré-implantatoire a pu se développer en France dans un cadre très strictement défini.
D'où cet acquis majeur : la régulation des sciences du vivant s'impose et elle revient bien au législateur et non aux seuls professionnels. Sont en cause, en effet, des pratiques qui mettent en jeu les représentations même de la société et qui dépassent largement l'exercice de la médecine : qu'est-ce que la personne humaine ? Jusqu'où le respect lui est-il dû ? De quoi peut-il être fait commerce ? Quelles sont les implications de la médecine prédictive ou de la possibilité de concevoir un enfant avec un tiers donneur ?
La bioéthique, on le voit, éprouve notre édifice juridique dans ce qu'il a de plus central, le statut des personnes, le droit de la filiation et de la famille ou encore le droit des contrats. Les questions qu'elle pose relèvent a priori du politique, puisque c'est moins la recherche en tant que telle qui est visée que ses applications et ses conséquences sur l'individu et le groupe.
3- Pacification du débat, moralisation des pratiques, je voudrais indiquer aussi ce que je considère comme une troisième réussite de l'oeuvre législative : la loi a eu une fonction éducative. Le fait d'avoir formalisé les problèmes dans le langage rationnel du droit a contribué, je crois, à l'élévation du niveau du débat public. Aujourd'hui, les citoyens sont mieux informés et sont même devenus particulièrement friands de tous les sujets " bioéthiques ", les media ne s'y sont pas trompés. Non que la loi ait alimenté le sensationnalisme, mais elle a permis que les interrogations se portent plus en amont, vers le coeur du problème,
- l'embryon humain,
- la place et la mission du chercheur,
- le clonage ou encore,
- la frontière entre les fondements biologiques et sociaux du comportement humain.
C- Le succès de l'arsenal législatif particulièrement complet dont la France s'est dotée en 1994 tient selon moi à deux facteurs.
1- Premièrement, une conscience aiguë de ce que le développement des sciences biomédicales appelle des limites, faute de quoi il n'est pas en accord avec la dignité de chaque être humain et ne procure ainsi qu'un progrès apparent. C'est l'émergence de la nécessaire conscience éthique dans notre société afin de discerner entre le possible et l'interdit.
Or, ce développement scientifique s'est poursuivi, dans les années récentes, à un rythme remarquable :
- clonage de mammifères,
- perspectives nouvelles de la thérapie cellulaire,
- achèvement du décryptage du génome humain parmi d'autres avancées.
Plus que jamais, la tâche actuelle consiste à distinguer ce qui personnalise l'homme de ce qui le dépersonnalise ce qui le rend plus libre de ce qui le rend plus esclave.
Plus que jamais ses choix d'aujourd'hui impliquent les générations futures. Nous sommes comptables de l'avenir.
Mais les applications cliniques, c'est naturel, ne progressent pas au même rythme que les connaissances. D'où ce décalage qu'il faut expliquer à nos concitoyens entre la connaissance et le traitement, pour ne pas nourrir de faux espoirs, mais également pour faire comprendre qu'un espoir thérapeutique ténu et lointain ne justifie pas nécessairement que nous nous affranchissions des principes qui fondent notre ordre juridique en matière de bioéthique.
2- Le deuxième facteur de succès réside dans la manière dont le législateur a conçu son rôle en matière de sciences du vivant.
La tâche n'était pas évidente : sur des sujets revendiqués depuis longtemps par les philosophes et les théologiens, qui demandaient une bonne compréhension des enjeux scientifiques, quelle était la place du droit ? Je crois qu'elle a été définie avec beaucoup d'intelligence et d'efficacité.
Sans fuir devant la difficulté de la tâche, le législateur a assumé ses responsabilités, traçant, avec raison et intelligence, les limites de son intervention : ni philosophie, ni science, mais le droit.
Cette juste conception de sa fonction est particulièrement manifeste dans la manière dont le législateur parle de l'embryon humain.
Il a édicté un régime fondé sur le principe du respect dû à l'embryon, solennellement inscrit à l'article 16 du code civil, et sur la définition des atteintes qui peuvent lui être portées, mais il n'a pas voulu définir cet embryon. Ce faisant, il s'est fort justement tenu à l'écart des querelles biologiques et philosophiques.
Au plan biologique, le législateur français a estimé, après plusieurs scientifiques, qu'il était artificiel de définir l'embryon par opposition au zygote, ou pré-embryon, concepts utilisés notamment au Royaume-Uni mais perçus comme simplement utilitaristes.
Je crois que nous avons bien fait de nous interdire d'enfermer l'embryon dans des définitions biologiques et des limites chronologiques précises. La science peut bien avoir ses mots pour désigner les différentes étapes par lesquelles passe le développement d'un être humain sans qu'il en résulte nécessairement une représentation différente de sa vie et du respect qu'elle impose en fonction de l'étape de son développement à laquelle on se place.
Au plan philosophique, la question ontologique du début de la personne fait l'objet de controverses et il paraît impossible de résoudre la question de savoir si l'embryon est une personne. Les données biologiques nous montrent en effet que l'embryon est humain dès le début. Cependant, elles ne peuvent pas nous dire si elle est une personne : c'est une question philosophique à laquelle auteurs et courants répondent par des thèses divergentes.
Certains considèrent que la personne est coextensive à l'organisme qui l'incarne et dure tant que vit cet organisme.
D'autres ne voit une personne que là où sont réalisées certaines fonctions : l'activité cérébrale, l'autoconscience ; ils réduisent le respect de la personne à celui de son autonomie morale. Ainsi, pour l'Américain Engelhardt(2) , " Les foetus, les nourrissons, ceux qui sont gravement handicapés au point de vue mental et ceux qui sont dans un coma irréversible sont des exemples d'êtres humains qui ne sont pas des personnes ".
D'autres enfin, défendent une ontologie dite " relationnelle " et n'attribuent le statut de personne qu'au seul vivant inscrit dans un tissu relationnel. La personne humaine n'est telle qu'en tant qu'elle est aimée par un autre, qu'un autre désire l'accueillir.
Eh bien, le législateur a renvoyé dos à dos ces différents courants de pensée, en écartant la question de la nature de l'embryon. Car si nous ne pouvons trancher la question de la nature de l'embryon, en revanche, sur le plan pratique, nous pouvons et même devons définir quelle doit être notre conduite à son égard ; et c'est bien la fonction du législateur que de dire ce droit-là. Le législateur s'est donc situé sur le plan du devoir-être à l'égard de l'embryon et non de son être. Ce choix, critiqué par certains, au motif que c'est le statut qui doit imposer les limites et non le contraire, est à la fois juste et efficace.
Juste, parce que la loi n'a pas à qualifier les êtres humains, mais seulement à les constater et à les protéger. A défaut, la qualité d'être humain, comme celle de personne, ne serait pas un droit mais une concession.
Efficace, parce qu'en ne déterminant pas ce qu'est l'embryon mais en disant comment on doit le traiter, l'éthique et le droit ont trouvé leur espace propre.
Je souhaite donc vivement que le législateur reste sur cette ligne : qu'il ne pose pas la question du statut de l'embryon et évite ainsi de s'engager dans des débats aporétiques ; qu'il se préoccupe d'assurer la dignité des êtres humains. Là est sa tâche majeure.
C'est à partir de ces acquis de fond et de forme - nécessité de tracer des limites et de donner des repères, d'une part, place du droit par rapport à la morale et à la biologie, d'autre part - que le travail entrepris doit être continué..
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II) Ma deuxième série de réflexions est inspirée par le retard pris par le gouvernement précédent, qui a rendu irréalisable l'objectif, voulu en 1994, d'une révision des lois dans un délai de cinq ans après leur vote.
On peut trouver à ce retard bien des excuses pertinentes et légitimes : retard dans l'adoption des décrets d'application, évolution rapide des enjeux scientifiques et d'autres...
Mais plus fondamentalement, ce retard me semble avoir résulté de la difficulté éprouvée par le gouvernement précédent à assumer certains de ses choix. Je songe, notamment, à l'autorisation du clonage à visée thérapeutique, d'abord envisagée et annoncée, puis abandonnée. Cet embarras l'a conduit à ne pas toujours afficher ses partis pris et à avancer feutré, pour consacrer des changements parfois considérables conduisant, sans que cela soit dit, à bouleverser profondément l'équilibre que le législateur avait voulu consacrer entre le respect dû à l'embryon humain et la confiance dans la liberté du chercheur.
J'en tire deux sentiments.
1- D'une part, afin que le choix éthique qui sera fait, en matière de recherche sur l'embryon notamment, reflète au mieux les convictions morales de chaque citoyen, il faut poser le débat aussi purement que possible et ne pas s'abriter derrière des barrières langagières érigées pour les besoins de la recherche.
Il y a toujours un mobile inavoué derrière les tours de passe-passe terminologiques : le désir d'évincer un problème au lieu d'assumer la responsabilité de se confronter à lui.
2- D'autre part, je crois que l'on est aujourd'hui à un tournant fondamental pour ce qui est de la conception même de ce que l'on appelle bioéthique : il faut, aujourd'hui ou jamais, clarifier ce que l'on met derrière.
Ce mot s'est imposé, grâce à sa force expressive remarquable, mais il est ambigu car il laisse croire que c'est la biomédecine qui façonne sa propre éthique, alors que l'éthique est au-dessus des savoirs particuliers. Puisque l'on inscrit dans la loi, pour la première fois, le mot de " bioéthique ", je voudrais qu'on ne puisse pas lui attacher une signification trouble. Afin de le laver de tout soupçon, il est indispensable que cette révision montre que l'éthique biomédicale n'est pas obligée d'adapter inévitablement ses principes à toute pratique nouvelle afin de la justifier a posteriori. On n'attend pas du législateur en bioéthique qu'il concilie tous les contraires mais qu'il dise les limites, c'est-à-dire donne, avec humanité, / un cadre permettant à la créativité et à la liberté de chacun de s'exprimer, dans le respect de l'intérêt collectif.
Il me semble que le gouvernement précédent, qui souhaitait valider, pêle-mêle, une ouverture tous azimuts de la recherche sur l'embryon et le clonage thérapeutique, quand celui-ci n'en est qu'à ses prémices, contribuait, sans doute malgré lui, au discrédit de la bioéthique.
Je souhaite au contraire qu'elle soit consolidée. C'est pourquoi l'inscription dans la loi du principe de sa révision, signe de modestie de la part du législateur qui, en 1994, s'attelait à une tâche largement inédite, m'apparaît aujourd'hui comme un procédé désormais ambigu et néfaste.
Ambigu car, dépourvu de toute valeur normative, il ne contraint en rien le législateur et ne modifie pas la faculté dont il dispose de remettre en chantier la loi si cela s'avère nécessaire. Dans certains domaines, la clause de révision a pu constituer un frein à la prise de décision sur des questions appelant des décisions parfois rapides. En sens inverse, cette idée de la révision à date fixe risque de pousser à aborder trop tôt certaines questions dont les enjeux scientifiques et les implications éthiques ne sont pas suffisamment clairs.
Néfaste, car le législateur n'a pas, en particulier lorsqu'il édicte des principes, vocation à faire une oeuvre dont la date de péremption est déjà annoncée. Comment ne pas voir que c'est la loi dont la solennité et la légitimité se trouvent malmenées ? Il est essentiel que la norme bioéthique ne soit pas conçue d'emblée comme caduque. On ne réinvente pas l'éthique à chaque nouvelle découverte scientifique !
III) Pour en finir avec ces considérations générales, je tiens à souligner que les interrogations liées aux sciences du vivant / et aux questions éthiques qu'elles font naître prennent sur la scène internationale une importance croissante ; elles sont en effet de celles qui appellent, sinon une régulation commune encore utopique, du moins une concertation aussi riche que possible au plan mondial.
Depuis 1994, l'actualité internationale a été nourrie. La convention du Conseil de l'Europe sur les droits de l'homme et la biomédecine signée à Oviedo le 4 mars 1997 constitue une première remarquable : pour la première fois, un texte contraignant en matière de bioéthique a été adopté. La France l'a signée et je souhaite que nous procédions à sa ratification concomitamment à l'adoption de nos lois de bioéthique révisées.
Plusieurs instruments internationaux sont venus peu après donner une forme normative et solennelle à l'interdiction du clonage reproductif : Déclaration universelle sur le génome et les droits de l'homme de l'Unesco, Protocole additionnel à la convention d'Oviedo portant interdiction du clonage d'êtres humains, Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Ce mouvement récent est remarquable. Malheureusement, sur les sujets les plus graves et notamment le clonage reproductif, aucun de ces textes ne répond à la nécessité d'une interdiction de portée universelle, alors même que les annonces de mouvements sectaires ou de professionnels peu scrupuleux l'exigent. C'est pourquoi une initiative commune a été prise à l'automne 2001 par la France et de l'Allemagne afin que soit mise en chantier dans le cadre de l'ONU une convention interdisant le clonage à des fins de reproduction humaine. Je souhaite que nous fassions tout pour aboutir dans ce cadre afin que les faits ne prennent pas trop de vitesse le droit ; je souhaite aussi profiter du prochain G8 pour progresser vers la définition de positions communes en matière de biomédecine. Notre pays aura d'autant plus de poids dans ces discussions qu'il pourra s'appuyer sur un arsenal législatif interne amélioré et actualisé. Ainsi, en interdisant aujourd'hui nettement le clonage à but reproductif et en le pénalisant sévèrement, la France enverrait à ses partenaires un signal fort.
C'étaient là, mes trois réflexions de fond :
- premièrement, le climat a changé et , si l'on en fait une analyse, on voit bien les contours vers lesquels il faut avancer ;
- deuxièmement, il faut clarifier les choses et ne pas s'abriter derrière de faux semblants ;
- troisièmement, il y a des enjeux internationaux majeurs.
J'en viens maintenant au nouveau texte sous l'aspect de son contenu. Je commencerai par les sujets qui soulèvent le moins de difficultés.
I- LES GREFFES
Voilà longtemps que nous nous préoccupons de ce sujet et que, pour permettre le développement des greffes, nous avons fait un choix, celui du consentement présumé. En 1994, une impulsion nouvelle à la greffe d'organe a été donnée grâce à l'Etablissement français des greffes, dont je dois souligner les efforts, notamment le plan 15-20 entrepris ces dernières années à l'instigation de Didier Houssin. Malgré ces efforts, nous ne sommes pas parvenus à régler le problème de la pénurie d'organes à greffer.
A ce problème, le projet de loi choisissait de répondre en élargissant sans précaution le champ des donneurs vivants aux personnes ayant " un lien étroit et stable " avec le receveur.
Une telle orientation fait naître en moi les plus grandes craintes : comment s'assurer que le donneur ne fait pas l'objet de pressions morales plus ou moins subtiles ? Comment vérifier que le principe de non-commercialité du corps n'est en aucune manière bafoué ? Quelle définition donner à ce " lien étroit et stable " ?
Au regard des centaines de malades qui décèdent chaque année en France à cause du déficit de greffons, je crois qu'un effort s'impose pour élargir le cercle des donneurs vivants potentiels, notamment aux personnes en mesure d'apporter la preuve de deux ans de vie commune avec le receveur, mais en délimitant clairement les liens de parenté et les conditions de consentement.
Je m'interroge aussi pour savoir s'il ne faut pas, dans certaines circonstances, protéger les gens contre leur propre générosité.
Permettez-moi d'évoquer un cas concret. Prenons un jeune homme de trente ans, sollicité pour donner la moitié de son foie à son cousin germain, en insuffisance hépatique gravissime ; il s'avère être le seul donneur vivant potentiel alors qu'il a la charge de deux enfants. Mais s'il mourait, ce qui n'est pas exclu dans ce genre d'intervention, ou s'il en était définitivement amoindri, qui assumerait la responsabilité de l'éducation des deux enfant ?
Manière de dire que si on ne peut qu'être touché par un geste de don qui procède d'un élan de générosité spontanée, il faut aussi savoir se rendre attentif aux risques encourus par les individus, quand leur geste altruiste engage d'autres personnes.
Dans un tel cas de figure, il nous faut donc demander que la décision du donneur soit assortie du consentement de la personne avec laquelle il partage l'autorité parentale.
Cet exemple nous montre aussi, c'est le deuxième point de mon propos, que le prélèvement sur les vivants pose toujours de graves difficultés et que le don entre vifs doit absolument avoir un caractère subsidiaire par rapport au don cadavérique.
Certains pays, comme l'Espagne, arrivent à couvrir les besoins de la transplantation avec leurs seuls prélèvements cadavériques. Pour progresser dans cette voie, il nous faut rendre pleinement effectif le régime actuel de consentement présumé des personnes décédées, notamment par une politique d'information plus active.
On sait bien que la loi ne requiert qu'un témoignage et non, à proprement parler, l'autorisation des familles.
Toutefois, lorsque le médecin demande à la famille si elle sait si le défunt était ou non opposé au prélèvement, elle ne connaît le plus souvent pas la réponse et demande de ne rien faire. Même s'il en a le droit, dans ces conditions, le médecin ne prélève pas.
Il faut impérativement trouver le moyen de rassurer les familles en deuil sur la connaissance qu'avait la personne disparue du régime du prélèvement d'organes.
Je souhaite, pour cela, que la loi prévoie que toute personne, entre ses 16 et ses 25 ans, doit être informée du but du don d'organes après le décès et du régime du consentement.
II- L'ASSISTANCE MEDICALE A LA PROCREATION
C'est à partir d'un bilan satisfaisant, tant du point de vue du débat public que de la progression des naissances par fécondation in vitro, qu'a été engagée la révision des dispositions relatives à l'AMP. Le réalisme sans intransigeance dont fait preuve le texte de 1994 a en effet conféré une portée durable aux arbitrages auxquels il a procédé. Le législateur a permis le développement des techniques d'AMP, mais dans le respect de l'intérêt primordial de l'enfant, c'est-à-dire de son environnement affectif.
Il ne s'agit donc pas aujourd'hui de bouleverser les choix de 1994 proposés au terme de nombreuses concertations, notamment avec les associations familiales, toujours impliquées au premier chef.
1- A cet égard, le gouvernement souhaite revenir sur l'autorisation du transfert d'embryon post mortem en cas de décès de l'homme, introduite par amendement parlementaire.
Les interrogations éthiques et psychologiques que peut susciter la mise au monde consciente d'un orphelin ne sont pas mineures.
En 1994, le législateur, soucieux avant tout de donner à l'enfant à naître un cadre familial traditionnel, a voulu empêcher de telles situations.
Si, à n'en pas douter, la souffrance crée des droits, la nature et la portée de ceux-ci restent incertains. A accorder du poids à cet argument, on risque d'ouvrir la porte au droit à l'enfant. Or celui-ci me paraît contraire à la valeur même de l'enfant.
Nous y reviendrons plus longuement dans la discussion des articles.
Mais, à tous égards, il paraît plus raisonnable de ne pas autoriser le transfert post mortem, et d'informer le couple que s'il venait à être dissocié par les aléas de la vie, les embryons ne seraient pas conservés. Cette clause serait intégrée et assumée au seuil de la démarche, elle ferait partie des éléments du consentement du couple qui demande une AMP.
D'une façon générale, et c'est un fil directeur très fort, tout doit être fait afin que la démarche destinée à pallier la stérilité d'un couple soit gouvernée par le souci que l'enfant soit accueilli dans les meilleures conditions possibles. La surenchère dans l'artifice doit nous faire craindre de perdre le sens de l'enfant, de le transformer en objet de commande et de consommation.
III- UNE EXCEPTION STRICTEMENT ENCADREE A L'INTERDICTION DE MENER DES RECHERCHES SUR L'EMBRYON HUMAIN
J'en viens au sujet le plus difficile de ce texte, qui nourrira vraisemblablement en chacun de nous une délicate délibération intérieure, à savoir la recherche sur l'embryon humain. A vrai dire, je vous ai déjà dit pour une large part notre réflexion sur le sujet. Le gouvernement entend prendre pour fondement essentiel l'article 16 du code civil, qui prévoit que : " La loi () garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ". Ainsi, des atteintes ne peuvent être portées à ce principe qu'à la condition qu'elles soient nécessaires à la sauvegarde de principes jugés également essentiels.
Les techniques utilisant des cellules souches ont le potentiel de transformer des branches entières de la médecine. Mais il faut raison garder, non par goût pour le scepticisme mais parce que je crois qu'un certain nombre de faux espoirs peuvent avoir été donnés à nos concitoyens. On a eu tendance, sur ce sujet, à accélérer la vitesse possible du progrès. Les perspectives thérapeutiques liées à l'utilisation des cellules souches embryonnaires ne sont encore qu'un pari qui n'a pas commencé d'être validé, et l'expérimentation animale est, dans ce domaine, encore notoirement insuffisante. Il faudra des années, au mieux, pour que des applications cliniques puissent être envisagées. Que l'on songe au génie génétique, qui est apparu au début des années 1970 et n'en est qu'à ses balbutiements thérapeutiques.
C'est bien cette ligne qui a inspiré le législateur jusqu'à aujourd'hui. Seules des exceptions précises et strictement encadrées permettent de porter atteinte à l'embryon : il en va ainsi de l'interruption volontaire de grossesse et, plus récemment du diagnostic pré-implantatoire.
Le gouvernement entend aujourd'hui vous proposer de rester dans cette logique d'exception par rapport à cet interdit fondateur qui nous enjoint le respect de l'embryon, pour moi intangible, qui est la clef de voûte de notre édifice législatif en matière de bioéthique.
Le gouvernement souhaite donc, non pas légaliser la recherche sur l'embryon, mais permettre que certaines recherches soient menées sur certains embryons.
Il me faut d'ailleurs rappeler d'emblée que des cellules souches existent aussi dans les organismes adultes ; des travaux récents ont mis en évidence le fort potentiel régénératif de ces cellules et leur grande plasticité. La France doit se distinguer par un engagement massif dans la recherche sur les cellules souches adultes.
Après avoir longtemps espéré que cette voie à privilégier pourrait permettre l'économie de la recherche sur les cellules issues d'embryons, la réalité des exigences de la recherche, j'en ai été convaincu, impose qu'on l'autorise.
Afin de donner toutes leurs chances à ces recherches et de permettre que se développe la médecine dite régénératrice, propre à aider ceux qui souffrent de maladies largement incurables, il est indispensable de mener de front, pendant quelques années au moins, des recherches sur les cellules embryonnaires et sur des cellules souches adules, afin de comparer leur efficacité, mais aussi leur innocuité pour l'homme.
Je ne souhaite pas masquer que cette solution représente un bouleversement ontologique. L'impératif kantien, fondement de la morale laïque, interdit de traiter l'être humain seulement comme un moyen et non toujours aussi comme une fin. Il peut certes arriver que l'être humain soit utilisé comme un moyen ; on peut songer aux personnes sur lesquelles ont été pratiquées les premières anesthésies ou aux malades qui acceptent d'expérimenter un nouveau traitement anti-cancéreux. Mais, outre que ces personnes conservent la capacité de consentir, même si celle-ci peut être affaiblie ou influencée, la possibilité qu'elles bénéficient directement des expérimentations auxquelles elles se prêtent existe toujours. Elles sont donc toujours aussi fin en soi en même temps que moyen. Il n'en va pas de même pour l'embryon quand les lignées de cellules souches qui en seront tirées aboutiront à sa destruction.
Aussi la levée de l'interdiction posée récemment par le législateur ne va-t-elle pas de soi et doit, si elle est confirmée, être assortie de conditions beaucoup plus précises que celles qui l'enserrent actuellement.
Dans cette logique, j'entends que la possibilité qui serait ouverte de mener des recherches sur l'embryon ait un caractère dérogatoire et transitoire et que ses conditions de mise en oeuvre soient très précisément circonscrites.
Le but de ces recherches doit être précisément défini.
Dans mon esprit, il est double.
1- La recherche sur l'embryon est avant tout, une recherche pour l'embryon. L'embryon doit entrer dans le champ de la médecine. Paradoxalement, la médecine a progressé en remontant le fil de la vie : après s'être intéressée à l'enfant, elle s'est penchée sur le nourrisson ; s'orientant ensuite du côté du nouveau-né, elle en est venue à traiter du prématuré ; nous l'avons vu ensuite s'investir dans la prise en charge du grand prématuré. Aujourd'hui, nous assistons aux balbutiements de la médecine foetale. Et probablement demain en viendrons-nous à la médecine embryonnaire.
Or, cette " progressive régression " de la médecine vers les tous premiers stades de la vie ne peut à l'évidence se réaliser sans l'aide de la recherche. Peut-on s'enfermer vis à vis de l'embryon dans le paradoxe consistant à dire " qu'on le respecte tellement qu'on ne veut pas lui venir en aide le cas échéant par le champ de la médecine ? " !
Je crois que nous sommes, à cet égard, dans une situation d'urgence. On ne peut en effet qu'être préoccupé du fort décalage entre les progrès réalisés pour diagnostiquer les problèmes du foetus et, plus récemment, de l'embryon, et les moyens dont on dispose pour les traiter. Le biais qui en résulte en faveur de l'élimination plutôt que du traitement alimente un discours récurrent mais aussi, peut-être, de moins en moins irréaliste, sur le tri eugénique des êtres humains et sur la décence ou l'acceptabilité plus grandes de ces pratiques devenues plus indolores. Pour éviter cette dérive, on ne peut que tout mettre en oeuvre pour faire accéder le foetus et l'embryon au statut de patient.
2- Un seul autre but doit être assigné à la recherche sur l'embryon. : celui d'évaluer les perspectives thérapeutiques apparemment très prometteuses liées à l'utilisation de cellules souches embryonnaires. Comme je l'ai dit, la route sera certainement fort longue jusqu'à la validation thérapeutique, mais il faut se mettre en ordre de marche.
Au total, je souhaite amender le projet de loi afin que les recherches sur l'embryon puissent être conduites dans des conditions strictement encadrées. En particulier,
- les embryons qui pourront être affectés à la recherche doivent répondre à des critères et précisément définis : il ne pourra s'agir que d'embryons in vitro conçus dans le cadre d'une AMP dont les parents ne veulent pas demander le transfert et qui n'auront pas été donnés à un autre couple.
- toute recherche sur l'embryon humain doit faire l'objet d'un protocole, qui, après une évaluation scientifique et éthique, sera ou non autorisé ;
- l'ouverture de la recherche sur l'embryon aura un caractère transitoire afin que son bien fondé soit réexaminé au bout de cinq ans, notamment parce qu'il n'est pas exclu que les progrès de la science conduisent à vider le débat de son contenu ou du moins à en atténuer la vivacité.
En bref, je souhaite ouvrir une " fenêtre d'action " strictement délimitée en respectant les principes et le souci d'équilibre qui inspirent la législation actuelle. C'est dans cette ligne qu'il faut inscrire la possibilité d'ouvrir à titre exceptionnel la recherche sur l'embryon humain.
Mais j'exclus d'aller au-delà de l'autorisation de recherches à partir d'embryons " orphelins ". La création d'embryons humains à des fins de recherche doit demeurer fermement exclue et sévèrement sanctionnée. Elle est d'ailleurs contraire à l'article 18 de la convention d'Oviedo.
Aussi le clonage dit " thérapeutique " n'est-il pas acceptable, de même que la possibilité, introduite par amendement, que des embryons soient créés pour les besoins de recherches sur les techniques d'AMP. La consécration subreptice de cette possibilité, pudiquement masquée sous " l'évaluation des techniques d'AMP ", porte triplement atteinte à la dignité de l'être humain : elle repose sur la conception d'embryons à des fins de recherche ; elle passe par la destruction de ces embryons ; enfin, cette démarche qui commencerait in vitro serait bien, à un moment donné, réalisée in vivo. Etape après étape, essai de fécondation, essai d'implantation, essai de développement, essai de naissance, ce serait bel et bien le début des essais d'hommes !
Quant au clonage dit " thérapeutique " que je viens de mentionner, je me bornerai à rappeler qu'il nous expose à deux autres dangers majeurs :
- premièrement, le risque de contournement de l'interdiction de faire naître un enfant cloné, à partir du moment où la première étape technique peut être réalisée ;
- deuxièmement, la nécessité d'obtenir en grand nombre des ovocytes prélevés chez les femmes après un traitement fort lourd. Parfois il vaut mieux " supporter les maux qui nous accablent que voler vers d'autres que nous ignorons ", pour reprendre Hamlet.
IV- LE CLONAGE
L'interdiction du clonage d'embryons humains à des fins de reproduction constitue, vraisemblablement, la disposition la plus consensuelle du projet de loi.
Il n'en reste pas moins que des enjeux importants sont attachés à la rédaction précise de cette interdiction ainsi qu'à l'incrimination qui lui est attachée. De ce point de vue, le texte actuel paraît beaucoup trop faible. Je l'avais vainement contesté en première lecture.
Il faut , tout d'abord, améliorer la formulation de l'interdiction du clonage à visée reproductive.
Il faut ensuite que la sanction de la violation de cette interdiction soit à la hauteur de l'enjeu ; il faut aussi qu'elle fasse référence à ce qu'il s'agit de garantir, à savoir la dignité de l'homme et la survie de l'espèce.
Par le clonage, il s'agit de programmer un humain comme un objet fabriqué en fonction d'une commande ; il s'agit de le transformer en un objet calculable, manipulable et prédéterminé. La loi doit s'inscrire fermement contre cet arbitrage despotique, en rappelant que le propre de toute personne est d'être indéterminable. Elle doit proclamer le droit de toute personne à ne pas être tributaire dans ses caractéristiques morphologiques du désir narcissique ou pathologique de celui ou celle qui l'a conçu. Elle doit réprimer fermement toute tentative qui porterait atteinte à notre perception de la personne humaine.
C'est pourquoi je vous propose , en accord avec le garde des sceaux, que je remercie de son concours convaincu, la création d'une nouvelle incrimination, baptisée " crime contre l'espèce humaine ".
Les notions que consacre aujourd'hui le code pénal, celles de crimes contre l'humanité et de crimes contre la personne, ne conviennent pas réellement pour appréhender une pratique telle que le clonage.
Ce " crime contre l'espèce humaine" trouverait sa place au début du livre II du code pénal, consacré aux crimes et délits contre les personnes, entre le titre Ier, " Des crimes contre l'humanité ", et le titre II, " Des atteintes à la personne humaine ". Il viserait tant le clonage à but reproductif que les pratiques eugéniques tendant à l'organisation de la sélection des personnes.
V- RATIONALISER LE CADRE INSTITUTIONNEL EN MATIERE DE SANTE PUBLIQUE
Le gouvernement précédent était parti de l'idée qu'il était pertinent de créer une nouvelle agence dans le domaine de la santé publique, compétente en matière de procréation, d'embryologie et de génétique humaine. Cette prolifération des agences finit par gêner la visibilité que l'on peut avoir de notre politique de santé. Il en existe déjà huit, dont les compétences respectives s'enchevêtrent. L'on ne peut donc continuer d'en créer une nouvelle dès que l'on met en évidence un nouveau problème.
Je souhaite donc vous proposer d'aller aussi rapidement que possible, mais si nécessaire en deux étapes, vers une Agence de la biomédecine et des produits de santé couvrant cinq départements dédiés respectivement aux médicaments, aux dispositifs médicaux, au sang, aux organes et aux tissus, à l'assistance médicale à la procréation, à la médecine embryonnaire et foetale et à la génétique humaine.
Le département " AMP et médecine embryonnaire et foetale " assumerait les missions dévolues, en l'état du projet, à l'APEGH, mais redéfinies et précisées. En effet, cette agence ne peut être une simple instance de veille et de conseil. Afin qu'elle rende des avis aussi équilibrés que possible, il me semble essentiel qu'elle soit chargée d'évaluer les protocoles de recherche d'un point de vue scientifique et éthique et qu'il lui appartienne de prendre une décision en se fondant sur les avis d'un Conseil d'orientation médical et scientifique. Le ministre chargé de la santé et, dans des domaines peut-être plus spécifiques, le ministre chargé de la recherche auraient un droit de veto des décisions de l'agence et pourraient en outre la saisir pour avis.
Une étape intermédiaire à la constitution d'une grande Agence pourrait consister à regrouper les activités du projet initial d'APEGH et de l'EFG ; la proximité des questions scientifiques et la parenté des questions éthiques traitées par l'une et l'autre me paraissent légitimer cette formule.
VI- LA BREVETABILITE D'ELEMENTS DU CORPS HUMAIN
J'en finis par un sujet difficile.
Au moment où des dizaines de milliers de dépôts de brevets revendiquant des séquences de gènes étaient déposées, la France a porté au niveau international le message qu'une telle appropriation, contraire aux principes de notre code civil, était éthiquement inacceptable et pouvait avoir un effet négatif sur l'efficacité tant de la recherche fondamentale que de l'innovation pharmaceutique. Nous avions retenu ce principe dès 1994.
L'esprit et la lettre de la loi française et ceux de la directive européenne 98-44/CE sont incompatibles sur ce point.
La première vise à exclure la connaissance des gènes de la brevetabilité, la seconde l'y inclut en raison de son assimilation à une molécule chimique inventée. Cette dernière aboutit à la prise de droits sur l'utilisation d'éléments du monde naturel.
Aujourd'hui, comme le mentionne un récent rapport de l'INSERM(3) , de nombreux analystes(4) s'interrogent sur les conséquences de la multiplication des brevets sur les gènes y compris pour les biotechnologies. L'information génétique pourrait, en raison de son unicité, être sous utilisée parce que les détenteurs de brevets sur les séquences seraient en mesure de s'en interdire mutuellement l'accès.
Un équilibre entre critères économiques, exigences académiques, besoins de santé publique et respect de principes éthiques me semble pouvoir être trouvé ; mais il impose que ne soit pas bloqué l'accès à la connaissance des séquences génétiques.
Aussi nous faut-il, pour sortir enfin de cette impasse, trouver une formule qui préserve nos principes tout en constituant une interprétation de la directive que l'on pourrait ensuite plaider auprès de la Commission européenne.
Le but recherché est le suivant : un brevet ne doit pas interdire aux chercheurs de chercher des applications nouvelles sur des molécules, gènes ou autres éléments du corps humain qui seraient déjà couverts par un brevet. Il faut pour cela contraindre l'auteur d'une demande de brevet à préciser la fonction du gène mis en cause au sens de l'application trouvée. Ainsi, le gène, toujours breveté " en tant que ", c'est-à-dire par son lien avec une application scientifique ou thérapeutique particulière, ne serait jamais réellement couvert par le brevet : le brevet de méthode nomme le gène, le mentionne formellement, mais n'étend pas en pratique sa protection à celui-ci.
Conclusion
Si l'on me demandait de trouver un seul mot pour résumer la disposition d'esprit fondamentale qui, selon moi, doit présider à l'élaboration des nouvelles lois de bioéthique, j'utiliserais le mot prudence. Entendons-nous bien : la prudence n'est pas l'inverse de l'audace et de la prise de risque : on peut prendre des risques au nom de la prudence, et c'est ce que fait par exemple, l'automobiliste qui franchit la ligne blanche en plein virage pour éviter de percuter un cycliste défaillant. La prudence ne s'oppose pas à la prise de risque ; elle s'oppose à la démesure.
Etre prudent, c'est résister à la tentation de la démesure ; nous pouvons y parvenir si, comme nous y invitait Aristote en son temps, nous cherchons ensemble un point d'équilibre entre deux manières de s'égarer, l'une par excès, l'autre par défaut. Etre prudent consiste à viser un juste milieu entre deux extrêmes opposés, ou - pour reprendre une métaphore utilisée par ce philosophe - " une ligne de crête entre deux abîmes ".
Parce que nous vivons une époque où se profile le spectre de la manipulation de l'homme par sa marchandisation, sa sélection prénatale et même sa fabrication programmée, la prudence s'impose comme le repère le plus assuré de l'éthique et du droit. Les avancées spectaculaires de notre science, ébranlée par la double menace du dévoiement et du fourvoiement, ont fait naître autant d'angoisses que de fantasmes dans la conscience de nos contemporains. Sachons y répondre de façon rationnelle et raisonnable en restant animés par le souci, lorsque nous sommes en situation d'incertitudes, d'explorer tous les possibles, d'anticiper tous les scénarios imaginables.
J'ajouterai pour finir que la prudence ne va pas sans une certaine inquiétude délibérément entretenue pour fortifier notre vigilance. Les lois que nous allons promouvoir engageront, en filigrane, une certaine idée de l'homme, une certaine vision de sa condition et de sa destinée. Or, à mon sens, la représentation la plus haute de l'homme que nous pouvons nous faire, c'est celle d'un être toujours inquiet de savoir ce que deviendront ses descendants. C'est pourquoi je souhaite que la législation sur laquelle nous allons travailler se place sous les auspices du souci de garantir aux générations futures les conditions d'un développement psychique et d'une vie authentiquement humaine. Je vous remercie...
(1) A quelques exceptions notables près, cf Claude Sureau, Alice au pays des clones, 1999, Flammarion, Paris
(2) The Foundations of bioethics, New-York, Oxford University Press, 1986
(3) Collection repères : Brevet sur le vivant INSERM Juillet 2002
(4) Cf par exemple Heller et Eisenberg 1998 Can patents deter innovation ? The anticommons in Biomedical research Science 208 - 5364, 698 - 701
(Source http://www.sante.gouv.fr, le 31 janvier 2003)
Vous en connaissez comme moi les grandes étapes, du rapport du Conseil d'Etat en 1988 intitulé Sciences de la vie : de l'éthique au droit, au vote des 3 lois dites de bioéthiques, auxquelles s'ajoute la loi du 20 décembre 1988 relative à la protection des personnes se prêtant à des recherches biomédicales, portée par le Sénat avec Claude Huriet et Franck Sérusclat. L'on voit que nous disposons d'un ensemble législatif très complet qui a défini un cadre au développement médical et a affirmé des règles de protection de la personne humaine.
Nous devons tous nous féliciter d'avoir aujourd'hui l'occasion de parachever cette législation en renforçant son assise et en lui donnant une stabilité plus grande.
Les concours de circonstances sont étonnants : aujourd'hui, comme en 1994, il appartient à une majorité de conduire l'oeuvre législative, en matière de bioéthique, entreprise par un gouvernement du bord opposé ; et après avoir été le rapporteur des lois de 1994, il me revient, au nom du gouvernement, de mener aujourd'hui avec vous, leur révision !
Mais au delà, c'est le rôle déterminant de la Haute Assemblée que je veux saluer.
Par deux fois c'est le Sénat qui a repris la réflexion après le changement de majorité. Par deux fois il a fait preuve de sagesse et apporté une contribution de grande qualité. Je veux en particulier rappeler le travail du Sénateur Jean Chérioux en 1994. Nous avions su cheminer ensemble et surmonter quelques divergences pour aboutir enfin.
Cette fois, sous la houlette du Président de la Commission des Affaires Sociales, Nicolas About, la réflexion sénatoriale a été conduite par Francis Giraud, avec le bon sens qu'on lui sait et son expérience concrète de ces sujets.
La communauté de vue et la similitude des approches a conduit le gouvernement à s'abstenir de déposer certains amendements pour soutenir ceux des sénateurs. Parfois, sur des dispositions identiques, le gouvernement retirera ses amendements après un échange utile.
C'est dire que je salue la qualité de la réflexion et chacun peut en juger à la lecture du rapport de Francis Giraud.
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Je voudrai vous livrer, pour commencer, trois séries de réflexions préliminaires ; j'en viendrai ensuite aux grandes questions de fond que pose la refonte du cadre juridique en matière de sciences du vivant.
I) Tout d'abord, je crois qu'il est important de garder à l'esprit le contexte dans lequel les lois de 1994 ont été votées.
A- Grandes étaient alors, les interrogations sur la légitimité du législateur à intervenir dans des domaines aussi sensibles que la médecine de la reproduction, la génétique ou le don d'organes. L'Etat ne s'immisçait-il pas, ce faisant, dans l'intimité des couples et des citoyens ? Ne définissait-il pas un carcan dans lequel la liberté du chercheur serait étroitement contrainte ? En bref, la méfiance prévalait : celle des professionnels intéressés médecins et scientifiques les premiers craignant un encombrement de leur activité par une judiciarisation envahissante, les seconds une délimitation trop restrictive du champ de leurs recherches ; la méfiance aussi, de tous ceux qui redoutaient que la morale commune se trouvât figée, dans un sens trop lâche ou au contraire trop contraignant.
B - Que dire, aujourd'hui, à cet égard, sinon que les doutes se sont taris : l'on ne se demande plus vraiment si le droit est l'aboutissement obligé de la réflexion bioéthique(1) car les lois de 1994 ont fait la preuve de leur nécessité.
1- Elles ont permis, de l'avis général, une pacification du débat.
2- Dans le même temps, il est apparu à tous les esprits que les lois de bioéthique avaient conduit à une moralisation des pratiques. Les acteurs du monde biomédical, et c'est assez remarquable, ont bien admis l'immixtion du législateur ;
En effet, notre édifice normatif a donné l'onction du droit à leurs pratiques et en a aussi favorisé l'acceptabilité sociale.
Ainsi, le diagnostic pré-implantatoire a pu se développer en France dans un cadre très strictement défini.
D'où cet acquis majeur : la régulation des sciences du vivant s'impose et elle revient bien au législateur et non aux seuls professionnels. Sont en cause, en effet, des pratiques qui mettent en jeu les représentations même de la société et qui dépassent largement l'exercice de la médecine : qu'est-ce que la personne humaine ? Jusqu'où le respect lui est-il dû ? De quoi peut-il être fait commerce ? Quelles sont les implications de la médecine prédictive ou de la possibilité de concevoir un enfant avec un tiers donneur ?
La bioéthique, on le voit, éprouve notre édifice juridique dans ce qu'il a de plus central, le statut des personnes, le droit de la filiation et de la famille ou encore le droit des contrats. Les questions qu'elle pose relèvent a priori du politique, puisque c'est moins la recherche en tant que telle qui est visée que ses applications et ses conséquences sur l'individu et le groupe.
3- Pacification du débat, moralisation des pratiques, je voudrais indiquer aussi ce que je considère comme une troisième réussite de l'oeuvre législative : la loi a eu une fonction éducative. Le fait d'avoir formalisé les problèmes dans le langage rationnel du droit a contribué, je crois, à l'élévation du niveau du débat public. Aujourd'hui, les citoyens sont mieux informés et sont même devenus particulièrement friands de tous les sujets " bioéthiques ", les media ne s'y sont pas trompés. Non que la loi ait alimenté le sensationnalisme, mais elle a permis que les interrogations se portent plus en amont, vers le coeur du problème,
- l'embryon humain,
- la place et la mission du chercheur,
- le clonage ou encore,
- la frontière entre les fondements biologiques et sociaux du comportement humain.
C- Le succès de l'arsenal législatif particulièrement complet dont la France s'est dotée en 1994 tient selon moi à deux facteurs.
1- Premièrement, une conscience aiguë de ce que le développement des sciences biomédicales appelle des limites, faute de quoi il n'est pas en accord avec la dignité de chaque être humain et ne procure ainsi qu'un progrès apparent. C'est l'émergence de la nécessaire conscience éthique dans notre société afin de discerner entre le possible et l'interdit.
Or, ce développement scientifique s'est poursuivi, dans les années récentes, à un rythme remarquable :
- clonage de mammifères,
- perspectives nouvelles de la thérapie cellulaire,
- achèvement du décryptage du génome humain parmi d'autres avancées.
Plus que jamais, la tâche actuelle consiste à distinguer ce qui personnalise l'homme de ce qui le dépersonnalise ce qui le rend plus libre de ce qui le rend plus esclave.
Plus que jamais ses choix d'aujourd'hui impliquent les générations futures. Nous sommes comptables de l'avenir.
Mais les applications cliniques, c'est naturel, ne progressent pas au même rythme que les connaissances. D'où ce décalage qu'il faut expliquer à nos concitoyens entre la connaissance et le traitement, pour ne pas nourrir de faux espoirs, mais également pour faire comprendre qu'un espoir thérapeutique ténu et lointain ne justifie pas nécessairement que nous nous affranchissions des principes qui fondent notre ordre juridique en matière de bioéthique.
2- Le deuxième facteur de succès réside dans la manière dont le législateur a conçu son rôle en matière de sciences du vivant.
La tâche n'était pas évidente : sur des sujets revendiqués depuis longtemps par les philosophes et les théologiens, qui demandaient une bonne compréhension des enjeux scientifiques, quelle était la place du droit ? Je crois qu'elle a été définie avec beaucoup d'intelligence et d'efficacité.
Sans fuir devant la difficulté de la tâche, le législateur a assumé ses responsabilités, traçant, avec raison et intelligence, les limites de son intervention : ni philosophie, ni science, mais le droit.
Cette juste conception de sa fonction est particulièrement manifeste dans la manière dont le législateur parle de l'embryon humain.
Il a édicté un régime fondé sur le principe du respect dû à l'embryon, solennellement inscrit à l'article 16 du code civil, et sur la définition des atteintes qui peuvent lui être portées, mais il n'a pas voulu définir cet embryon. Ce faisant, il s'est fort justement tenu à l'écart des querelles biologiques et philosophiques.
Au plan biologique, le législateur français a estimé, après plusieurs scientifiques, qu'il était artificiel de définir l'embryon par opposition au zygote, ou pré-embryon, concepts utilisés notamment au Royaume-Uni mais perçus comme simplement utilitaristes.
Je crois que nous avons bien fait de nous interdire d'enfermer l'embryon dans des définitions biologiques et des limites chronologiques précises. La science peut bien avoir ses mots pour désigner les différentes étapes par lesquelles passe le développement d'un être humain sans qu'il en résulte nécessairement une représentation différente de sa vie et du respect qu'elle impose en fonction de l'étape de son développement à laquelle on se place.
Au plan philosophique, la question ontologique du début de la personne fait l'objet de controverses et il paraît impossible de résoudre la question de savoir si l'embryon est une personne. Les données biologiques nous montrent en effet que l'embryon est humain dès le début. Cependant, elles ne peuvent pas nous dire si elle est une personne : c'est une question philosophique à laquelle auteurs et courants répondent par des thèses divergentes.
Certains considèrent que la personne est coextensive à l'organisme qui l'incarne et dure tant que vit cet organisme.
D'autres ne voit une personne que là où sont réalisées certaines fonctions : l'activité cérébrale, l'autoconscience ; ils réduisent le respect de la personne à celui de son autonomie morale. Ainsi, pour l'Américain Engelhardt(2) , " Les foetus, les nourrissons, ceux qui sont gravement handicapés au point de vue mental et ceux qui sont dans un coma irréversible sont des exemples d'êtres humains qui ne sont pas des personnes ".
D'autres enfin, défendent une ontologie dite " relationnelle " et n'attribuent le statut de personne qu'au seul vivant inscrit dans un tissu relationnel. La personne humaine n'est telle qu'en tant qu'elle est aimée par un autre, qu'un autre désire l'accueillir.
Eh bien, le législateur a renvoyé dos à dos ces différents courants de pensée, en écartant la question de la nature de l'embryon. Car si nous ne pouvons trancher la question de la nature de l'embryon, en revanche, sur le plan pratique, nous pouvons et même devons définir quelle doit être notre conduite à son égard ; et c'est bien la fonction du législateur que de dire ce droit-là. Le législateur s'est donc situé sur le plan du devoir-être à l'égard de l'embryon et non de son être. Ce choix, critiqué par certains, au motif que c'est le statut qui doit imposer les limites et non le contraire, est à la fois juste et efficace.
Juste, parce que la loi n'a pas à qualifier les êtres humains, mais seulement à les constater et à les protéger. A défaut, la qualité d'être humain, comme celle de personne, ne serait pas un droit mais une concession.
Efficace, parce qu'en ne déterminant pas ce qu'est l'embryon mais en disant comment on doit le traiter, l'éthique et le droit ont trouvé leur espace propre.
Je souhaite donc vivement que le législateur reste sur cette ligne : qu'il ne pose pas la question du statut de l'embryon et évite ainsi de s'engager dans des débats aporétiques ; qu'il se préoccupe d'assurer la dignité des êtres humains. Là est sa tâche majeure.
C'est à partir de ces acquis de fond et de forme - nécessité de tracer des limites et de donner des repères, d'une part, place du droit par rapport à la morale et à la biologie, d'autre part - que le travail entrepris doit être continué..
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II) Ma deuxième série de réflexions est inspirée par le retard pris par le gouvernement précédent, qui a rendu irréalisable l'objectif, voulu en 1994, d'une révision des lois dans un délai de cinq ans après leur vote.
On peut trouver à ce retard bien des excuses pertinentes et légitimes : retard dans l'adoption des décrets d'application, évolution rapide des enjeux scientifiques et d'autres...
Mais plus fondamentalement, ce retard me semble avoir résulté de la difficulté éprouvée par le gouvernement précédent à assumer certains de ses choix. Je songe, notamment, à l'autorisation du clonage à visée thérapeutique, d'abord envisagée et annoncée, puis abandonnée. Cet embarras l'a conduit à ne pas toujours afficher ses partis pris et à avancer feutré, pour consacrer des changements parfois considérables conduisant, sans que cela soit dit, à bouleverser profondément l'équilibre que le législateur avait voulu consacrer entre le respect dû à l'embryon humain et la confiance dans la liberté du chercheur.
J'en tire deux sentiments.
1- D'une part, afin que le choix éthique qui sera fait, en matière de recherche sur l'embryon notamment, reflète au mieux les convictions morales de chaque citoyen, il faut poser le débat aussi purement que possible et ne pas s'abriter derrière des barrières langagières érigées pour les besoins de la recherche.
Il y a toujours un mobile inavoué derrière les tours de passe-passe terminologiques : le désir d'évincer un problème au lieu d'assumer la responsabilité de se confronter à lui.
2- D'autre part, je crois que l'on est aujourd'hui à un tournant fondamental pour ce qui est de la conception même de ce que l'on appelle bioéthique : il faut, aujourd'hui ou jamais, clarifier ce que l'on met derrière.
Ce mot s'est imposé, grâce à sa force expressive remarquable, mais il est ambigu car il laisse croire que c'est la biomédecine qui façonne sa propre éthique, alors que l'éthique est au-dessus des savoirs particuliers. Puisque l'on inscrit dans la loi, pour la première fois, le mot de " bioéthique ", je voudrais qu'on ne puisse pas lui attacher une signification trouble. Afin de le laver de tout soupçon, il est indispensable que cette révision montre que l'éthique biomédicale n'est pas obligée d'adapter inévitablement ses principes à toute pratique nouvelle afin de la justifier a posteriori. On n'attend pas du législateur en bioéthique qu'il concilie tous les contraires mais qu'il dise les limites, c'est-à-dire donne, avec humanité, / un cadre permettant à la créativité et à la liberté de chacun de s'exprimer, dans le respect de l'intérêt collectif.
Il me semble que le gouvernement précédent, qui souhaitait valider, pêle-mêle, une ouverture tous azimuts de la recherche sur l'embryon et le clonage thérapeutique, quand celui-ci n'en est qu'à ses prémices, contribuait, sans doute malgré lui, au discrédit de la bioéthique.
Je souhaite au contraire qu'elle soit consolidée. C'est pourquoi l'inscription dans la loi du principe de sa révision, signe de modestie de la part du législateur qui, en 1994, s'attelait à une tâche largement inédite, m'apparaît aujourd'hui comme un procédé désormais ambigu et néfaste.
Ambigu car, dépourvu de toute valeur normative, il ne contraint en rien le législateur et ne modifie pas la faculté dont il dispose de remettre en chantier la loi si cela s'avère nécessaire. Dans certains domaines, la clause de révision a pu constituer un frein à la prise de décision sur des questions appelant des décisions parfois rapides. En sens inverse, cette idée de la révision à date fixe risque de pousser à aborder trop tôt certaines questions dont les enjeux scientifiques et les implications éthiques ne sont pas suffisamment clairs.
Néfaste, car le législateur n'a pas, en particulier lorsqu'il édicte des principes, vocation à faire une oeuvre dont la date de péremption est déjà annoncée. Comment ne pas voir que c'est la loi dont la solennité et la légitimité se trouvent malmenées ? Il est essentiel que la norme bioéthique ne soit pas conçue d'emblée comme caduque. On ne réinvente pas l'éthique à chaque nouvelle découverte scientifique !
III) Pour en finir avec ces considérations générales, je tiens à souligner que les interrogations liées aux sciences du vivant / et aux questions éthiques qu'elles font naître prennent sur la scène internationale une importance croissante ; elles sont en effet de celles qui appellent, sinon une régulation commune encore utopique, du moins une concertation aussi riche que possible au plan mondial.
Depuis 1994, l'actualité internationale a été nourrie. La convention du Conseil de l'Europe sur les droits de l'homme et la biomédecine signée à Oviedo le 4 mars 1997 constitue une première remarquable : pour la première fois, un texte contraignant en matière de bioéthique a été adopté. La France l'a signée et je souhaite que nous procédions à sa ratification concomitamment à l'adoption de nos lois de bioéthique révisées.
Plusieurs instruments internationaux sont venus peu après donner une forme normative et solennelle à l'interdiction du clonage reproductif : Déclaration universelle sur le génome et les droits de l'homme de l'Unesco, Protocole additionnel à la convention d'Oviedo portant interdiction du clonage d'êtres humains, Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
Ce mouvement récent est remarquable. Malheureusement, sur les sujets les plus graves et notamment le clonage reproductif, aucun de ces textes ne répond à la nécessité d'une interdiction de portée universelle, alors même que les annonces de mouvements sectaires ou de professionnels peu scrupuleux l'exigent. C'est pourquoi une initiative commune a été prise à l'automne 2001 par la France et de l'Allemagne afin que soit mise en chantier dans le cadre de l'ONU une convention interdisant le clonage à des fins de reproduction humaine. Je souhaite que nous fassions tout pour aboutir dans ce cadre afin que les faits ne prennent pas trop de vitesse le droit ; je souhaite aussi profiter du prochain G8 pour progresser vers la définition de positions communes en matière de biomédecine. Notre pays aura d'autant plus de poids dans ces discussions qu'il pourra s'appuyer sur un arsenal législatif interne amélioré et actualisé. Ainsi, en interdisant aujourd'hui nettement le clonage à but reproductif et en le pénalisant sévèrement, la France enverrait à ses partenaires un signal fort.
C'étaient là, mes trois réflexions de fond :
- premièrement, le climat a changé et , si l'on en fait une analyse, on voit bien les contours vers lesquels il faut avancer ;
- deuxièmement, il faut clarifier les choses et ne pas s'abriter derrière de faux semblants ;
- troisièmement, il y a des enjeux internationaux majeurs.
J'en viens maintenant au nouveau texte sous l'aspect de son contenu. Je commencerai par les sujets qui soulèvent le moins de difficultés.
I- LES GREFFES
Voilà longtemps que nous nous préoccupons de ce sujet et que, pour permettre le développement des greffes, nous avons fait un choix, celui du consentement présumé. En 1994, une impulsion nouvelle à la greffe d'organe a été donnée grâce à l'Etablissement français des greffes, dont je dois souligner les efforts, notamment le plan 15-20 entrepris ces dernières années à l'instigation de Didier Houssin. Malgré ces efforts, nous ne sommes pas parvenus à régler le problème de la pénurie d'organes à greffer.
A ce problème, le projet de loi choisissait de répondre en élargissant sans précaution le champ des donneurs vivants aux personnes ayant " un lien étroit et stable " avec le receveur.
Une telle orientation fait naître en moi les plus grandes craintes : comment s'assurer que le donneur ne fait pas l'objet de pressions morales plus ou moins subtiles ? Comment vérifier que le principe de non-commercialité du corps n'est en aucune manière bafoué ? Quelle définition donner à ce " lien étroit et stable " ?
Au regard des centaines de malades qui décèdent chaque année en France à cause du déficit de greffons, je crois qu'un effort s'impose pour élargir le cercle des donneurs vivants potentiels, notamment aux personnes en mesure d'apporter la preuve de deux ans de vie commune avec le receveur, mais en délimitant clairement les liens de parenté et les conditions de consentement.
Je m'interroge aussi pour savoir s'il ne faut pas, dans certaines circonstances, protéger les gens contre leur propre générosité.
Permettez-moi d'évoquer un cas concret. Prenons un jeune homme de trente ans, sollicité pour donner la moitié de son foie à son cousin germain, en insuffisance hépatique gravissime ; il s'avère être le seul donneur vivant potentiel alors qu'il a la charge de deux enfants. Mais s'il mourait, ce qui n'est pas exclu dans ce genre d'intervention, ou s'il en était définitivement amoindri, qui assumerait la responsabilité de l'éducation des deux enfant ?
Manière de dire que si on ne peut qu'être touché par un geste de don qui procède d'un élan de générosité spontanée, il faut aussi savoir se rendre attentif aux risques encourus par les individus, quand leur geste altruiste engage d'autres personnes.
Dans un tel cas de figure, il nous faut donc demander que la décision du donneur soit assortie du consentement de la personne avec laquelle il partage l'autorité parentale.
Cet exemple nous montre aussi, c'est le deuxième point de mon propos, que le prélèvement sur les vivants pose toujours de graves difficultés et que le don entre vifs doit absolument avoir un caractère subsidiaire par rapport au don cadavérique.
Certains pays, comme l'Espagne, arrivent à couvrir les besoins de la transplantation avec leurs seuls prélèvements cadavériques. Pour progresser dans cette voie, il nous faut rendre pleinement effectif le régime actuel de consentement présumé des personnes décédées, notamment par une politique d'information plus active.
On sait bien que la loi ne requiert qu'un témoignage et non, à proprement parler, l'autorisation des familles.
Toutefois, lorsque le médecin demande à la famille si elle sait si le défunt était ou non opposé au prélèvement, elle ne connaît le plus souvent pas la réponse et demande de ne rien faire. Même s'il en a le droit, dans ces conditions, le médecin ne prélève pas.
Il faut impérativement trouver le moyen de rassurer les familles en deuil sur la connaissance qu'avait la personne disparue du régime du prélèvement d'organes.
Je souhaite, pour cela, que la loi prévoie que toute personne, entre ses 16 et ses 25 ans, doit être informée du but du don d'organes après le décès et du régime du consentement.
II- L'ASSISTANCE MEDICALE A LA PROCREATION
C'est à partir d'un bilan satisfaisant, tant du point de vue du débat public que de la progression des naissances par fécondation in vitro, qu'a été engagée la révision des dispositions relatives à l'AMP. Le réalisme sans intransigeance dont fait preuve le texte de 1994 a en effet conféré une portée durable aux arbitrages auxquels il a procédé. Le législateur a permis le développement des techniques d'AMP, mais dans le respect de l'intérêt primordial de l'enfant, c'est-à-dire de son environnement affectif.
Il ne s'agit donc pas aujourd'hui de bouleverser les choix de 1994 proposés au terme de nombreuses concertations, notamment avec les associations familiales, toujours impliquées au premier chef.
1- A cet égard, le gouvernement souhaite revenir sur l'autorisation du transfert d'embryon post mortem en cas de décès de l'homme, introduite par amendement parlementaire.
Les interrogations éthiques et psychologiques que peut susciter la mise au monde consciente d'un orphelin ne sont pas mineures.
En 1994, le législateur, soucieux avant tout de donner à l'enfant à naître un cadre familial traditionnel, a voulu empêcher de telles situations.
Si, à n'en pas douter, la souffrance crée des droits, la nature et la portée de ceux-ci restent incertains. A accorder du poids à cet argument, on risque d'ouvrir la porte au droit à l'enfant. Or celui-ci me paraît contraire à la valeur même de l'enfant.
Nous y reviendrons plus longuement dans la discussion des articles.
Mais, à tous égards, il paraît plus raisonnable de ne pas autoriser le transfert post mortem, et d'informer le couple que s'il venait à être dissocié par les aléas de la vie, les embryons ne seraient pas conservés. Cette clause serait intégrée et assumée au seuil de la démarche, elle ferait partie des éléments du consentement du couple qui demande une AMP.
D'une façon générale, et c'est un fil directeur très fort, tout doit être fait afin que la démarche destinée à pallier la stérilité d'un couple soit gouvernée par le souci que l'enfant soit accueilli dans les meilleures conditions possibles. La surenchère dans l'artifice doit nous faire craindre de perdre le sens de l'enfant, de le transformer en objet de commande et de consommation.
III- UNE EXCEPTION STRICTEMENT ENCADREE A L'INTERDICTION DE MENER DES RECHERCHES SUR L'EMBRYON HUMAIN
J'en viens au sujet le plus difficile de ce texte, qui nourrira vraisemblablement en chacun de nous une délicate délibération intérieure, à savoir la recherche sur l'embryon humain. A vrai dire, je vous ai déjà dit pour une large part notre réflexion sur le sujet. Le gouvernement entend prendre pour fondement essentiel l'article 16 du code civil, qui prévoit que : " La loi () garantit le respect de l'être humain dès le commencement de sa vie ". Ainsi, des atteintes ne peuvent être portées à ce principe qu'à la condition qu'elles soient nécessaires à la sauvegarde de principes jugés également essentiels.
Les techniques utilisant des cellules souches ont le potentiel de transformer des branches entières de la médecine. Mais il faut raison garder, non par goût pour le scepticisme mais parce que je crois qu'un certain nombre de faux espoirs peuvent avoir été donnés à nos concitoyens. On a eu tendance, sur ce sujet, à accélérer la vitesse possible du progrès. Les perspectives thérapeutiques liées à l'utilisation des cellules souches embryonnaires ne sont encore qu'un pari qui n'a pas commencé d'être validé, et l'expérimentation animale est, dans ce domaine, encore notoirement insuffisante. Il faudra des années, au mieux, pour que des applications cliniques puissent être envisagées. Que l'on songe au génie génétique, qui est apparu au début des années 1970 et n'en est qu'à ses balbutiements thérapeutiques.
C'est bien cette ligne qui a inspiré le législateur jusqu'à aujourd'hui. Seules des exceptions précises et strictement encadrées permettent de porter atteinte à l'embryon : il en va ainsi de l'interruption volontaire de grossesse et, plus récemment du diagnostic pré-implantatoire.
Le gouvernement entend aujourd'hui vous proposer de rester dans cette logique d'exception par rapport à cet interdit fondateur qui nous enjoint le respect de l'embryon, pour moi intangible, qui est la clef de voûte de notre édifice législatif en matière de bioéthique.
Le gouvernement souhaite donc, non pas légaliser la recherche sur l'embryon, mais permettre que certaines recherches soient menées sur certains embryons.
Il me faut d'ailleurs rappeler d'emblée que des cellules souches existent aussi dans les organismes adultes ; des travaux récents ont mis en évidence le fort potentiel régénératif de ces cellules et leur grande plasticité. La France doit se distinguer par un engagement massif dans la recherche sur les cellules souches adultes.
Après avoir longtemps espéré que cette voie à privilégier pourrait permettre l'économie de la recherche sur les cellules issues d'embryons, la réalité des exigences de la recherche, j'en ai été convaincu, impose qu'on l'autorise.
Afin de donner toutes leurs chances à ces recherches et de permettre que se développe la médecine dite régénératrice, propre à aider ceux qui souffrent de maladies largement incurables, il est indispensable de mener de front, pendant quelques années au moins, des recherches sur les cellules embryonnaires et sur des cellules souches adules, afin de comparer leur efficacité, mais aussi leur innocuité pour l'homme.
Je ne souhaite pas masquer que cette solution représente un bouleversement ontologique. L'impératif kantien, fondement de la morale laïque, interdit de traiter l'être humain seulement comme un moyen et non toujours aussi comme une fin. Il peut certes arriver que l'être humain soit utilisé comme un moyen ; on peut songer aux personnes sur lesquelles ont été pratiquées les premières anesthésies ou aux malades qui acceptent d'expérimenter un nouveau traitement anti-cancéreux. Mais, outre que ces personnes conservent la capacité de consentir, même si celle-ci peut être affaiblie ou influencée, la possibilité qu'elles bénéficient directement des expérimentations auxquelles elles se prêtent existe toujours. Elles sont donc toujours aussi fin en soi en même temps que moyen. Il n'en va pas de même pour l'embryon quand les lignées de cellules souches qui en seront tirées aboutiront à sa destruction.
Aussi la levée de l'interdiction posée récemment par le législateur ne va-t-elle pas de soi et doit, si elle est confirmée, être assortie de conditions beaucoup plus précises que celles qui l'enserrent actuellement.
Dans cette logique, j'entends que la possibilité qui serait ouverte de mener des recherches sur l'embryon ait un caractère dérogatoire et transitoire et que ses conditions de mise en oeuvre soient très précisément circonscrites.
Le but de ces recherches doit être précisément défini.
Dans mon esprit, il est double.
1- La recherche sur l'embryon est avant tout, une recherche pour l'embryon. L'embryon doit entrer dans le champ de la médecine. Paradoxalement, la médecine a progressé en remontant le fil de la vie : après s'être intéressée à l'enfant, elle s'est penchée sur le nourrisson ; s'orientant ensuite du côté du nouveau-né, elle en est venue à traiter du prématuré ; nous l'avons vu ensuite s'investir dans la prise en charge du grand prématuré. Aujourd'hui, nous assistons aux balbutiements de la médecine foetale. Et probablement demain en viendrons-nous à la médecine embryonnaire.
Or, cette " progressive régression " de la médecine vers les tous premiers stades de la vie ne peut à l'évidence se réaliser sans l'aide de la recherche. Peut-on s'enfermer vis à vis de l'embryon dans le paradoxe consistant à dire " qu'on le respecte tellement qu'on ne veut pas lui venir en aide le cas échéant par le champ de la médecine ? " !
Je crois que nous sommes, à cet égard, dans une situation d'urgence. On ne peut en effet qu'être préoccupé du fort décalage entre les progrès réalisés pour diagnostiquer les problèmes du foetus et, plus récemment, de l'embryon, et les moyens dont on dispose pour les traiter. Le biais qui en résulte en faveur de l'élimination plutôt que du traitement alimente un discours récurrent mais aussi, peut-être, de moins en moins irréaliste, sur le tri eugénique des êtres humains et sur la décence ou l'acceptabilité plus grandes de ces pratiques devenues plus indolores. Pour éviter cette dérive, on ne peut que tout mettre en oeuvre pour faire accéder le foetus et l'embryon au statut de patient.
2- Un seul autre but doit être assigné à la recherche sur l'embryon. : celui d'évaluer les perspectives thérapeutiques apparemment très prometteuses liées à l'utilisation de cellules souches embryonnaires. Comme je l'ai dit, la route sera certainement fort longue jusqu'à la validation thérapeutique, mais il faut se mettre en ordre de marche.
Au total, je souhaite amender le projet de loi afin que les recherches sur l'embryon puissent être conduites dans des conditions strictement encadrées. En particulier,
- les embryons qui pourront être affectés à la recherche doivent répondre à des critères et précisément définis : il ne pourra s'agir que d'embryons in vitro conçus dans le cadre d'une AMP dont les parents ne veulent pas demander le transfert et qui n'auront pas été donnés à un autre couple.
- toute recherche sur l'embryon humain doit faire l'objet d'un protocole, qui, après une évaluation scientifique et éthique, sera ou non autorisé ;
- l'ouverture de la recherche sur l'embryon aura un caractère transitoire afin que son bien fondé soit réexaminé au bout de cinq ans, notamment parce qu'il n'est pas exclu que les progrès de la science conduisent à vider le débat de son contenu ou du moins à en atténuer la vivacité.
En bref, je souhaite ouvrir une " fenêtre d'action " strictement délimitée en respectant les principes et le souci d'équilibre qui inspirent la législation actuelle. C'est dans cette ligne qu'il faut inscrire la possibilité d'ouvrir à titre exceptionnel la recherche sur l'embryon humain.
Mais j'exclus d'aller au-delà de l'autorisation de recherches à partir d'embryons " orphelins ". La création d'embryons humains à des fins de recherche doit demeurer fermement exclue et sévèrement sanctionnée. Elle est d'ailleurs contraire à l'article 18 de la convention d'Oviedo.
Aussi le clonage dit " thérapeutique " n'est-il pas acceptable, de même que la possibilité, introduite par amendement, que des embryons soient créés pour les besoins de recherches sur les techniques d'AMP. La consécration subreptice de cette possibilité, pudiquement masquée sous " l'évaluation des techniques d'AMP ", porte triplement atteinte à la dignité de l'être humain : elle repose sur la conception d'embryons à des fins de recherche ; elle passe par la destruction de ces embryons ; enfin, cette démarche qui commencerait in vitro serait bien, à un moment donné, réalisée in vivo. Etape après étape, essai de fécondation, essai d'implantation, essai de développement, essai de naissance, ce serait bel et bien le début des essais d'hommes !
Quant au clonage dit " thérapeutique " que je viens de mentionner, je me bornerai à rappeler qu'il nous expose à deux autres dangers majeurs :
- premièrement, le risque de contournement de l'interdiction de faire naître un enfant cloné, à partir du moment où la première étape technique peut être réalisée ;
- deuxièmement, la nécessité d'obtenir en grand nombre des ovocytes prélevés chez les femmes après un traitement fort lourd. Parfois il vaut mieux " supporter les maux qui nous accablent que voler vers d'autres que nous ignorons ", pour reprendre Hamlet.
IV- LE CLONAGE
L'interdiction du clonage d'embryons humains à des fins de reproduction constitue, vraisemblablement, la disposition la plus consensuelle du projet de loi.
Il n'en reste pas moins que des enjeux importants sont attachés à la rédaction précise de cette interdiction ainsi qu'à l'incrimination qui lui est attachée. De ce point de vue, le texte actuel paraît beaucoup trop faible. Je l'avais vainement contesté en première lecture.
Il faut , tout d'abord, améliorer la formulation de l'interdiction du clonage à visée reproductive.
Il faut ensuite que la sanction de la violation de cette interdiction soit à la hauteur de l'enjeu ; il faut aussi qu'elle fasse référence à ce qu'il s'agit de garantir, à savoir la dignité de l'homme et la survie de l'espèce.
Par le clonage, il s'agit de programmer un humain comme un objet fabriqué en fonction d'une commande ; il s'agit de le transformer en un objet calculable, manipulable et prédéterminé. La loi doit s'inscrire fermement contre cet arbitrage despotique, en rappelant que le propre de toute personne est d'être indéterminable. Elle doit proclamer le droit de toute personne à ne pas être tributaire dans ses caractéristiques morphologiques du désir narcissique ou pathologique de celui ou celle qui l'a conçu. Elle doit réprimer fermement toute tentative qui porterait atteinte à notre perception de la personne humaine.
C'est pourquoi je vous propose , en accord avec le garde des sceaux, que je remercie de son concours convaincu, la création d'une nouvelle incrimination, baptisée " crime contre l'espèce humaine ".
Les notions que consacre aujourd'hui le code pénal, celles de crimes contre l'humanité et de crimes contre la personne, ne conviennent pas réellement pour appréhender une pratique telle que le clonage.
Ce " crime contre l'espèce humaine" trouverait sa place au début du livre II du code pénal, consacré aux crimes et délits contre les personnes, entre le titre Ier, " Des crimes contre l'humanité ", et le titre II, " Des atteintes à la personne humaine ". Il viserait tant le clonage à but reproductif que les pratiques eugéniques tendant à l'organisation de la sélection des personnes.
V- RATIONALISER LE CADRE INSTITUTIONNEL EN MATIERE DE SANTE PUBLIQUE
Le gouvernement précédent était parti de l'idée qu'il était pertinent de créer une nouvelle agence dans le domaine de la santé publique, compétente en matière de procréation, d'embryologie et de génétique humaine. Cette prolifération des agences finit par gêner la visibilité que l'on peut avoir de notre politique de santé. Il en existe déjà huit, dont les compétences respectives s'enchevêtrent. L'on ne peut donc continuer d'en créer une nouvelle dès que l'on met en évidence un nouveau problème.
Je souhaite donc vous proposer d'aller aussi rapidement que possible, mais si nécessaire en deux étapes, vers une Agence de la biomédecine et des produits de santé couvrant cinq départements dédiés respectivement aux médicaments, aux dispositifs médicaux, au sang, aux organes et aux tissus, à l'assistance médicale à la procréation, à la médecine embryonnaire et foetale et à la génétique humaine.
Le département " AMP et médecine embryonnaire et foetale " assumerait les missions dévolues, en l'état du projet, à l'APEGH, mais redéfinies et précisées. En effet, cette agence ne peut être une simple instance de veille et de conseil. Afin qu'elle rende des avis aussi équilibrés que possible, il me semble essentiel qu'elle soit chargée d'évaluer les protocoles de recherche d'un point de vue scientifique et éthique et qu'il lui appartienne de prendre une décision en se fondant sur les avis d'un Conseil d'orientation médical et scientifique. Le ministre chargé de la santé et, dans des domaines peut-être plus spécifiques, le ministre chargé de la recherche auraient un droit de veto des décisions de l'agence et pourraient en outre la saisir pour avis.
Une étape intermédiaire à la constitution d'une grande Agence pourrait consister à regrouper les activités du projet initial d'APEGH et de l'EFG ; la proximité des questions scientifiques et la parenté des questions éthiques traitées par l'une et l'autre me paraissent légitimer cette formule.
VI- LA BREVETABILITE D'ELEMENTS DU CORPS HUMAIN
J'en finis par un sujet difficile.
Au moment où des dizaines de milliers de dépôts de brevets revendiquant des séquences de gènes étaient déposées, la France a porté au niveau international le message qu'une telle appropriation, contraire aux principes de notre code civil, était éthiquement inacceptable et pouvait avoir un effet négatif sur l'efficacité tant de la recherche fondamentale que de l'innovation pharmaceutique. Nous avions retenu ce principe dès 1994.
L'esprit et la lettre de la loi française et ceux de la directive européenne 98-44/CE sont incompatibles sur ce point.
La première vise à exclure la connaissance des gènes de la brevetabilité, la seconde l'y inclut en raison de son assimilation à une molécule chimique inventée. Cette dernière aboutit à la prise de droits sur l'utilisation d'éléments du monde naturel.
Aujourd'hui, comme le mentionne un récent rapport de l'INSERM(3) , de nombreux analystes(4) s'interrogent sur les conséquences de la multiplication des brevets sur les gènes y compris pour les biotechnologies. L'information génétique pourrait, en raison de son unicité, être sous utilisée parce que les détenteurs de brevets sur les séquences seraient en mesure de s'en interdire mutuellement l'accès.
Un équilibre entre critères économiques, exigences académiques, besoins de santé publique et respect de principes éthiques me semble pouvoir être trouvé ; mais il impose que ne soit pas bloqué l'accès à la connaissance des séquences génétiques.
Aussi nous faut-il, pour sortir enfin de cette impasse, trouver une formule qui préserve nos principes tout en constituant une interprétation de la directive que l'on pourrait ensuite plaider auprès de la Commission européenne.
Le but recherché est le suivant : un brevet ne doit pas interdire aux chercheurs de chercher des applications nouvelles sur des molécules, gènes ou autres éléments du corps humain qui seraient déjà couverts par un brevet. Il faut pour cela contraindre l'auteur d'une demande de brevet à préciser la fonction du gène mis en cause au sens de l'application trouvée. Ainsi, le gène, toujours breveté " en tant que ", c'est-à-dire par son lien avec une application scientifique ou thérapeutique particulière, ne serait jamais réellement couvert par le brevet : le brevet de méthode nomme le gène, le mentionne formellement, mais n'étend pas en pratique sa protection à celui-ci.
Conclusion
Si l'on me demandait de trouver un seul mot pour résumer la disposition d'esprit fondamentale qui, selon moi, doit présider à l'élaboration des nouvelles lois de bioéthique, j'utiliserais le mot prudence. Entendons-nous bien : la prudence n'est pas l'inverse de l'audace et de la prise de risque : on peut prendre des risques au nom de la prudence, et c'est ce que fait par exemple, l'automobiliste qui franchit la ligne blanche en plein virage pour éviter de percuter un cycliste défaillant. La prudence ne s'oppose pas à la prise de risque ; elle s'oppose à la démesure.
Etre prudent, c'est résister à la tentation de la démesure ; nous pouvons y parvenir si, comme nous y invitait Aristote en son temps, nous cherchons ensemble un point d'équilibre entre deux manières de s'égarer, l'une par excès, l'autre par défaut. Etre prudent consiste à viser un juste milieu entre deux extrêmes opposés, ou - pour reprendre une métaphore utilisée par ce philosophe - " une ligne de crête entre deux abîmes ".
Parce que nous vivons une époque où se profile le spectre de la manipulation de l'homme par sa marchandisation, sa sélection prénatale et même sa fabrication programmée, la prudence s'impose comme le repère le plus assuré de l'éthique et du droit. Les avancées spectaculaires de notre science, ébranlée par la double menace du dévoiement et du fourvoiement, ont fait naître autant d'angoisses que de fantasmes dans la conscience de nos contemporains. Sachons y répondre de façon rationnelle et raisonnable en restant animés par le souci, lorsque nous sommes en situation d'incertitudes, d'explorer tous les possibles, d'anticiper tous les scénarios imaginables.
J'ajouterai pour finir que la prudence ne va pas sans une certaine inquiétude délibérément entretenue pour fortifier notre vigilance. Les lois que nous allons promouvoir engageront, en filigrane, une certaine idée de l'homme, une certaine vision de sa condition et de sa destinée. Or, à mon sens, la représentation la plus haute de l'homme que nous pouvons nous faire, c'est celle d'un être toujours inquiet de savoir ce que deviendront ses descendants. C'est pourquoi je souhaite que la législation sur laquelle nous allons travailler se place sous les auspices du souci de garantir aux générations futures les conditions d'un développement psychique et d'une vie authentiquement humaine. Je vous remercie...
(1) A quelques exceptions notables près, cf Claude Sureau, Alice au pays des clones, 1999, Flammarion, Paris
(2) The Foundations of bioethics, New-York, Oxford University Press, 1986
(3) Collection repères : Brevet sur le vivant INSERM Juillet 2002
(4) Cf par exemple Heller et Eisenberg 1998 Can patents deter innovation ? The anticommons in Biomedical research Science 208 - 5364, 698 - 701
(Source http://www.sante.gouv.fr, le 31 janvier 2003)