Déclaration de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, sur la lutte contre le travail des enfants et les propositions de la France au niveau des organisations internationales, Paris le 26 mai 1998.

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Circonstance : Accueil des représentants de la Marche mondiale contre le travail des enfants, à Paris, le 25 mai 1998

Texte intégral

En donnant la parole, ce matin, à Raimondo, Eric, Jones et Deleon, j'ai voulu, avant toute chose, que l'on prenne bien conscience d'une réalité - de leur réalité-, que l'on se rende bien compte des situations concrètes qui sont les leurs, qui sont celles des "enfants-travailleurs", un des plus révoltants scandales de notre temps.
D'autres enfants et adolescents, qui sont ici avec nous, auraient pu, également, décrire leurs conditions de vie.
Je pense à Maritsa. Chilienne, elle est âgée de quinze ans. Pour gagner sa vie, elle a été contrainte, dès l'âge de 12 ans à travailler comme aide-caissière. Elle a enduré le mépris des clients et les menaces du patron qui jugeait qu'elle ne se montrait pas "assez obéissante".
Je pense à Velùcia et Velùcio, frère et soeur de 13 et 14 ans, qui travaillent dans une plantation de sisal dans l'Etat de Bahia.
Je pense à Jamal, 14 ans, qui est né au Bangladesh, avait huit ans lorsqu'il a été vendu par sa mère et a été, alors, employé dans toutes sortes de travaux illicites, avant d'être contraint d'exercer, une fois à la rue, le "métier" de chiffonnier.
Comment les parcours concrets de ces enfants présents à nos côtés ce matin ne susciteraient pas notre colère, notre honte aussi et, de fait, pour la responsable politique que je suis, notre volonté d'agir pour que de telles conditions de vie effroyables et intolérables cessent ?
A les entendre ici, ce matin, en 1998, on croirait relire la littérature du XIXème siècle, Charles Dickens ou Jules Vallès, ou réentendre Louis Villermé dans son Tableau de l'état physique et moral des ouvriers, qui, en 1840, décrivait "cette multitude d'enfants, dont certains ont à peine sept ans, maigres, hâves, couverts de haillons, qui se rendent aux manufactures pieds nus, par la pluie et la boue, pâles, énervés, offrant un extérieur de misère, de souffrance et d'abattement".
Nous sommes aujourd'hui plus riches, les flux monétaires internationaux se sont développés, les échanges économiques sont considérables. On produit de la richesse, de la prospérité.
Et pourtant, nous vivons un paradoxe tragique. Alors qu'un monde s'enrichit et poursuit sa modernisation, des régions du monde restent très en retard, tandis que dans certains pays des exploitations aussi scandaleuses que celles des enfants se poursuivent et parfois même se développent.
Dans ce monde ou s'additionnent les inégalités internationales et nationales, les enfants, esclaves modernes, sont, trop souvent, victimes de ce triptyque tragique que constituent le travail, souvent forcé, la guerre ou la prostitution. Sans aller jusqu'à ces cas extrêmes mais statistiquement significatifs, où l'intégrité morale des enfants est mise en cause, plusieurs millions d'enfants sont contraints chaque jour au travail, sont trop souvent privés de leur droit à l'éducation, privés de leur droit à la santé, et tout simplement de leur droit à l'enfance. Beaucoup, ignorent jusqu'à leur âge.
On estime (d'après les données globales les plus récentes du BIT) que 250 millions d'enfants de 5 à 14 ans, soit un enfant sur quatre, sont condamnés, aujourd'hui, dans le monde, à travailler. Parmi ces 250 millions d'enfants, près de la moitié, 120 millions, effectuent même un travail à temps plein.
C'est l'Afrique qui compte la plus forte proportion d'enfants au travail - 4 enfants sur 10 environ. Mais en tant que région du monde de loin la plus peuplée, c'est d'abord l'Asie qui compte le plus grand nombre d'enfants au travail, et notamment l'Inde où les pourcentages de main-d'oeuvre enfantine sont les plus élevés : environ 44 millions selon les estimations.
Quant à l'Amérique latine, les enfants y travaillent surtout dans les villes, car ce sont des zones parmi les plus urbanisées du tiers monde. Au Brésil, on évalue à 18 % le nombre d'enfants âgés de 10 à 14 ans qui travaillent, ce qui représente près de 7 millions d'individus.
L'une des façons d'évaluer le nombre d'enfants qui travaille est de commencer par regarder combien sont inscrits à l'école. Or, si l'on se réfère aux statistiques relatives à la fréquentation scolaire - lorsque cela est possible - , la situation des enfants n'offre pas une image beaucoup plus optimiste. Selon l'UNESCO, 18 % environ des enfants en âge de scolarité primaire, soit 110 millions d'individus, ne bénéficient d'aucun enseignement. Pour les experts de l'OIT, il ne fait pas de doute qu'une forte proportion de ces enfants ne vont pas à l'école parce qu'ils doivent exercer une activité économique.
De nombreux facteurs expliquent ces situations : l'aggravation des conditions de vie consécutive à la crise économique, la surpopulation, les déficiences des systèmes éducatifs, l'exode dû à la guerre et aux conflits civils, l'effondrement des structures familiales et l'accroissement du nombre de ménages gérés par une femme seule, la pandémie du SIDA qui a transformé des milliers d'enfants en chefs de famille...
La mondialisation de l'économie et la libéralisation des échanges jouent également un rôle dans l'accroissement du nombre d'enfants qui travaillent. A mesure que les entreprises s'efforcent de comprimer les coûts de production des industries d'exportation, la tentation est grande d'employer des enfants afin de devenir, ou de rester, compétitifs sur les marchés mondiaux.
Et même si les enfants occupés dans des industries exportatrices ne représentent qu'une étroite fraction, estimée par l'UNICEF, à moins de 5 % de la totalité des enfants au travail dans le monde, cela représente déjà plusieurs millions de jeunes travailleurs.
La pratique dite du "servage pour dettes", conséquence directe de l'endettement des familles et des Etats, est également une clé de l'accroissement du travail des enfants. En Asie méridionale, on estime par exemple que plusieurs millions d'enfants doivent payer de leur labeur la dette contractée par leurs parents, et souvent même par leurs grands parents. Particulièrement odieuse, cette pratique ne leur permet aucune issue, ne leur offre aucun avenir.
Depuis que la communauté internationale, consciente de la responsabilité qui était la sienne, a décidé de prendre en charge la question du travail des enfants, la situation ne semble pas avoir beaucoup évolué.
Face au travail des enfants, les arguments opposés sont toujours un peu les mêmes : spécificité des valeurs nationales, nécessité des enfants, nécessité économique.
Nous devons, face à de tels arguments, montrer qu'ils ne tiennent pas, qu'ils ne sont pas recevables.
- Ainsi, certains pays font valoir qu'il y a des valeurs nationales spécifiques qui justifient un recours particulier au travail des enfants. Nous devons face à cet argument, réaffirmer d'abord l'universalité des droits de l'homme au travail, reconnus par de nombreux textes internationaux, qui condamnent le travail des enfants, le travail forcé, la discrimination, le refus de la liberté syndicale.
Lorsqu'un enfant de treize ans ne peut pas suivre une éducation normale parce qu'il est contraint de travailler dans une plantation au Brésil, lorsqu'une jeune fille est condamnée au travail forcé au Bangladesh, lorsqu'une jeune fille doit se prostituer aux Philippines, il n'est pas possible de dire qu'il y a là des valeurs brésiliennes, bangladaises ou philippines. En la matière, il n'existe qu'une norme, qu'une règle : c'est la norme universelle.
- Les employeurs prétendent aussi qu'il y a des travaux auxquels les enfants sont particulièrement bien adaptés. Ainsi en est-il de l'industrie du tissage des tapis (noués main) en Inde par exemple, laquelle occupe aux alentours de 130 000 enfants qui auraient, dit-on, une plus grande habilité manuelle et une meilleure vue pour occuper ces fonctions.
Je pense également aux "enfants-taupes", dont la petite taille est un atout. Ils sont près de 28 000 enfants indiens dans les mines de Meghalaya et près de 3000 dans la seule région de Borjaca, en Colombie, à ramper dans des tunnels de 90 cm de large.
Différentes études du BIT ou de l'Unicef ont montré l'aberration des arguments ainsi évoqués. La dextérité des enfants indiens est facilement réfutable, et la faible taille des enfants dans les tunnels de Colombie n'est qu'un prétexte. La réalité est autre : les enfants représentent une main d'oeuvre docile. Ils ne font pas grève, ils ne sont pas syndiqués, ils sont moins bien rémunérés que les adultes, leur présence parmi les autres travailleurs fait baisser les taux de salaire de tous... et quant à la taille des enfants dans les mines, elle permet de réduire d'autant le coût des infrastructures.
- Enfin, certains nous disent, que : " le travail des enfants est indispensable à des pays encore peu développés, qui ne peuvent compter que sur l'abondance et le faible coût de leur main-d'oeuvre pour leur croissance ". En fait, on considère ainsi que le travail des enfants fait partie intégrante des sociétés du tiers monde et que l'abolir provoquerait un traumatisme dont ces sociétés ne se remettraient pas.
Cela aussi mérite d'être réfuté, car l'histoire des pays européens a montré que les progrès des droits sociaux sont allés de pair avec le développement économique. Aujourd'hui, certaines régions, encore pauvres, comme le Kérala en Inde, ont su faire reculer le travail des enfants.
Ces arguments, qui servent chaque jour à maintenir dans nombre de pays, des enfants en situation de semi-servage, sont intolérables. En vous recevant aujourd'hui, je ne peux que me souvenir de ces mêmes arguments, qui, il y a plus de 150 ans, en 1841 par exemple, étaient opposés, en France, à tous ceux qui voulaient freiner le travail des enfants.
Pourtant, nos prédécesseurs ont su réfuter ces arguments, et la France n'a pas attendu d'être un pays riche, moderne, dynamique pour élaborer une législation offensive contre le travail des enfants.
C'est même à partir d'une réflexion sur le travail des enfants qu'est né notre droit du travail, au milieu du XIXème siècle. Ces lois en faveur des plus petits résonnent aujourd'hui comme autant d'améliorations de la vie des jeunes hommes et des jeunes femmes, lesquelles ont été renforcées peu à peu. Il est intéressant donc de rappeler que c'est par une législation en faveur des enfants, que notre droit du travail a commencé d'exister.
On a d'abord légiféré sur un âge minimum - il n'était fixé qu'à 8 ans en
1841-, puis sur la durée journalière, puis sur la nécessité des pauses quotidiennes et des journées de repos hebdomadaires. On a limité le travail de nuit pour les enfants, et peu à peu on a augmenté l'âge minimum du travail et l'obligation scolaire a été porté de 14 à 16 ans par le Front populaire. On a protégé la santé des enfants, réduit les nuisances qui les touchaient... Ce mouvement a pris plusieurs décennies et, bientôt, a été étendu.
Cette histoire sociale, qui est celle de la France, et un peu celle de tous les pays européens modernes, nous enseigne plusieurs choses.
La première est qu'une législation plus restrictive contre le travail des enfants est source de progrès social d'ensemble puisque, dans la lignée de ces textes, d'autres législations sont prises, en ce qui concerne les femmes, en ce qui concerne la réduction du temps de travail, les congés payés, la santé, la sécurité, l'hygiène...
La deuxième enseignement de l'histoire sociale des pays développés est que les processus qui conduisent à la suppression du travail des enfants doivent être conduits en même temps de plusieurs façons : limiter certaines formes de travail pénibles en priorité, limiter ensuite la durée du travail, imposer une obligation scolaire jusqu'à un âge le plus avancé possible, imposer un âge minimum pour le travail enfin. Ainsi, pour les enfants, les législations seront progressivement synonymes de meilleure santé, de moins de fatigue, de plus d'éducation, et, c'est l'objectif, entraîneront la suppression du travail des plus jeunes.
Enfin, l'histoire a montré que l'abolition progressive du travail des enfants et l'instauration de l'enseignement obligatoire, ont été, en France, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis, les conditions indispensables au développement. Votées dans un contexte de pauvreté massive, ces lois ont permis aux enfants pauvres d'aller à l'école.
Or, l'un des meilleurs moyens qui permette à un pays de se développer, qui lui donne la possibilité "d'émerger", c'est de développer la connaissance et l'intelligence de ses enfants. S'ils travaillent, ils ne peuvent développer leurs capacités intellectuelles, ni devenir des travailleurs formés et qualifiés. Le travail des enfants ne fait que perpétuer la pauvreté, puisque l'enfant devient un adulte pris au piège des emplois non qualifiés et peu payés.
Au contraire, si les enfants apprennent à l'école de nouvelles techniques de confection, des solutions pour moderniser le travail, ils pourront, une fois adulte, utiliser leurs nouvelles idées dans le travail et faire émerger de nouveaux savoir-faire.
En définitive, en ce qui concerne la limitation du travail des enfants, leur santé, leur éducation, il ne faut pas que les gouvernements des pays en voie de développement, ni les entreprises concernées, perçoivent notre volonté d'empêcher le travail des enfants comme une tentative de les freiner dans leur développement. Au contraire. Nous devons leur expliquer qu'en investissant dans l'éducation de leurs enfants, ils vont contribuer au développement, et que, par conséquent, c'est à la fois un impératif éthique et social pour ces sociétés, mais aussi une voie de bon sens sur le plan économique.
Dans quelques jours à Genève, lors de la conférence internationale de l'OIT, la France sera représentée, comme vous le savez, par une délégation tripartite.
La ministre de l'Emploi que je suis souhaite que la délégation française puisse se mobiliser en tout premier lieu afin que la convention 138 de l'OIT (adoptée il y a 25 ans), sur l'âge minimum d'accès au travail, soit ratifiée par un maximum d'Etats.
Cette convention fixe à 15 ans l'âge minimum pour l'emploi et spécifie qu'aucun enfant de moins de 18 ans ne peut occuper de tâches dangereuses. 50 pays seulement l'ont adoptée - et en particulier, aucun pays d'Asie (sauf le Népal) ne l'a encore adoptée, ce qui est d'autant plus regrettable que la main d'oeuvre enfantine y est la plus dense au monde. Il y a là un problème et j'insiste tout particulièrement pour qu'on lui attache toute l'importance qu'il mérite.
Mais il faut bien admettre, sous peine de tomber dans l'utopie, que la plupart des pays en développement qui connaissent un fort travail des enfants ne seront pas en mesure d'abolir totalement le travail des enfants dans un avenir proche.
Parallèlement à cet objectif important, il faut donc poursuivre des objectifs plus limités, plus réalistes, et plus réalisables à court terme : protéger les conditions de vie et de travail de ces enfants.
C'est pourquoi, le projet d'une convention additionnelle sur "les formes les plus intolérables du travail des enfants" me paraît très important. Cette convention qui devra compléter la convention 138, sans la remplacer, concernera essentiellement l'emploi des enfants dans des conditions d'esclavage ou de travail forcé, leur emploi pour l'exécution de tâches dangereuses ou risquées, l'exploitation des enfants les plus jeunes (et cela quel que soit leur travail, car il faut affirmer que pour un enfant de moins de 12 ans, tout travail, doit être considéré comme intrinsèquement dangereux), la santé et l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales.
J'aimerais m'arrêter quelques instants sur ces deux derniers points : la santé et la prostitution.
Les enfants qui empaquettent des craies en Inde sont exposés à la poussière des craies, laquelle engendre de fréquents et graves troubles respiratoires.
Dans les tanneries où des produits chimiques sont utilisés comme au Caire, dans les exploitations agricoles utilisant des insecticides, pour ne pas parler des ateliers du Pakistan où un rapport récent a estimé que la moitié des 50 000 enfants qui travaillent de force dans ce secteur n'atteignent jamais l'âge de 12 ans, les conditions de nutrition, les maladies, la santé rendent les enfants très vulnérables.
C'est pourquoi je crois nécessaire d'intégrer aux "formes les plus intolérables du travail des enfants", les éléments liés aux risques que ces activités font courir à la santé des enfants.
La même nécessité, la même urgence, s'imposent en ce qui concerne la prostitution.
Tous les enfants qui travaillent de par le monde, où que ce soit, vendent une partie de leur enfance, mais aucun n'en abandonne autant que ceux qui sont amenés à se prostituer.
Sans doute ce phénomène n'est-il pas nouveau. Mais la situation a empiré dans certains pays d'Asie, comme la Thaïlande, en raison de l'expansion du tourisme de masse. Les enfants des grandes villes sont le plus exposés à ce danger.
Chaque jour des millions d'enfants sont forcés à se prostituer, poussés par des proxénètes à une des formes les plus révoltantes, mais aussi des plus lucratives, du travail des enfants.
Je souhaite réaffirmer ici que la France ne peut en aucun cas considérer la prostitution comme un "travail". Toute forme de prostitution doit être condamnée et éliminée, conformément aux conventions de l'ONU, notamment celle de La Haye en 1948.
Néanmoins, l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales est une triste réalité et la France demandera qu'elle figure dans la future convention en discussion.
Car, lorsqu'il s'agit de prostitution, de santé, de travail forcé, d'esclavage, la lutte contre les " formes extrêmes du travail des enfants " est particulièrement prioritaire. De la même manière, lorsqu'il s'agit des très jeunes enfants (moins de 12 ans) ou lorsqu'il s'agit d'activités qui empêchent les enfants de suivre un cycle d'éducation fondamentale, il est important d'agir vite. La France demandera que ces points figurent aussi dans la définition même des " formes intolérables " du travail des enfants, lors de la 86ème Conférence internationale du travail. On pourrait donc retenir le principe que l'interdiction du travail des enfants s'appliquera "à toutes les formes d'activités qui compromettent la santé et la moralité des enfants, et notamment des plus jeunes, et de toutes celles qui les empêchent de recevoir une éducation fondamentale".
Il est particulièrement important que le BIT retienne, au cours de sa conférence de juin prochain, l'idée de cette nouvelle convention additionnelle "contre les formes les plus intolérables du travail des enfants", et il ne doit pas se limiter à prendre, seulement, une recommandation. Je souhaite que la délégation française à l'OIT soit particulièrement vigilante sur ce point.
L'élimination du travail des enfants ne se résume pas, pourtant, aux conventions internationales. Il faut en effet, en premier lieu, réussir à mettre en place un mécanisme de suivi et de contrôle de leur application effective, reconnu par la communauté internationale et impliquant les partenaires sociaux. Ce contrôle doit s'appliquer également, dans les Etats qui n'ont pas ratifié ces conventions, car, en adhérent à l'OIT, en étant un Etat membre de l'ONU et de la communauté internationale, on souscrit aux principes universels qui fondent cette communauté.
C'est pourquoi la France soutient avec force l'adoption, par la conférence internationale du travail, de la déclaration de principes fondamentaux. C'est pourquoi, par ailleurs, nous souhaitons qu'un lien soit établi entre ces principes et le commerce international.
Celui qui achète, en France, un tapis "noué main" provenant des ateliers de l'Etat indien de l'Uttar Pradesh, ou un jouet fabriqué par des enfants en Thaïlande, est également responsable.
Il ne s'agit pas, pour nous, d'affirmer un nouveau protectionnisme de pays riche, ni d'empêcher les pays en voie de développement de s'enrichir par les échanges internationaux. Il s'agit plutôt d'inciter au respect des droits fondamentaux de l'homme au travail, par une démarche positive de co-développement.
L'Union européenne vient tout juste d'adopter un règlement octroyant des avantages tarifaires aux pays qui s'engageraient à respecter les normes sociales et environnementales.
Par ailleurs, de nombreuses entreprises ont élaboré des codes de bonne conduite prévoyant qu'elles ne recourent pas à des fournisseurs et des sous-traitants utilisant le travail des enfants. Des collectifs, comme " L'éthique sur l'étiquette ", qui vient d'organiser, le 23 mai, sa journée d'action, contribuent de manière efficace à la sensibilisation des entreprises les plus exposées, dans l'habillement ou la grande distribution.
Mais je pense que le lien nécessaire entre normes sociales et commerce international doit se traduire, à terme, par la définition d'un véritable " label social ", sous l'égide de l'OIT et de l'OMC, qui retrouverait ainsi des principes exposés dès la Charte de La Havane de 1948. Ce label ne serait pas " punitif ", mais reposerait sur l'incitation et la coopération. Il s'appliquerait aux exportations des pays s'étant engagés, non seulement à ratifier les conventions internationales définissant les droits fondamentaux de l'homme au travail, mais à accepter des inspections tripartites, et qui, dans ce cadre, accepteraient de participer à des programmes de prévention et d'éradication du travail des enfants.
Car, en effet, le travail des enfants n'est pas un problème simple : à quoi servirait-il de l'interdire si les enfants se trouvaient alors condamnés à des tâches encore plus dégradantes, faute de ressources ou d'emploi de substitution pour leur famille ?
Notre bonne conscience n'aurait fait qu'aggraver la situation de ces enfants.
Il y a donc ici une exigence éthique de solidarité internationale active, impliquant de mobiliser des ressources importantes en faveur de l'éducation, de la prévention, de la promotion d'activités de remplacement dans les communautés concernées. Depuis 1991, le BIT met en oeuvre un programme dans ce sens, le programme international pour l'abolition du travail des enfants, dit programme
" IPEC ", dont les résultats sont très encourageants. C'est pourquoi, d'ailleurs, j'ai décidé d'y renforcer fortement la contribution de la France, qui était de 1 million en 1996 et qui sera de près de 12 MF pour les années 1997-98.
L'importance de la tâche à accomplir, et des actions à mener dans des domaines variés, qui vont de la santé à la création de nouvelles activités, en passant par l'éducation, incite à aller plus loin. Je crois en effet que l'ampleur du travail des enfants dans le monde nécessiterait aujourd'hui la création d'un véritable " programme mondial ", sous l'égide de l'OIT, qui impliquerait les organisations internationales concernées, l'UNICEF, l'UNESCO et l'OMS, mais aussi la Banque mondiale, qui devrait intégrer cette dimension dans les conditions attachées à ses prêts.
Les ressources nécessaires seraient apportées par ces organisations et par des contributions des Etats volontaires. Certains pensent, par ailleurs, à une taxation des produits exportés de ces pays où les règles minimales ne sont pas respectées, ou à une taxe sur les transactions financières, notamment afin de pénaliser les opérations spéculatives. Toutes les pistes doivent être envisagées.
Enfin, j'aimerais évoquer, pour conclure, la situation européenne et française.
Je prie les enfants étrangers qui sont ici aujourd'hui de bien vouloir m'excuser de ces comparaisons car, de leur point de vue, étant donné la situation qui est la leur dans les plantations, dans les tanneries ou les briqueteries de leur pays, la vie des enfants français peut paraître idyllique.
Qu'y-a-t-il de commun en effet, entre un garçonnet, trop petit pour son âge, travaillant 12 heures par jour dans une fabrique de tapis pakistanais et un solide adolescent français qui, quelques heures par semaine, vend des journaux à la sortie d'une école ? Ne soyons pas indécents lorsque nous parlons du travail des enfants en France.
Parmi les enfants qui travaillent en France, beaucoup, sans doute, ont une activité peu contraignante et sans graves conséquences. Leur travail durant les congés scolaire, peut même être très positif, en terme d'apprentissage de qualifications, d'obtention d'argent de poche et de sens des responsabilités...
Pourtant, bien des situations méritent notre attention.
On estime que près de 2 millions d'enfants travaillent dans les pays de l'Union européenne. Cela est particulièrement vrai dans les pays du Sud et notamment en Italie où des milliers d'enfants travaillent dans l'industrie du cuir et de la chaussure (notamment dans la région de Naples). Cela est vrai aussi dans l'agriculture en Espagne (les enfants au travail y sont estimés à plus de 100 000) et de nombreuses fillettes travaillent dans des ateliers de confection au Portugal.
Mais l'Europe du Nord n'est pas à l'abri. Le Royaume-Uni connaît une situation qui s'est détériorée ces dernières années, notamment dans les zones frappées par les restructurations, comme vient de le montrer un rapport accablant rendu public en février dernier (rapport de la Lam Pay Unit). Selon cette commission indépendante, un quart des enfants au travail en Grande-Bretagne auraient moins de 13 ans.
Qu'en est-il en France ?
Nos textes législatifs et réglementaires sont nombreux, précis ; la protection des jeunes au travail sera encore renforcée avec la transposition en droit français de la Directive du 22 juin 1994 qui interviendra tout prochainement.
Grâce à l'obligation scolaire, le travail des enfants en France reste limité à certains moments ou à certaines populations spécifiques.
Cette situation requiert toutefois notre plus grande vigilance : elle ne doit jamais être considérée comme acquise définitivement, elle peut se dégrader, régresser et elle nous impose une action constante.
Quels sont les domaines les plus touchés, dans le domaine du travail ? J'en distinguerai quatre qui méritent d'être soigneusement distingués.
- le premier domaine est celui des enfants utilisés dans la publicité, la mode (comme mannequin notamment), les spectacles et les médias, même si une réglementation plus stricte depuis la loi du 12 juillet 1990, encadre et devrait tendre à limiter les excès dans ce secteur.
Il est possible, toutefois, de renforcer encore l'efficacité de notre règlementation, comme cela a été fait en 1997 pour la publication des agréments et comme je souhaite le faire en ce qui concerne la publicité des offres d'emploi d'enfants mannequins. Enfin, je suis favorable à un renforcement des sanctions pénales car, actuellement si une société de production emploie un enfant pour le tournage d'un film au mépris de l'interdiction du préfet, elle n'est passible que d'une amende de 25.000 francs. Je propose donc de renforcer les sanctions pour leur donner un caractère vraiment dissuasif : amende de 500 000 francs et / ou peine d'emprisonnement de six mois.
- le deuxième domaine est celui de l'apprentissage. L'apprentissage et les formations en alternance sont au coeur de l'action du gouvernement. C'est une de nos priorités. 150.000 jeunes de moins de 18 ans sont concernés en France (soit près d'un apprenti sur deux).
Cependant, je constate que subsistent, notamment pour les apprentis-mineurs, des dépassements d'horaires, des cas de travail de nuit, des cas de non-respect de la durée des congés.
Les abus relevés par les services du ministère de l'Emploi se situent essentiellement dans les professions de bouche (durée du travail excessives, non respect du repos hebdomadaire...) et dans le bâtiment (problèmes de sécurité).
Afin d'améliorer de manière significative la situation, j'ai demandé à mes services d'examiner une modification de la législation sur l'engagement d'apprentis afin de rendre la procédure de contrôle plus claire et plus opérationnelle, d'engager une collaboration plus étroite avec les services de l'inspection de l'apprentissage dépendant de l'Education nationale (par la voie d'une circulaire interministérielle) et enfin, d'évaluer les conditions du contrôle opéré par l'administration lors de l'enregistrement des contrats d'apprentissage.
- le troisième domaine, est celui des aides familiaux, notamment dans l'agriculture. Car outre les jeunes qui préparent le CAPA ou le BEFA et suivent une formation au sein d'une entreprise agricole, la plupart des jeunes travailleurs dans ce secteur sont des jeunes membres de la famille de l'exploitant. La législation concernant ces jeunes a été récemment renforcée - par un décret de 1997 - et les contrôles de l'application de cette réglementation, tant pour les jeunes en formation, que pour les enfants des exploitants agricoles, seront multipliés. De plus, le ministère de l'agriculture s'est engagé à mettre en oeuvre une étude statistique détaillée des motifs des procès-verbaux d'infractions pour mieux en connaître la réalité. Mais, dans ce domaine, comme souvent, c'est aussi à la responsabilité des parents que j'en appelle, car ils détiennent, mieux que les inspecteurs de la politique sociale agricole, la clé de l'éradication du travail des enfants en France.
- le quatrième domaine du travail des enfants en France - le plus grave parce que le moins aisé à contrôler - est celui effectué par des enfants dans des entreprises clandestines, celui des enfants dans les couloirs du métro ou qui travaillent illégalement chez le marchand de frites du coin. C'est aussi, pour certains enfants en France, la prostitution.
Autant de zones où le non-droit est la règle et la législation du travail bafouée. Ici les précarités s'additionnent. Par définition, c'est le domaine où l'intervention publique est la plus difficile, c'est aussi le plus inacceptable.
Pour limiter davantage le travail des enfants en France, j'ai l'intention d'être plus volontariste encore en ce qui concerne les quatre domaines que je viens d'énumérer.
A ce jour, aucun document officiel ne permet de prendre l'exacte mesure, tous secteurs confondus, du travail des enfants en France.
C'est pourquoi je viens de saisir les ministres concernés et plus particulièrement les ministres de l'Agriculture, la ministre de la Culture et le ministre de l'Education nationale, afin que les services concernés de leurs ministères, portent une attention particulière au respect de la législation en la matière. En ce qui concerne le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, je demande à mes services de renforcer les contrôles et les inspections sur le travail des enfants et des adolescents.
En outre, je demande à la Direction des relations du travail, de coordonner en liaison avec ces différents ministères, et de rassembler, toutes les informations dont ils disposeront ou que nous aurons pu obtenir, au terme des contrôles renforcés effectués dans les prochains mois. Ce document officiel sur le travail des enfants en France, à la fois état de lieux et somme de propositions et de pistes d'évolution de la réglementation, devra m'être rendu pour le 20 novembre, à l'occasion de la journée nationale des droits de l'enfant. Ce document sera intégré au rapport d'ensemble, que le Gouvernement s'est engagé à présenter devant le parlement, avant cette date, sur l'application en France de la convention internationale des droits de l'enfant.
Des enfants peinent sur des chantiers de construction à Mexico. Des enfants fouillent dans la décharge de Smokey Mountain aux Philippines, à la recherche de débris qu'ils puissent récupérer et vendre. Des enfants ne peuvent pas suivre une éducation normale parce qu'ils travaillent dans les filatures d'Asie, assemblent à longueur de journées des jouets à Hong-Kong, fabriquent des allumettes en Inde, font la cueillette du café au Zimbabwe et travaillent dur, presque partout, comme aides agricoles ou comme petits domestiques, cireurs de chaussures ou nettoyeur de pare-brise, réduits à un état de semi-servage.
Au nom de tous ces enfants, en tant que porte drapeau d'une cause dont vous pouvez être fier, vous êtes venus jusqu'ici, à Paris, avant de repartir, dès demain vers Genève pour faire pression sur l'ensemble des délégations participants à la conférence de l'OIT et exiger l'élimination immédiate des formes les plus intolérables du travail des enfants.
Votre marche, qui est aussi votre combat, je veux très simplement, au nom du gouvernement français, mais aussi au nom de la délégation française qui se rendra à Genève, vous dire que je la soutiens et que j'en partage les objectifs. C'est la raison pour laquelle j'ai voulu, dès que j'ai appris l'initiative de cette marche, il y a plusieurs mois, vous recevoir et donner à votre marche tout l'écho qu'elle mérite.
C'est la raison pour laquelle, aujourd'hui, vous savez que le gouvernement français est à vos côtés, que vous pouvez compter sur moi, comme vous pouvez compter sur le soutien et l'engagement des syndicats et des associations françaises présentes aujourd'hui dans ce ministère.
Et que nous pouvons scander avec vous, comme vous le faites depuis le Cap : "Exploitation, non, non, non ! Education, oui, oui, oui !".
(Source http://sig.premier-ministre.gouv.fr, le 14 septembre 2001)