Discours de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, sur la coopération internationale dans la lutte contre la pauvreté, la révolte citoyenne contre la mondialisation, le rôle croissant de la société civile, la coopération décentralisée, la démocratie, le développement des pays du Sud et l'aide publique au développement, Porto Alegre, Brésil, le 30 janvier 2002.

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Circonstance : Forum des élus locaux pour l'inclusion sociale, à Porto Alegre, Brésil, le 30 janvier 2002

Texte intégral

Madame la Présidente,
Mesdames, Messieurs,
Chers Amis,
J'espère que le texte que j'ai préparé sera dans le sujet que vous venez de présenter. Je voudrais en tout cas, Mesdames et Messieurs, chers amis, vous dire le plaisir que j'ai d'être ici à Porto Alegre pour ce forum des élus locaux.
Et je me réjouis en particulier de prendre la parole dans un atelier consacré à la Coopération et à la lutte contre la pauvreté, ce thème qui est évidemment au coeur du combat pour un monde plus juste. Il concerne tous les échelons de gouvernement : les villes, les régions, les Etats, sans oublier bien sûr, les organisations internationales.
Mais c'est aussi un thème qui interpelle avec force cette réalité complexe, injuste, violente, vivante, irréversible aussi qu'est la mondialisation. On ne peut pas être contre la vie, on peut être pour une autre vie, pour soi, pour les autres, avec les autres. C'est en tout cas le sens de mon combat pour la mondialisation.
Il y a encore 10 ans, la coopération était encore matière - j'entends coopération internationale - matière de spécialistes. Il aurait été impensable de voir un tel rassemblement d'élus locaux se saisir d'un thème qui a enfin échappé aux cénacles des spécialistes auxquels il était confiné hier. Il y a là un tournant majeur et je voudrais, dans mon bref propos, tenter d'en dégager la signification.
La coopération est donc devenue un thème de politique, un thème central, un enjeu qui interpelle tous les pouvoirs et toutes les forces de la société. C'est en réalité le résultat de plusieurs évolutions.
Le facteur déclenchant, c'est la révolte citoyenne à laquelle nous avons assisté ces dernières années. Une révolte qui a exprimé le refus d'une mondialisation à sens unique, d'une mondialisation libérale sans partage, sans solidarité. Elle a éclaté à Seattle, en particulier. Elle s'est poursuivie à travers diverses manifestations qui ont entouré, parfois au sens physique du terme, les grandes réunions économiques internationales (j'étais à Prague, j'étais à Washington pour y représenter mon pays auprès de la Banque mondiale). Cette révolte a offert l'image - relativement nouvelle dans la sphère internationale - d'une société civile contestatrice, parfois violente. Mais je n'oublie pas la phrase de Brecht : "On parle souvent de la violence d'un fleuve, jamais de celles des rives qui l'enserrent".
L'un des mérites du rassemblement de Porto Alegre, peut-être le plus important, est de faire mûrir cette démarche, de lui donner une portée concrète, de transformer les préoccupations qu'elle exprime en objet de dialogue, de passer en quelques sorte de l'imprécation aux propositions. Cette approche est à saluer. Un gouvernement progressiste, comme celui auquel j'appartiens, ne saurait y être indifférent et c'est la raison de ma présence parmi vous aujourd'hui comme d'ailleurs de la présence d'un certain nombre de mes collègues.
Il y a donc un premier fait nouveau, cette expression citoyenne sur la mondialisation qui en elle-même implique les élus dans le champ international. Ce fait nouveau, très visible et pour partie soudain, doit être rapproché d'une évolution plus graduelle qui s'est produite au cours de la décennie écoulée dans la sphère des autorités publiques. Je veux parler de l'essor de la coopération internationale entre villes, communautés locales, départements, provinces, régions. Ce que nous appelons la coopération décentralisée. C'est une coopération publique non étatique qui s'ajoute à celle que pratiquaient déjà les Etats et les institutions internationales, qui a dû parfois difficilement s'imposer contre les Etats.
Personnellement, en tant qu'élu local, je me suis fortement investi dans la coopération décentralisée notamment dans les années 80. Ce fut en quelque sorte mon "entrée en coopération" et c'est à la suite de cette expérience, peut-être en partie grâce à elle, qu'en 1997 j'ai été choisi par le Premier ministre Lionel Jospin pour occuper les fonctions de ministre de la Coopération.
Ayant vécu successivement les deux expériences, je veux vous dire les leçons que j'en tire.
La première leçon, c'est l'extraordinaire diversité des besoins mais aussi des possibilités de la coopération. Entre la ville de Nantes et la ville de Rufisque au Sénégal, cela va de la nutrition des enfants à la réhabilitation des canaux, du fonctionnement de l'hôpital à la formation des sapeurs-pompiers, de la cartographie municipale à la mise en place d'un programme d'échanges entre associations féminines.
Il va de soi que la coopération d'Etat à Etat est incapable de répondre de manière aussi fine à une telle diversité de besoins.
D'une certaine manière, en brisant son monopole, la coopération décentralisée a agi comme un révélateur de cette formidable diversité. C'était ma première réflexion.
Ma deuxième réflexion a trait aux modalités de la coopération. Parce qu'elles sont proches du terrain, les autorités locales sont en mesure d'associer les populations à leur action. D'ailleurs, la plupart du temps, les échanges financés par la coopération décentralisée ont pour fer de lance une association locale. De même, quand une région française coopère avec l'Amapa ou avec le Parana, les actions de soutien technique ou de formation seront bien souvent mises en oeuvre par des ONG portées d'ailleurs aussi souvent par des communautés villageoises.
J'ajoute que, dans la plupart des cas, la coopération décentralisée aboutit de façon naturelle à une confrontation des pratiques démocratiques, et notamment des différentes manières possibles d'associer les citoyens aux décisions. Elle fait ainsi naître une nouvelle forme d'apprentissage politique.
Elle permet au passage de conforter la décentralisation des compétences, de dynamiser les stratégies de développement local, un développement local qui me paraît être, et de plus en plus, une clé, sinon la clé du développement.
En tout cas, l'essor de la coopération décentralisée et l'affirmation de la société civile ont partie liée. L'avènement de la coopération décentralisée crée un continuum entre les formes de coopération les plus régaliennes - qui restent, qui demeurent l'apanage de l'Etat - et les formes de coopération les plus ouvertes sur la société. Ce continuum, ce sont des barrières qui tombent, des ponts-levis qui s'abaissent, des solidarités aussi nouvelles qui s'affirment.
Tout cela contribue bien entendu à faire entrer la coopération dans le champ de la discussion publique et du débat politique.
L'essor de la coopération décentralisée fait donc partie, tout autant que la révolte citoyenne contre la mondialisation libérale, des phénomènes nouveaux qui expliquent l'irruption de la société civile dans le champ international, des phénomènes nouveaux sans lesquels nous ne serions pas réunis, tous ensemble, aujourd'hui, dans cette salle.
Néanmoins, la dimension participative de la coopération décentralisée va me conduire à une troisième observation plus générale. Je crois que nous devons nous arrêter sur l'exigence de démocratie qui se manifeste là comme ailleurs. Le fait que cette exigence s'exprime dans le champ des relations internationales est, lui aussi, un fait radicalement nouveau. Je crois que c'est un fait fondamental.
L'histoire de la démocratie, depuis les origines, est l'histoire d'une conquête citoyenne dans l'ordre interne. C'est une histoire qui se déroule à l'intérieur des Etats. Elle passe par des principes aujourd'hui bien établis, sinon partout respectés : la liberté d'expression, le suffrage universel, l'obligation pour les autorités élues de rendre compte, de se soumettre aux contrôles de toutes natures.
Ces principes sont fondamentaux. Mais, aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est, avec l'intégration internationale telle qu'elle est devenue, ces principes ne sont plus suffisants. Trop de sujets se discutent et trop de choses se décident à l'échelon international pour que l'exercice de la démocratie à l'échelon national soit désormais satisfaisant à lui seul. C'est là aussi que la réalité de la mondialisation s'impose !
Certes, ces négociations sont menées - au moins formellement - par des gouvernements démocratiques, investis à ce titre d'une pleine légitimité. Mais, quand un ministre ou un haut fonctionnaire revient d'une conférence internationale en ayant paraphé un traité ou signé un accord, ce document a, en quelque sorte, l'autorité de la chose déjà négociée, presque jugée. Il a reçu le consentement de plusieurs pays. Il devient difficile d'exercer sur son contenu le même type d'influence que sur une décision interne comme le vote d'une loi ou l'adoption d'un budget. Il y a bien pour les traités et accords les plus importants, un contrôle formel, à travers un vote de ratification mais c'est, en quelque sorte, à prendre ou à laisser.
Ce raisonnement se réfère à des traités, des accords, à des actes internationaux en bonne et due forme. La situation est plus délicate encore s'agissant des décisions internationales informelles - le fameux "consensus international" dont certains experts se prévalent et singulièrement, les experts libéraux. Il en va de même des décisions prises par les institutions internationales.
Et là, il peut arriver que le contrôle démocratique soit, non plus limité, mais inexistant, faute pour l'opinion publique d'être suffisamment sensibilisée et alertée, en tout cas informée. Faute aussi pour les responsables politiques de recevoir d'autres messages que ceux venus des experts ou du monde des entreprises. Or ces décisions sont en nombre croissant.
Il y a là un défi essentiel pour la démocratie au XXIème siècle. C'est pourquoi, après le premier âge de la démocratie, l'âge de la démocratie interne, il nous faut entrer dans un deuxième âge, l'âge de la démocratie étendue à la coopération internationale, le seul qui permette véritablement aux citoyens de peser sur la marche du monde.
Ce deuxième âge de la démocratie a besoin d'une force motrice. Cette force motrice ne peut être que la société civile. C'est ainsi qu'il en est allé pour le premier âge. C'est ainsi qu'il en ira pour le deuxième âge.
Oui, nous avons besoin d'une société civile internationale dynamique et forte.
Nous en avons d'abord besoin comme contrepoids à la domination des marchés et à l'emprise des experts. Elle a ici une fonction critique à remplir pour éclairer les décisions, mettre en relief les enjeux économiques, socio-culturels, l'impact en un mot, de choix qui, pour l'instant, nous sont trop souvent présentés comme inéluctables.
Mais la société civile est aussi investie d'un rôle majeur dans l'affirmation des valeurs collectives face aux valeurs marchandes. Elle peut, elle doit être également une alliée dans la construction de l'Etat, des Etats. Or celle-ci reste à l'ordre du jour dans de nombreux pays en développement qui souffrent encore - dramatiquement - de l'absence d'institutions efficaces et démocratiques. Par son exigence, la société civile peut contribuer à y remédier. Au demeurant, c'est son intérêt car la société civile a tout à gagner à l'existence d'Etats dignes de ce nom, d'Etats qui soient des partenaires dans le dialogue, d'Etats qui soient des garants dans le respect du droit. Même si je parle d'un deuxième âge de la démocratie, c'est aussi parce que la mondialisation nous oblige à raisonner dans une nouvelle dimension.
Les décideurs politiques, les experts travaillent pour les Etats, trop souvent comme prisonniers d'une vision nationale des problèmes.
Ici, nous avons besoin de la société civile internationale comme défricheuse. Elle peut déjà s'enorgueillir d'avoir à son tableau en quelque sorte deux résultats incontestables. En premier lieu, le Traité sur l'interdiction des mines antipersonnel conclu à Ottawa où j'ai eu la chance et l'honneur de présenter mon gouvernement. C'est à la société civile qu'on le doit. Même si l'on peut regretter que ce soit largement à la société civile américaine alors que ce pays n'a pas encore cru bon de ratifier cette convention. Le deuxième succès de la société civile, c'est l'effacement de la dette. L'initiative PPTE doit largement à la société civile. Je veux dire aussi que cette initiative est bien partie, que la France entend y contribuer fortement. Il reste à exercer les pressions nécessaires pour que cette initiative aille jusqu'à son terme. Le rôle ainsi reconnu à la société civile ne dispense pas les politiques d'assumer leurs responsabilités, ne les disculpent pas et je voudrais dire un mot maintenant, rapidement, Madame la Présidente. C'est, dans le domaine des relations internationales, le rééquilibrage Nord-Sud. L'effet majeur de la mondialisation n'est-il pas de concentrer dans des cercles confinés aux pays les plus riches l'essentiel des décisions. Dans le domaine du FMI par exemple, et même si compte tenu des efforts qui ont été accomplis, notamment sous l'influence de certains administrateurs et là encore la France s'enorgueillit d'être de ceux-là, on y a encore trop tendance à s'arc-bouter sur une logique technicienne quand on discute avec des pays en développement et à se plier devant les arguments politiques quand ils lui sont opposés par des pays puissants. Les Droits de l'Homme ne semblent pas soupesés là avec la même balance. Il est indispensable d'améliorer la représentation politique des différents Etats membres en son sein. La France est favorable à l'augmentation des quotes-parts des pays du Sud. Elle prône également le renforcement des instances les plus politiques du Fonds, notamment celles où les ministres se trouvent présentés, c'est le cas du Comité monétaire et financier international.
Et puis, il faut nous engager fortement dans des politiques de lutte contre la pauvreté ; ça passe par un principe fort simple : remettre le social là où il n'aurait jamais dû cesser d'être : au coeur du développement. C'est ainsi que le ministre français de l'Economie et des Finances, Laurent Fabius, et moi-même, avons suggéré d'introduire dans tous les programmes du Fonds monétaire et de la banque une clause de non-recul des dépenses sociales pour mettre fin aux dérives qu'on a pu observer dans le passé avec des programmes sociaux qui faisaient systématiquement les frais de l'ajustement structurel.
La question du financement va être à l'ordre du jour de Monterrey ; elle dominera aussi le Sommet de Johannesburg. Je voudrais dire, à cet égard, combien nous devons nous garder de la tentation sécuritaire selon laquelle les pays du Nord pourraient se protéger des menaces, par les moyens de la force, de la seule force.
C'est l'inégalité du monde qui porte en elle le danger du monde et nous devons affirmer très fortement que la sécurité du monde passe par un surcroît de solidarité et la question essentielle est celle-ci : le monde est-il prêt à payer le prix de sa sécurité collective ?
L'aide publique au développement est une réponse. Certains pays sont à 1 % de leur P.I.B., d'autres à 0,1 %. Les opinions publiques ne peuvent comprendre cette différence au sommet de lesquelles les chefs d'Etat européens ont affiché 0,70 % comme objectif. La plupart des grands partis français retiennent aussi cet objectif, souhaitant que les moyens et le calendrier pour les atteindre seront arrêtés rapidement.
Je voudrais dire aussi à l'intention des pays du Sud, et de nous-mêmes, que l'aide au développement ne saurait être considérée comme une assistance, une aumône, comme les bonnes oeuvres qui dispensaient de remettre en question l'ordre établi. Elle impose un devoir de changement des comportements aussi, au Nord, comme au Sud.
La deuxième direction pour financer le développement. Et l'essentiel pour la lutte contre la pauvreté, c'est le lancement d'une taxation internationale qui réponde à un double objectif : celui de lutter contre les effets pervers de la mondialisation et de financer les biens publics mondiaux. La Conférence de Monterrey se prépare. Des résistances très fortes apparaissent. J'espère encore que l'Europe saura être solidaire pour convaincre la première puissance mondiale, d'apporter une autre réponse aux pays-développement que le couple commerce-investissements. Ouvrir les barrières commerciales, c'est facile. Décider de l'investissement, c'est beaucoup plus difficile. Et prôner la liberté du commerce, sans rééquilibrer les investissements, c'est une escroquerie.
La taxe Tobin est entrée dans la législation française. Dans son principe, nous espérons que les pays européens nous aideront à la mettre en oeuvre. D'autres taxes sont possibles : je pense à la taxe sur les armes ; je pense à la taxe sur le CO2. C'est une affaire essentielle. Je voudrais dire en tout cas à Mesdames et Messieurs les Elus qui sont parmi nous que, face à la mondialisation, leur responsabilité est immense parce qu'il leur revient d'assurer la difficile médiation entre une société civile foisonnante, bouillonnante parfois enthousiaste, révoltée, avec un monde nouveau qui sera nécessairement aux couleurs de l'arc-en-ciel.
Je vous remercie./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 février 2002)