Texte intégral
Monsieur le Président, Monsieur le Ministre, Mes Chers Collègues,
Le projet de révision qui nous est présenté par le gouvernement a pour objectif de permettre la ratification du Traité d'Amsterdam. Je monte donc aujourd'hui à cette tribune, à titre personnel, pour défendre les principes fondamentaux de notre Constitution, parce que le Traité d'Amsterdam aurait pour conséquence de les rendre obsolètes.
L'Assemblée Nationale, en première lecture, a voté ce texte sans s'émouvoir outre mesure, parce que la situation politique du moment exigeait qu'elle le fasse.
Le Sénat, surtout quand il exerce son pouvoir constituant – une anomalie à vos yeux, Monsieur le Ministre – est là précisément pour prendre la mesure des choses à l'aune de considérations moins directement inspirés par les contingences politiques du jour.
Le projet de loi constitutionnelle que vous présentez, Monsieur le Ministre, tend en effet à rendre possible la ratification du Traité d'Amsterdam, puisque le Conseil Constitutionnel, dans sa décision du 31 décembre 1997, a exigé cette révision, parce que le Traité d'Amsterdam « porte atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ». C'est donc à cette décision que nous devons d'être réunis ce jour en formation constituante.
Or, votre projet de révision, Monsieur le Ministre, ne réponds en rien à la décision du Conseil Constitutionnel, que chacun s'était cependant accordé à trouver fort modéré dans son jugement. Modéré mais précis :
Le conseil a jugé que le Traité d'Amsterdam était contraire à notre Constitution au motif qu'il organise dans les cinq ans qui viennent un transfert définitif de la souveraineté nationale, transfert qui ne nécessitera le moment venu, je cite le Conseil, « aucun acte de ratification ou d'approbation nationale de la seule commission et ne pourra faire l'objet d'aucun contrôle de constitutionnalité ».
Le Conseil relève en effet, et c'est pour cela qu'il censure, que la décision sera prise par le Conseil Européen, qui ne détient pas la souveraineté nationale, et qui statuera, je cite toujours, « sur proposition de la seule commission, à laquelle le Traité d'Amsterdam confère le monopole de l'initiative en la matière ».
Je ne vois donc pas, Monsieur le Ministre, en quoi votre projet de loi répond à la décision du Conseil Constitutionnel, et comment il annulerait le motif d'inconstitutionnalité que celui-ci a mis en exergue. Le Conseil parle « souveraineté nationale », c'est-à-dire du titre Premier de notre loi fondamentale.
Vous répondez « compétences », mot qu'ignore notre Constitution. Le Président de la République, Le Gouvernement, le Parlement, n'ont pas de « compétences », Monsieur le Ministre. Ils ont des pouvoirs.
La compétence est du ressort de l'administration, ou des tribunaux. La souveraineté est l'apanage du peuple. Ce que vous nous proposez, c'est l'autorisation de transférer quelque chose qui n'existe pas dans notre Constitution, des compétences, alors que le Conseil Constitutionnel vous a demandé expressément, impérativement puisque des décisions s'imposent à vous, soit de renoncer au Traité d'Amsterdam, soit de faire en sorte que le transfert de souveraineté que vous projetez se fasse dans les « modalités » prévues par notre Constitution et non dans celles qu'organise le Traité.
Citons la décision du Conseil : « Considérons qu'un tel passage de la règle de l'unanimité à celle de la majorité qualifiée et à la procédure de « codécision » ne nécessitera le moment venu, aucun acte de ratification ou d'approbation nationale, et ne pourra ainsi pas faire l'objet d'un contrôle de constitutionnalité sur le fondement de l'article 54 ou de l'article 61. Alinéa 2 de la Constitution.
Considérant qu'il suit de là que doivent être déclarées contraires à la Constitution les dispositions du deuxième paragraphe de l'article 67 du Traité ».
Plus simplement exprimé, le Conseil nous dit que le représentant de la France au Conseil Européen qui décidera du passage à la majorité qualifiée – fut-ce le Chef de l'État ou celui du Gouvernement – décision qui rendra le transfert définitif, n'est pas habilité pour ce faire selon nos règles constitutionnelles. Il n'est pas dépositaire de la souveraineté nationale. S'il peut dire « non », il ne peut pas dire « oui ».
Nous touchons là, mes chers Collègues, à l'essentiel. Dans sa décision, le Conseil Constitutionnel nous oblige ainsi à décider du rang respectif de notre Constitution et de celui des Traités Européens.
En censurant le Traité, pour les motifs qu'il indique, le Conseil nous dit : « Transférez dans les cinq ans la souveraineté nationale, si vous le voulez, mais faites-le selon nos règles constitutionnelles ». C'est tout le sens, d'ailleurs, de l'amendement présenté par mes amis du R.P.R. Le conseil demande ainsi au pouvoir constituant de confirmer la primauté de notre Constitution, et tente par là-même de préserver l'avenir, autant que faire se peut.
Le Gouvernement, quant à lui, nous propose de nous en remettre au Traité, lui conférant ainsi la prééminence sur notre Constitution. Le Conseil Constitutionnel nous a demandé de réaffirmer la validité 2 et 3 de note Constitution, qui traitent de la souveraineté nationale, ainsi que celle des articles 54 et 61, qui traitent de la Constitutionnalité des accords internationaux et des lois.
Votre projet nous commande, au mépris de la décision du Conseil, d'y substituer les articles 67 et 251 du Traité d'Amsterdam.
Voilà pourquoi j'ai décidé de déposer cette motion d'irrecevabilité constitutionnelle. Votre projet ne respecte en rien les décisions du Conseil Constitutionnel. Il les contredit. En cela, vous méprisez l'article 62 de la Constitution, qui dispose que les décisions du Conseil s'imposent aux pouvoirs publics.
Le pouvoir constituant a, certes le droit de passe outre les décisions du Conseil, mais il se doit de corriger les motifs d'inconstitutionnalité, et non les ignorer, voire les ridiculiser. C'est bien ce que vous faîtes.
Pire, alors que le Conseil a demandé au pouvoir constituant de trancher de qui l'emporte, à la fin, du droit communautaire ou de la loi fondamentale vous lui donnez tort. Au fond, il attend du pouvoir constituant – ce que nous sommes, à part entière, mes Chers Collègues, au moins pendant la première phase de la procédure de révision – des armes pour la suite, car le Conseil sait qu'il existe une autorité concurrente, la Cour de Luxembourg, et qu'elle entend bien asseoir définitivement sa suprématie sur l'ensemble de l'ordre juridique européen.
Ces armes, Monsieur le Ministre, vous les lui refusez. Vous accordez, en matière de souveraineté nationale, la primauté au Traité sur la Constitution, à la Cour de Luxembourg sur celle du Palais-Royal.
Si l'on vous suivait, c'est donc le pouvoir constituant qui aurait rendu les armes que le Conseil Constitutionnel lui avait demandé de garantir.
Car la Cour de justice des Communautés Européennes, j'imagine que vous le savez, Monsieur le Ministre, a posé depuis fort longtemps le principe de la primauté du droit communautaire, il conviendrait de dire sa primauté absolue. Exposée dès 1964 dans la célèbre affaire Costa contre Énel, cette primauté absolue fut théorisée, le 17 décembre 1970, dans l'arrêt Internationale Handelsgesellschaft. Cet arrêt, le voici : « L'invocation d'une atteinte aux droits fondamentaux ou aux principes d'une structure constitutionnelle ne saurait affecter la validité d'un acte de la Communauté et son effet sur le territoire d'un État membre ».
On sait que la Cour de Cassation et le Conseil d'État ont entériné ce principe, respectivement en 1975 et en 1989, subordonnant notre droit national communautaire, aussi bien en matière judiciaire qu'en matière administrative. On sait en revanche que, jusqu'ici, le Conseil Constitutionnel a refusé de déclarer ipso facto inconstitutionnelle une loi contraire au droit communautaire. On sait enfin que le protocole n°7 annexé au Traité d'Amsterdam, dispose que « l'application du principe de subsidiarité ne porte pas atteinte aux principes mis au point en ce qui concerne la relation entre le droit national et le droit communautaire ».
En clair, le Traité d'Amsterdam avalise la jurisprudence de la Cour de Justice, renverse le principe de subsidiarité au profit des institutions européennes, subordonne la constitutionnalité des lois à leur conformité aux Traités, et érige une Cour suprême pour en décider en dernier ressort. C'est bien tout cela ce que le Conseil Constitutionnel nous demande d'enrayer.
Il nous soufflait de maintenir les principes de la souveraineté nationale, à défaut d'en conserver l'exercice, vous vous y êtes refusés ! Il vous suggérait, à tout le moins, de ne pas démunir de sa « compétence ». Vous le dépouillez : si l'on vous suit, la France n'a plus de Constitution.
Mes Chers Collègues, dans quelques jours, nous allons perdre notre monnaie, et l'on voit bien au fur et à mesure que l'on se rapproche de l'échéance, combien la question monétaire décide en fait de la question économique et sociale, et partant de là, de l'ensemble des politiques qu'un État peut conduire. Une seule monnaie, c'est une seule politique. Déjà, le Parlement n'est pas invité à débattre du Pacte de Stabilité, qui corsette cependant la loi de Finances, l'acte parlementaire par excellence.
Avec Amsterdam, nous allons beaucoup plus loin, même si l'objectif est encore soigneusement camouflé. De même que Maastricht appelait le Pacte de Stabilité – on voit mal ceux-ci dépenser allègrement ce dont ceux-là se privent, - de même Amsterdam appelle un ordre juridique unique, car on n'imagine pas qu'à un seul territoire ne s'applique pas une seule loi, à moins de vouloir que dans une sorte de « dumping juridique », il n'apparaisse rapidement des paradis pénaux après les paradis fiscaux et sociaux.
On peut souhaiter une telle évolution. Mais il faut savoir qu'il y va de l'ensemble de nos principes constitutionnels et de nos libertés publiques. Les valeurs de la République, auxquelles nous nous référons d'autant plus souvent que nous les abandonnons une par une, ces valeurs ne sont pas partagées dans la plupart des pays européens, beaucoup plus soucieux de droits individuels que de devoirs collectifs.
Notre Constitution, qui reprends les grands principes de la République et les assoit sur une souveraineté nationale appartenant au peuple est, bien d'avantage que le Sénat, une anomalie en Europe. La laïcité est une exception française. Le droit des peuples, c'est-à-dire des nations, vaut à la France une vocation universelle dont on voit bien l'actualité chaque fois que notre pays y est fidèle. Pour tout dire, la France est bien souvent mieux comprise dans le Monde qu'en Europe !
De tout cela, notre Constitution est porteuse et même si nos compatriotes la rêvèrent un peu moins que les Américains, ils savent, depuis que le Général de Gaulle la leur a fait adopter puis modifier directement, qu'elle est le fondement de notre vie nationale, le bail qui lie indissolublement la France et les Français.
Changement de propriétaire ! nous rétorquez-vous, Monsieur le Ministre. Avec Maastricht, nous avions déjà confié les parties communes à un syndic tout puissant. Avec Amsterdam, voilà que nous reconnaissons son empire sur notre façon de vivre à l'intérieur de chez nous, de recevoir qui nous voulons, d'accueillir qui nous convient, de décider comment choisir nos représentants, consentir à l'impôt, assurer la liberté, l'égalité et la fraternité.
Au nom de quoi, au nom de qui, Monsieur le Ministre, êtes-vous venu nous proposez de passer la République Française au compte des pertes et profits de l'Union Européenne ?
Au nom de quoi, au nom de qui, Monsieur le Ministre, êtes-vous venu nous proposez d'en finir avec la Déclaration des Droits de L'Homme et du Citoyen ?
Je parle de celle de 1789, la seule qui figure dans notre Constitution, et qui stipule : le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ».
Au nom de quoi, au nom de qui, Monsieur le Ministre, la justice que vous nous proposez de transposer à l'échelle européenne, sera-t-elle rendue ? Je vous rappelle que c'était jusqu'ici au nom du peuple français !
La finance, la technique, l'information, se moquent des frontières. Mais pas les hommes. C'est le philosophe Alain Finkielkraut qui le dit : « Un monde sans frontières est un monde inhumain ». L'utopie, l'idéologie, les religions, ignorent les nations, quand elles ne veulent pas les réduire. Et même les Droits de l'Homme qui sont universels. Les Droits de l'Homme, oui, mais pas ceux du citoyen. La démocratie est insoluble dans la supranationalité et tout « meilleur des mondes » finit dans le despotisme.
Voilà, Monsieur le Ministre, Mes chers Collègues, pourquoi j'ai voulu m'exprimer devant vous aujourd'hui. Vous savez que je souhaite que ce texte soit soumis directement aux Français conformément à l'article 89 de notre Constitution. Je crois vous avoir démontré à quel point le Traité d'Amsterdam, et donc cette révision Constitutionnelle qui l'autorise, allait rapidement bouleverser les conditions mêmes de la légitimité républicaine et la réalité de notre démocratie, de la même façon que l'Euro va profondément modifier notre vie économique et sociale.
Je crois que la Haute assemblée, quoi qu'elle en pense sur le fond, mériterait bien de notre République, si elle permettait, en votant la motion que j'ai l'honneur de lui présenter, que l'ensemble de nos pouvoirs publics prennent davantage le temps de la réflexion avant de ratifier ce Traité, ou qu'ils décident, ainsi que notre Constitution les y invite, d'associer le peuple français à une aussi lourde décision. Je vous remercie de votre attention.