Texte intégral
Jean Boissonnat : Monsieur Raymond Barre, c'est un grand plaisir pour nous de vous retrouver ici.
La dernière fois que vous avez bien voulu venir à un Forum de L'Expansion, vous étiez encore Premier ministre en titre au début de 1981, et je me souviens que nous avions publié à l'époque un sondage qui montrait que le message, que vous aviez essayé de faire passer dans l'opinion publique à l'occasion de vos responsabilités gouvernementales, n'était encore passé à l'époque que très partiellement. Je me demande, en voyant les sondages qui sont faits aujourd'hui, si, depuis que vous n'êtes plus Premier ministre, le message n'est pas passé davantage et s'il ne fallait pas qu'il y ait une sorte de contre-épreuve pour que certaines réalités apparaissent aux yeux de tout le monde. Sachez, en tous les cas, que lorsque vous étiez Premier ministre, vous remplissiez cette salle et que, pendant que vous ne l'êtes plus, il a fallu serrer les chaises pour mettre encore un peu plus de monde.
Voilà une dizaine d'années maintenant que le monde entier a conscience de vivre dans ce que nous appelons " crise ", faute peut-être de trouver un meilleur mot. Et, lorsqu'on regarde les chiffres, on constate que la crise a été davantage supportée par les entreprises que par les particuliers, si je mets à part les hommes qui n'ont pas retrouvé d'emploi. Cela dans tous les pays. Il se trouve que tous les pays ont, ou presque (si je fais exception du Japon), pendant cette décennie, changé de majorité politique. Ceux qui étaient à droite sont passés à gauche ; ceux qui étaient à gauche sont passés à droite ; éventuellement, sont même revenus à gauche dans un pays comme la Suède, par exemple. Et, à l'occasion de tous ces changements de majorité politique, le phénomène a perduré et les entreprises ont continué de payer plus que les particuliers le coût de cette crise qui, en fait, est un grand changement en profondeur des sociétés économiques dans lesquelles nous vivons.
Est-ce qu'il ne fallait pas que les forces politiques différentes de celles auxquelles vous appartenez prennent les responsabilités du pouvoir, pour que la moitié de la nation, qui mettait sa confiance en elles, comprennent les données fondamentales de la situation économique dans laquelle nous nous trouvons ? Et est-ce que, malgré toutes leurs bavures - qui peuvent avoir résulté de cette inexpérience ou de ces erreurs d'orientation -, la politique qu'ils essaient aujourd'hui de mettre en œuvre peut faire face à ce constat que l'entreprise avait payé trop cher et les particuliers pas assez, pour que l'on puisse repartir sur des bases plus assainies dans une société industrielle qui sera naturellement très différente de celle que l'on a connue ?
Voilà le propos très général que je voulais exprimer, pour vous permettre de lancer la discussion...
Raymond Barre : C'est avec beaucoup de plaisir que je me retrouve au Forum de L'Expansion.
Je vous dirai aujourd'hui ce que je vous disais au dernier Forum de L'Expansion : la chose à laquelle j'attache le moins d'importance, ce sont les sondages. En revanche, j'attache beaucoup d'importance à ce que j'appellerai la leçon de choses, et les messages passent d'autant mieux que la leçon de choses est perçue ; ce que vous appelez la contre-épreuve. Alors commence le processus de désintoxication.
Il vaut toujours mieux éviter les bouleversements lorsqu'on a affaire à une situation de crise grave. Crise qui - comme vous l'avez fait remarquer - n'est pas chose qui se situe dans le court terme, mais avec laquelle nous vivons depuis déjà 10 ans et avec laquelle nous continuerons à vivre encore pendant un certain nombre d'années. Car je crois que nous sommes dans une période de transition. Nous passerons d'un certain état du monde à un autre état du monde ; et nous ne devons pas nous faire d'illusions sur les difficultés qui nous attendent. Il est évident qu'il faut veiller dans ce cas-là à atténuer les difficultés, plutôt que de les aggraver avant de remettre en œuvre des mécanismes ou des actions qui tendent à réparer les erreurs qui ont été commises. Mais la vie est faite d'erreurs de ce genre et nous ne pouvons qu'en prendre acte...
Il est exact que dans tous les pays, à partir du premier choc pétrolier, il y a eu une tendance à faire payer l'ajustement par les entreprises, à leur faire supporter le fardeau des adaptations. L'attitude générale des gouvernements a été de ménager les ménages ou les particuliers ; d'autant plus que les intérêts de ceux-ci étaient défendus par des organisations socioprofessionnelles puissantes. Les réactions à ce qui était la politique d'austérité étaient orchestrées par les défenseurs de ceux qui allaient en pâtir ensuite ; par tous ceux qui font profession de démagogie politique. Dans beaucoup de pays, les changements politiques sont intervenus parce que ceux qui critiquaient les politiques mises en œuvre promettaient que la situation s'améliorerait rapidement et que l'on retrouverait une sorte de Champs Élysées économiques !
En ce qui concerne la France, en 1976 j'ai amorcé le changement de politique qui était indispensable. J'ai veillé à ce que les entreprises françaises puissent rétablir progressivement leur situation en dépit de toute une série d'obstacles extérieurs et intérieurs ; qu'elles puissent le faire de manière que nous puissions résoudre les grands problèmes qui étaient ceux de la France : l'adaptation de notre pays aux conséquences du choc pétrolier, le déficit extérieur et le problème de l'emploi... puisqu'il n'y a pas d'autre moyen de traiter les problèmes du chômage que d'encourager les entreprises à créer des emplois. Ceci a été fait pendant quatre années et j'ai constaté, chez un certain nombre de commentateurs objectifs, qu'étudiant la période des 20 dernières années, ils avaient pu constater que c'était depuis 1976 que la tentative de rééquilibrage des comptes des entreprises avait commencé à porter ses fruits.
Si, en 1980, un dérapage s'est produit, ce n'est pas du fait de l'État, car le gouvernement a veillé à poursuivre cette politique. Mais du fait des chefs d'entreprise qui, au deuxième trimestre 1980, constatant les bons résultats de leurs entreprises au cours de l'année 1979, mesurant les profits qu'ils faisaient - dus à la fois à la libération des prix, au redémarrage de l'investissement - ont été pris d'une sainte frayeur et, au lieu de respecter purement et simplement le principe que j'avais essayé, avec beaucoup de difficultés, de faire triompher (c'est-à-dire le maintien du pouvoir d'achat), ont procédé à des distributions de pouvoir d'achat qui, au deuxième trimestre 1980, ont été de deux points, en un seul trimestre.
Il a fallu procéder à une reprise en main. Ce que j'ai fait dans une situation qui, politiquement, n'était pas facile. Nous nous sommes rencontrés au début de 1980. J'avais mis en garde, à ce moment-là, contre les dérapages. Le dérapage s'est produit, non pas du fait du gouvernement, mais du fait de ceux qui étaient principalement intéressés au rééquilibrage de leurs entreprises !
La reprise en main est intervenue à partir du troisième trimestre 1980. Aux premier et deuxième trimestres 1981, nous avions retrouvé, sur le plan de l'évolution des rémunérations, un rythme beaucoup plus modéré. Néanmoins, nous avions à supporter le dérapage qui avait été réalisé au deuxième trimestre 1980. Je le rappelle parce qu'il faut savoir de temps à autre fixer les responsabilités.
Aujourd'hui, nous assistons à la prise de conscience par le gouvernement actuel de deux choses fondamentales. La première, c'est la nécessité absolue pour la France de rétablir son équilibre extérieur. Dès avril 1983, je n'ai pas hésité à dire que le changement de politique intervenu allait dans la bonne direction. Nous devons veiller à ce que notre pays puisse couvrir ses échanges avec l'extérieur. Car le déficit signifie l'endettement, c'est-à-dire la charge pour l'avenir. Il signifie aussi la perte de la liberté de manœuvre du gouvernement, c'est-à-dire la perte de l'indépendance nationale. Or, nous ne pouvons pas accepter cela ; ni sur le plan européen, ni sur le plan international. Voilà pourquoi je soutiendrai toute politique qui tendra au rétablissement de l'équilibre extérieur. Ce que je vous dis aujourd'hui, je l'avais dit en février 1981, dans un article que Le Figaro avait publié. À l'époque, on disait que j'étais un maniaque du commerce extérieur et du franc. Voici que l'on constate aujourd'hui où mène le fait de ne pas tenir compte de la nécessité de l'équilibre extérieur et de la nécessité d'avoir une monnaie solide et stable.
La deuxième chose que le gouvernement a comprise, c'est qu'il n'est pas possible pour un grand pays moderne de sacrifier ses entreprises. La grande nécessité de notre époque, pour la France, c'est de sauvegarder la capacité des entreprises françaises. Le gouvernement en a pris conscience mais après avoir fait beaucoup de dégâts. Et si je comprends un certain nombre de mesures qu'il a adoptées, et si je ne les critique pas, je considère que son action est une action à court terme et que les actions qui sont engagées ne sauraient permettre le redressement à long terme des entreprises françaises.
Je voudrais m'expliquer brièvement là-dessus et faire référence à cette distinction qui a été introduite au cours de ces dernières années entre la politique de la demande et la politique de l'offre. Une politique économique comporte à la fois une politique de la demande et une politique de l'offre. Une politique de la demande, c'est une politique qui consiste à éviter un emballement de la demande publique et de la demande privée. Mais demande publique et demande privée doivent coexister dans des conditions satisfaisantes. Ce qui se passe à l'heure actuelle, c'est que la demande publique est caractérisée par de très forts déficits, tandis que la demande privée est comprimée. Elle est comprimée par l'encadrement des rémunérations, par une politique globale des revenus. Ce qu'il y a de plus grave à mon avis, c'est que les mesures d'encadrement touchent les revenus directs, les revenus correspondant à l'effort et au travail des agents économiques ; tandis que les revenus indirects, les revenus de transferts, sont ménagés sinon accrus. Ce point est important, car il ne suffit pas de dire qu'on contrôle la demande, qu'on réglemente la demande, qu'on régule la demande. Il faut savoir ce que l'on fait des composantes de la demande et notamment de la composante publique et de la composante privée.
J'avais, en ce qui me concerne, sérieusement tenu le déficit budgétaire de la Sécurité sociale et des entreprises nationalisées, de manière que sur le plan des revenus la liberté contractuelle puisse jouer.
Mais, la politique de la demande ne suffit pas. Parce que si l'on se borne à comprimer la demande, il est certain que l'activité économique en pâtit. Un équilibre doit être trouvé entre la politique de la demande et ce que j'appellerai la politique de l'offre compétitive. Car notre pays est engagé à la fois dans le système européen des échanges et dans le système international des échanges. Nous ne pourrions pas, à l'heure actuelle, nous abriter de la concurrence internationale et nous replier sur l'Hexagone. Il est donc très important de maintenir une offre compétitive.
La politique de l'offre compétitive s'analyse, à mon avis, en trois actions :
En premier lieu, les actions en faveur de la productivité. La seule façon de stimuler la productivité, c'est de supprimer les contrôles qui pèsent sur les entreprises ; en particulier les contrôles de prix. C'est ce que j'avais fait en avril 1978 et, au moment du deuxième choc pétrolier, j'ai refusé de revenir au contrôle des prix ; en dépit de certaines pressions. Parce que je crois que les entreprises ne peuvent faire face aux aléas de la conjoncture qu'en ayant la responsabilité de leurs décisions en matière de prix. Cela suppose que l'on n'attache pas une importance considérable aux indices et que l'on ne fasse pas une politique de l'indice. J'ai dit dans le passé, et je le répète aujourd'hui, que des indices élevés ne sont pas forcément de mauvais indices, tandis que des indices faibles peuvent être purement artificiels s'ils résultent de contrôles.
Jean Boissonnat : Puis-je vous demander si l'indice élevé actuel paraît bon ou mauvais ?
Raymond Barre : Comme nous vivons depuis un certain nombre de mois dans une économie que je considère comme artificielle - tant en ce qui concerne les prix que l'emploi - je ne formulerai pas de commentaires sur le 0,7 % ou sur le 0,8 %. Il ne faut pas, et je reprends ici une expression qu'utilisa naguère le leader de l'opposition et que je lui retourne aujourd'hui, il ne faut pas être un Tartarin des indices !
La suppression des contrôles est à l'origine d'un accroissement de productivité. Nous l'avons bien vu en 1979 et en 1980. Elle permet en tout cas les ajustements pour les entreprises, et s'il faut amputer le pouvoir d'achat, je préfère qu'il soit amputé par des mécanismes économiques vrais (c'est-à-dire par des prix véridiques) que par des contrôles de revenus qui finissent, tôt ou tard, par aboutir à des dérapages et à des rattrapages.
La deuxième action à mener en matière d'offre compétitive - et je rejoins ici les théoriciens de l'offre - ce sont les actions en faveur des incitations fondamentales des agents économiques : l'incitation au travail, l'incitation à l'épargne, l'incitation à la constitution d'un patrimoine, l'incitation à l'activité d'entreprise. Nous rencontrons ici le problème de la fiscalité en France. Même si l'on admet - comme je le fais - que notre système fiscal est loin d'être satisfaisant, il y a des mécanismes de surfiscalité qui sont dissuasifs de l'effort individuel, de l'épargne et de l'investissement.
Enfin, une troisième série d'actions concerne la formation du capital productif ; d'un capital productif adapté à l'avenir. Nous rencontrons ici à la fois le problème de la destruction créatrice et celui de l'investissement. La thèse trop souvent utilisée en France, selon laquelle l'investissement est bon en soi et qu'il convient avant tout d'investir, ne me paraît pas être une thèse valable dans tous les cas. Il faut investir à bon escient ; savoir, dans certains cas, ne pas investir, et surtout, dans certains cas, désinvestir ! Cela, bien entendu, a des conséquences sociales qui doivent être couvertes.
Mais voyons ce qui s'est passé, par exemple, aux États-Unis. J'ai eu l'occasion, depuis 1982, de voir cela de près aux États-Unis. Il y a eu un double processus qui m'a beaucoup frappé :
- l'un, ce que les Américains appellent " cleaning up of economy ", l'assainissement, le nettoyage de l'économie ;
- l'autre, le " process of catching up " : il s'agissait de rattraper le Japon. D'où une action extrêmement forte, vigoureuse des entreprises pour ajuster leurs effectifs, pour rationaliser leurs activités, pour mettre en œuvre des investissements de productivité ou des investissements de capacité dans des domaines qui comptent pour l'avenir plus que pour la répétition du passé.
Or, je ne constate pas, à l'heure actuelle, dans la politique gouvernementale, ni une action pour l'élimination des contrôles, ni une action qui tienne compte des incitations dont j'ai parlé, ni l'acceptation du processus de destruction créatrice, et le processus d'incitation à ce que j'appellerai des investissements efficients. Ce que je constate, c'est, au contraire, une baisse régulière des investissements privés, et cela est tout à fait explicable, lorsque l'on voit la situation financière des entreprises résultant de ce qu'ont été les mesures prises en 1981 et 1982.
Vous me dites, monsieur Boissonnat, qu'à travers tous les tâtonnements, tous les échecs, il y a une prise de conscience et un désir de faire mieux. Ma position, quand il s'agit de l'intérêt de mon pays, est claire : les problèmes politiques passent, pour moi, au second plan et je ne pratiquerai jamais la critique systématique. Je suis heureux que le changement de cap qui se produit puisse conduire à un rétablissement progressif de nos échanges extérieurs. Je suis en revanche beaucoup plus inquiet sur certaines évolutions profondes de notre économie, en particulier sur les pressions qui s'exercent de toutes parts sur nos entreprises ; pressions qui ne sont pas dues seulement aux contraintes de la politique économique ou aux contraintes internationales, mais qui sont dues également à ce que l'on appelle des avancées sociales et qui, à mon avis, relèvent beaucoup plus de la politisation des entreprises que du service de leurs intérêts.
J'ajoute enfin que nous assistons aujourd'hui à une grande désillusion - une de plus -, celle qui concerne le secteur nationalisé. Je ne mets pas en question la capacité des responsables de ces entreprises car, je le sais, partout dans les banques comme dans les entreprises industrielles, ils s'efforcent de gérer au mieux. Mais ils gèrent dans des conditions telles que le rêve s'estompe devant une situation de profond déséquilibre dont on voit mal comment elle pourrait être résolue.
Ma conclusion sera simple : nous ne sortirons de ce qu'on appelle la " crise " - sur le moyen et sur le long terme - que si nous acceptons dans ce pays un transfert des charges des entreprises vers les ménages et si ce processus de transfert s'effectue par des mécanismes souples et différenciés au lieu de se réaliser par des réglementations et par des contrôles.
Jean Boissonnat : Nous avons plusieurs questions concernant le rôle de ce qui est actuellement l'opposition.
Question de la salle : Beaucoup de mes collègues qui ne faisaient pas antichambre dans les cabinets ministériels avant mai 1981 ont l'habitude de dire que nous avons connu à cette période, et pendant 20 ou 30 ans, un socialisme larvé ou une étatisation rampante. Après la cure que nous allons subir et qui n'est pas finie, quelle société voyez-vous en cas d'alternance en 1986, 1988 et après ?
Raymond Barre : Quand on examine l'histoire économique, on s'aperçoit que les périodes de croissance régulière et forte sont des périodes au sein desquelles la tendance principale est à la distribution des revenus. En effet, le problème économique central qui est celui de la formation, du surplus économique mis à la disposition de la nation, semble résolu. Le surplus économique est considéré comme pouvant être obtenu régulièrement chaque année, le taux de croissance réelle est de 4 ou 5 %. Nous avons connu cela. Il est facile à ce moment-là de satisfaire les nombreuses aspirations qui se manifestent et, en particulier, de satisfaire les aspirations à une plus grande solidarité, à une plus grande justice. Cela entraîne à la mise en œuvre de mécanismes de redistribution des revenus qui sont possibles grâce au surplus, mais qui impliquent le recours à des mesures fiscales ou à des accroissements de cotisations sociales ; ce que l'on appelle les charges. Tout cela est supporté parce que le rythme de croissance de l'activité économique ne rend pas particulièrement douloureux le paiement de ces charges. Lorsque le processus de croissance ralentit ou s'arrête, le problème devient à ce moment-là celui de la formation du surplus et non plus seulement celui de la répartition du surplus. C'est d'ailleurs ce qui vous explique pourquoi vous avez vu apparaître dans la période 1975-1980 aux USA la fameuse théorie de l'offre. C'est parce que, devant l'évolution des dépenses publiques et des dépenses sociales qui ne peuvent pas être ralenties du jour au lendemain - et qui, dans certains cas, devaient être accrues en raison des phénomènes de chômage -, l'impression se répandait qu'il fallait supporter ce rythme et que cela n'était possible que si on développait l'offre au sein de l'économie, que si l'on mettait en œuvre des mesures favorisant les incitations, si l'on procédait à la dérégulation des activités de manière à susciter l'initiative, la création et le déploiement des responsabilités. C'est ce que nous avons aussi observé en France. Cela a commencé en 1976. J'ai commencé à le faire dans l'incompréhension totale, dans les résistances les plus fortes.
Nous avons eu, ensuite, l'épisode 1981-1982 où nous avons eu le point culminant du socialisme de la répartition et, à l'heure actuelle, nous retrouvons un langage où parfois je crois reconnaître celui que je tenais moi-même : c'est-à-dire l'accent mis sur la nécessité de la production, de la responsabilité, du développement du secteur productif, au sens large.
Vous me demandez ce qui se passera en cas d'alternance. J'ai souvent dit que les programmes n'étaient pas mon fort. Parce que je crois que l'on agit, lorsque l'on a une responsabilité, à partir d'une situation politique, économique et sociale, et que tous les beaux programmes que l'on fait risquent de n'être jamais réalisés.
En tout cas, ce que je crois, pour ma part, fermement, c'est que si nous voulons faire face à l'avenir, c'est-à-dire au demi-siècle à venir - ce n'est pas une affaire de quatre ou cinq ans, nous sommes en train de choisir ce que sera notre pays dans le demi-siècle à venir - face à la compétition internationale. Nous devons jouer certaines cartes. Nous devons jouer, en premier lieu, la carte de la liberté, car le processus de création et de formation du surplus ne peut se réaliser que dans la liberté : des agents économiques, des entreprises dans tous les domaines, des libertés des prix, des libertés d'échanges, des libertés en ce qui concerne l'ajustement des effectifs des entreprises. Je parle de toutes grandes libertés qui caractérisent une société de progrès. En effet, le choix que nous avons est entre la société de progrès et la société passée à la toise ; la société de médiocrité, peut-être la régression. La carte de la liberté doit s'accompagner du jeu de la carte de l'ouverture sur l'extérieur. La France ne peut pas se replier sur elle-même. La France est déjà étroitement impliquée au réseau des relations commerciales, monétaires, financières, internationales. Il nous faut, par conséquent, non seulement accepter l'ouverture mais jouer la carte de l'ouverture. Nous devons, en troisième lieu, jouer la carte de la solidarité nationale, car dans les années à venir il n'est pas possible que tel groupe social ou tel type d'activité puisse bénéficier d'un avantage absolu, tandis que d'autres groupes, d'autres activités ne recevraient pas le soutien nécessaire. L'économie et la société de demain ne peuvent pas ne pas être des économies et des sociétés de solidarité. C'est pour cela que je me suis toujours montré très prudent à l'égard de ceux qui basculent, sans autre forme de procès, les mécanismes de protection sociale qui ont été mis en place dans notre pays, comme dans d'autres pays. Nous devrons les adapter, nous devrons dans certains cas innover, mais nous ne pouvons pas remettre en question ce qui est un acquis fondamental de ces 30 dernières années.
Voilà les trois cartes que nous avons à jouer. Nous les jouerons d'autant mieux que nous serons conscients que la France a beaucoup d'atouts.
Elle a des handicaps, mais elle a beaucoup d'atouts. Elle a, en particulier, une grande capacité d'adaptation. Si la France est convenablement gérée, si les Français savent que ce pour quoi ils ont à agir c'est la prospérité de leur pays, sa grandeur, alors je suis convaincu que ce qui se passera ira dans le bon sens et que les politiques nouvelles qui seront mises en œuvre bénéficieront d'un large soutien d'une population qui aura peut-être dans certains domaines été abusée, mais à laquelle il ne faudra demander ni reniement, ni abjuration ; à laquelle il faudra proposer une grande tâche d'intérêt collectif, de telle sorte que les efforts rassemblés de tous puissent nous permettre de faire face au problème de l'avenir. Non plus pour nous, mais pour nos enfants et notre pays.
Jean Boissonnat : Avant d'en venir aux problèmes fiscaux, je voudrais, en parallèle de ce que vous venez de dire sur votre répugnance à annoncer trop tôt ou trop précisément des programmes, vous demander ce que vous pensez de cette phrase qui a été prononcée par M. Bernard Pons, secrétaire général du RPR, au Club de la presse d'Europe 1, dimanche soir, vous concernant et qui est la suivante : " Monsieur Barre critique la gestion du gouvernement socialo-communiste, mais je vois mal, en ce qui me concerne, la politique nouvelle qu'il propose. "
Raymond Barre : Je n'ai pas l'habitude de commenter les réactions des uns et des autres et il y a des cas où, vraiment, il vaut mieux ne pas perdre son temps !
Ce que je viens de dire montre que je ne cache pas un certain nombre d'idées qui sont les miennes. J'ai ce travers de rester fidèle à un certain nombre de principes et un certain nombre d'idées. Je ne suis pas capable de faire un programme tous les six mois en fonction de l'évolution des sondages, en fonction des votes à conquérir. On ne me changera pas !
Jean Boissonnat : Je reviens à la fiscalité à travers plusieurs questions qui vous sont posées. Ainsi, que pensez-vous de la fiscalité actuelle vis-à-vis des particuliers ; si vous retourniez aux affaires, y changeriez-vous quelque chose ? Si vous reveniez au pouvoir, quelle serait votre politique fiscale, notamment en matière d'impôts sur le revenu ? Est-ce que vous feriez des réductions d'impôts pour les particuliers ? Enfin, à propos de la taxe professionnelle (dont vous avez beaucoup souffert et qui existe toujours), qu'est-ce que vous feriez en matière de taxe professionnelle et est-ce que vous ne préféreriez pas la remplacer par une augmentation de la TVA ?
Raymond Barre : Nous devons essayer de discuter de ces problèmes objectivement et sans cette arrière-pensée électorale perpétuelle. En France, cela fausse les conditions du débat et la claire perception des réalités.
Je considère que tout ce qui se dit sur l'accroissement des charges tient à la fois de la réalité et d'une exploitation démagogique que, pour ma part, je n'apprécie pas particulièrement. Je pourrais vous faire de grandes déclarations sur la nécessité de réduire les charges. Je pourrais vous expliquer que, revenu au pouvoir, je m'efforcerais de réduire les charges d'un point par an, suivant en cela la promesse que le président de la République a faite il y a quelques jours à la télévision. Je ne considérerais pas, à l'égard de moi-même, une telle attitude correcte. Et je vais vous dire pourquoi.
Les charges ont augmenté [illisible] du précédent septennat ; c'est vrai. Mais il faut faire [illisible] distinction entre trois catégories de charges : les charges fiscales d'État, les charges fiscales relevant des collectivités locales et les charges sociales.
Le raisonnement global fausse la perception de la réalité. Il faut de surcroît faire une distinction entre les charges qui pèsent sur les entreprises et celles qui pèsent sur les particuliers.
Les charges sont trop lourdes sur les entreprises, certes. Si de là on tire la conclusion que les charges ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain, sauf par un processus de réduction des dépenses, qui sera indispensable, mais qui ne se fera pas par un coup de baguette magique... alors il faut bien admettre que d'autres supportent ces charges. Et cela ne peut être que les particuliers. Si ce raisonnement ne vous paraît pas de bon sens, expliquez-moi pourquoi. En tout cas, ceux qui ont examiné des budgets, des dépenses publiques, des recettes, des déficits sont bien obligés de poser le problème de la sorte.
En ce qui concerne la fiscalité d'État, elle n'a pas varié en pourcentage global rapporté au produit national au cours du précédent septennat. En tout cas, pas au cours des quatre ans et neuf mois où j'ai exercé les fonctions de Premier ministre. En effet, il y a eu de mon fait une baisse de la TVA de deux points et il y a eu une série de dispositions prises en faveur des entreprises, notamment l'amortissement accéléré en 1976. Il y a eu en revanche une remise en ordre de la fiscalité sur les particuliers, qui allait dans un sens d'une meilleure gestion et parfois d'une plus grande justice. Cela a été oublié, mais à l'époque, cela a été fait ; et pas facilement.
En ce qui concerne la fiscalité locale, elle a considérablement augmenté. D'une part, du fait des nécessités des collectivités locales, qui devaient couvrir des dépenses importantes qui s'étaient engagées dans beaucoup d'investissements, qui avaient beaucoup emprunté et qui arrivaient à un moment où il était nécessaire de rembourser les dettes contractées, notamment auprès de la Caisse des dépôts. Et il y a eu la taxe professionnelle. Je n'y suis pour rien : je l'ai trouvée dans ma corbeille lorsque je suis devenu Premier ministre. C'est au mois d'octobre 1976 que la taxe professionnelle est apparue, avec ses effets que je n'ai jamais considérés comme favorables, puisque vous devez bien savoir que la taxe professionnelle, de 1976 à 1980, a coûté au Trésor plus de 10 milliards. Beaucoup de gens croient que la taxe professionnelle gonfle les caisses de l'État. C'est un des aspects de cette relative ignorance où ceux qui parlent de ces problèmes sont malheureusement loin des réalités. La taxe professionnelle va aux municipalités ; elle alimente, pour une bonne part, les recettes des collectivités locales. L'État fait l'avance de ces recettes ; ces avances sont remboursées à partir du dernier trimestre de l'année, et c'est ainsi que je me suis trouvé chaque année, à partir de 1976, dans la nécessité d'écrêter les paiements qui devaient être faits sur la base des décisions prises par les collectivités locales, et qui apparaissaient insupportables à un certain nombre d'entreprises. Pour moi qui avais quelque souci du déficit budgétaire, ce n'était pas une grande satisfaction que de trouver 2 milliards de plus dans les collectifs pour régler l’écrêtement de la taxe professionnelle.
La troisième catégorie de charges qui a évolué, ce sont les charges sociales. Mais je voudrais que l'on fasse aussi ici une distinction entre les charges sociales d'origine légale et les charges d'origine conventionnelle. Car j'ai pu constater, quand j'étais Premier ministre, combien les charges sociales d'origine conventionnelle étaient allègrement acceptées par ceux qui les concédaient et ceux qui les obtenaient, alors que lorsque l'État refusait de financer les dépenses sociales par la création de monnaie et par le déficit budgétaire, c'est-à-dire recourait à l'impôt et à la cotisation, il y avait de toutes parts le concert de protestations caractéristique de l'opinion publique à ce moment-là.
J'ai fait deux choses. La première, c'est que, depuis 1976, j'ai réparti à moitié les augmentations de cotisations de sécurité sociale entre les entreprises et les particuliers ; ce qui ne s'était jamais fait auparavant. Qu'en 1978 le partage a été un quart entreprises, trois quarts particuliers ; et qu'en 1979 je n'ai plus augmenté les cotisations de sécurité sociale pesant sur les entreprises, mettant au contraire la charge sur les particuliers, estimant en effet à cette époque que, au niveau des revenus atteints par les Français, la protection sociale pouvait être, en ce qui concerne son accroissement, financée par eux. Et c'est ainsi qu'en 1981 la situation de la sécurité sociale avait été rétablie.
Mais en mettant ces charges sur les particuliers, j'avais engagé une politique de réduction des dépenses de santé et notamment des dépenses hospitalières. Je constate que les mesures prises à l'époque avaient été supprimées par M. Ralite, et qu'elles ont été rétablies par le ministre des affaires sociales, par M. Bérégovoy. J'ai même lu dans un journal que non seulement on revenait à la politique que je faisais, mais qu'on l'accentuait. On a dû l'accentuer parce que, hélas, il y avait eu deux ans de laxisme entre-temps.
J'entends protester ici et là contre le déficit budgétaire ; c'est très caractéristique de l'esprit français. Moi, je me suis trouvé devant l'application de trois lois, qui ont été votées avant septembre 1976. La transformation du système d'allocations familiales, avec le complément familial et de très fortes augmentations d'allocations familiales. À quoi j'ai ajouté moi-même une augmentation du pouvoir d'achat chaque année en application du contrat des familles passé en 1972 par M. Pompidou, avec les organisations familiales, et qui n'avait jamais été appliqué.
D'autre part, il y a eu le doublement du minimum vieillesse, ce qui était, je crois, quelque chose de tout à fait logique, dans un pays comme le nôtre.
Et il y a eu, en troisième lieu, la loi sur les handicapés qui a coûté cher. Sans parler de l'augmentation de l'aide au chômage. Mais je rappelle que c'est moi qui ai obtenu des syndicats, en 1978, que l'on passe d'un système de 90 % sur une année à un système dégressif. L'accord a été passé au début de 1979.
Ainsi, le mouvement consistant à alléger les charges des entreprises a-t-il été engagé ; mais est-ce que je devais financer tout cela par le déficit budgétaire et la création de monnaie ? Tel était le problème.
Et quand on me dit : vous auriez dû mettre de la TVA, je réponds : ce n'est pas un allégement des charges parce que, jusqu'à nouvel ordre, la TVA est comprise dans le calcul général des charges. Et, deuxièmement, je suis contre les augmentations de TVA. Je suis contre les augmentations de TVA parce que c'est l'une des causes structurelles de l'inflation en France. J'en ai été convaincu quand j'étais à Bruxelles. J'ai vécu à Bruxelles l'adoption la TVA par les autres pays de la Communauté. Nous avions eu, en 1967, une décision du Conseil des ministres prévoyant l'application de la TVA dans tous les pays de la Communauté. J'ai donc assisté à la mise en œuvre de la TVA. Et j'ai pu constater la prudence des pays à monnaie stable et à taux d'inflation faible en ce qui concerne l'usage de la TVA. Mais la TVA répond aux travers les plus profonds des Français en matière économique et fiscale. Et je n'hésite pas à les dénoncer.
Pourquoi demande-t-on la TVA ? Parce qu'elle ne frappe pas directement les particuliers ; parce qu'elle est indolore et rapporte beaucoup d'argent. Et aussi parce que la TVA frappe les importations et détaxe les exportations. C'est tellement plus facile de trouver un substitut à la faiblesse de la monnaie en manipulant la TVA ! C'est la raison pour laquelle je me suis toujours refusé à l'augmentation de la TVA. On peut le faire, bien sûr, mais vous verrez à quoi cela mène. Et quand je vois le ministre de l'Economie et des Finances, M. Delors, dire à l'heure actuelle qu'il ne faut pas faire de la TVA, alors je suis entièrement d'accord avec lui.
La TVA est une solution de facilité, ce n'est pas une solution qui règle le problème des équilibres et, à plus forte raison, le problème de l'inflation en France.
Telles sont les remarques que je voulais faire sur le passé.
En ce qui concerne l'avenir, je vous dirai simplement ceci : un point de baisse des charges sur le produit national, c'est 40 milliards de francs. Le déficit du seul budget de l'État - et je ne parle pas du déficit du secteur public, c'est-à-dire, pour parler autrement, du besoin de financement du secteur public - est, pour l'an prochain, estimé aux alentours de 130 milliards de francs (128 milliards de présentation du budget). Et compte tenu d'un certain nombre de dépenses inéluctables, si l'on s'en sort autour de 130 milliards, ce sera une très bonne exécution budgétaire. Je ne dis pas par-là que le budget est bon, je dis simplement que nous avons un déficit et que, s'il est maintenu, l'exécution budgétaire sera satisfaisante.
Où voulez-vous que l'on trouve 40 milliards de francs lorsque l'on a un déficit de 130 milliards de francs au minimum ? C'est-à-dire qu'il faudra soit accroître les emprunts obligataires qui sont déjà très importants, soit recourir à l'émission de bons du Trésor qui seront portés par les banques et ultérieurement refinancés par la Banque de France. Nous savons ce que cela veut dire. Il ne faut pas abuser les Français sur ce sujet.
J'ai toujours parlé de la stabilisation sur une période longue, par exemple, l'espace d'un plan. C'est ce que nous avions mis dans le projet du huitième plan. La stabilisation, c'est quelque chose de très difficile à réaliser parce que cela veut dire que l'on commence à porter le fer dans les dépenses. Comme on ne peut pas augmenter de façon illimitée la fiscalité et les cotisations, cela signifie que l'on porte le fer dans les dépenses publiques et les dépenses sociales.
J'aurais tout intérêt à vous dire que nous pourrions faire des choses merveilleuses en matière de charges. S'il y a des gens plus habiles et plus experts, tant mieux ! Je suis tout prêt à regarder. Mais, croyez-moi, j'ai eu à faire cinq budgets ; je vous assure que ce ne sont pas des choses qui sont faciles à réaliser. Nous devons avoir pour objectif la stabilisation des charges, non pas sur une année, mais une stabilisation pluriannuelle. Et, à partir de ce butoir qui est fixé, mettre en œuvre des mesures permettant de le respecter. Ces mesures sont essentiellement une baisse, une modération et une réduction des dépenses publiques et des dépenses sociales.
Un mot pour finir sur la fiscalité. La fiscalité française est très mal répartie. Il y a une catégorie de Français qui supportent plus que d'autres la fiscalité. Mais, contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays (une étude récente l'a montré), les exonérations fiscales sont extrêmement importantes.
Je crois, pour ma part, qu’il y a un effort à faire en matière de fiscalité. En particulier réduire la fiscalité dissuasive de l'effort individuel que nous constatons à l'heure actuelle. Et si l'on veut avoir un budget de l'État qui ne soit pas le budget de M. Reagan ; la France n'a pas la capacité d'emprunt des États-Unis... Si donc nous sommes obligés d'avoir une certaine modération budgétaire, eh bien la seule façon de parvenir à une réduction des dépenses, c'est de libérer les prix et, parallèlement à la libération des prix, d'abattre toutes les subventions qui sont données aux entreprises. C'est la seule façon.
On pourrait avoir 20 milliards d'économies, répartis par moitié : 10 milliards sur la fiscalité et 10 milliards sur le déficit budgétaire. Ce qui compte en matière budgétaire, c'est la tendance ; ce n'est pas, comme aux États-Unis ou en France à l'heure actuelle, l'augmentation du déficit, c'est la tendance à la baisse du déficit. Même si la baisse est modérée au départ. Il faut prendre le pli et c'est cela qui crée la crédibilité économique, en particulier la crédibilité sur le plan monétaire et le plan du changement puisque tout cela se trouve aussi lié. Nous devons regarder les réalités en face. Et ne pas engager la France, engager les Français, sur une nouvelle piste qui sera de l'illusion démagogique, en ce qui concerne le problème des charges.
Si le gouvernement actuel s'engage sur la voie de la réduction des charges, je ne serai pas de ceux qui critiqueront les mesures qu'il prendra dans ce domaine.
Question de la salle : Monsieur le Premier ministre, je ne sais si j'ose poser la question suivante maintenant, car vous avez répété à plusieurs reprises que vous n'aimiez pas vous placer dans une situation que vous ne viviez pas. Vous avez fait part de votre désillusion devant la nationalisation d'un assez grand nombre d'entreprises en 1981 ; mais que se passerait-il si, revenant aux affaires, vous aviez à prendre position dans ce problème : la dénationalisation ; la souhaiteriez-vous et serait-elle possible ?
Jean Boissonnat : Je complète la question, car il y en a une autre qui, tout en étant dans le même axe, est plus précise et plus ponctuelle ; elle concerne la loi bancaire. Une personne demande si on va sortir d'un système de dirigisme bancaire renforcé, dans lequel il lui semble que nous sommes entrés, et quelle est votre préoccupation à ce sujet, afin de ne pas déresponsabiliser les hommes qui ont en charge le système bancaire ?
Raymond Barre : Je ne crois pas possible de dire dans le détail ce qui serait fait à l'avenir. Un avenir que nous ne connaissons pas, 1986, 1988 ; avant, après...
Mais cela ne veut pas dire que je suis sans principes. Car mes principes, je les ai et quand je les ai, je m'y tiens. Et quand j'ai la possibilité de les appliquer, je les applique.
Quand je dis que je suis partisan de la liberté des prix, par rapport à beaucoup de ceux qui, aujourd'hui, le disent, j'ai au moins cet avantage de l'avoir fait.
Alors, je vous expliquerai ma position sur le problème des nationalisations ; je suis contre ; j'ai été contre et je reste contre les nationalisations qui ont été faites. Pour deux raisons. La première est technique : l'entreprise nationale, quelle que soit la qualité de ceux qui la gèrent, estime qu'elle n'a pas de contrainte de financement ; une entreprise privée a d'abord une contrainte de financement. Une entreprise nationale se dit : je suis une entreprise nationale, l'État m'aidera bien d'une façon ou d'une autre, dotations en capital, prêts spéciaux ou, le cas échéant, garantie d'emploi. Voilà comment la chose se passe. Et lorsque la gestion est bonne, entre la gestion d'une entreprise publique et la gestion d'une entreprise privée également bonne, je dirai que la gestion de l'entreprise publique est plus luxueuse que la gestion de l'entreprise privée. Je peux en parler puisque, en 1980, j'avais rétabli l'équilibre du compte d'exploitation de toutes les entreprises nationales à l'exception des Charbonnages de France. Du point de vue de la gestion des ressources de la nation, je crois que la trop grande extension du secteur nationalisé conduit à une gestion moins efficace, moins efficiente, des ressources de la nation.
La deuxième raison est une raison de société. Nous assistons à l'heure actuelle à l'évolution d'un type de société, peut-être à un changement de type de société. En septembre 1981, lorsque les nationalisations ont été annoncées dans leur étendue, j'ai écrit dans un journal de Lyon un article disant que ces nationalisations me paraissaient avoir un aspect totalitaire, au sens strict de ce terme. Je me souviens que M. Boissonnat, citant mon article à la radio, avait trouvé que ce terme était peut-être exagéré. Dans mon esprit, il n'a pas pour but d'assimiler, d'évoquer certain totalitarisme que nous connaissons. Il avait simplement pour but de dire qu'à partir de la nationalisation du crédit dans son entièreté, nationalisations de grandes entreprises représentant 36 % de notre chiffre d'affaires, si vous ajoutez à cela la démocratisation du secteur public, avec des mécanismes qui touchent jusqu'aux filiales de 200 salariés, il est évident que nous sommes devant une emprise de l'État sur la société qui fait que le pluralisme de cette société est mis en question. C'est peut-être pour moi l'argument majeur. Au-delà d'une certaine limite, la société pluraliste à laquelle je suis attaché est mise en question et menacée.
Le moment venu, il faudra donc - si le peuple français le souhaite - dénationaliser ; d'abord le secteur bancaire et les entreprises du secteur concurrentiel.
Jean Boissonnat : Dans votre esprit, vous dénationalisez tout le secteur bancaire, y compris les grandes banques de dépôt nationalisées au lendemain de la guerre ?
Raymond Barre : Je ne pense pas que, dans l'état de l'opinion, il soit possible de remettre en question les nationalisations de la Libération.
On peut le faire, mais il y a quand même un certain nombre de choses auxquelles il est difficile de toucher, sauf à provoquer des traumatismes psycho-politiques qui, à mon avis, ne doivent pas être recherchés par ceux qui ont la responsabilité du gouvernement d'un pays.
En revanche, je pense que le secteur nationalisé ancien doit bénéficier de la plus entière autonomie de gestion. C'est là que je reconnais que, même par rapport au passé, des progrès doivent être accomplis.
Voilà en ce qui concerne le principe de la dénationalisation. Vous m'avez posé une autre question : est-ce que cela est possible ? Est-ce que cela est facile ? Nombreux sont ceux qui parlent d'une dénationalisation en évoquant Mme Thatcher, c'est la mode. Je connais un peu la situation dans un cas comme dans l'autre. Madame Thatcher m'a dit quels étaient les problèmes qu'elle rencontrait en ce qui concerne les dénationalisations en Grande-Bretagne.
Eh bien, la Dame de fer se heurte à beaucoup de difficultés et, croyez-moi, un bon nombre de ceux qui tiennent des propos martiaux sur la dénationalisation n'arrivent pas, en matière de volonté, à la cheville de Mme Thatcher.
Jean Boissonnat : Plusieurs personnes vous demandent ce qu'il en serait, à votre avis, d'une politique qui permettrait, selon eux, à la liberté d'entreprendre de se développer s'ils avaient une plus grande liberté en matière d'embauche et de licenciement. Autre question : peut-on envisager qu'à l'intérieur des entreprises les syndicats représentatifs, qui ne font que 20 % des salariés, ne soient plus le seul instrument du dialogue et que, par exemple, les représentations des cadres soient davantage organisées ? Enfin, une dernière question de quelqu'un qui vous a entendu dire à Davos : " Il n'est de richesse que d'hommes et d'hommes convenablement formés. " Qu'entendez-vous aujourd'hui et surtout demain par " convenablement formés " et quel devrait être dans ce domaine primordial le rôle respectif de la puissance publique et de l'entreprise ?
J'ajoute une question d'actualité. Demain, on vote pour les conseils d'administration à la sécurité sociale. Pensez-vous que ce type de procédure - c'est-à-dire le recours à un suffrage quasiment universel pour désigner les administrateurs de la sécurité sociale - est bien adapté à la situation des caisses, des syndicats et de l'opinion publique ?
Raymond Barre : Dans la liberté de l'entreprise doit figurer la liberté d'ajuster ses effectifs. Ceci ne peut pas évidemment être fait dans une société moderne sans un certain nombre de garanties pour les travailleurs. Mais, ce qui me paraît, à l'expérience, être la chose la plus contestable et la plus nocive en France, c'est l'allongement des délais de licenciement. Très souvent, des licenciements partiels sont refusés et la situation de l'entreprise se détériore, si bien qu'au lieu de sauver dans l'entreprise un certain nombre d'emplois, on arrive en fin de course à la chute de l'entreprise et à la disparition de tous les emplois. Il faut tenir compte de cela et les syndicats seraient bien inspirés - dans la mesure où ils veulent sauvegarder l'emploi - de ne pas faire d'objection majeure, de ne pas créer d'obstacles systématiques à des licenciements de sauvegarde de l'entreprise. C'est à mon avis une liberté qu'il faudra rétablir ou développer.
Mais j'ajoute que, dans ce domaine, il faudra revoir les conventions collectives. Au temps de la prospérité, il y a eu des conventions collectives qui sont allées, en matière de délai de licenciement, bien au-delà de ce qu'étaient les délais légaux. J'ai vécu une douloureuse expérience lorsqu'il a fallu affronter le dossier sidérurgique. Les licenciements - et il a fallu procéder à l'époque à près de 50 000 licenciements - n'ont pas pu être réalisés dans les délais légaux de deux mois parce que des conventions collectives - en Lorraine et dans le Nord -prévoyaient des délais supplémentaires de quatre à six mois. Vous imaginez ce que peut représenter une situation sociale difficile avec des délais pareils !
Ce n'est donc pas toujours l'État qui est responsable de ce qui se passe. L'État a bon dos, mais quelques examens de conscience ne sont pas mauvais de temps à autre.
En ce qui concerne la représentation syndicale, nous avons, en France, le monopole syndical, c'est-à-dire la représentation par les syndicats jugés les plus représentatifs. Dans la mesure où la syndicalisation des salariés est assez limitée (20 à 25 % au maximum de l'effectif salarié), il ne faut pas s'en tenir au monopole syndical. Cela n'empêche pas du tout les syndicats de présenter des listes, mais cela permet la présentation d'autres syndicats. Quand on me dit que c'est une façon d'encourager des syndicats bidons ou des syndicats maison, ma réponse est qu'il faut faire confiance aux salariés qui disposent de leur droit de vote. S'ils veulent être convenablement représentés, c'est à eux qu'il appartient de choisir. S'ils veulent choisir des représentants appartenant à des syndicats, c'est très bien ; s'ils veulent choisir des représentants en dehors des syndicats, pourquoi pas ?
Nous devons, dans ce domaine, introduire plus de souplesse. Cela ne veut pas dire que parce qu'on aura introduit une représentation syndicale plus diversifiée les problèmes internes à l'entreprise vont disparaître ! Je crois que c'est l'erreur que commettent ceux qui pensent qu'il suffirait de susciter d'autres représentants et d'autres listes pour avoir la paix et la tranquillité au sein de leur entreprise. Les choses ont changé !
Il s'agit de savoir si les chefs d'entreprise en France sont capables de mettre en place leur gestion salariale, de mettre en place leur gestion sociale, dans un dialogue avec leur personnel, au lieu de s'en remettre constamment en matière salariale aux recommandations de l'État ou à l'observation vigilante de ce qui se fait dans le secteur public ; ou, en ce qui concerne les affaires sociales de s'en remettre à des accords, à des réglementations générales ou à des accords généraux s'appliquant de manière indifférenciée à toutes les entreprises. Tant que nous resterons dans ce domaine de l'homogénéité et de l'uniformité - alors que l'économie française est fondamentalement une économie diversifiée et hétérogène - nous rencontrerons des problèmes majeurs, et en particulier le problème de l'inflation.
Le problème de l'inflation s'explique en grande partie par les contrôles, dans les réglementations générales, par les normes édictées pour tout le monde. Il n'y a pas de souplesse d'adaptation nécessaire à une économie diversifiée, qui adopte, selon les cas et selon les secteurs, des solutions différenciées.
Tant que cette évolution ne se produira pas, nous vivrons avec les problèmes que nous connaissons. Nous sommes en train de les vivre à l'heure actuelle, avec le contrôle des prix pour l'inflation et la politique salariale pour l'an prochain. Grand Dieu, qu'il y ait une liberté des entreprises ! Non seulement une liberté pour les prix mais aussi une liberté pour les salaires ! une liberté contractuelle ! Que la responsabilité soit laissée au chef d'entreprise et que l'État fasse son métier, c'est-à-dire qu'il tienne le budget, les finances sociales, le crédit, la monnaie... C'est cela la gestion moderne d'une économie. Ce n'est pas la réglementation continuelle : soit par des décisions étatiques, soit par des accords corporatifs !
J'en arrive à la formation. Ce qui est en train de se passer à l'heure actuelle sur le système de formation en France - et je vous parle avec beaucoup de tristesse de ce sujet, étant donné l'attachement que j'ai pour l'université et pour l'enseignement public en France auquel j'appartiens - révèle, l'expression est de mon collègue Maurice Duverger (dont on connaît par ailleurs les sentiments), la " médiocrité socialiste ". Il faudrait sortir de la médiocrité, au niveau de l'enseignement primaire, de l'enseignement secondaire, des universités, et pour en sortir il y a deux notions très simples :
- il y a la décentralisation des responsabilités. Car il n'est plus possible de gérer le système éducatif français avec les méthodes de Jules Ferry et un ministère de l'Education nationale qui a à s’occuper de 900 000 à 1 million d'agents !
- et, d'autre part, la qualité, pour faire face à l'avenir, il faut des hommes convenablement formés. Or, la grande chance de la France, c'est de pouvoir avoir des Français qui, dans tous leurs domaines d'activité, fassent preuve de qualité, et cette qualité on commence à l'obtenir dès l'école primaire ! Ce fut la force de notre pays au XIXe siècle et au XXe siècle ; ne détruisons pas ce qui a été la qualité de l'enseignement français ! Dans le débat pour la liberté de l'enseignement, je suis pour la liberté de l'enseignement. Je ne suis pas pour l'enseignement privé parce que je suis contre l'enseignement public ; je suis pour la qualité de l'enseignement, libre, qu'il soit un enseignement public ou un enseignement privé.
Les élections de la sécurité sociale sont importantes. La gestion de la sécurité sociale a été jusqu'ici paritaire et je ne vois pas de reproche à lui faire. Dieu sait si on a dit que c'était une gestion coûteuse, dispendieuse. Quand on examine le coût de gestion de la sécurité sociale en France par comparaison avec le coût des mêmes systèmes dans d'autres pays, on constate que la France est loin d'être mal placée. Il y a une gestion paritaire qui associe les entreprises et les représentants des assurés, notamment par l'intermédiaire des organisations syndicales. Le système fonctionnait dans des conditions tout à fait convenables et je regrette qu'il soit porté atteinte à ce système.
On peut s'interroger sur les raisons pour lesquelles ce changement a été fait. S'il s'agit de réduire la représentation patronale, cela n'est pas correct compte tenu de la participation des entreprises au financement du système de sécurité sociale. Si, par ailleurs, il s'agit de modifier la représentation syndicale et de créer de nouvelles majorités, alors c'est inquiétant car cela veut dire " politisation de la sécurité sociale ". Avec une double conséquence : d'une part, une conséquence quant aux conditions de gestion ; d'autre part, une conséquence quant aux relations entre la sécurité sociale et le système français de soins. Ce système restera-t-il un système pluraliste ? Là est l'un des enjeux de ses élections à la sécurité sociale.
Pour cette double raison, je crois qu'il faut que nous soutenions les organisations syndicales qui ont toujours manifesté leur volonté de gérer de manière contractuelle la Sécurité sociale et de faire en sorte que cette gestion soit l'illustration de ce que l'on appelait, en France, la politique contractuelle.
J'attache de l'importance à cette politique, parce que je crois qu'elle évite beaucoup de tensions sociales et qu'elle crée un climat de dialogue entre les principaux partenaires sociaux.
Jean Boissonnat : Je résume plusieurs questions : s'il devait y avoir un changement de majorité, combien de temps faudrait-il pour corriger les éventuelles erreurs qui ont été commises depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir ? N'y a-t-il pas un décalage dans la société française entre la réalité et le discours politique et comment modifier le discours politique pour qu'il tienne compte de ce décalage ?
Enfin, lorsque l'on fait référence aux États-Unis, comment faire pour constituer entre les Français, même divisés politiquement, un minimum d'accord - ce que les sociologues appellent le " consensus " - pour que, lorsqu'il y a un changement de majorité, on ne se trouve pas devant quelque chose qui ressemble à un changement de régime ou de société ?
Raymond Barre : Vous avez raison de dire : un éventuel changement de majorité. Rien n'est sûr. Je suis frappé par l'assurance de certains. Nous ne savons pas comment les Français voteront sur le plan national. Nous devons, en ce qui nous concerne, dans l'opposition, faire un effort pour que leur vote permette un changement. Mais nous sommes en démocratie. Ce sont les Français qui décident. Le gouvernement actuel et le président de la République sont un gouvernement et un président légitimes. Ce sont des Français qui les ont élus ; ils ne sont pas venus là par un coup de baguette magique ou par un coup de force, ne l'oublions jamais ! Il y a certaines attitudes qui paraissent vouloir le faire oublier...
Quel temps faudra-t-il ? Je me garderai de vous fixer des délais parce que tout cela dépend du rythme auquel les réformes peuvent être faites. Le devoir de l'opposition n'est pas d'abuser les Français pour le cas où elle arriverait au pouvoir.
Le raisonnement selon lequel il n'y a plus de confiance actuellement et qu'il y aura confiance demain... et que tout cela pourra se régler par enchantement, ce n'est pas une attitude convenable. Il faut, au contraire, expliquer aux Français que les difficultés sont enracinées à la fois dans la situation française et dans la situation internationale. Il faudra donc beaucoup d'efforts, et la confiance, certes, pourra aider à surmonter les difficultés, mais les difficultés ne s'évanouiront pas.
Le décalage entre les Français et la réalité, c'est l'affaire à la fois de la classe politique et de l'information. Le langage en France sur un certain nombre de sujets est toujours un langage idéologiquement biaisé. Si bien qu'il faut de dures leçons de choses pour que la partie idéologique du langage disparaisse. Lorsque vous essayez de tenir un langage idéologique, ou bien on vous considère comme un tiède ou bien on considère que vous manquez de grands desseins. Le grand dessein, c'est l'illusion lyrique... qui s'effondre rapidement au contact des réalités. Nous avons tous une grande responsabilité dans l'explication des faits.
Je me souviens du temps où, quand j'exerçais les fonctions de Premier ministre, j'ai eu à affronter les suites du premier choc pétrolier, et du second. À l'époque j'entendais, dans l'opposition comme dans la majorité, que la crise n'existait pas, que le pétrole ne posait pas de problème, que tout cela, c'était des alibis utilisés par des gouvernants incapables, et par un économiste encore plus ignorant des réalités qu'on ne pouvait le supposer. C'est cela que nous avons tous entendu, et lorsque j'entends aujourd'hui les responsables du gouvernement dire : " Il y a la crise, il faut en tenir compte " vous ne m'avez jamais entendu dire : " Non, il n'y a pas la crise. "
Le décalage ne va disparaître que s'il y a un effort d'honnêteté intellectuelle de tous côtés. Le discours politique doit être un discours de lucidité et de confiance en l'avenir. De lucidité, parce que les choses en sont là et ne changeront pas ; il faut donc les accepter et les assumer. De confiance, parce que la France s’est sortie de situations beaucoup plus difficiles. Si nous traversons une mauvaise passe, je suis certain que nous finirons par en sortir.
Quant au consensus, il y a une chose que je crois fondamentale : c'est que les hommes qui s'adressent à l'opinion soient des hommes de conviction et expriment clairement leurs vues, et qu'ils soient crédibles. Il n'est pas vrai qu'on puisse faire du syncrétisme. Ce n'est pas en mélangeant des vues, qu'elles viennent de telle doctrine ou de telle autre, en faisant une espèce de cocktail plus ou moins bien réussi, que l'on résout les problèmes. Il faut savoir qu'il y a d'abord la pression des réalités, il y a ensuite un cap que l'on se fixe en fonction d'un certain nombre de principes, d’un certain nombre de valeurs, qu'il faut clairement expliciter.
Alors le consensus se fait de façon explicite ou implicite car il se peut fort bien que des hommes et des femmes, qui ne partageraient pas totalement ces vues, finissent par penser qu'il y a des choses à faire et qu'il n'est pas nécessaire de s'y opposer de façon systématique. Le vrai consensus c'est, à un moment donné, pour des gens qui ne partagent pas les vues de ceux qui sont au pouvoir parce qu'ils ont la majorité, la volonté de ne pas procéder à une opposition systématique. Mais si l'on entend ne pas procéder à une opposition systématique, il faut que l'on ne puisse pas douter un seul instant de la fermeté des convictions et de la rectitude de la ligne qui sera suivie.
Jean Boissonnat : Je vous remercie. Je crois que les applaudissements qui viennent de saluer votre dernière intervention rendent superflus tous commentaires. Je me contenterai d'une notation, c'est qu'en vous écoutant, on se rend mieux compte de ce qu'est une société démocratique : une société démocratique, c'est une société dans laquelle aiment vivre ensemble des gens qui ne sont pas d'accord entre eux.