Texte intégral
Vous me permettrez de m'exprimer dans ma langue maternelle, en français, en espérant peut-être que chacun d'entre vous le comprenne. On me dit d'ailleurs qu'en Pologne, on parle de moins en moins le français. C'est l'occasion de faire redémarrer les choses dans le bon sens.
Mesdames et Messieurs, je suis très heureux de cette occasion privilégiée de dialoguer avec vous et venir dans cette école prestigieuse, dont j'ai beaucoup entendu parler et où bon nombre de personnalités ont été formées. On m'a même dit que la commissaire européenne qui m'a succédé était sortie de cette école.
Je suis très heureux de cette occasion de dialoguer avec des jeunes Polonais.
On vous a dit que je suis le ministre français des Affaires étrangères depuis maintenant neuf mois. Pendant les cinq années qui ont précédé, j'ai été membre de la Commission européenne, l'un des vingt commissaires européens, et j'ai donc beaucoup travaillé avec la Pologne dans la période préparatoire à son adhésion.
J'étais en charge pendant cinq ans du deuxième budget de l'Union européenne, le budget de la politique régionale, de la cohésion, de la solidarité. C'est un budget de 215 milliards d'euros pour une période de sept ans, qui a permis d'entamer le développement de villes polonaises avant même l'adhésion et qui va maintenant intervenir très fortement, très massivement, pour le développement de votre pays.
Ce budget est très important parce qu'il prouve une chose à ceux qui se posent peut-être des questions, c'est que l'Union européenne dans laquelle vous êtes entrés et dans laquelle vous êtes maintenant l'un des membres très importants, l'un des six grands pays de l'Union, ce n'est pas seulement un supermarché, c'est aussi une communauté solidaire, et pas avec des mots, mais avec beaucoup d'argent pour traduire cette solidarité. Et de mon point de vue, ce doit être aussi une union politique, une union capable de parler politique ensemble et d'agir pour nous-mêmes et dans le monde.
Avant d'être membre de la Commission, j'ai été le ministre de l'Environnement de mon pays. C'est un sujet sur lequel j'ai toujours été très engagé, parce que j'ai fait de la politique. J'étais également membre de l'Assemblée nationale et du Sénat de mon pays et président d'une région, certains sauront que c'est une région de montagnes, dans les Alpes, où j'ai eu cette expérience assez originale pour un homme politique de consacrer dix années de ma vie, de 1981 à 1992, à organiser les Jeux olympiques.
Je dis tout cela pour que vous me connaissiez un peu mieux. Maintenant je dirai quelques mots de ce grand projet européen qui est le vôtre, parce que vous l'avez voulu. Nous sommes heureux, pour nous et pour vous, que vous soyez dans ce projet.
Juste à côté de mon bureau, au Quai d'Orsay - le Quai d'Orsay, c'est le ministère des Affaires étrangères français -, il y a une pièce que l'on appelle le Salon de l'Horloge. J'y ai fait mettre une photo d'un moment très important pour moi, pour nous, qui est le tout premier moment de la construction européenne, le 9 mai 1950. Dans cette pièce, le ministre français des Affaires étrangères, à l'époque Robert Schuman, avec un autre père fondateur, Jean Monnet, a fait un discours appelant les Français, les Allemands, les Luxembourgeois, les Néerlandais, les Belges, les Italiens à constituer une communauté pour mettre ensemble leur charbon et leur acier. C'était cinq ans à peine après la libération des camps de déportation et après cette guerre tragique, cette "guerre civile" - Victor Hugo parlait des guerres en Europe comme de guerres civiles.
Ces hommes politiques européens de six pays ont imaginé, pour que cela ne recommence pas, de proposer un système qui oblige les pays à se tenir bien, à avoir un intérêt à se tenir bien. Je vous raconte cela parce que, au tout début, lorsque vous relisez le discours de Robert Schuman ce jour-là, vous y voyez beaucoup de choses qui restent justes 50 ans après.
Le projet européen est un projet de paix et de démocratie. Lorsque l'on entre dans le projet européen, on se fait une promesse, on la fait aux autres, d'être en paix et en démocratie les uns avec les autres. Cette promesse a été tenue depuis cinquante ans.
Lorsque l'on entre dans le projet européen, on choisit de mettre un certain nombre de capacités, de politiques ensemble et Robert Schuman disait à l'époque : "Si nous laissons le charbon français ou acier allemand chacun de leur côté, nous ne comptons pas ; mettons notre charbon et notre acier ensemble pour avoir une masse suffisante pour compter".
C'était en 1950 et, à l'époque, la planète n'était pas ouverte. Nous ne parlions pas de globalisation ni de mondialisation comme aujourd'hui. Mais déjà, à cette époque, ces hommes avaient pensé qu'il fallait se mettre ensemble pour compter plus, pour avoir une masse physique suffisante et donc pour être respectés. Voilà la deuxième idée qui est à l'origine du projet européen.
La troisième idée, cette idée politique de paix, a été immédiatement appuyée sur l'économie. Je peux le dire puisque nous sommes dans une école de commerce, Robert Schuman et Jean Monnet disent qu'il faut qu'il y ait un intérêt - ce n'est pas seulement un voeu, un espoir, un discours -, il faut que les peuples aient un intérêt. Cela a été la première étape, mettre notre charbon et notre acier ensemble, deux matériaux stratégiques à l'époque et puis, en 1957, c'était un peu plus, le marché commun puis le marché unique, pour que nos produits circulent librement, pour supprimer les barrières douanières entre nous, pour créer des marchés et des opportunités supplémentaires pour les entreprises. Ce fut la politique de concurrence pour mettre des règles du jeu dans ce grand marché européen. Ce n'est pas la jungle, ce n'est pas une zone de libre-échange seulement, il y a des règles, des régulations et des normes communes pour les industries, pour l'environnement, il y a aussi des redistributions, comme je vous l'ai dit tout à l'heure en vous parlant du budget européen, notamment du budget de la politique de cohésion qui va accompagner maintenant le développement de la Pologne.
Ensuite, ont été franchies très vite les étapes du marché unique puis de la monnaie unique, toujours pour que la concurrence entre nous soit loyale, pour éviter les dévaluations entre pays européens qui supprimaient beaucoup d'emplois et pour avoir la capacité dans le monde de compter. On sait bien que nos monnaies ne comptaient pas vraiment, le franc français était dominé par le Deutsch Mark, le Deutsch Mark était dominé par le dollar qui faisait la loi. Nous avons donc créé, avec l'euro, la deuxième monnaie de référence dans le monde.
Voilà, nous en sommes là, traité après traité.
Je veux rappeler qu'à partir de 1992, 1993, nous avons vu que nous ne pouvions pas seulement faire du commerce entre nous, de l'économie voire une monnaie. Il se passait tout autour de nous des événements politiques, des guerres parfois qui avaient des conséquences et qui nous touchaient. Il fallait sans doute, en tant qu'Européens, avoir sur ces événements une influence qu'aucun d'entre nous ne pouvait avoir tout seul. L'exemple le plus frappant, probablement le plus tragique de cette exigence d'être ensemble influents ou alors impuissants séparément, a été l'explosion de la Yougoslavie. C'était en Europe, à côté de vous, à côté de la Pologne, près de l'Union européenne et personne n'avait anticipé l'explosion de la Yougoslavie. Nous n'avions pas de politique étrangère commune, personne n'avait fait, ensemble, une analyse de cette situation. La Yougoslavie explose et aucun pays européen, parce que nous avons des amitiés différentes, des traditions, des réflexes différents - la France traditionnellement proche de la Serbie et l'Allemagne traditionnellement proche de la Croatie - n'a été capable d'empêcher une guerre moyenâgeuse qui a fait 250.000 morts. C'était il y a quinze ans, pas il y a deux siècles, ce n'est pas à l'autre bout du monde, c'est chez nous, en Europe, il y a moins de quinze ans.
On a donc tiré les premières leçons de cette impuissance politique en rapprochant nos points de vues, en créant des outils. Par exemple, dans l'Union européenne, il y a un personnage important à Bruxelles, qui s'appelle Javier Solana qui est Secrétaire général du Conseil des ministres, qui est le porte-parole de la politique étrangère, quand nous avons une politique étrangère, et qui a commencé, avec la Commission, à créer une vision commune, une politique étrangère commune mais insuffisante. Insuffisante parce que nous avons été à nouveau divisés dans une autre crise que nous n'avions pas anticipée, que nous n'avions pas prévue ensemble, lorsque la guerre en Irak s'est produite. Mais déjà, on voit les premiers éléments d'une politique étrangère commune et cela a été conforté dans le Traité d'Amsterdam et dans le Traité de Nice, et surtout, dans la nouvelle Constitution. C'est ce petit livre que vous devez connaître, que vous pouvez lire, que vous devez lire, car c'est la première fois qu'un texte européen est à peu près lisible, je vous recommande donc de le lire.
J'ai beaucoup travaillé à ce texte - comme commissaire européen, j'étais membre du présidium de la Convention - et c'est la première fois qu'un texte européen n'est pas élaboré dans le secret d'une conférence diplomatique, dans la "clandestinité" d'une conférence diplomatique, que les diplomates m'excusent mais cela a toujours été comme cela.
Là, nous avons fait une Convention à laquelle les Polonais ont participé, les parlementaires français, des commissaires européens, des gens de la société civile, des ministres et ainsi, dans une vraie transparence, nous avons tous ensemble élaboré ce texte qui est non seulement important mais nécessaire et utile parce qu'il améliore, dans beaucoup de chapitres, sur beaucoup de sujets, les mécaniques et les outils dont nous disposions jusqu'à présent.
C'est un nouveau Traité de Rome qui reconstruit tous les traités existants, qui leur donne plus de lisibilité et qui réaffirme, pour la première fois dans une Constitution, les droits des citoyens, qui réaffirme ce que nous voulons faire ensemble et qui dit aussi ce que nous ne voulons pas faire ensemble. Il y a une répartition des compétences, ce que fait l'Union, ce que font les Etats, et parfois ce que fait l'Union avec les Etats. Nous avons renforcé les droits des parlements. Je ne dis pas que ce texte est idéal, il est le meilleur possible quand on a vingt-cinq pays autour de la table et qu'il faut être tous d'accord.
Je pense donc que ce texte est important et que, dans ce texte, il y a de nouveaux outils pour la vocation politique de l'Union européenne, pour avoir un ministère des Affaires étrangères européen qui, à Bruxelles, sera un lieu où s'élaborera progressivement une culture diplomatique commune car, dans ce lieu, on pourra analyser, faire de la géopolitique ensemble, des analyses politiques ensemble. Et puis, il y a aussi les premiers outils d'une vraie politique européenne de défense.
Il y a clairement, dans cette Constitution, les moyens de faire fonctionner ce pour quoi je me bats depuis que j'ai quinze ou seize ans : une Europe unie mais pas une Europe uniforme.
Je suis le citoyen d'un pays qui est membre de ce projet depuis cinquante ans. C'est une certaine preuve que l'on peut rester Polonais, passionnément patriote, avec sa langue, ses traditions, sa culture, avec sa différence, tout en étant Européen. Nous avons la preuve que l'on a pu, depuis cinquante ans, rester Français ou Allemand, Belge ou Italien, avec une autre langue, nos différences, nos cultures, nos institutions, tout en étant Européens et en étant plus forts ensemble parce que l'on est Européen.
Voilà où nous en sommes aujourd'hui et voilà pourquoi je pense que ce texte est utile et pourquoi je pense que vous avez fait le bon choix en adhérant à ce projet.
Je voulais vous dire ces quelques mots à la fois de l'histoire, de la perspective passée et du moment où nous nous trouvons. Vous savez, je ne veux pas donner de leçons, je ne suis pas professeur, je suis simplement un citoyen engagé et je considère que le projet européen est le plus beau projet politique à l'échelle de notre continent. Si la politique, dont quelquefois vous doutez, que l'on peut critiquer, ici ou là, parce que l'on a des raisons d'ailleurs, si la politique veut dire que l'on fabrique du progrès, de la paix, de la stabilité plutôt que d'entretenir des conflits, alors, moi, je vous dis que ce projet européen, tel que l'ont imaginé quelques hommes politiques audacieux dans les années 1950, est le plus beau projet politique.
En même temps, c'est un projet unique parce que, nulle part ailleurs dans le monde, et jamais dans l'histoire - vous pouvez regarder partout ailleurs et regarder tous les livres d'histoire -, vous ne trouverez nulle part un projet comme celui-là. Vingt-cinq pays, vingt-cinq nations qui ne veulent pas être fusionnées, qui veulent garder leurs identités, partagent une partie de leur destin, une partie de leur souveraineté, mettent des politiques en commun, pour être plus forts ensemble, pour être respectueux, pour se protéger aussi ensemble et pour avoir une voix que l'on puisse entendre, une voix audible.
Dans le conflit israélo-palestinien, dans les grands enjeux mondiaux de l'environnement, de la lutte contre la faim dans le monde, du développement, sur un certain nombre de conflits, nous ne nous ferons entendre que si nous parlons ensemble et d'une seule voix, comme nous ne pourrons être efficaces que si nous agissons ensemble, par les mêmes moyens.
C'est un projet qui n'existe nulle part ailleurs.
Il y a eu des empires, vous le savez bien car certains ont disparu il n'y a pas si longtemps. C'était des empires liés au totalitarisme, à la force militaire. Dans l'histoire, on connaît beaucoup d'empires, mais qu'un ensemble de nations se rassemble volontairement, par la démocratie, par le choix délibéré et volontaire des peuples ou des Etats et construise un ensemble comme celui-ci, il n'y a pas d'autres exemples ailleurs dans le monde.
Je pense que nous avons besoin de cette construction dans le monde d'aujourd'hui, c'est simplement ce que je veux ajouter en conclusion, car il faut bien voir que ce monde change très vite, parfois beaucoup plus vite que les hommes politiques ne le croient, que la démographie est en train de le bouleverser.
J'étais l'autre jour en Chine populaire, il y a 1 milliard et demi de citoyens en Chine, dans 25 ans, il y en aura un milliard de plus, l'Inde a 800 millions d'habitants, l'Afrique aura 1 milliard et demi d'habitants dans 25 ans, 800 millions d'entre ces Africains auront moins de 15 ans, un milliard d'entre eux vivront avec moins de 1 euro par jour. Tous ces défis-là, d'un monde qui bascule, qui bouge, qui change, doivent nous interpeller, doivent vous interpeller en tant que jeunes citoyens et parce que vous aurez des familles, si vous n'en avez pas encore, et que vous devez vous préoccuper de savoir dans quel monde, dans quelle société nos enfants vont vivre. Dans ce monde-là, avec ce basculement démographique, ces échanges, ces risques aussi, ces enjeux, il vaut mieux que les Européens, sur ce continent qui est le nôtre, avec une histoire commune et parfois tragique, avec une identité commune, avec des politiques communes, il vaut mieux que nous abordions ce monde, qui est devant nous, ensemble plutôt que chacun chez soi et chacun pour soi.
Q - (Sur la politique étrangère et de sécurité commune, sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, sur la politique européenne vis-à-vis de l'Ukraine)
R - J'ai déjà évoqué l'absence d'une politique étrangère commune et l'exigence qui est devant nous d'avoir une telle politique étrangère. Non pas une politique étrangère unique mais commune, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Commune, cela veut dire que, sur des sujets essentiels que l'on choisit en commun, nous analysons les choses ensemble, on fait de la prospective, de la géopolitique ensemble et on aboutit à des positions communes. Mais cela ne veut pas dire que, sur d'autres sujets, l'on ne peut pas avoir sa propre singularité.
Oui, l'Europe est encore divisée, nous l'avons été il y a à peine deux ans sur la question de l'Irak, la Pologne et la France n'ont pas adopté la même position. Je pense qu'il faut maintenant regarder devant nous ; il ne s'agit pas de donner des leçons pour savoir qui a eu tort ou qui a eu raison de faire cette guerre, il s'agit surtout de trouver les moyens politiques de sortir de cette tragédie irakienne. Nous n'en sortirons pas par les armes, nous n'en sortirons pas par des soldats supplémentaires, nous en sortirons par la politique, par la démocratie, par des élections.
Ceci veut dire que l'on ne décrète pas une politique étrangère, on ne l'impose pas d'en haut, il faut que les Etats membres l'élaborent, chacun avec ce qu'il a à apporter - et on a bien vu dans l'affaire ukrainienne, et je vais y revenir, que la Pologne pouvait apporter beaucoup à l'Europe. Chacun donc a quelque chose à apporter, notamment parce qu'ils ont des politiques anciennes ou des amitiés, en Afrique, au Proche-orient ou avec les Etats-Unis, avec la Russie. Nous avons tous quelque chose à apporter, y compris les pays les plus petits qui ont parfois une grande histoire.
L'idée donc d'une politique étrangère commune, et de ce ministère des Affaires étrangères, est que nous allons avoir un lieu commun où chacun apportera, comme dans un pot commun, ce qu'il peut apporter. Ainsi, nous élaborerons une bonne politique.
Cela prendra du temps, il n'y aura pas de miracle, mais nous y arriverons. Nous y sommes déjà parvenus, dans un domaine que j'ai évoqué tout à l'heure qui est celui des Balkans. Il y a 15 ans, concernant les Balkans, nous étions totalement divisés, incapables d'empêcher la guerre et, petit à petit, nous avons construit les outils, regardé les choses ensemble, agi ensemble, en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine. C'est donc possible, et nous ferons cela progressivement sur l'ensemble des sujets qui nous concernent, tout autour de nous. Voilà pourquoi je crois que cette Constitution est très utile et même nécessaire car elle comporte les outils de cette politique étrangère commune, de cette politique de défense commune.
Concernant la Turquie, ce pays est singulier car il est à cheval entre deux continents, comme un pays charnière. Une petite partie de son territoire se trouve sur le continent européen et une grande partie en Asie. Il a une grande partie de son histoire en Europe, qui par ailleurs n'est pas vraiment pacifique ; une grande partie de sa culture, de sa société, de son économie est européenne ; ce pays fait partie de l'OTAN depuis le début et, en 1963 - comme quoi il faut parfois accepter de prendre le temps de faire les choses, ne pas se précipiter -, la Turquie a tourné son regard vers l'Europe. Il n'y avait que six pays dans la Communauté économique européenne à l'époque, le général de Gaulle était le président de la France, le chancelier allemand était Konrad Adenauer du parti chrétien-démocrate, ces six pays ont accepté de tendre la main à la Turquie et d'engager un accord d'association avec la Turquie. C'est l'un des tout premiers accords d'association avec ce grand peuple qui voulait discuter avec nous. Et, étape par étape, depuis 40 ans, nous avons chaque fois renforcé et consolidé ce dialogue jusqu'au moment où, récemment, il y a 2 ou 3 ans, les Turcs nous ont dit qu'ils voulaient débuter, commencer des négociations d'adhésion. Il a quand même fallu avant 40 ans de débat pour en arriver jusque-là.
Je ne dis pas qu'il en faudra autant pour l'Ukraine, mais je dis simplement qu'il faut accepter de constater qu'il y a des étapes, qu'il faut les franchir les unes après les autres, sans parfois vouloir aller trop vite.
Au bout de ces 40 ans, nous avons décidé, le 16 décembre, de commencer des négociations d'adhésion et nous savons qu'elles vont être longues et difficiles, qu'elles peuvent durer au moins 10 ou 15 ans, peut-être 20 ans. Leur conclusion n'est pas écrite d'avance, nous ne sommes pas sûrs d'aboutir, mais nous le souhaitons, nous souhaitons réussir cette adhésion mais on n'entre pas dans l'Union européenne parce que la porte est ouverte. La porte est ouverte aux pays européens qui expriment leur intention de nous rejoindre, de discuter avec nous mais il y a beaucoup de critères, beaucoup de conditions démocratiques, politiques et économiques.
La Turquie, puisque nous parlons d'elle, doit respecter rigoureusement chacune de ces conditions. Sur l'organisation de son économie de marché, sur les Droits de l'Homme, les droits des femmes, sur les droits des minorités, il n'y aura pas de complaisance, il n'y aura pas de raccourci.
Voilà pourquoi ces négociations vont être difficiles et longues mais nous souhaitons qu'elles réussissent et, si elles ne réussissent pas, alors il faudra trouver une autre forme de lien avec la Turquie.
Maintenant, pourquoi la Turquie et pourquoi, le moment venu, je pense qu'il faudra que la Turquie intègre l'Union européenne car ce pays, lorsque vous regardez la carte - il faut toujours regarder les cartes, c'est parfois mieux que les discours -, il y a une chose que vous devez constater, c'est que la Turquie se trouve au sud-est de l'Europe et qu'elle y restera ! J'ai dit cela l'autre jour devant l'Assemblée nationale française, cela m'a valu d'être nominé au prix de l'humour politique. La Turquie est à notre frontière définitive au sud-est de l'Europe, et la question est : cette frontière définitive au sud-est de l'Europe doit-elle être une frontière interne ou est-ce qu'elle doit être une frontière externe ? Et quel est notre intérêt ? Si ce pays est là, je pense - et j'ai d'ailleurs mon opinion depuis une dizaine d'années sur ce sujet -, en regardant les choses de près, que notre intérêt et l'intérêt de la Turquie est qu'elle soit notre frontière définitive interne, avec le même modèle démocratique, économique que nous, si elle le souhaite. Il faut qu'elle aie les mêmes règles, celles d'un pays démocratique de plus en plus stable, qui se développe, un pays qui offre des marchés aussi pour nos entreprises polonaises ou françaises, un pays qui respecte les mêmes règles du jeu plutôt que d'être là, toujours là, comme une frontière externe avec aucune obligation et le risque possible de choisir un jour un autre modèle que le nôtre.
Mais nous avons du temps pour réfléchir à cette question, la question n'est pas posée demain matin, c'est pour cela que, lorsque vous me parlez de la politique régionale européenne, ce n'est pas un sujet pour aujourd'hui. Il a même été décidé que la Turquie n'entrerait pas dans l'Union avant que ne soit décidée, non pas la prochaine politique budgétaire 2007-2013, mais la suivante, 2013-2020.
La question que vous posez de la conséquence de l'entrée de la Turquie à propos de la politique de cohésion, ce n'est pas avant 14 ans. Nous avons donc le temps de voir ce que fera cette politique, ce que seront devenues les régions polonaises, hongroises ou roumaines. Il faut dire la vérité aux gens, la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, de son intégration, n'est pas une question qui se posera concrètement avant une quinzaine d'années.
L'Ukraine est un pays qui se trouve sur le continent européen incontestablement. Je pense que le modèle démocratique européen, que vous avez supporté d'ailleurs par la voix de votre président, de vos représentants, quand il y a eu la crise en Ukraine, ce modèle démocratique a eu beaucoup d'importance et beaucoup d'influence sur le peuple ukrainien. Je crois que c'est ce modèle-là qui a suscité une espérance. Donc, il ne faut pas décevoir cette espérance. Simplement, il faut mettre les étapes dans le bon ordre les unes après les autres, et la première étape c'est que l'Ukraine s'organise, qu'elle sache ce qu'elle veut, qu'elle entreprenne un programme de réformes économiques et politiques ; qu'elle établisse ses relations avec ses voisins et puis que nous, Européens, nous lui proposions un partenariat et pour cela nous avons l'instrument avec les politiques européennes, nous avons d'ailleurs proposé, aux pays qui nous entourent, des accords de voisinage. Ce n'est pas un mot, ce n'est pas du bon voisinage, ce n'est pas un discours, c'est un contrat, un accord économique et politique. Je souhaite que dans les temps qui viennent, je ne peux pas dire la durée de ces temps-là, nous réussissions avec l'Ukraine un accord de partenariat et de voisinage avec une coopération économique, avec des aides, avec un dialogue politique et commercial. Je crois que c'est cela dont l'Ukraine a besoin maintenant et de telle sorte que l'espérance démocratique qui est née en Europe à côté d'elle ne soit pas déçue.
J'ai eu aussi l'occasion de dire aujourd'hui tout au long de mes entretiens, comme le président de la République Jacques Chirac l'a dit l'autre jour au Conseil européen, notre remerciement pour le rôle que la Pologne a joué, de manière très positive, dans la crise ukrainienne, pour que les choses se tournent du bon côté. Et j'ai été très frappé aussi que vous jouiez ce rôle, non pas en tant que Polonais seulement, mais en tant que pays européen.
Pourquoi dites-vous qu'il faudrait harmoniser les impôts ? Parce qu'on ne peut pas être un citoyen néerlandais - c'est un pays qui fait du commerce depuis très longtemps -, on ne peut pas être dans le même marché, avoir la même monnaie, et avoir des bases d'imposition qui soient concurrentes ou totalement différentes dans le même marché ; nécessairement il faudra qu'on aille vers une coordination de nos impositions et en particulier celles qui concernent les entreprises ; parce que c'est une des raisons d'une concurrence qui peut être déloyale. La concurrence fait partie de la vie. Il ne s'agit pas de la nier, de l'empêcher. Il faut simplement qu'elle soit loyale. Ce que nous avons réussi à faire dans le projet européen, dans ce grand marché, c'est progressivement que la concurrence soit de moins en moins déloyale, de plus en plus une règle du jeu commune. Ce n'est pas encore parfait. Un jour ou l'autre, il faudra qu'on s'attaque à cette question de la fiscalité des entreprises pour que les règles du jeu entre les entreprises soient les plus communes possibles. On a déjà des normes industrielles communes, progressivement, on a des normes environnementales communes, cela intéresse directement les entreprises.
Et je pense qu'il faudra progressivement avoir des bases d'imposition communes pour ce qui touche l'impôt sur les sociétés. Je ne parle pas des impositions personnelles, je ne parle pas de l'impôt sur le revenu. Je ne cherche pas à dire qu'il faut un seul impôt européen. Chaque pays doit garder une liberté budgétaire, chaque pays doit garder sa liberté fiscale pour ce qui touche les sociétés et les citoyens, les familles, et cela doit rester l'affaire de chaque pays. Mais dans le même marché, on parle des entreprises qui exportent et qui importent ; en ce qui nous concerne, en France, je peux dire que 60 % de ce qu'exportent les entreprises françaises est exporté dans les vingt-quatre autres pays de l'Union européenne. Et cela représente, derrière tout cela, derrière ces chiffres, des centaines et des centaines de milliers d'emplois dont je parle. On a une vie commune pour nos entreprises. Je pense qu'il sera logique un jour de coordonner ou d'harmoniser.
Alors ce qui est vrai, c'est que la fiscalité, quand vous lisez ce texte - parce qu'on a pu obtenir un changement, les Anglais s'y sont refusés -, reste un sujet qui est géré à l'unanimité. Donc, cela veut dire que, dès qu'on parle de fiscalité, les vingt-cinq ministres des Finances doivent être unanimes, doivent être d'accord pour faire quelque chose. Et je pense que c'est une règle, l'unanimité, dans ce cas-là, qui est une règle d'impuissance. Il a fallu 30 ans pour aboutir à une fiscalité commune sur l'épargne. Il a fallu 35 ans pour aboutir à un statut commun pour les entreprises, pour les sociétés, les sociétés européennes. On a mis vingt-cinq ans pour aboutir à une harmonisation sur les brevets européens, à cause de cette règle de l'unanimité. Je pense que quand on est très nombreux, vingt-cinq, le droit de veto est une source d'impuissance collective. Voilà pourquoi nous avions souhaité plus de flexibilité, plus de majorité qualifiée, pour les bases elles-mêmes de la fiscalité ; mais nous n'avons pas réussi. Donc cela reste un sujet d'unanimité. Ceux qui ne veulent pas aller plus loin ont le moyen de bloquer. Mais dans le domaine de la fiscalité des entreprises, il faut aller plus loin. Cela ne veut pas dire qu'il faut harmoniser vers le haut. On peut aussi harmoniser vers le bas pour la fiscalité des entreprises.
Q - Première question : on a approché le traité constitutionnel déjà signé mais vous avez dit...
Deuxième question : par exemple, quand il y a vingt-cinq pays dans l'Union européenne, que pensez-vous de l'idée de l'Europe à deux vitesses ?
Troisième question : A propos de la stratégie de Lisbonne, parce que vous êtes ancien membre de la Commission européenne : est-ce que vous pensez que la réalisation des chiffres annoncés de la stratégie de Lisbonne est possible jusqu'en 2010 ? Est-ce que vous pensez que au fond la France aimerait se consacrer plutôt au développement de la concurrence européenne ?
Quatrième question : quels sont vos conseils pour la Pologne pour qu'elle puisse être membre de l'Union ?
R - Je ne veux pas donner de conseils ni de leçons, mais je peux dire deux ou trois choses que je ressens.
Nous sommes devant un moment de vérité. Qui m'a posé la question sur la ratification ? Parce que ce texte a été élaboré, comme je vous l'ai dit, par les vingt-cinq pays, démocratiquement, dans la Convention. Il a ensuite été amélioré et corrigé et approuvé par les vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernement. Maintenant, il faut que les Etats, chacun des vingt-cinq, unanimement, comme pour la fiscalité, les vingt-cinq pays ratifient ce texte, soit par le Parlement, soit par le peuple. Je ne sais pas ce que décidera votre pays, je sais que le président de la République a souhaité que ce soit le peuple qui ratifie. Et cela va être un débat difficile. Et vous savez qu'il ne faut pas avoir peur du débat à propos de l'Europe.
Voilà un premier conseil, une première recommandation que je donne. Il faut que vous parliez des questions européennes tous les jours. Ce n'est plus de la politique étrangère. Quand on parle de fiscalité, quand on parle de monnaie, quand on parle d'agriculture, de politique régionale, on ne parle pas de politique étrangère, on parle de la vie quotidienne des Polonais. Et donc je vous recommande, quel que soit votre gouvernement dans les années qui viennent, d'exiger des débats sur l'Europe. Nous, en France, nous souffrons exactement du contraire, parce que l'on a construit l'Europe pour les citoyens mais sans eux depuis 50 ans. Ce sont des hommes politiques courageux, audacieux, visionnaires qui ont fait progresser le projet européen mais, à de très rares exceptions, comme pour le Traité de Maastricht qui a été ratifié par le peuple, on n'a pas vraiment associé les citoyens. Et nous avons un problème de ce point de vue là. Parce que le silence entretient les peurs. Le silence nourrit toutes les démagogies. Si personne ne sait ce qu'il y a dans ce traité, si personne n'explique, vous pouvez dire n'importe quoi et faire peur aux gens ou être démagogue. Il faut combattre tous ces risques par la démocratie, par le débat, par le dialogue.
Je vous recommande, c'est mon premier conseil, dans un grand pays comme le vôtre qui vient d'entrer dans l'Union européenne, que le débat sur les questions européennes soit un débat permanent et quotidien, que les députés européens soient sollicités, qu'il y ait des lieux d'informations dans chaque région, des bureaux d'information, que vous exigiez des débats. Il faut que les citoyens polonais s'approprient cette construction européenne vers laquelle ils participent. Mais il y a un risque dans chacun de nos pays, parce que c'est un débat difficile. Ce que je peux dire, c'est que nous allons aborder cette période du référendum, pour ce qui nous concerne, avec le souci de l'explication, du débat public et du dialogue.
Concernant la deuxième question - et je souhaite naturellement que, dans chacun des vingt-cinq pays, on puisse ratifier ce texte, encore une fois nous en avons besoin - on ne peut pas faire fonctionner l'Union européenne à vingt-cinq avec les textes précédents. Si on a fait ce texte, c'est parce qu'on en a besoin pour faire fonctionner l'Union européenne efficacement, politiquement, démocratiquement avec vingt-cinq ou vingt-sept pays. Il y a dans ce texte, c'est votre deuxième réponse sur l'Europe à deux vitesses, une disposition très importante qui est celle des coopérations renforcées. Je pense que c'est déjà formidable, presque un exploit, que l'on puisse être à vingt-cinq pays avec tout ce que l'on a déjà ensemble, toutes les politiques communes, tout ce que l'on appelle l'acquis de la communauté européenne.
Si on doit aller plus loin - et nous sommes sur la même route, sur ce chemin qui est devant moi, nous sommes tous là au même endroit et nous avons tous le même patrimoine en commun - nous avons tous accepté d'avoir une certaine politique en commun, une certaine politique partagée, sauf à propos de l'euro mais je suis sûr que progressivement les vingt-cinq pays de l'Union, parce que c'est leur intérêt, adapteront la monnaie européenne ; nous sommes tous là mais la route est devant nous ; à l'avenir, est-ce que l'on pourra avancer pour tous les sujets toujours tous ensemble ? Je n'en suis pas sûr. Il faut déjà gérer ce que l'on a ensemble et c'est déjà difficile. Et je pense que, pour l'avenir, on ne peut pas être sûr qu'on sera toujours tous d'accord pour avancer ensemble, par exemple, pour la politique étrangère, pour la politique de sécurité, la justice, la fiscalité. Probablement, on ne pourra pas toujours être tous d'accord, sinon on avancera au pas, au rythme du pays le moins pressé.
Alors on a inséré dans ce texte une disposition importante qui est celle des coopérations renforcées. Qui permet quoi ? Qui permet à quelques pays, neuf ou dix, peut-être plus, qui voudraient faire quelque chose de plus ensemble, de le faire et d'aller éclairer la route, de partir comme des éclaireurs sur la route. Et les autres peuvent les rejoindre plus tard s'ils le veulent. C'est ma réponse. Il n'y a pas deux vitesses pour tout ce que l'on a déjà décidé. On est tous d'accord que l'on doit respecter les engagements pris pour ce qui a été décidé. Mais pour l'avenir, pour de nouveaux champs d'action commune, il y a la possibilité d'avoir des vitesses différentes.
La stratégie de Lisbonne est une stratégie de développement économique plus qualifiée. Parce qu'on a fait le constat que les pays européens étaient parfois anciens, dans leurs structures, pénalisés par des investissements mal distribués, un effort insuffisant en matière de recherche ou de nouvelles technologies. Une faiblesse pour notre compétitivité dans un monde où personne ne fait de cadeau à personne et où l'on voit bien émerger de nouvelles puissances, notamment du côté de l'Asie, avec l'Inde, le Japon ou la Chine qui sera probablement l'une des deux ou trois premières puissances du monde dans dix ou quinze ans, avec une très grande compétitivité.
La stratégie de Lisbonne a consisté, pour les quinze pays de l'Union européenne, aujourd'hui vingt-cinq, à dire : nous devons réagir. Nous devons dans nos pays, chacun, élaborer des réponses de structure pour être plus compétitifs. Et j'observe d'ailleurs que les pays européens qui l'ont déjà fait sont les pays qui ont le taux de croissance le plus important. Des pays comme le mien, qui n'ont pas fait suffisamment de réformes de structure, avaient moins de croissance. Voilà pourquoi nous faisons ces réformes de structure en ce moment.
Puis nous pouvons aussi orienter nos efforts budgétaires, notre politique fiscale, vers tout ce qui encourage la compétitivité, notamment les aides à la recherche dont nous avons besoin pour l'emploi de demain, les nouvelles technologies, l'éducation, la recherche. C'est cela la stratégie de Lisbonne. Oui, je crois que c'est une obligation qu'on donne à notre économie plus de compétitivité.
Je disais tout à l'heure au ministre des Affaires étrangères que la politique régionale européenne, la politique des fonds structurels qui va accompagner le développement des "voïvodies" : vous devez - je dis les choses franchement sans donner de leçons, ni de conseils, simplement une recommandation - donner à cette politique régionale, à cet argent européen qui va arriver, plus de qualité qu'on a pu le faire peut-être en Espagne, en France ou ailleurs dans les 20 ou 30 ans passés. Un peu moins de béton et un peu plus d'Internet ! Regardez ce qui s'est fait en Irlande. L'Irlande, un pays plus petit naturellement et qui avait beaucoup de retard, était un pays d'émigration, comme l'Espagne ou le Portugal, très pauvre, quand il est entré dans l'Union. Il a choisi d'utiliser l'argent des fonds structurels, l'argent du fonds de cohésion, dans l'éducation, la recherche, les aides aux entreprises. Un peu moins sur les routes. Peut-être qu'en Irlande, les routes sont moins bonnes qu'en Espagne, mais la croissance y est plus forte. Je recommanderai que vous utilisiez une partie de cet argent des fonds structurels pour les routes, les autoroutes. Mais on n'est pas obligé d'aménager un pays en l'abîmant. Je dis cela aussi parce que je suis très engagé pour les questions d'environnement et d'écologie. J'ai même écrit plusieurs livres sur ces sujets. Je suis sûr qu'on peut ménager le territoire, pas seulement l'aménager. On n'est pas obligé de faire passer des lignes à haute tension, des autoroutes ou des voies ferrées au milieu des villes. Faites attention !
Exigez aussi que l'aménagement du territoire polonais soit un aménagement durable, un aménagement qui respecte la nature et qui respecte les gens. Vous devez exiger cela. C'est de votre responsabilité de citoyen. Mais utilisez une partie de cet argent sur des grands équipements structurants, parce que vous en avez besoin, mais exigez aussi qu'on utilise aussi une partie de cet argent dans l'université, dans les écoles, dans les nouvelles technologies de communication et dans la recherche. J'ai donné quelques recommandations.
Q - (A propos de la position française sur la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, notamment concernant la proposition de nouveaux membres)
R - Ma réponse est oui. Non seulement nous sommes capables de proposer, mais nous l'avons proposé. L'Allemagne, le Japon, l'Inde, un grand pays africain, un pays d'Amérique du Sud aussi. Le Conseil de sécurité, dont vous entendez parler souvent à la télévision, celui qui décide comme organe suprême des Nations unies, date de 1945 ; si je puis dire, il photographie le monde des vainqueurs de 1945.
Ce n'est plus possible en 2005. Il faut actualiser, rendre ce Conseil de sécurité plus représentatif. Et voilà pourquoi nous avons souhaité que cinq nouveaux grands pays, qui ont un rôle géopolitique important, qui sont capables de contribuer aux opérations de maintien de la paix des Nations unies, parce qu'il faut des moyens, puissent entrer dans le Conseil de sécurité. Mais il y a d'autres réformes du Conseil de sécurité : il y a la Commission sur les Droits de l'Homme qui doit être rénovée ; on doit créer dans le cadre des Nations unies une organisation mondiale pour l'environnement comme on a créé une Organisation mondiale de la Santé. Ce sont plusieurs réformes qui vont être difficiles parce qu'il faudra un consensus. Mais nous sommes favorables à ce que l'Allemagne ait sa place au Conseil de sécurité.
Q - Quand la France va-t-elle ouvrir finalement son marché du travail aux Polonais et quels sont les vrais obstacles ? Ce sont des vrais obstacles parce que par exemple la Grande-Bretagne a peur des immigrations massives ?
R - C'est bien que vous me posiez cette question parce que je sais qu'elle est très sensible en Pologne mais on me dit toujours : la Grande-Bretagne et l'Irlande aussi. Vous avez oublié l'Irlande aussi. La différence, ce n'est pas une excuse, mais je vais ensuite vous répondre, c'est qu'actuellement, la Grande-Bretagne est une île et probablement elle va le rester, comme l'Irlande d'ailleurs. On a quelque part une frontière de nature différente. Et c'est cela qui explique que quelques pays européens, qui ne sont pas des îles, la Grande-Bretagne pour cette raison parce qu'elle est une île et qu'elle va le rester, ont par exemple choisi de ne pas être dans l'espace Schengen pour l'instant. Et puis, quand cela sera son intérêt, comme pour l'euro, probablement choisira-t-elle d'évoluer. Nous le souhaitons et nous l'attendons.
Les autres pays qui ne sont pas des îles, qui n'ont pas cette frontière naturelle importante, l'Allemagne, la France et d'autres, au moment de l'élargissement vers la Pologne et les huit autres pays, ont souhaité prendre des précautions. Est-ce qu'ils ont eu raison ? Est-ce qu'il ont eu tort ? Il faut regarder les choses franchement. Vous venez d'entrer dans l'Union, il y a à peine un an. Ce n'est pas seulement une question de liberté de circulation, c'est que, quand on accorde cette liberté de circulation, on accorde aussi des droits. Et vous pouvez peut-être aller en Angleterre, y travailler plus facilement, mais vous n'avez pas les mêmes droits sociaux que si vous venez en France. Vous devez comprendre que les pays qui accordent des droits importants à ceux qui viennent travailler chez eux, regardent les choses de près. Il y a certaines précautions qui ont été prises avec des dates de transition assez longues mais je conviens qu'il faut regarder les choses franchement, pratiquement maintenant.
Votre pays va se développer très vite. Le niveau de vie va augmenter. Les emplois vont être créés en Pologne et je pense qu'un certain nombre de précautions qui ont été prises ne seront plus forcément utiles dans quelques temps. On a un groupe de travail, auquel le nouvel ambassadeur français va participer le 27 janvier, pour étudier précisément le marché du travail.
Q - Je voudrais exprimer mon souhait à nouveau que très rapidement les relations franco-polonaises redeviennent très bonnes, notamment pour l'enseignement du français en Pologne. J'ai lu dans Le Figaro que 6 % des élèves apprennent le français dans des écoles polonaises, malheureusement c'est une grande baisse qu'on enregistre et c'est dommage. Pour moi c'est un dommage professionnel, pour tous les professeurs de français, mais il y a aussi un dommage très sentimental parce que nous nous y croyons, parce que nous avons consacré toute notre vie à l'enseignement de cette langue ; et je voudrais que vous sachiez qu'en Pologne malheureusement il y a des villes qui sont jumelées avec des villes françaises et dans l'une de ces villes il y a par exemple un lycée où il y a que deux heures de français par semaine. C'est un grand dommage parce que le français est persécuté.
R - Je ne sais pas si l'on peut parler de persécution. En tout cas je comprends que le français stagne ou baisse un peu. Je comprends que vous pourriez faire mieux dans l'éducation. Vous savez d'ailleurs que l'une des idées que nous soutenons pour défendre notre langue qui est une langue partagée par beaucoup de peuples - quand je me trouvais au Burkina Faso pour le Sommet de la Francophonie, il y avait 71 pays qui étaient là et qui partagent notre langue, des pays d'Amérique, des pays d'Asie, des pays d'Afrique et aussi des pays européens -, est de protéger notre langue, la développer, non pas la protéger de manière défensive, mais plutôt pro-active : nous souhaitons que, dans tous les pays européens, tous les jeunes apprennent deux langues en plus de leur langue maternelle et, dans ce cas-là, vous pouvez imaginer que le français soit l'une de ces deux langues.
En attendant, notre ambassadeur comme moi-même, sommes très attentifs à la place du français dans l'enseignement. Nous essayons de développer des diplômes communs, des reconnaissances mutuelles, des stages. Je vais revenir à Paris avec cette idée qu'il faut faire plus pour la langue française.
Et vous avez commencé votre question en disant quelque chose qui m'a touché, c'est que pour que la langue française soit pratiquée, pour qu'elle se développe, pour que les gens aient envie d'apprendre le français, il faut qu'il y ait de bonnes relations entre la France et la Pologne ; c'est un peu cela que j'ai entendu. Donc, je travaillerai à cela. C'est pour cela que je suis venu aujourd'hui, pour marquer ce qui doit être un nouvel élan, c'est ce que j'ai dit publiquement, c'est ce que le président de la République française a souhaité en recevant le président Aleksander Kwasniewski il y a quelques semaines. Et nous allons nous retrouver bientôt en février avec les deux gouvernements. C'est ce que nous souhaitons faire, donner un nouvel élan, regarder devant nous. Il y a eu des malentendus, il y a eu des désaccords comme dans toute famille. On ne les oublie pas mais on va les dépasser et on va regarder devant nous. Et je suis là pour donner un nouvel élan, y compris dans le domaine de la Francophonie et pas seulement, aux relations entre la France et la Pologne. C'est cela que veut dire la visite que j'ai faite aujourd'hui.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 janvier 2005)
Mesdames et Messieurs, je suis très heureux de cette occasion privilégiée de dialoguer avec vous et venir dans cette école prestigieuse, dont j'ai beaucoup entendu parler et où bon nombre de personnalités ont été formées. On m'a même dit que la commissaire européenne qui m'a succédé était sortie de cette école.
Je suis très heureux de cette occasion de dialoguer avec des jeunes Polonais.
On vous a dit que je suis le ministre français des Affaires étrangères depuis maintenant neuf mois. Pendant les cinq années qui ont précédé, j'ai été membre de la Commission européenne, l'un des vingt commissaires européens, et j'ai donc beaucoup travaillé avec la Pologne dans la période préparatoire à son adhésion.
J'étais en charge pendant cinq ans du deuxième budget de l'Union européenne, le budget de la politique régionale, de la cohésion, de la solidarité. C'est un budget de 215 milliards d'euros pour une période de sept ans, qui a permis d'entamer le développement de villes polonaises avant même l'adhésion et qui va maintenant intervenir très fortement, très massivement, pour le développement de votre pays.
Ce budget est très important parce qu'il prouve une chose à ceux qui se posent peut-être des questions, c'est que l'Union européenne dans laquelle vous êtes entrés et dans laquelle vous êtes maintenant l'un des membres très importants, l'un des six grands pays de l'Union, ce n'est pas seulement un supermarché, c'est aussi une communauté solidaire, et pas avec des mots, mais avec beaucoup d'argent pour traduire cette solidarité. Et de mon point de vue, ce doit être aussi une union politique, une union capable de parler politique ensemble et d'agir pour nous-mêmes et dans le monde.
Avant d'être membre de la Commission, j'ai été le ministre de l'Environnement de mon pays. C'est un sujet sur lequel j'ai toujours été très engagé, parce que j'ai fait de la politique. J'étais également membre de l'Assemblée nationale et du Sénat de mon pays et président d'une région, certains sauront que c'est une région de montagnes, dans les Alpes, où j'ai eu cette expérience assez originale pour un homme politique de consacrer dix années de ma vie, de 1981 à 1992, à organiser les Jeux olympiques.
Je dis tout cela pour que vous me connaissiez un peu mieux. Maintenant je dirai quelques mots de ce grand projet européen qui est le vôtre, parce que vous l'avez voulu. Nous sommes heureux, pour nous et pour vous, que vous soyez dans ce projet.
Juste à côté de mon bureau, au Quai d'Orsay - le Quai d'Orsay, c'est le ministère des Affaires étrangères français -, il y a une pièce que l'on appelle le Salon de l'Horloge. J'y ai fait mettre une photo d'un moment très important pour moi, pour nous, qui est le tout premier moment de la construction européenne, le 9 mai 1950. Dans cette pièce, le ministre français des Affaires étrangères, à l'époque Robert Schuman, avec un autre père fondateur, Jean Monnet, a fait un discours appelant les Français, les Allemands, les Luxembourgeois, les Néerlandais, les Belges, les Italiens à constituer une communauté pour mettre ensemble leur charbon et leur acier. C'était cinq ans à peine après la libération des camps de déportation et après cette guerre tragique, cette "guerre civile" - Victor Hugo parlait des guerres en Europe comme de guerres civiles.
Ces hommes politiques européens de six pays ont imaginé, pour que cela ne recommence pas, de proposer un système qui oblige les pays à se tenir bien, à avoir un intérêt à se tenir bien. Je vous raconte cela parce que, au tout début, lorsque vous relisez le discours de Robert Schuman ce jour-là, vous y voyez beaucoup de choses qui restent justes 50 ans après.
Le projet européen est un projet de paix et de démocratie. Lorsque l'on entre dans le projet européen, on se fait une promesse, on la fait aux autres, d'être en paix et en démocratie les uns avec les autres. Cette promesse a été tenue depuis cinquante ans.
Lorsque l'on entre dans le projet européen, on choisit de mettre un certain nombre de capacités, de politiques ensemble et Robert Schuman disait à l'époque : "Si nous laissons le charbon français ou acier allemand chacun de leur côté, nous ne comptons pas ; mettons notre charbon et notre acier ensemble pour avoir une masse suffisante pour compter".
C'était en 1950 et, à l'époque, la planète n'était pas ouverte. Nous ne parlions pas de globalisation ni de mondialisation comme aujourd'hui. Mais déjà, à cette époque, ces hommes avaient pensé qu'il fallait se mettre ensemble pour compter plus, pour avoir une masse physique suffisante et donc pour être respectés. Voilà la deuxième idée qui est à l'origine du projet européen.
La troisième idée, cette idée politique de paix, a été immédiatement appuyée sur l'économie. Je peux le dire puisque nous sommes dans une école de commerce, Robert Schuman et Jean Monnet disent qu'il faut qu'il y ait un intérêt - ce n'est pas seulement un voeu, un espoir, un discours -, il faut que les peuples aient un intérêt. Cela a été la première étape, mettre notre charbon et notre acier ensemble, deux matériaux stratégiques à l'époque et puis, en 1957, c'était un peu plus, le marché commun puis le marché unique, pour que nos produits circulent librement, pour supprimer les barrières douanières entre nous, pour créer des marchés et des opportunités supplémentaires pour les entreprises. Ce fut la politique de concurrence pour mettre des règles du jeu dans ce grand marché européen. Ce n'est pas la jungle, ce n'est pas une zone de libre-échange seulement, il y a des règles, des régulations et des normes communes pour les industries, pour l'environnement, il y a aussi des redistributions, comme je vous l'ai dit tout à l'heure en vous parlant du budget européen, notamment du budget de la politique de cohésion qui va accompagner maintenant le développement de la Pologne.
Ensuite, ont été franchies très vite les étapes du marché unique puis de la monnaie unique, toujours pour que la concurrence entre nous soit loyale, pour éviter les dévaluations entre pays européens qui supprimaient beaucoup d'emplois et pour avoir la capacité dans le monde de compter. On sait bien que nos monnaies ne comptaient pas vraiment, le franc français était dominé par le Deutsch Mark, le Deutsch Mark était dominé par le dollar qui faisait la loi. Nous avons donc créé, avec l'euro, la deuxième monnaie de référence dans le monde.
Voilà, nous en sommes là, traité après traité.
Je veux rappeler qu'à partir de 1992, 1993, nous avons vu que nous ne pouvions pas seulement faire du commerce entre nous, de l'économie voire une monnaie. Il se passait tout autour de nous des événements politiques, des guerres parfois qui avaient des conséquences et qui nous touchaient. Il fallait sans doute, en tant qu'Européens, avoir sur ces événements une influence qu'aucun d'entre nous ne pouvait avoir tout seul. L'exemple le plus frappant, probablement le plus tragique de cette exigence d'être ensemble influents ou alors impuissants séparément, a été l'explosion de la Yougoslavie. C'était en Europe, à côté de vous, à côté de la Pologne, près de l'Union européenne et personne n'avait anticipé l'explosion de la Yougoslavie. Nous n'avions pas de politique étrangère commune, personne n'avait fait, ensemble, une analyse de cette situation. La Yougoslavie explose et aucun pays européen, parce que nous avons des amitiés différentes, des traditions, des réflexes différents - la France traditionnellement proche de la Serbie et l'Allemagne traditionnellement proche de la Croatie - n'a été capable d'empêcher une guerre moyenâgeuse qui a fait 250.000 morts. C'était il y a quinze ans, pas il y a deux siècles, ce n'est pas à l'autre bout du monde, c'est chez nous, en Europe, il y a moins de quinze ans.
On a donc tiré les premières leçons de cette impuissance politique en rapprochant nos points de vues, en créant des outils. Par exemple, dans l'Union européenne, il y a un personnage important à Bruxelles, qui s'appelle Javier Solana qui est Secrétaire général du Conseil des ministres, qui est le porte-parole de la politique étrangère, quand nous avons une politique étrangère, et qui a commencé, avec la Commission, à créer une vision commune, une politique étrangère commune mais insuffisante. Insuffisante parce que nous avons été à nouveau divisés dans une autre crise que nous n'avions pas anticipée, que nous n'avions pas prévue ensemble, lorsque la guerre en Irak s'est produite. Mais déjà, on voit les premiers éléments d'une politique étrangère commune et cela a été conforté dans le Traité d'Amsterdam et dans le Traité de Nice, et surtout, dans la nouvelle Constitution. C'est ce petit livre que vous devez connaître, que vous pouvez lire, que vous devez lire, car c'est la première fois qu'un texte européen est à peu près lisible, je vous recommande donc de le lire.
J'ai beaucoup travaillé à ce texte - comme commissaire européen, j'étais membre du présidium de la Convention - et c'est la première fois qu'un texte européen n'est pas élaboré dans le secret d'une conférence diplomatique, dans la "clandestinité" d'une conférence diplomatique, que les diplomates m'excusent mais cela a toujours été comme cela.
Là, nous avons fait une Convention à laquelle les Polonais ont participé, les parlementaires français, des commissaires européens, des gens de la société civile, des ministres et ainsi, dans une vraie transparence, nous avons tous ensemble élaboré ce texte qui est non seulement important mais nécessaire et utile parce qu'il améliore, dans beaucoup de chapitres, sur beaucoup de sujets, les mécaniques et les outils dont nous disposions jusqu'à présent.
C'est un nouveau Traité de Rome qui reconstruit tous les traités existants, qui leur donne plus de lisibilité et qui réaffirme, pour la première fois dans une Constitution, les droits des citoyens, qui réaffirme ce que nous voulons faire ensemble et qui dit aussi ce que nous ne voulons pas faire ensemble. Il y a une répartition des compétences, ce que fait l'Union, ce que font les Etats, et parfois ce que fait l'Union avec les Etats. Nous avons renforcé les droits des parlements. Je ne dis pas que ce texte est idéal, il est le meilleur possible quand on a vingt-cinq pays autour de la table et qu'il faut être tous d'accord.
Je pense donc que ce texte est important et que, dans ce texte, il y a de nouveaux outils pour la vocation politique de l'Union européenne, pour avoir un ministère des Affaires étrangères européen qui, à Bruxelles, sera un lieu où s'élaborera progressivement une culture diplomatique commune car, dans ce lieu, on pourra analyser, faire de la géopolitique ensemble, des analyses politiques ensemble. Et puis, il y a aussi les premiers outils d'une vraie politique européenne de défense.
Il y a clairement, dans cette Constitution, les moyens de faire fonctionner ce pour quoi je me bats depuis que j'ai quinze ou seize ans : une Europe unie mais pas une Europe uniforme.
Je suis le citoyen d'un pays qui est membre de ce projet depuis cinquante ans. C'est une certaine preuve que l'on peut rester Polonais, passionnément patriote, avec sa langue, ses traditions, sa culture, avec sa différence, tout en étant Européen. Nous avons la preuve que l'on a pu, depuis cinquante ans, rester Français ou Allemand, Belge ou Italien, avec une autre langue, nos différences, nos cultures, nos institutions, tout en étant Européens et en étant plus forts ensemble parce que l'on est Européen.
Voilà où nous en sommes aujourd'hui et voilà pourquoi je pense que ce texte est utile et pourquoi je pense que vous avez fait le bon choix en adhérant à ce projet.
Je voulais vous dire ces quelques mots à la fois de l'histoire, de la perspective passée et du moment où nous nous trouvons. Vous savez, je ne veux pas donner de leçons, je ne suis pas professeur, je suis simplement un citoyen engagé et je considère que le projet européen est le plus beau projet politique à l'échelle de notre continent. Si la politique, dont quelquefois vous doutez, que l'on peut critiquer, ici ou là, parce que l'on a des raisons d'ailleurs, si la politique veut dire que l'on fabrique du progrès, de la paix, de la stabilité plutôt que d'entretenir des conflits, alors, moi, je vous dis que ce projet européen, tel que l'ont imaginé quelques hommes politiques audacieux dans les années 1950, est le plus beau projet politique.
En même temps, c'est un projet unique parce que, nulle part ailleurs dans le monde, et jamais dans l'histoire - vous pouvez regarder partout ailleurs et regarder tous les livres d'histoire -, vous ne trouverez nulle part un projet comme celui-là. Vingt-cinq pays, vingt-cinq nations qui ne veulent pas être fusionnées, qui veulent garder leurs identités, partagent une partie de leur destin, une partie de leur souveraineté, mettent des politiques en commun, pour être plus forts ensemble, pour être respectueux, pour se protéger aussi ensemble et pour avoir une voix que l'on puisse entendre, une voix audible.
Dans le conflit israélo-palestinien, dans les grands enjeux mondiaux de l'environnement, de la lutte contre la faim dans le monde, du développement, sur un certain nombre de conflits, nous ne nous ferons entendre que si nous parlons ensemble et d'une seule voix, comme nous ne pourrons être efficaces que si nous agissons ensemble, par les mêmes moyens.
C'est un projet qui n'existe nulle part ailleurs.
Il y a eu des empires, vous le savez bien car certains ont disparu il n'y a pas si longtemps. C'était des empires liés au totalitarisme, à la force militaire. Dans l'histoire, on connaît beaucoup d'empires, mais qu'un ensemble de nations se rassemble volontairement, par la démocratie, par le choix délibéré et volontaire des peuples ou des Etats et construise un ensemble comme celui-ci, il n'y a pas d'autres exemples ailleurs dans le monde.
Je pense que nous avons besoin de cette construction dans le monde d'aujourd'hui, c'est simplement ce que je veux ajouter en conclusion, car il faut bien voir que ce monde change très vite, parfois beaucoup plus vite que les hommes politiques ne le croient, que la démographie est en train de le bouleverser.
J'étais l'autre jour en Chine populaire, il y a 1 milliard et demi de citoyens en Chine, dans 25 ans, il y en aura un milliard de plus, l'Inde a 800 millions d'habitants, l'Afrique aura 1 milliard et demi d'habitants dans 25 ans, 800 millions d'entre ces Africains auront moins de 15 ans, un milliard d'entre eux vivront avec moins de 1 euro par jour. Tous ces défis-là, d'un monde qui bascule, qui bouge, qui change, doivent nous interpeller, doivent vous interpeller en tant que jeunes citoyens et parce que vous aurez des familles, si vous n'en avez pas encore, et que vous devez vous préoccuper de savoir dans quel monde, dans quelle société nos enfants vont vivre. Dans ce monde-là, avec ce basculement démographique, ces échanges, ces risques aussi, ces enjeux, il vaut mieux que les Européens, sur ce continent qui est le nôtre, avec une histoire commune et parfois tragique, avec une identité commune, avec des politiques communes, il vaut mieux que nous abordions ce monde, qui est devant nous, ensemble plutôt que chacun chez soi et chacun pour soi.
Q - (Sur la politique étrangère et de sécurité commune, sur l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, sur la politique européenne vis-à-vis de l'Ukraine)
R - J'ai déjà évoqué l'absence d'une politique étrangère commune et l'exigence qui est devant nous d'avoir une telle politique étrangère. Non pas une politique étrangère unique mais commune, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Commune, cela veut dire que, sur des sujets essentiels que l'on choisit en commun, nous analysons les choses ensemble, on fait de la prospective, de la géopolitique ensemble et on aboutit à des positions communes. Mais cela ne veut pas dire que, sur d'autres sujets, l'on ne peut pas avoir sa propre singularité.
Oui, l'Europe est encore divisée, nous l'avons été il y a à peine deux ans sur la question de l'Irak, la Pologne et la France n'ont pas adopté la même position. Je pense qu'il faut maintenant regarder devant nous ; il ne s'agit pas de donner des leçons pour savoir qui a eu tort ou qui a eu raison de faire cette guerre, il s'agit surtout de trouver les moyens politiques de sortir de cette tragédie irakienne. Nous n'en sortirons pas par les armes, nous n'en sortirons pas par des soldats supplémentaires, nous en sortirons par la politique, par la démocratie, par des élections.
Ceci veut dire que l'on ne décrète pas une politique étrangère, on ne l'impose pas d'en haut, il faut que les Etats membres l'élaborent, chacun avec ce qu'il a à apporter - et on a bien vu dans l'affaire ukrainienne, et je vais y revenir, que la Pologne pouvait apporter beaucoup à l'Europe. Chacun donc a quelque chose à apporter, notamment parce qu'ils ont des politiques anciennes ou des amitiés, en Afrique, au Proche-orient ou avec les Etats-Unis, avec la Russie. Nous avons tous quelque chose à apporter, y compris les pays les plus petits qui ont parfois une grande histoire.
L'idée donc d'une politique étrangère commune, et de ce ministère des Affaires étrangères, est que nous allons avoir un lieu commun où chacun apportera, comme dans un pot commun, ce qu'il peut apporter. Ainsi, nous élaborerons une bonne politique.
Cela prendra du temps, il n'y aura pas de miracle, mais nous y arriverons. Nous y sommes déjà parvenus, dans un domaine que j'ai évoqué tout à l'heure qui est celui des Balkans. Il y a 15 ans, concernant les Balkans, nous étions totalement divisés, incapables d'empêcher la guerre et, petit à petit, nous avons construit les outils, regardé les choses ensemble, agi ensemble, en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine. C'est donc possible, et nous ferons cela progressivement sur l'ensemble des sujets qui nous concernent, tout autour de nous. Voilà pourquoi je crois que cette Constitution est très utile et même nécessaire car elle comporte les outils de cette politique étrangère commune, de cette politique de défense commune.
Concernant la Turquie, ce pays est singulier car il est à cheval entre deux continents, comme un pays charnière. Une petite partie de son territoire se trouve sur le continent européen et une grande partie en Asie. Il a une grande partie de son histoire en Europe, qui par ailleurs n'est pas vraiment pacifique ; une grande partie de sa culture, de sa société, de son économie est européenne ; ce pays fait partie de l'OTAN depuis le début et, en 1963 - comme quoi il faut parfois accepter de prendre le temps de faire les choses, ne pas se précipiter -, la Turquie a tourné son regard vers l'Europe. Il n'y avait que six pays dans la Communauté économique européenne à l'époque, le général de Gaulle était le président de la France, le chancelier allemand était Konrad Adenauer du parti chrétien-démocrate, ces six pays ont accepté de tendre la main à la Turquie et d'engager un accord d'association avec la Turquie. C'est l'un des tout premiers accords d'association avec ce grand peuple qui voulait discuter avec nous. Et, étape par étape, depuis 40 ans, nous avons chaque fois renforcé et consolidé ce dialogue jusqu'au moment où, récemment, il y a 2 ou 3 ans, les Turcs nous ont dit qu'ils voulaient débuter, commencer des négociations d'adhésion. Il a quand même fallu avant 40 ans de débat pour en arriver jusque-là.
Je ne dis pas qu'il en faudra autant pour l'Ukraine, mais je dis simplement qu'il faut accepter de constater qu'il y a des étapes, qu'il faut les franchir les unes après les autres, sans parfois vouloir aller trop vite.
Au bout de ces 40 ans, nous avons décidé, le 16 décembre, de commencer des négociations d'adhésion et nous savons qu'elles vont être longues et difficiles, qu'elles peuvent durer au moins 10 ou 15 ans, peut-être 20 ans. Leur conclusion n'est pas écrite d'avance, nous ne sommes pas sûrs d'aboutir, mais nous le souhaitons, nous souhaitons réussir cette adhésion mais on n'entre pas dans l'Union européenne parce que la porte est ouverte. La porte est ouverte aux pays européens qui expriment leur intention de nous rejoindre, de discuter avec nous mais il y a beaucoup de critères, beaucoup de conditions démocratiques, politiques et économiques.
La Turquie, puisque nous parlons d'elle, doit respecter rigoureusement chacune de ces conditions. Sur l'organisation de son économie de marché, sur les Droits de l'Homme, les droits des femmes, sur les droits des minorités, il n'y aura pas de complaisance, il n'y aura pas de raccourci.
Voilà pourquoi ces négociations vont être difficiles et longues mais nous souhaitons qu'elles réussissent et, si elles ne réussissent pas, alors il faudra trouver une autre forme de lien avec la Turquie.
Maintenant, pourquoi la Turquie et pourquoi, le moment venu, je pense qu'il faudra que la Turquie intègre l'Union européenne car ce pays, lorsque vous regardez la carte - il faut toujours regarder les cartes, c'est parfois mieux que les discours -, il y a une chose que vous devez constater, c'est que la Turquie se trouve au sud-est de l'Europe et qu'elle y restera ! J'ai dit cela l'autre jour devant l'Assemblée nationale française, cela m'a valu d'être nominé au prix de l'humour politique. La Turquie est à notre frontière définitive au sud-est de l'Europe, et la question est : cette frontière définitive au sud-est de l'Europe doit-elle être une frontière interne ou est-ce qu'elle doit être une frontière externe ? Et quel est notre intérêt ? Si ce pays est là, je pense - et j'ai d'ailleurs mon opinion depuis une dizaine d'années sur ce sujet -, en regardant les choses de près, que notre intérêt et l'intérêt de la Turquie est qu'elle soit notre frontière définitive interne, avec le même modèle démocratique, économique que nous, si elle le souhaite. Il faut qu'elle aie les mêmes règles, celles d'un pays démocratique de plus en plus stable, qui se développe, un pays qui offre des marchés aussi pour nos entreprises polonaises ou françaises, un pays qui respecte les mêmes règles du jeu plutôt que d'être là, toujours là, comme une frontière externe avec aucune obligation et le risque possible de choisir un jour un autre modèle que le nôtre.
Mais nous avons du temps pour réfléchir à cette question, la question n'est pas posée demain matin, c'est pour cela que, lorsque vous me parlez de la politique régionale européenne, ce n'est pas un sujet pour aujourd'hui. Il a même été décidé que la Turquie n'entrerait pas dans l'Union avant que ne soit décidée, non pas la prochaine politique budgétaire 2007-2013, mais la suivante, 2013-2020.
La question que vous posez de la conséquence de l'entrée de la Turquie à propos de la politique de cohésion, ce n'est pas avant 14 ans. Nous avons donc le temps de voir ce que fera cette politique, ce que seront devenues les régions polonaises, hongroises ou roumaines. Il faut dire la vérité aux gens, la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, de son intégration, n'est pas une question qui se posera concrètement avant une quinzaine d'années.
L'Ukraine est un pays qui se trouve sur le continent européen incontestablement. Je pense que le modèle démocratique européen, que vous avez supporté d'ailleurs par la voix de votre président, de vos représentants, quand il y a eu la crise en Ukraine, ce modèle démocratique a eu beaucoup d'importance et beaucoup d'influence sur le peuple ukrainien. Je crois que c'est ce modèle-là qui a suscité une espérance. Donc, il ne faut pas décevoir cette espérance. Simplement, il faut mettre les étapes dans le bon ordre les unes après les autres, et la première étape c'est que l'Ukraine s'organise, qu'elle sache ce qu'elle veut, qu'elle entreprenne un programme de réformes économiques et politiques ; qu'elle établisse ses relations avec ses voisins et puis que nous, Européens, nous lui proposions un partenariat et pour cela nous avons l'instrument avec les politiques européennes, nous avons d'ailleurs proposé, aux pays qui nous entourent, des accords de voisinage. Ce n'est pas un mot, ce n'est pas du bon voisinage, ce n'est pas un discours, c'est un contrat, un accord économique et politique. Je souhaite que dans les temps qui viennent, je ne peux pas dire la durée de ces temps-là, nous réussissions avec l'Ukraine un accord de partenariat et de voisinage avec une coopération économique, avec des aides, avec un dialogue politique et commercial. Je crois que c'est cela dont l'Ukraine a besoin maintenant et de telle sorte que l'espérance démocratique qui est née en Europe à côté d'elle ne soit pas déçue.
J'ai eu aussi l'occasion de dire aujourd'hui tout au long de mes entretiens, comme le président de la République Jacques Chirac l'a dit l'autre jour au Conseil européen, notre remerciement pour le rôle que la Pologne a joué, de manière très positive, dans la crise ukrainienne, pour que les choses se tournent du bon côté. Et j'ai été très frappé aussi que vous jouiez ce rôle, non pas en tant que Polonais seulement, mais en tant que pays européen.
Pourquoi dites-vous qu'il faudrait harmoniser les impôts ? Parce qu'on ne peut pas être un citoyen néerlandais - c'est un pays qui fait du commerce depuis très longtemps -, on ne peut pas être dans le même marché, avoir la même monnaie, et avoir des bases d'imposition qui soient concurrentes ou totalement différentes dans le même marché ; nécessairement il faudra qu'on aille vers une coordination de nos impositions et en particulier celles qui concernent les entreprises ; parce que c'est une des raisons d'une concurrence qui peut être déloyale. La concurrence fait partie de la vie. Il ne s'agit pas de la nier, de l'empêcher. Il faut simplement qu'elle soit loyale. Ce que nous avons réussi à faire dans le projet européen, dans ce grand marché, c'est progressivement que la concurrence soit de moins en moins déloyale, de plus en plus une règle du jeu commune. Ce n'est pas encore parfait. Un jour ou l'autre, il faudra qu'on s'attaque à cette question de la fiscalité des entreprises pour que les règles du jeu entre les entreprises soient les plus communes possibles. On a déjà des normes industrielles communes, progressivement, on a des normes environnementales communes, cela intéresse directement les entreprises.
Et je pense qu'il faudra progressivement avoir des bases d'imposition communes pour ce qui touche l'impôt sur les sociétés. Je ne parle pas des impositions personnelles, je ne parle pas de l'impôt sur le revenu. Je ne cherche pas à dire qu'il faut un seul impôt européen. Chaque pays doit garder une liberté budgétaire, chaque pays doit garder sa liberté fiscale pour ce qui touche les sociétés et les citoyens, les familles, et cela doit rester l'affaire de chaque pays. Mais dans le même marché, on parle des entreprises qui exportent et qui importent ; en ce qui nous concerne, en France, je peux dire que 60 % de ce qu'exportent les entreprises françaises est exporté dans les vingt-quatre autres pays de l'Union européenne. Et cela représente, derrière tout cela, derrière ces chiffres, des centaines et des centaines de milliers d'emplois dont je parle. On a une vie commune pour nos entreprises. Je pense qu'il sera logique un jour de coordonner ou d'harmoniser.
Alors ce qui est vrai, c'est que la fiscalité, quand vous lisez ce texte - parce qu'on a pu obtenir un changement, les Anglais s'y sont refusés -, reste un sujet qui est géré à l'unanimité. Donc, cela veut dire que, dès qu'on parle de fiscalité, les vingt-cinq ministres des Finances doivent être unanimes, doivent être d'accord pour faire quelque chose. Et je pense que c'est une règle, l'unanimité, dans ce cas-là, qui est une règle d'impuissance. Il a fallu 30 ans pour aboutir à une fiscalité commune sur l'épargne. Il a fallu 35 ans pour aboutir à un statut commun pour les entreprises, pour les sociétés, les sociétés européennes. On a mis vingt-cinq ans pour aboutir à une harmonisation sur les brevets européens, à cause de cette règle de l'unanimité. Je pense que quand on est très nombreux, vingt-cinq, le droit de veto est une source d'impuissance collective. Voilà pourquoi nous avions souhaité plus de flexibilité, plus de majorité qualifiée, pour les bases elles-mêmes de la fiscalité ; mais nous n'avons pas réussi. Donc cela reste un sujet d'unanimité. Ceux qui ne veulent pas aller plus loin ont le moyen de bloquer. Mais dans le domaine de la fiscalité des entreprises, il faut aller plus loin. Cela ne veut pas dire qu'il faut harmoniser vers le haut. On peut aussi harmoniser vers le bas pour la fiscalité des entreprises.
Q - Première question : on a approché le traité constitutionnel déjà signé mais vous avez dit...
Deuxième question : par exemple, quand il y a vingt-cinq pays dans l'Union européenne, que pensez-vous de l'idée de l'Europe à deux vitesses ?
Troisième question : A propos de la stratégie de Lisbonne, parce que vous êtes ancien membre de la Commission européenne : est-ce que vous pensez que la réalisation des chiffres annoncés de la stratégie de Lisbonne est possible jusqu'en 2010 ? Est-ce que vous pensez que au fond la France aimerait se consacrer plutôt au développement de la concurrence européenne ?
Quatrième question : quels sont vos conseils pour la Pologne pour qu'elle puisse être membre de l'Union ?
R - Je ne veux pas donner de conseils ni de leçons, mais je peux dire deux ou trois choses que je ressens.
Nous sommes devant un moment de vérité. Qui m'a posé la question sur la ratification ? Parce que ce texte a été élaboré, comme je vous l'ai dit, par les vingt-cinq pays, démocratiquement, dans la Convention. Il a ensuite été amélioré et corrigé et approuvé par les vingt-cinq chefs d'Etat et de gouvernement. Maintenant, il faut que les Etats, chacun des vingt-cinq, unanimement, comme pour la fiscalité, les vingt-cinq pays ratifient ce texte, soit par le Parlement, soit par le peuple. Je ne sais pas ce que décidera votre pays, je sais que le président de la République a souhaité que ce soit le peuple qui ratifie. Et cela va être un débat difficile. Et vous savez qu'il ne faut pas avoir peur du débat à propos de l'Europe.
Voilà un premier conseil, une première recommandation que je donne. Il faut que vous parliez des questions européennes tous les jours. Ce n'est plus de la politique étrangère. Quand on parle de fiscalité, quand on parle de monnaie, quand on parle d'agriculture, de politique régionale, on ne parle pas de politique étrangère, on parle de la vie quotidienne des Polonais. Et donc je vous recommande, quel que soit votre gouvernement dans les années qui viennent, d'exiger des débats sur l'Europe. Nous, en France, nous souffrons exactement du contraire, parce que l'on a construit l'Europe pour les citoyens mais sans eux depuis 50 ans. Ce sont des hommes politiques courageux, audacieux, visionnaires qui ont fait progresser le projet européen mais, à de très rares exceptions, comme pour le Traité de Maastricht qui a été ratifié par le peuple, on n'a pas vraiment associé les citoyens. Et nous avons un problème de ce point de vue là. Parce que le silence entretient les peurs. Le silence nourrit toutes les démagogies. Si personne ne sait ce qu'il y a dans ce traité, si personne n'explique, vous pouvez dire n'importe quoi et faire peur aux gens ou être démagogue. Il faut combattre tous ces risques par la démocratie, par le débat, par le dialogue.
Je vous recommande, c'est mon premier conseil, dans un grand pays comme le vôtre qui vient d'entrer dans l'Union européenne, que le débat sur les questions européennes soit un débat permanent et quotidien, que les députés européens soient sollicités, qu'il y ait des lieux d'informations dans chaque région, des bureaux d'information, que vous exigiez des débats. Il faut que les citoyens polonais s'approprient cette construction européenne vers laquelle ils participent. Mais il y a un risque dans chacun de nos pays, parce que c'est un débat difficile. Ce que je peux dire, c'est que nous allons aborder cette période du référendum, pour ce qui nous concerne, avec le souci de l'explication, du débat public et du dialogue.
Concernant la deuxième question - et je souhaite naturellement que, dans chacun des vingt-cinq pays, on puisse ratifier ce texte, encore une fois nous en avons besoin - on ne peut pas faire fonctionner l'Union européenne à vingt-cinq avec les textes précédents. Si on a fait ce texte, c'est parce qu'on en a besoin pour faire fonctionner l'Union européenne efficacement, politiquement, démocratiquement avec vingt-cinq ou vingt-sept pays. Il y a dans ce texte, c'est votre deuxième réponse sur l'Europe à deux vitesses, une disposition très importante qui est celle des coopérations renforcées. Je pense que c'est déjà formidable, presque un exploit, que l'on puisse être à vingt-cinq pays avec tout ce que l'on a déjà ensemble, toutes les politiques communes, tout ce que l'on appelle l'acquis de la communauté européenne.
Si on doit aller plus loin - et nous sommes sur la même route, sur ce chemin qui est devant moi, nous sommes tous là au même endroit et nous avons tous le même patrimoine en commun - nous avons tous accepté d'avoir une certaine politique en commun, une certaine politique partagée, sauf à propos de l'euro mais je suis sûr que progressivement les vingt-cinq pays de l'Union, parce que c'est leur intérêt, adapteront la monnaie européenne ; nous sommes tous là mais la route est devant nous ; à l'avenir, est-ce que l'on pourra avancer pour tous les sujets toujours tous ensemble ? Je n'en suis pas sûr. Il faut déjà gérer ce que l'on a ensemble et c'est déjà difficile. Et je pense que, pour l'avenir, on ne peut pas être sûr qu'on sera toujours tous d'accord pour avancer ensemble, par exemple, pour la politique étrangère, pour la politique de sécurité, la justice, la fiscalité. Probablement, on ne pourra pas toujours être tous d'accord, sinon on avancera au pas, au rythme du pays le moins pressé.
Alors on a inséré dans ce texte une disposition importante qui est celle des coopérations renforcées. Qui permet quoi ? Qui permet à quelques pays, neuf ou dix, peut-être plus, qui voudraient faire quelque chose de plus ensemble, de le faire et d'aller éclairer la route, de partir comme des éclaireurs sur la route. Et les autres peuvent les rejoindre plus tard s'ils le veulent. C'est ma réponse. Il n'y a pas deux vitesses pour tout ce que l'on a déjà décidé. On est tous d'accord que l'on doit respecter les engagements pris pour ce qui a été décidé. Mais pour l'avenir, pour de nouveaux champs d'action commune, il y a la possibilité d'avoir des vitesses différentes.
La stratégie de Lisbonne est une stratégie de développement économique plus qualifiée. Parce qu'on a fait le constat que les pays européens étaient parfois anciens, dans leurs structures, pénalisés par des investissements mal distribués, un effort insuffisant en matière de recherche ou de nouvelles technologies. Une faiblesse pour notre compétitivité dans un monde où personne ne fait de cadeau à personne et où l'on voit bien émerger de nouvelles puissances, notamment du côté de l'Asie, avec l'Inde, le Japon ou la Chine qui sera probablement l'une des deux ou trois premières puissances du monde dans dix ou quinze ans, avec une très grande compétitivité.
La stratégie de Lisbonne a consisté, pour les quinze pays de l'Union européenne, aujourd'hui vingt-cinq, à dire : nous devons réagir. Nous devons dans nos pays, chacun, élaborer des réponses de structure pour être plus compétitifs. Et j'observe d'ailleurs que les pays européens qui l'ont déjà fait sont les pays qui ont le taux de croissance le plus important. Des pays comme le mien, qui n'ont pas fait suffisamment de réformes de structure, avaient moins de croissance. Voilà pourquoi nous faisons ces réformes de structure en ce moment.
Puis nous pouvons aussi orienter nos efforts budgétaires, notre politique fiscale, vers tout ce qui encourage la compétitivité, notamment les aides à la recherche dont nous avons besoin pour l'emploi de demain, les nouvelles technologies, l'éducation, la recherche. C'est cela la stratégie de Lisbonne. Oui, je crois que c'est une obligation qu'on donne à notre économie plus de compétitivité.
Je disais tout à l'heure au ministre des Affaires étrangères que la politique régionale européenne, la politique des fonds structurels qui va accompagner le développement des "voïvodies" : vous devez - je dis les choses franchement sans donner de leçons, ni de conseils, simplement une recommandation - donner à cette politique régionale, à cet argent européen qui va arriver, plus de qualité qu'on a pu le faire peut-être en Espagne, en France ou ailleurs dans les 20 ou 30 ans passés. Un peu moins de béton et un peu plus d'Internet ! Regardez ce qui s'est fait en Irlande. L'Irlande, un pays plus petit naturellement et qui avait beaucoup de retard, était un pays d'émigration, comme l'Espagne ou le Portugal, très pauvre, quand il est entré dans l'Union. Il a choisi d'utiliser l'argent des fonds structurels, l'argent du fonds de cohésion, dans l'éducation, la recherche, les aides aux entreprises. Un peu moins sur les routes. Peut-être qu'en Irlande, les routes sont moins bonnes qu'en Espagne, mais la croissance y est plus forte. Je recommanderai que vous utilisiez une partie de cet argent des fonds structurels pour les routes, les autoroutes. Mais on n'est pas obligé d'aménager un pays en l'abîmant. Je dis cela aussi parce que je suis très engagé pour les questions d'environnement et d'écologie. J'ai même écrit plusieurs livres sur ces sujets. Je suis sûr qu'on peut ménager le territoire, pas seulement l'aménager. On n'est pas obligé de faire passer des lignes à haute tension, des autoroutes ou des voies ferrées au milieu des villes. Faites attention !
Exigez aussi que l'aménagement du territoire polonais soit un aménagement durable, un aménagement qui respecte la nature et qui respecte les gens. Vous devez exiger cela. C'est de votre responsabilité de citoyen. Mais utilisez une partie de cet argent sur des grands équipements structurants, parce que vous en avez besoin, mais exigez aussi qu'on utilise aussi une partie de cet argent dans l'université, dans les écoles, dans les nouvelles technologies de communication et dans la recherche. J'ai donné quelques recommandations.
Q - (A propos de la position française sur la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies, notamment concernant la proposition de nouveaux membres)
R - Ma réponse est oui. Non seulement nous sommes capables de proposer, mais nous l'avons proposé. L'Allemagne, le Japon, l'Inde, un grand pays africain, un pays d'Amérique du Sud aussi. Le Conseil de sécurité, dont vous entendez parler souvent à la télévision, celui qui décide comme organe suprême des Nations unies, date de 1945 ; si je puis dire, il photographie le monde des vainqueurs de 1945.
Ce n'est plus possible en 2005. Il faut actualiser, rendre ce Conseil de sécurité plus représentatif. Et voilà pourquoi nous avons souhaité que cinq nouveaux grands pays, qui ont un rôle géopolitique important, qui sont capables de contribuer aux opérations de maintien de la paix des Nations unies, parce qu'il faut des moyens, puissent entrer dans le Conseil de sécurité. Mais il y a d'autres réformes du Conseil de sécurité : il y a la Commission sur les Droits de l'Homme qui doit être rénovée ; on doit créer dans le cadre des Nations unies une organisation mondiale pour l'environnement comme on a créé une Organisation mondiale de la Santé. Ce sont plusieurs réformes qui vont être difficiles parce qu'il faudra un consensus. Mais nous sommes favorables à ce que l'Allemagne ait sa place au Conseil de sécurité.
Q - Quand la France va-t-elle ouvrir finalement son marché du travail aux Polonais et quels sont les vrais obstacles ? Ce sont des vrais obstacles parce que par exemple la Grande-Bretagne a peur des immigrations massives ?
R - C'est bien que vous me posiez cette question parce que je sais qu'elle est très sensible en Pologne mais on me dit toujours : la Grande-Bretagne et l'Irlande aussi. Vous avez oublié l'Irlande aussi. La différence, ce n'est pas une excuse, mais je vais ensuite vous répondre, c'est qu'actuellement, la Grande-Bretagne est une île et probablement elle va le rester, comme l'Irlande d'ailleurs. On a quelque part une frontière de nature différente. Et c'est cela qui explique que quelques pays européens, qui ne sont pas des îles, la Grande-Bretagne pour cette raison parce qu'elle est une île et qu'elle va le rester, ont par exemple choisi de ne pas être dans l'espace Schengen pour l'instant. Et puis, quand cela sera son intérêt, comme pour l'euro, probablement choisira-t-elle d'évoluer. Nous le souhaitons et nous l'attendons.
Les autres pays qui ne sont pas des îles, qui n'ont pas cette frontière naturelle importante, l'Allemagne, la France et d'autres, au moment de l'élargissement vers la Pologne et les huit autres pays, ont souhaité prendre des précautions. Est-ce qu'ils ont eu raison ? Est-ce qu'il ont eu tort ? Il faut regarder les choses franchement. Vous venez d'entrer dans l'Union, il y a à peine un an. Ce n'est pas seulement une question de liberté de circulation, c'est que, quand on accorde cette liberté de circulation, on accorde aussi des droits. Et vous pouvez peut-être aller en Angleterre, y travailler plus facilement, mais vous n'avez pas les mêmes droits sociaux que si vous venez en France. Vous devez comprendre que les pays qui accordent des droits importants à ceux qui viennent travailler chez eux, regardent les choses de près. Il y a certaines précautions qui ont été prises avec des dates de transition assez longues mais je conviens qu'il faut regarder les choses franchement, pratiquement maintenant.
Votre pays va se développer très vite. Le niveau de vie va augmenter. Les emplois vont être créés en Pologne et je pense qu'un certain nombre de précautions qui ont été prises ne seront plus forcément utiles dans quelques temps. On a un groupe de travail, auquel le nouvel ambassadeur français va participer le 27 janvier, pour étudier précisément le marché du travail.
Q - Je voudrais exprimer mon souhait à nouveau que très rapidement les relations franco-polonaises redeviennent très bonnes, notamment pour l'enseignement du français en Pologne. J'ai lu dans Le Figaro que 6 % des élèves apprennent le français dans des écoles polonaises, malheureusement c'est une grande baisse qu'on enregistre et c'est dommage. Pour moi c'est un dommage professionnel, pour tous les professeurs de français, mais il y a aussi un dommage très sentimental parce que nous nous y croyons, parce que nous avons consacré toute notre vie à l'enseignement de cette langue ; et je voudrais que vous sachiez qu'en Pologne malheureusement il y a des villes qui sont jumelées avec des villes françaises et dans l'une de ces villes il y a par exemple un lycée où il y a que deux heures de français par semaine. C'est un grand dommage parce que le français est persécuté.
R - Je ne sais pas si l'on peut parler de persécution. En tout cas je comprends que le français stagne ou baisse un peu. Je comprends que vous pourriez faire mieux dans l'éducation. Vous savez d'ailleurs que l'une des idées que nous soutenons pour défendre notre langue qui est une langue partagée par beaucoup de peuples - quand je me trouvais au Burkina Faso pour le Sommet de la Francophonie, il y avait 71 pays qui étaient là et qui partagent notre langue, des pays d'Amérique, des pays d'Asie, des pays d'Afrique et aussi des pays européens -, est de protéger notre langue, la développer, non pas la protéger de manière défensive, mais plutôt pro-active : nous souhaitons que, dans tous les pays européens, tous les jeunes apprennent deux langues en plus de leur langue maternelle et, dans ce cas-là, vous pouvez imaginer que le français soit l'une de ces deux langues.
En attendant, notre ambassadeur comme moi-même, sommes très attentifs à la place du français dans l'enseignement. Nous essayons de développer des diplômes communs, des reconnaissances mutuelles, des stages. Je vais revenir à Paris avec cette idée qu'il faut faire plus pour la langue française.
Et vous avez commencé votre question en disant quelque chose qui m'a touché, c'est que pour que la langue française soit pratiquée, pour qu'elle se développe, pour que les gens aient envie d'apprendre le français, il faut qu'il y ait de bonnes relations entre la France et la Pologne ; c'est un peu cela que j'ai entendu. Donc, je travaillerai à cela. C'est pour cela que je suis venu aujourd'hui, pour marquer ce qui doit être un nouvel élan, c'est ce que j'ai dit publiquement, c'est ce que le président de la République française a souhaité en recevant le président Aleksander Kwasniewski il y a quelques semaines. Et nous allons nous retrouver bientôt en février avec les deux gouvernements. C'est ce que nous souhaitons faire, donner un nouvel élan, regarder devant nous. Il y a eu des malentendus, il y a eu des désaccords comme dans toute famille. On ne les oublie pas mais on va les dépasser et on va regarder devant nous. Et je suis là pour donner un nouvel élan, y compris dans le domaine de la Francophonie et pas seulement, aux relations entre la France et la Pologne. C'est cela que veut dire la visite que j'ai faite aujourd'hui.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 janvier 2005)