Déclaration de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, sur l'apport du projet de Constitution européenne au fonctionnement de l'Union européenne élargie, à la mise en oeuvre des politiques européennes et au renforcement du poids de la France au sein des institutions communautaires, Paris le 27 avril 2005.

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Circonstance : Colloque du Conseil national des femmes françaises à Paris le 27 avril 2005 : intervention de Michel Barnier sur le thème "L'Europe, le traité constitutionnel et les femmes"

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Au risque de ne pas faire plaisir à mes collaborateurs, je ne vais pas lire le discours qui m'avait été préparé ; c'est d'ailleurs probablement dans cet état d'esprit-là que vous m'invitez à participer à la clôture de vos travaux.
Vous me permettrez, Madame la Présidente Françoise Delamour et chacune et chacun d'entre vous, de vous dire d'abord que je suis attentif à ce que fait, depuis de très longues années, le Conseil national des femmes. Je trouve extrêmement important que vous preniez votre part au débat civique. Pour vous dire, j'ai appris cela très tôt en écoutant et en voyant agir quelqu'un qui est très proche de moi et dont je suis très proche, qui est ma mère, une combattante et qui reste à 83 ans une combattante pour assurer la place des femmes dans le débat civique et dans le débat de la société. J'ai toujours eu beaucoup de respect pour cet engagement-là. Je voulais vous en remercier à la place où chacune d'entre vous se trouve, présidente ou animatrice d'associations, d'organismes engagés dans le même combat.
Vous avez parlé, tout au long de cette journée, du contenu de la Constitution européenne, des articles de cette Constitution qui concernent ce combat, de la place des femmes, la parité et puis, au-delà de cela, des valeurs auxquelles vous êtes, nous sommes tous attachés. Je voudrais peut-être, allant au-delà, vous dire quelques mots de ce que représente ce texte pour moi, qui eut l'honneur et la chance d'être l'un des ouvriers, l'un des rédacteurs de cette Constitution.
Comme commissaire européen, j'ai eu en effet la chance d'être chargé des questions institutionnelles et, par ailleurs, pendant cinq ans, d'une autre politique très concrète qui est la politique régionale européenne, une politique qui aide le développement des régions et, je le dis en passant, avec des règles très précises puisque, dans les règles de la politique régionale européenne qui mobilise un budget considérable - plus de 215 milliards d'euros sur la période 2000-2006 dont 16 milliards pour la France -, dans ces règles, en termes d'accès, de protection ou de consolidation de la parité, de formation des femmes, il y a des obligations pour toutes les régions de l'Union européenne qui bénéficient de ces fonds. Mais c'était une partie de ma responsabilité, l'autre partie était de suivre les questions institutionnelles. Et voilà pourquoi j'ai participé, pendant 18 mois, aux travaux du præsidium de la Convention que présidait M. Giscard d'Estaing. Nous étions deux Français dans ce præsidium, lui et moi, et une petite dizaine de Français dans la Convention elle-même.
D'abord, un mot de la Convention. Il est important de rappeler que c'est la première fois depuis 50 ans qu'un texte important de l'Europe n'est pas fabriqué à l'intérieur d'une pièce comme celle-ci. Vous êtes ici dans des locaux qui appartiennent au Quai d'Orsay. Les diplomates se retrouvent, les portes sont fermées, il n'y a pas de lumière, pas de lumière naturelle en tout cas, et personne ne sait ce qui se passe. C'est comme cela que tous les traités européens ont été fabriqués. Je me souviens même, comme parlementaire français, avoir découvert le Traité de Maastricht le jour où il a été signé.
Personne au Parlement - j'en étais membre - n'en avait entendu parlé auparavant. Il a été bien négocié mais on a déjà fait un peu mieux pour le Traité d'Amsterdam puisque, m'appuyant sur cette première leçon, j'étais le négociateur d'Amsterdam pour la France, je suis allé pratiquement une fois par mois rendre compte en temps réel aux Commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat de ce que je faisais comme négociateur. C'était un premier progrès.
Mais là, nous avons franchi un vrai progrès puisque cette Convention n'était pas une conférence intergouvernementale de diplomates, de ministres. Elle réunissait dans la même pièce 105 personnes, représentant chacun des gouvernements des vingt-cinq pays de l'Union, des observateurs, des parlementaires européens - dont la moitié étaient des femmes - des commissaires européens - nous étions deux, M. Vitorino et moi - des députés et des sénateurs de chacun des pays de l'Union - et c'était la première fois que des parlementaires nationaux étaient associés à la préparation d'un texte européen - des représentants de la société civile et des régions, des patrons, des représentants de syndicats. Tout ce travail en public, avec, pendant 18 mois, tous nos textes sur Internet et, en marge de nos travaux officiels, partout dans les salles, des réunions, des auditions, des rencontres. Je dois d'ailleurs dire que les associations féminines ou de la société civile ont été extrêmement actives pendant toute cette période.
C'était un vrai travail démocratique d'écoute, de synthèse, d'alchimie qui explique probablement pourquoi, finalement, nous sommes parvenus, ce qui était assez improbable, à un texte qui constitue un vrai progrès. Ce n'est pas évident de mettre ces vingt-cinq pays ensemble, de leur dire quel est l'agenda et, objectivement, au tout début de nos travaux, je ne pensais pas que nous aboutirions à ce qui ressemble à un nouveau Traité de Rome.
Nous n'avons pas fait un "rafistolage" comme l'était, en quelque sorte, le Traité de Nice ; nous n'avons pas fait un traité de plus ; nous avons reconstruit, notamment dans les soixante premiers articles de la Constitution, les traités précédents. La partie III du traité reprend ce qu'étaient les politiques dans le traité précédent, on n'a pas voulu les réécrire, c'est pour cela d'ailleurs que c'est la partie la plus difficile à lire. Mais, très franchement, ce traité a abouti à un résultat assez inespéré.
Pourquoi ? Parce que la méthode a été différente. C'est une leçon pour l'avenir que, désormais, les questions européennes ne soient plus réservées à quelques spécialistes, à des élites et que l'on en parle plus normalement, plus régulièrement et de manière plus transparente. Le Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement, qui a ensuite approuvé cette Constitution, a quasiment repris, pour 90 %, le travail de la Convention. C'est la première fois que cela se passe ainsi et c'est probablement aussi la première fois qu'au moins, dans ses 60 premiers articles, un texte européen est lisible. C'est aussi pourquoi, et parce que je crois à la démocratie européenne, que je suis heureux, quel qu'en soit le risque, de ce référendum. Le référendum a une vertu démocratique et pédagogique. Pensez-vous, Mesdames, que l'on parlerait autant des questions européennes, de ces questions qui ne sont pas des questions de politique étrangère, qui nous concernent dans la vie quotidienne, aurions-nous, dans les journaux, autant de pages spécialisées sur la Constitution, les enjeux européens, l'élargissement, autant de débats à la télévision, autant de rencontres comme celle-ci s'il n'y avait pas le référendum ?
Je suis sûr de ce qui se serait passé s'il n'y avait pas eu le référendum. Nous aurions eu trois jours de débats au Parlement, ce serait passé "par-dessus la tête" des Français et nous aurions continué, comme depuis 50 ans, à faire avancer le projet européen pour les gens, pour les citoyens, mais sans les citoyens, à une exception près qui est celle du Traité de Maastricht pour laquelle François Mitterrand avait pris, là encore, le risque, nécessaire de mon point de vue, de le soumettre au peuple. Quel que soit le risque - et il existe ce risque, comme dans toute élection - le résultat n'est pas écrit d'avance, ni dans un sens ni dans un autre, c'est le peuple qui choisira, mais je pense profondément que c'est un progrès.
Et je voudrais bien que, de ces deux progrès, nous tirions des leçons. D'abord, que l'on mette plus de démocratie dans le système européen, comme on l'a fait à la Convention, durablement et il y a d'ailleurs des outils dans cette Constitution pour mettre davantage de démocratie et de contrôle politique. Je voudrais bien que, dans notre pays, à l'image de ce qui se passe aujourd'hui, on débatte normalement et régulièrement des questions européennes et que nous ne repartions pas pour 10 ans de silence.
En tout cas, vous pouvez compter sur moi, avec Mme Haigneré, pour tirer des leçons, mettre en uvre un certain nombre d'idées en faisant appel à l'action de la société civile dont vous faites partie, il ne s'agit pas d'être complaisant, il ne s'agit pas de dire "oui" ou "non", il s'agit de débattre. Je crois que le pire pour l'Europe, c'est le silence, parce que c'est le silence qui entretient les peurs et qui nourrit la démagogie ; il faut donc le combattre par la démocratie, par le débat, parfois la polémique pourquoi pas, car au moins, on débat.
Ce sont les deux enseignements que je tire de ce qui se passe en ce moment et de la manière dont nous avons travaillé dans la Convention.
Ce texte, que les Français ont entre les mains et sur lequel ils devront se prononcer, ce texte est un outil. Pour moi, une Constitution, ce n'est pas un projet, c'est un outil au service du projet. Encore faut-il avoir cet outil entre les mains, c'est comme un stylo, vous pouvez écrire, encore faut-il le décider, c'est une question de volonté, il faut ensuite savoir ce que vous écrivez, c'est un choix politique, mais si vous n'avez pas de stylo, vous n'écrivez pas. La Constitution, c'est la même chose, il faut avoir l'outil, et nous avons mis entre les mains des Français et des Européens cet outil, et ce sont eux qui devront choisir.
Franchement, Mesdames, le choix du 29 mai est de savoir si l'on accepte ce texte avec les progrès qu'il contient ou si on ne le prend pas. On en reste alors aux textes actuels, voilà le choix. C'est aussi simple que cela. Et ce texte ne comporte pas toutes les avancées que j'aurais souhaitées : il y a des sujets où la volonté collective a manqué, où nous ne sommes pas parvenus à un consensus ou à un compromis, mais ce dont je suis sûr, ce que je veux vous dire, en conscience, c'est qu'il ne comporte que des progrès, il ne retranche en rien, il ne recule en rien par rapport aux textes actuels. Il ne comporte que des progrès, pas tous les progrès que j'aurais souhaités dans le domaine politique, la majorité qualifiée ou dans le domaine social, mais il ne comporte que des progrès. Alors, est-ce que l'on prend ces progrès et on les utilise, ou en reste-t-on aux textes actuels ? Voilà la question du 29 mai, il n'y a pas d'autres questions.
Notre pays s'est beaucoup battu dans cette Convention : j'ai vu les Français, j'en faisais partie, même si j'étais commissaire européen, les Français ont avancé beaucoup d'idées dans ce texte : la constitutionnalisation des droits des citoyens, ce n'était pas une idée évidente pour tous les conventionnels, et nous avons finalement abouti à ce que l'ensemble de la charte des droits fondamentaux soit dans le texte ; la diversité culturelle, c'était une demande française que nous avons fait finalement partager par tous les autres ; la politique étrangère et la défense ; la garantie sur les services publics juridiquement beaucoup plus forte par rapport au Traité de Nice ; tout cela, ce sont des combats et des avancées que les Français ont obtenus. Je pense franchement qu'il faut prendre ces progrès et utiliser ces avancées.
Cette Constitution est, en quelque sorte, un règlement de copropriété entre nous, les nations européennes. En disant cela, je ne rabaisse pas ce qu'est ce texte, car une Constitution est une Constitution. Tous les mots comptent, chaque mot permet à un citoyen ou à un groupe de citoyens d'agir en justice pour faire valoir ses droits ou pour les faire protéger. Les mots comptent parce qu'ils peuvent permettre des politiques. Je vous donne un exemple auquel j'ai pas mal travaillé - je vous disais tout à l'heure que j'étais chargé de la politique régionale européenne - cette politique, dans les traités précédents, est qualifiée de politique de "cohésion économique et sociale". J'ai fait ajouter, après un long combat, "cohésion économique, sociale et territoriale". Ce mot n'a l'air de rien mais c'est un mot, une fois la Constitution approuvée, qui va permettre à la Commission européenne future, au Parlement européen, d'exiger, de proposer, de demander des politiques pour justifier le mot, ou des politiques qui s'appuieront sur le mot. Il y a l'objectif de cohésion territoriale et, par exemple, les politiques transfrontalières fortes. Donc, tous les mots comptent.
Ce texte est donc un règlement de copropriété et un outil, mais au service de quel projet ? Au service du projet européen. Pour moi, Mesdames, pour l'homme politique que je suis, un militant politique depuis l'âge de 15 ou 16 ans - je n'ai jamais cessé d'être patriote et fier d'être Français - ce projet européen est le plus beau des projets politiques.
Si la politique signifie que l'on fabrique du progrès, de la paix, de la stabilité entre des hommes ou des nations, surtout des nations qui se sont fait, à deux ou trois reprises, une guerre moyenâgeuse - Victor Hugo parlait des guerres entre Européens comme de guerres civiles -, si c'est bien cela la politique - fabriquer du progrès et du progrès partagé, de la stabilité et de la paix entre des nations, plutôt que d'entretenir des conflits - alors le projet européen, depuis 50 ans, est le plus beau des projets politiques. En même temps, c'est un projet difficile parce que nous ne sommes pas en train de faire une nation européenne, nous ne sommes pas en train de construire un "super Etat fédéral", ce que nous faisons depuis 50 ans, à la place où je me trouve, est comme une longue chaîne qui a commencé avec Robert Schuman qui fut l'un de mes illustres prédécesseurs ; l'appel du 9 mai 1950 a été prononcé dans le bureau qui se trouve à côté de mon propre bureau, dans la pièce à côté, vous viendrez un jour si vous le souhaitez voir ce lieu historique, où j'ai d'ailleurs fait mettre la photo de Jean Monnet et de Robert Schuman le 9 mai 1950.
Jamais dans l'histoire, nulle part ailleurs dans le monde, il n'y a quelque chose de comparable à ce projet européen. Jamais vous ne trouverez dans l'histoire, un exemple de vingt-cinq nations aujourd'hui, au départ six, qui mutualisent leurs ressources en partie, leurs énergies, leurs politiques, parfois une partie de leur souveraineté et qui le font pacifiquement, volontairement, démocratiquement. Vous trouverez des empires, y compris en Europe, où, par la force, on a mis ensemble des nations, mais vous ne trouverez jamais, ni dans le passé, ni ailleurs, des nations qui mutualisent, qui se mettent ensemble volontairement et pacifiquement pour être plus fortes ensemble, pour parler d'une seule voix, pour se faire respecter, pour se protéger ou pour faire des choses ensemble plus efficacement que chacun chez soi ou chacun pour soi.
Ce projet-là unique, qui a tenu sa promesse de paix, est beaucoup plus difficile à faire fonctionner avec vingt-cinq pays qu'avec six ou neuf ; c'est aussi pour cela que nous avons besoin d'une révision de la "mécanique", de nouvelles méthodes de travail, que l'on a besoin d'un président stable, qu'autour d'une table comme celle-ci l'on a besoin de voter le plus souvent possible à la majorité qualifiée et le moins souvent à l'unanimité avec le droit de veto d'un ministre qui peut bloquer les vingt-quatre autres. Nous avons mis tous ces éléments dans le texte, mais retenez bien cette idée que ce projet a tenu ses promesses, qu'il diffuse cette stabilité, cette paix, cette démocratie sur le territoire européen, avec les pays qui nous rejoignent. On voit bien, même en Ukraine, que le modèle démocratique européen sert de référence et qu'il reste difficile parce qu'il est unique, parce que nous voulons, chacune de nos nations, grande ou petite, ancienne ou nouvelle, dirigée par la droite ou par la gauche, peu importe, nous voulons garder, chacune de ces nations, notre différence, notre identité, notre langue, notre culture.
Le général de Gaulle disait qu'il ne faut pas que l'Europe broie les peuples comme dans une purée de marrons. Nous ne voulons pas être broyés dans une purée de marrons, nous voulons chacun garder notre identité, notamment dans la globalisation et la mondialisation ; les citoyens et les citoyennes ont besoin de racines, d'identité. Chaque pays doit savoir que son identité sera préservée et, pour autant, nous mettons ensemble une partie de nos politiques, de nos ressources, de nos intelligences, de nos capacités pour faire des choses ensemble, nous protéger dans certains cas et agir dans le monde ensemble.
Ce projet, et c'est aussi pourquoi cette Constitution est parfois compliquée, ce projet, parce qu'il est ce que je viens de vous dire, est complexe. Ce serait beaucoup plus simple de construire un "super Etat fédéral", le cas échéant, d'effacer les différences nationales, mais nous ne voulons pas cela et si l'on veut garder nos identités et nos différences, il faut accepter, Mesdames, que le système soit complexe.
Cette salle me fait penser à celle du Conseil des ministres où je me trouve une à deux fois par mois à Bruxelles ou à Luxembourg / nous sommes vingt-cinq autour d'une table, plus la Commission européenne, nous avons tout autour de nous des cabines comme celles-ci avec des interprètes, chaque fois que j'ouvre la bouche, je suis traduit dans vingt autres langues simultanément, parce que nous avons vingt et une langues actuellement autour de la table. C'est très compliqué, cela coûte très cher, ce pourrait être beaucoup plus simple : on supprime les cabines, on supprime les interprètes, on fait beaucoup d'économies, on parle tous la même langue, l'anglais. C'est ainsi que cela se passerait, c'est donc complexe d'avoir des cabines mais c'est une complexité qu'il faut expliquer et assumer parce que c'est le prix à payer pour que l'Europe soit unie ou devienne de plus en plus unie sans être uniforme, voilà ce que je veux dire.
Nous avons donc cet outil au service d'un projet qui est fragile, qui est interpellé de l'intérieur par des défis, celui de la croissance, celui de la solidarité, celui du fonctionnement du gouvernement de l'économie européenne, celui d'avoir ou de construire une dimension davantage humaniste, sociale, citoyenne, culturelle, en plus de la dimension économique et monétaire qui est la sienne, voilà les défis internes que nous avons à relever sans parler du succès qu'il faut construire avec l'adhésion de nouveaux pays.
A propos de cette adhésion, ne nous faisons pas peur à nous-mêmes : les dix pays qui viennent de nous rejoindre représentent 70 millions d'habitants. Les quatre pays les plus pauvres de l'Union ou les moins développés de l'Union des Quinze qui nous ont rejoints il y a 15 ou 20 ans, l'Irlande, l'Espagne, le Portugal, et la Grèce représentent 60 millions d'habitants. Ce sont donc deux élargissements à peu près comparables. Bien sûr, il y en a dix au lieu de quatre, mais c'est à peu près la même population supplémentaire dans l'Union. Je dirais même que les pays qui viennent de nous rejoindre vont probablement nous surprendre par leur rapidité à rejoindre ou à s'approcher de la moyenne communautaire parce ce sont des pays où les niveaux d'éducation, notamment d'éducation scientifique, sont plus élevés que dans les pays du sud européen. Je veux dire par-là que le niveau d'éducation en Hongrie ou en Slovénie est plus élevé en moyenne qu'il ne l'est au Portugal. Ces pays, maintenant qu'ils sont dans l'Union, vont se développer, se rapprocher de nous, leur niveau de vie va augmenter, ils vont nous acheter des produits ; ne cherchons pas toujours à dramatiser, même s'il y a effectivement un risque de délocalisation, il y a aussi des chances de localisation.
J'étais en Slovaquie il y a trois semaines, j'étais il y a deux mois en Lettonie, j'ai vu les responsables de deux entreprises françaises qui apportent la preuve qu'il y a aussi des localisations françaises : l'une en Lettonie, une entreprise de Champagne, Axon Cables, qui fabrique de la connectique, a créé 300 emplois en Lettonie, bien sûr parce que les salaires étaient sans doute plus faibles mais aussi pour conquérir le marché des pays baltes et de la Russie. J'ai posé la question au patron de l'entreprise : "qu'est-ce que cela a donné dans votre région de Champagne" ? Il m'a dit qu'ils avaient 15.000 emplois et qu'ils avaient créé 50 emplois très qualifiés supplémentaires à cause de cette usine de Lettonie.
Plus significatif encore, en Slovaquie, où j'étais il y a trois semaines, Peugeot-Citroën a créé 3.000 emplois depuis 4 ans pour fabriquer des voitures qu'achètent les Slovaques. J'ai posé la question au patron pour savoir ce qu'il en était en France, il m'a dit que, pendant la même période, ils avaient créé 5.000 emplois, à Rennes par exemple.
Pour justifier cet élargissement, au-delà de la morale et de la politique, on a donc des exemples de cette chance de croissance que nous apportent ces pays. Nous avons donc aussi intérêt, au-delà de la morale et de la politique, après la morale et la politique, à faire partager à ces pays de l'Est le progrès, comme nous l'avons fait avec les pays du Sud.
Il y a des défis internes, que je viens d'évoquer rapidement, et puis il y a tous les défis extérieurs. Je suis ministre des Affaires étrangères aujourd'hui, j'ai la chance de défendre les intérêts et les idées français un peu partout dans le monde, il faut voir le monde, tel qu'il est, en face. Il faut voir le basculement, l'évolution de notre planète et ne pas se raconter d'histoires. Nous sommes dans un monde qui bascule démographiquement vers la Chine et vers l'Inde, notre continent est le seul de tous les continents qui va perdre une partie de sa population dans les 30 ans qui viennent ; nous ne représentons que 7 % de la population européenne aujourd'hui contre 12 % il y a 40 ans, nous ne cessons pas de baisser. Au rythme de la démographie, normalement, dans 30 ans, et cela intéresse les femmes et les hommes, il y aura 70 millions d'européens en moins et, dans le même temps, il y aura 140 millions de citoyens en plus de l'autre côté de la Méditerranée.
Ce monde bascule démographiquement, ce monde est fracturé, injuste avec des continents entiers qui sont touchés par la sous-alimentation, la pauvreté, les grandes maladies, il y a 20 millions d'Africains qui sont déjà morts du sida. C'est un monde où il n'y a plus le même risque de Guerre froide ou de guerres entre Etats mais où il y a celui, partout, d'explosions. Comment se protège-t-on dans ce cas ? Comment se défend-on ? Comment se fait-on entendre ? Est-ce chacun chez soi, chacun pour soi ? Je ne le crois pas. On peut toujours regretter la période précédente, on peut toujours avoir de la nostalgie, se dire que c'était mieux avant, mais notre responsabilité est de regarder le monde tel qu'il est et se de dire qu'il nous faut prendre les bonnes décisions maintenant car les autres ne nous attendront pas.
Lorsque vous regardez une carte du monde, vous avez au moins cinq pays qui ont une telle taille géographique, une telle dimension, une telle population et de telles ressources qu'ils n'ont besoin de personne. Ils sont ou ils seront des puissances mondiales. C'est le cas déjà des Etats-Unis, la seule super-puissance mondiale, ce sera le cas de la Russie, de la Chine de l'Inde et du Brésil. Regardez bien les cartes, ces pays sur la carte ont une telle taille qu'ils comptent par eux-mêmes. Ils n'ont besoin de personne normalement. Ce n'est le cas d'aucun pays européen et, si nous voulons compter, si nous voulons être autour de cette table où va se décider le nouvel ordre, la nouvelle organisation du monde dans les 20 ans qui viennent, en tant que pays européens, nous n'y serons pas. Je recommande aussi que l'on regarde bien les choses en face, que l'on pense à la fois, si je puis me résumer, au moment du vote, aux raisons de ce projet européen tel que l'ont voulu les pères fondateurs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de l'ouverture des camps de concentration et que l'on pense à nos enfants.
En d'autres termes, si je devais me résumer, je dirais que, quels que soient ses idées politiques et ce que l'on pense de la situation française, ce n'est pas le moment, il y en aura d'autres, pour avoir un débat national ; le 29 mai c'est : est-ce que l'on prend ce texte pour faire mieux fonctionner l'Union européenne, pour utiliser les progrès qu'il comporte ou ne le prend-on pas ? Et, en votant, je pense simplement qu'il faut dire aux citoyens de ne pas trahir nos parents et d'affaiblir nos enfants.
Q - Au sujet de la protection de la Constitution européenne concernant une éventuelle adhésion de la Turquie et de la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie.
R - Il faut dire les choses plus clairement Madame. Le problème que vous évoquez, s'agissant de la communauté arménienne, c'est la question du génocide arménien et de sa reconnaissance par la Turquie, c'est cela que vous évoquez. Si c'est cette question, puisqu'en effet il est question de l'adhésion de la Turquie dans 15 ou 20 ans, la Turquie doit remplir l'ensemble des exigences fixées pour l'adhésion de tout pays à l'Union européenne, notamment s'agissant du droit des femmes, des droits civiques, de la démocratie, des droits économiques ; le chemin est encore long et le résultat n'est pas écrit d'avance.
S'agissant de l'adhésion de la Turquie et si, encore une fois, on parvient à la conclusion de ces négociations d'adhésions, sans complaisance et sans raccourci, le jour où nous y parviendrons, c'est le peuple français qui sera saisi du projet de ratification de cette adhésion. Les choses sont donc claires, nettes et précises. Je veux simplement ajouter, s'agissant du génocide arménien, que c'est une question que nous, Français, et nous ne serons pas les seuls, poserons tout au long de ces négociations et nous attendrons une réponse de la Turquie. Nous attendons d'elle qu'elle fasse ce travail de mémoire à propos du génocide arménien. J'ai eu l'occasion de dire, parce que je le pense vraiment, que le projet européen est un projet de réconciliation. L'idéal même de réconciliation est au cur du projet européen, nous l'avons prouvé entre Français et Allemands ; on se réconcilie avec les autres, nous l'avons fait, ils l'ont fait avec nous et on se réconcilie avec soi-même, avec sa propre histoire et je pense que la Turquie devra faire ce travail de mémoire.
Q - Pourquoi la partie III de la Constitution a-t-elle été mise dans le texte plutôt que de l'avoir incorporée en annexe ?
R - Parce que ce qui est écrit dans la partie III et qui, en effet, n'a pas été sensiblement modifié par rapport à tous les textes précédents - il y a eu quelques modifications sur la politique étrangère, sur la protection civile, sur la santé, il y a eu un certain nombre d'ajustements - reprend pour l'essentiel ce qui était dans les traités précédents et qui décrivait les politiques communautaires, ce qui d'ailleurs prouve qu'il y a une différence entre cette Constitution européenne et les constitutions nationales.
Prenez par exemple la Constitution de la Vème République, vous ne trouverez pas la description de toutes les politiques ; c'est aussi la preuve que nous ne sommes pas une nation, que nous sommes autre chose en Europe, que l'on fait une communauté d'Etats nations et une union de peuples et d'Etats : nous avons inséré toutes ces politiques que l'on a déjà construites ensemble, où tous les mots comptent. Comme nous avons rédigé un traité constitutionnel, on a repris, pour une partie, ce qui est déjà dans les traités précédents, tout simplement parce que la quasi-totalité des Etats qui participaient aux négociations ont exigé que ce soit le cas pour donner à ces politiques la même valeur que dans les traités précédents. Effectivement, nous avons eu une longue discussion pour savoir quelle serait la partie qui serait mise en annexe, et finalement, il n'y avait pas de consensus pour le mettre dans l'annexe, il fallait le mettre dans le texte, en partie III. Cette partie III reprend, avec quelques ajustements, ce qui est déjà dans les traités, c'est la seule partie qui resterait si le "non" l'emportait. Nous renoncerions à tous les progrès qui sont dans la partie II et on garderait la partie III. Mais, dans cette dernière, vous verrez la description détaillée de toutes les politiques communautaires, des politiques auxquelles tous les Etats tiennent, la PAC, la politique de l'environnement, la politique liée au marché intérieur, la politique étrangère, c'est une description assez précise.
Q - Quel sera le poids de la France et celui des Etats membres ? Et concernant le nombre de députés français, sera-t-il relevé ? Et concernant la Commission, on dit que la Commission sera réduite, la France risque-t-elle alors de ne plus avoir de commissaire européen ?
R - Ce sont trois sujets qui tiennent à l'influence et au poids des pays.
Un progrès de cette Constitution concerne le poids de la France au Conseil des ministres. Vous avez cité trois institutions : le Conseil des ministres, le Parlement européen et la Commission au milieu.
Mesdames, notez bien et dites bien la vérité, la Commission dont j'ai fait partie pendant 5 ans ne décide presque jamais, le seul domaine dans lequel la Commission décide c'est celui de la concurrence et encore, elle décide sous le contrôle de la Cour de Justice. Dans tous les autres domaines, elle ne fait que des propositions, c'était le cas du fameux texte Bolkestein, c'était une proposition de la Commission, en aucun cas une directive, c'était un projet de directive. La Commission propose après l'alchimie d'un accord des 20 commissaires soit par un vote, soit par un consensus dans le cadre des traités, des compétences que lui donnent les traités. La Commission a une compétence en matière de transport maritime lorsqu'il y a une catastrophe comme l'Erika : mon ancienne collègue Mme de Palacio a mis trois projets de directives sur la table, nous en avons parlé durant plusieurs semaines et ensuite, ces trois projets de directives pour interdire les bateaux à simple coque, pour mieux contrôler les "bateaux poubelles", pour mieux contrôler les entreprises et les certifications des bateaux, ces trois projets de loi sont allés chez ceux qui décident, le Conseil des ministres des Transports et ensuite le Parlement qui doit se mettre d'accord avec le Conseil des ministres, c'est ce que l'on appelle la co-décision. La Commission propose, c'est son rôle, elle est la seule à pouvoir proposer, elle propose aux deux chambres en quelque sorte, la Chambre des Etats et la Chambre des citoyens qui doivent se mettre d'accord.
Le poids de la France dans la nouvelle Constitution sera très sensiblement supérieur à ce qu'il est aujourd'hui, je vous donne des chiffres : aujourd'hui, au Conseil des ministres, lorsque nous ne votons pas à l'unanimité - heureusement d'ailleurs car l'unanimité, c'est l'impuissance assurée, c'est peut-être une garantie aussi mais c'est souvent l'impuissance parce qu'il faut se mettre tous d'accord - on vote à la majorité qualifiée. Aujourd'hui, la majorité qualifiée, c'est 29 voix pour la France, 27 pour l'Espagne et 27 pour la Pologne. Dans la nouvelle pondération des voix, ce sera 62 pour la France et 38 pour la Pologne. Notre poids en tant que pays au sein de la majorité qualifiée augmente d'environ 42 %. Avec la Constitution, nous aurons, nous Français, 42 % de poids supplémentaire dans le vote et les 49 % que vous avez évoqués, ce sont les six pays fondateurs ; les six pays fondateurs de l'Union, cela veut dire ce que cela veut dire car on peut ne pas toujours être d'accord mais quand même, nous avons cette histoire commune d'avoir fondé l'Union, les six fondateurs pèseront 49 % des voix au sein du Conseil des ministres dans la nouvelle Constitution. Réellement, franchement, c'est un vrai progrès pour l'influence française au Conseil des ministres.
Nous avons aujourd'hui 78 députés au Parlement européen, je redis d'ailleurs en passant, Mesdames, que, pour la première fois, l'année dernière, ces députés européens ont été élus non pas sur des listes nationales mais par grandes régions. C'était une idée que j'avais émise il y a 10 ans quand j'étais ministre des Affaires européennes, M. Jospin avait essayé de la réaliser, il n'y était pas parvenu, M. Raffarin l'a faite, je trouve que ce n'est pas une loi idéale mais c'est un vrai progrès qu'il y ait par exemple 16 députés européens pour la grande région parisienne au lieu d'avoir 80 ou 82 députés pour toute la France qui ne rendent de compte à personne parce que l'on ne peut pas rendre compte à tous les Français en même temps.
Ce nombre va évoluer, je ne suis pas capable de vous dire combien il y aura de députés européens, le nombre de sièges a été augmenté de 700 à 750, mais il n'y aura jamais plus de 750 députés, il faudra tenir compte des nouveaux Etats membres et selon ce nombre, on va sans doute augmenter, dans les prochaines périodes, le nombre de sièges.
Quant à la Commission, je rappelle, Mesdames, que les commissaires européens restent citoyens de leur pays - et je suis toujours resté passionnément patriote pendant 5 ans - mais lorsque l'on devient commissaire, on prête serment devant la Cour de Justice. C'est la première chose que l'on fait, on fait le serment devant la Cour de Justice d'être indépendant. On prend donc l'engagement devant la Justice de ne pas défendre autre chose que l'intérêt général européen. Nous ne sommes donc plus les représentants de notre pays, les commissaires européens ne doivent pas défendre leur intérêt national comme s'ils étaient ministres. L'endroit où l'on défend les intérêts nationaux, c'est le Conseil des ministres. La Commission représente l'intérêt général européen et ces 25 personnes aujourd'hui créent une alchimie permanente pour se mettre d'accord et proposer un texte qui soit le plus près possible du centre de gravité de l'intérêt général européen. Et ceci explique pourquoi je pense plus important que cette Commission fonctionne comme un vrai collège, plus important que chaque pays soit représenté. Il faut préserver la décision collégiale, nous avons donc accepté cette idée que chaque pays, lorsqu'il y aura moins de commissaires que d'Etats membres, aura le même droit d'être représenté à la Commission, d'avoir un citoyen dans la Commission. Mais cela veut dire que si un pays n'a pas un commissaire pendant un mandat, il en a forcément un pendant le mandat suivant. On peut trouver un commissaire français un jour qui parle l'allemand, qui a une vraie connaissance de l'Allemagne ou de la Belgique et réciproquement. Vous savez, j'ai participé à ce travail collégial, je ne suis pas le mieux placé pour exprimer la défense d'intérêts nationaux. Si un commissaire se met à défendre les intérêts nationaux, il est décrédibilisé immédiatement car on voit qu'il ne tient pas son engagement.
Q - Le fait d'avoir un ministre des Affaires étrangères européen ne va-t-il pas entraîner le départ de la France du Conseil de sécurité ?
R - La réponse est non, nous garderons notre siège au Conseil de sécurité comme les Anglais d'ailleurs, peut-être les Allemands en obtiendront-ils un entre-temps. La réponse est non. En revanche ce qui est prévu et ce qui serait logique, c'est que les membres européens du Conseil de sécurité, la France et le Royaume-Uni aujourd'hui, coordonnent leurs positions et c'est pour cela qu'il faut une politique étrangère commune, pas unique. Le ministre des Affaires étrangères européen sera chargé d'élaborer et de travailler à une politique étrangère commune sur certains sujets, mais pas à une politique unique. Lorsqu'il y aura cette politique étrangère commune, un peu mieux qu'aujourd'hui, il sera logique que les membres européens du Conseil de sécurité, la France et le Royaume-Uni aujourd'hui, s'efforcent de porter cette politique ensemble, comme nous venons de le faire sur un sujet extrêmement important qui est le Darfour. Au Darfour, on a proposé une résolution aux Nations unies il y a un mois, la France et le Royaume-Uni ont travaillé ensemble pour que la Cour pénale internationale soit saisie des crimes contre l'humanité ou des exactions commises au Darfour. Nous avons travaillé ensemble et nous avons réussi ensemble.
Q - Concernant la langue française, comment évoluera-t-elle au sein de l'Europe ?
R - Je suis particulièrement sensible à ce sujet également, Madame, et, en plus, je suis en charge de la Francophonie avec M. Darcos qui est auprès de moi. Nous sommes extrêmement vigilants sur cette question, en Europe et dans le monde. Je pense que la francophonie doit d'ailleurs être défendue de manière ouverte et volontariste, pas "en défensive". On a beau être "en défensive", nous n'empêcherons pas que l'anglais soit la principale langue de communication dans le monde, mais notre langue a, entre plusieurs dizaines de pays, des dizaines de millions de citoyens dans le monde, la même valeur de communication. Dans les institutions européennes, il est clair que l'anglais domine, mais dans le travail de communication, l'attitude de communication des personnes, dans les institutions, le français est une des langues de travail obligatoire. Au Parlement, en séance plénière du Parlement à Strasbourg, chacun peut s'exprimer dans sa langue et est traduit. Dans les institutions c'est la règle, au Conseil des ministres, nous sommes traduits dans toutes les langues, ainsi qu'au Parlement européen ; à la Commission, nous travaillons dans trois langues, l'anglais, le français et l'allemand. Et de mon temps, sur les 20 commissaires, 9 parlaient l'anglais, 8 parlaient en français et 3 en allemand. Mais, très franchement, la proportion en anglais est supérieure.
Pour répondre à votre première question, nous sommes très vigilants sur le fait que les documents de la Commission doivent être publiés en français, en anglais et dans d'autres langues aussi. Concernant le ministre des Affaires étrangères, ma réponse est la suivante, en matière de politique étrangère, le traité que vous avez entre les mains prévoit que la règle de décision restera l'unanimité et c'est bien ainsi et en matière de défense, c'est encore plus nécessaire. Aucune décision en matière de politique étrangère et de défense ne sera prise contre ou sans l'accord de la France.
Il nous manque aujourd'hui un endroit où les pays analysent ensemble les situations qui les concernent, où l'on fait de l'anticipation, de la géopolitique ensemble. Jusqu'à une date récente, de l'adoption du Traité d'Amsterdam, il n'y avait rien, ce qui explique que, lorsque, à côté de nous, en Yougoslavie, le pays explose, personne n'a anticipé, personne n'a réfléchi avec l'autre et, dans la crise, chacun reprend ses habitudes, ses traditions, ses amitiés, la France est proche des Serbes, l'Allemagne proche des Croates et nous sommes incapables d'empêcher une guerre qui a provoqué 215.000 morts, chez nous en Europe, il y a 15 ans.
Même division moins tragique heureusement à propos de l'Irak parce que nous n'avons pas, sur un certain nombre de sujets, l'habitude d'analyser et de travailler ensemble. Que va faire ce ministre européen des Affaires étrangères ? Il va créer un lieu qui manque où les diplomates des différents pays, ceux de la Commission, du Conseil des ministres, travailleront ensemble, feront des analyses communes, feront de la prospective ensemble. Cela ne veut pas dire que nous serons toujours d'accord sur tout, cela peut arriver que nous soyons en désaccord et si c'est le cas, chacun pourra donner son opinion puisqu'il y aura le droit de veto ; et on peut toujours connaître, à l'avenir, des questions de divisions. Mais il y a moins de risques si nous avons, avec le temps nécessaire, à l'avance, travaillé ensemble. L'idée est que ce ministère construise cette culture diplomatique commune, notamment pour tout ce qui nous entoure, nos relations avec la Russie, les relations avec l'autre rive de la Méditerranée, avec l'Afrique, le Maghreb, le Proche-Orient, il n'y a aucune fatalité à la division des Européens, aucune. Nous ne serons pas obligés d'être d'accord mais nous aurons un lieu où l'on pourra travailler ensemble pour essayer d'être d'accord. Si je peux me permettre, si nous voulons être entendus et respectés dans le monde ; dans le monde tel que je l'ai décrit tout à l'heure, nous aurons intérêt à travailler ensemble avant pour parler d'une seule voix.
Q - La Constitution européenne favorise-t-elle la citoyenneté ?
R - Ce que consacre cette Constitution, ce sont les droits et bien sûr les devoirs des citoyens européens, une dimension importante donc qui est celle de la citoyenneté européenne mais cette citoyenneté européenne ne se substitue pas à la citoyenneté nationale, elle s'y ajoute comme l'Europe ajoute et ne remplace pas la nation. L'Europe met ensemble les nations, elle ajoute mais nous ne remplaçons pas la France par l'Europe ni la citoyenneté française par la citoyenneté européenne, nous l'ajoutons. Je vous invite simplement, pour trouver la réponse à votre question, à lire la partie II du traité qui reprend in extenso la charte des droits fondamentaux, des doits sociaux, des droits civiques, des droits politiques, la non-discrimination pour des raisons sexuelles, religieuses ou autres et qui donne à tous ces droits une valeur constitutionnelle. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, que chaque mot puisse être utilisé pour un recours, le cas échéant, devant les institutions judiciaires et pour protéger les droits. Il reste, Madame, que nous sommes en France et qu'en France, nous avons cette identité républicaine qui est fondamentale. L'idée républicaine qui est celle de l'intégration, des mêmes droits pour les citoyens et du refus du communautarisme pour que l'on soit tous citoyens de la même République. Nous continuerons donc, comme la Constitution nous le permet, à défendre cette idée et ces valeurs républicaines au sein de notre pays.
Q - Après avoir entendu ce matin à la radio quelqu'un dire que les défenseurs du "non" avaient tout faux... mais les défenseurs du "oui" sont vraiment très affligeants. Demain, aurons-nous des hommes politiques qui sauront nous expliquer, qui sauront argumenter, qui sauront traiter les objections, qui sauront convaincre comme nous avons eu aujourd'hui des femmes qui ont su le faire ?
R - D'abord, je ne sais pas qui a dit cela ce matin, mais je considère que les citoyens qui votent "non" ou qui ont envie de voter "non", doivent être respectés, écoutés. Un débat démocratique consiste à écouter les citoyens, à comprendre leurs craintes, les raisons de leur vote, à les convaincre aussi, mais sûrement pas à les ignorer, encore moins à les insulter, à diaboliser, je pense qu'il faut faire progresser le "oui" par le débat, par l'explication, par l'écoute, par une argumentation. Je conçois mon travail de ministre et d'homme politique, depuis assez longtemps, comme s'inscrivant dans ce respect que nous devons aux citoyens, quelles que soient leurs opinions.
Je suis très heureux que vous ayez rencontré des femmes convaincantes ce matin et j'espère que vous voudrez bien m'accorder le fait qu'il y a des femmes convaincantes, de droite et de gauche, que vous avez rencontrées aujourd'hui, et peut-être un ministre convaincant ou convaincu aussi qui s'est exprimé devant vous.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 mai 2005)