Texte intégral
Le Journal du Dimanche - 21 juin 1998
Q - Les ministres de la Ville passent et pourtant les villes ne vont pas très bien. A quoi servez-vous ?
- Les villes vont mal parce que la société va mal. La politique de la ville à vingt ans, c'est un âge suffisant pour tirer les leçons des différentes mesures qui ont été prises par les uns et les autres. Aujourd'hui, le gouvernement est en situation de dire : ce n'est pas avec un nouveau plan, avec une accumulation de milliards nouveaux que nous allons pouvoir changer le quotidien de nos concitoyens mais beaucoup plus par la mise en cohérence des politiques gouvernementales et des interventions des collectivités locales qui permettent de mobiliser l'ensemble des acteurs de la politique de la ville.
Q - Quelles seront les mesures concrètes ?
- Si l'on veut que la politique de la ville entre dans un âge majeur, il faut que nous soyons en situation de discuter avec les élus tout en associant étroitement la population. Les contrats de ville doivent permettre d'agir concrètement pour améliorer le cadre de vie et la vie quotidienne des habitants. Si la situation économique s'améliore dans le pays, elle doit aussi s'améliorer pour les habitants de ces quartiers. Ainsi, 20 % des emplois-jeunes vont être réservés aux jeunes des quartiers en difficulté pour qu'ils ne soient pas condamnés au chômage, à l'insécurité ou à l'économie souterraine. Avec le ministère de la Justice, nous allons développer des maisons de justice et du droit qui permettront à chaque citoyen de connaître ses droits et qui rapprocheront la justice des habitants. Alors que les tribunaux sont situés généralement dans les centres-villes, ces maisons de la justice sont implantées dans des quartiers périphériques. Certaines décisions de justice y sont mises en oeuvre : lorsque le procureur estime qu'une affaire ne doit pas aller devant le tribunal, il désigne un médiateur pénal pour régler le litige. La victime et l'auteur sont alors face à face et le médiateur recherche avec eux la meilleure façon de réparer le dommage.
Q - Vous dites qu'il n'est pas nécessaire d'accumuler les milliards, alors pourquoi avoir baisser le taux des Livrets A ?
- La politique de la ville doit bénéficier de plusieurs types de financement. Certes, il faut que le ministère de la Ville ait des moyens suffisants, notamment pour impulser des actions nouvelles, qui permettent de traduire dans les faits les orientations du gouvernement. La baisse des taux d'intérêt du Livret A, quant à elle, permettra de dégager 10 milliards de francs de prêts qui vont être consacrés aux opérations de démolition-reconstruction. 10 milliards supplémentaires vont permettre aux élus d'obtenir des prêts à des taux d'intérêt intéressants sur une période longue pour envisager des infrastructures qui changent la vie des quartiers. Ces opérations ont pour but de réconcilier la ville avec la ville car on ne peut pas soigner un quartier si on ne soigne pas l'ensemble de la ville. Il faut enfin que les communes aient les moyens d'agir et donc que les richesses soient mieux partagées. Les communes les plus pauvres qui ont souvent les charges les plus lourdes pourront ainsi assumer leurs responsabilités.
Le Parisien : 30 juin 1998
Q - Ce nouveau plan ne risque-t-il pas d'être assimilé à un énième effet d'annonce ?
Claude Bartolone, ministre délégué à la Ville. - Non, ce n'est pas un nouveau plan, nous sommes décidés à procéder de manière différente. En premier lieu, nous démontrerons que la politique de la ville, ça marche. Au cours des vingt dernières années, des résultats concrets ont été obtenus dans de nombreux quartiers. A la lumière de ces exemples, on constate que si l'on ne s'intéresse qu'à la rénovation des immeubles sans s'occuper de la vie quotidienne des gens dans les domaines de l'éducation, de la sécurité, des services publics… ça ne marche pas.
Q - Ni plan « Marshall » ni plan de relance, comment qualifiez-vous votre programme ? En quoi sera-t-il nouveau ?
- Pour qualifier notre action, je reprendrai le terme du Premier ministre qui parle de nouvelle ambition pour la ville. La nouveauté consistera à ne pas réduire les problèmes à la dimension des quartiers, mais à les poser en liaison avec ceux de la ville dans son ensemble, et de l'agglomération qui l'entoure. On ne pourra pas lutter contre les inégalités si on ne traite pas les difficultés dans leur globalité. Ramener les difficultés aux seuls quartiers, c'est donner le sentiment aux habitants qu'ils sont assignés à résidence, alors que chacun peut prétendre en toute sécurité à disposer d'un habitat de qualité, de transports publics performants, d'espaces verts, etc. Notre objectif est d'améliorer, dans son ensemble, en le remodelant, le cadre de vie de ces villes qui rassemblent 70 % de la population. Et ce qui sera dit sera fait !
Q - L'un des volets du plan concerne la remise en état des immeubles les plus dégradés ? Va-t-on raser les barres et les tours ?
- Il n'est pas question de raser des immeubles pour le plaisir de démolir. J'insiste dans ce programme sur le volet reconstruction qui est primordial. Notre objectif est clair : il faut que d'ici à 10 à 15 ans nous puissions supprimer le plus grand nombre de ces logements où plus personne ne veut habiter. Lorsqu'on recense, dans certaines cités, 20 à 30 % d'appartements vides, c'est le signe évident que n'y vivent plus que des personnes qui ne peuvent faire autrement.
Q - Dans les quartiers en difficulté, les habitants estiment être insuffisamment associés aux projets, comment leur permettre de participer plus activement au changement ?
- Il est évident que si la population n'est pas associée au projet, cela ne fonctionne pas. La participation de tous est de surcroît un excellent facteur d'intégration sociale. Des contrats de ville seront passés entre l'État et les collectivités. Et les élus devront s'engager, dans la durée, sur le volet démocratie locale de ces contrats avec pour principe que la participation des habitants ne doit pas être une incantation mais une réalité.
Q - Vous devrez gérer en héritage certaines mesures prises par vos prédécesseurs comme les zones franches où les grands projets urbains, quel avenir leur réservez-vous ?
- Les problèmes se posent différemment pour chacun des dispositifs. Concernant les zones franches, il convient de bien mesurer le rapport coût-avantage. Pour les grands projets urbains, il ne faut pas qu'ils soient conçus comme des projets d'urbanisme pensé à côté du reste. Ils doivent faire partie d'un projet de développement de l'ensemble de la ville. Il faut corriger les dispositifs si nécessaires sans vouloir tout changer par principe.
L'hebdo des socialistes : 3 juillet 1998
Q - Venez vous de proposer un nouveau plan devant le comité interministériel des villes ?
- Non seulement je ne propose pas de nouveau plan, mais je n'aime pas cette expression. Elle donne l'impression de quelque chose de limiter dans le temps. Je préfère celle qu'a employé le Premier ministre : une nouvelle ambition pour la ville. C'est l'expression juste dans la mesure où nous devons avoir beaucoup d'ambition pour ces villes où vont vivre, dans les années qui viennent, plus de 70 % de la population.
La politique de la ville ne peut pas être qu'un moment. Elle doit être le résultat d'une volonté politique, la volonté de permettre aux femmes et aux hommes de ce pays de mener une vie normale, quelque soit le lieu où ils auront à vivre, dans un endroit beau. Chacun a droit à la sécurité, à la qualité de la vie, à des services publics qui permettent l'égalité des chances, à des transports de qualité qui ne soit pas onéreux, notamment pour celles et ceux qui sont éloignés des centres-villes. Avoir une nouvelle ambition pour les villes, c'est également penser l'avenir de nos villes et de nos quartiers. Aujourd'hui, il ne suffit plus d'appréhender les problèmes au jour le jour, il faut aussi redonner une perspective d'avenir aux habitants de nos quartiers et aux acteurs de terrain qui s'y investissent.
Q - Quelles mesures comptez-vous prendre ?
- L'important, pour les socialistes, est de continuer le travail entrepris par ce gouvernement depuis le mois de juin. Dans un premier temps, il a pris un certain nombre de décisions qui concernent la politique de la ville. Quand on augmente les crédits du logement social, quand on crée les emplois-jeunes et qu'on en réserve 20 % aux jeunes de ces quartiers en difficulté, quand on relance les zones d'éducation prioritaire, quand on fait un texte pour lutter contre l'exclusion, quand on décide les contrats locaux de sécurité, c'est de la politique de la ville.
L'important, maintenant, est de donner une cohérence au niveau local à tous ces dispositifs et de passer des accords entre l'État et les collectivités locales pour savoir quelles sont les mesures les plus appropriées qui doivent être décidées et menées à bien dans le cadre d'une politique qui associera les habitants à ces décisions.
Q - Allez-vous relancer les contrats de ville ?
- Le Premier ministre a annoncé que la génération actuelle des contrats de ville sera prolongée d'un an. Nous ferons ensuite démarrer les futurs contrats de ville dans le cadre des futurs contrats État-régions. Cela nous permettra d'associer à la politique de la ville les collectivités locales qui y ont été absentes, notamment les départements.
Ces futurs contrats de ville doivent être un moment nouveau de décentralisation et de démocratie. Dans ce domaine, l'État doit assumer toutes ses responsabilités, notamment pour permettre l'égalité républicaine dans les fonctions qui sont les siennes : l'éducation, la sécurité... Mais il doit aussi accompagner l'accès à l'emploi. Il faut ensuite répondre à l'attente d'une vie de qualité au plus près des citoyens. Les collectivités locales doivent y prendre toute leur part.
Q - Et les agglomérations ?
- Pour sortir un certain nombre de quartiers de leurs difficultés, on ne peut pas rester à la dimension du seul quartier : c'est l'idée force du rapport Sueur. Il faut voir quel est le périmètre le plus pertinent pour un développement équilibré : les villes bien sûr, les agglomérations quand un certain nombre de villes sont entrés dans cette phase de coopération intercommunale. S'il y a une leçon à tirer de vingt années de politique de la ville, c'est qu'on doit penser les problèmes d'emploi, d'habitat, de transport au niveau de l'agglomération, tout en ayant les mains au quotidien dans la réalité du quartier.
Q - Vous avez évoqué la participation des habitants. Sous quelle forme désirez-vous la développer ?
- Autant la politique de la ville doit être sous-tendue par de grandes idées et de grandes valeurs au niveau national, autant elle ne peut être déclinée qu'en faisant du sur-mesure au niveau local.
La future génération des contrats de ville devra intégrer la participation des habitants. Après, c'est aux élus, au plus près des citoyens, de voir quelle peut en être la meilleure forme. Ici, cela peut être des comités de quartiers, là un contact avec les associations, ailleurs un référendum local, ou un mélange de ces trois éléments. La démocratie locale reste à inventer. Elle ne doit pas être qu'un alibi ou un moment, mais être régénérée au fil des années.
Q - De quels moyens financiers disposerez-vous ?
- La politique de la ville ne doit pas être l'alibi à l'absence de politiques ministérielles dans les villes. L'effort sera donc global et concernera, à la fois, les crédits budgétaires pour la ville de tous les ministères, les dotations aux collectivités locales (DSU, FSCRIF), les interventions de la Caisse des dépôts et consignations.
La participation des collectivités locales aux contrats de ville (2,5 MdF) sera encouragée. Au total, l'effort actuel de 22,7 MdF sera porté à 30 MdF dès 1999, et atteindra les 35 MdF évoqués par Jean-Pierre Sueur, en 2003. Mon budget propre augmentera dans des proportions équivalentes.
Q - Y aura-t-il une réforme de la DSU ?
- Le Premier ministre a annoncé une augmentation de ??? Mdr dès 1999 (+ 30 %), c'est un signe politique fait en direction des communes pauvres et la reconnaissance du rôle des élus locaux dans la politique de la ville. D'autres signes suivront.
Le Figaro : 8 juillet 1998
Le Figaro. - Pourquoi Lionel Jospin a-t-il attendu neuf mois pour créer un ministère de la ville ?
Claude Bartolone. - Les plans d'urgence qui se sont succédé depuis des années ont trop souvent sacrifié le long terme à l'immédiat : le gouvernement ne pouvait se contenter de rajouter un plan aux autres. Loin d'être inactif, il a fait beaucoup pour la ville depuis neuf mois : les emplois jeunes, la relance des ZEP, la création des contrats locaux de sécurité… N'est-ce pas ce qui compte avant tout ?
En même temps, à la demande de Lionel Jospin, Jean-Pierre Sueur dressait le bilan de vingt ans de politique de la ville. Ce travail de remise à plat s'imposait. J'arrive neuf mois après les autres ministres, mais sur des bases solides !
Le Figaro. - L'échec du DSQ (développement social des quartiers) a inspiré au gouvernement Juppé la création des « zones franches », mais les effets pervers liés à la désignation de « quartiers défavorisés » ont survécu à ce changement de politique. Comment comptez-vous contourner l'accueil ?
Claude Bartolone. - On ne peut pas parler d'« échec » du DSQ, ni d'ailleurs des zones franches. L'un et l'autre ont leurs inconvénients. C'est vrai que le « marquage » des quartiers a stigmatisé leurs habitants et a entravé la mixité sociale, qui était la finalité. Les effets pervers des zones franches, notamment sur le plan fiscal, ont également été constatés. Et il nous faut encore prendre la mesure des emplois effectivement créés. Une mission conjointe de l'Inspection des finances et de l'Inspection générale des affaires sociales rendra ses conclusions sur les zones franches fin novembre. La nécessité d'un outil de développement de l'activité économique et de l'emploi, elle, n'est pas contestable. Je ne veux pas donner l'impression de revenir sur l'action de mes prédécesseurs pour des raisons idéologiques. La politique de la ville a trop souffert de ces à-coups.
Le Figaro. - Elle doit aussi se relever de l'expérience Tapie…
Claude Bartolone. - Sa forte personnalité a permis d'attirer l'attention sur les problèmes de la ville, même si c'est vrai que son passage a laissé le souvenir de beaucoup de lumière, beaucoup de paroles et peu de changements concrets.
Moi, je ne veux surtout pas gadgétiser la politique de la ville, et cette préoccupation est évidemment aussi celle de Lionel Jospin. Quand il m'a proposé d'entrer au gouvernement, son engagement a été déterminant.
Le Figaro. - Comment s'est-il concrétisé ?
Claude Bartalone. - Dès le premier séminaire gouvernemental auquel j'ai participé, il a demandé à tous les ministres de me faciliter la tâche. Il a personnellement présidé, pour la première fois depuis près de trois ans, la séance d'installation du conseil national des villes et le comité interministériel. Les sceptiques qui doutaient encore de la priorité donnée à la ville ont dû rassurés par l'augmentation spectaculaire de son budget spécifique : plus de 30 % dès 1999, et près de 50 % sur l'ensemble des financements consacrés à la politique de la ville.
Le Figaro. - Cette hausse est-elle financée par redéploiement ou par des crédits nouveaux ?
Claude Bartolone. - Des crédits nouveaux. Elle concernera les différents leviers du financement de la politique de la ville, les crédits budgétaires, les dotations aux collectivités locales, notamment pour les communes les plus pauvres et les prêts à long terme, à des conditions avantageuses, pour les collectivités et les HLM.
Le Figaro. - Vous n'êtes pas d'accord avec votre ami Laurent Fabius quand il recommande de réduire les dépenses de l'État pour baisser les impôts ?
Claude Bartolone. - La maîtrise des dépenses et la baisse de la pression fiscale sont des nécessités, mais l'État doit préserver ses moyens d'intervention. Dès mon arrivée, j'ai senti une très forte pression, des élus en particulier, pour qu'on arrête le bricolage budgétaire dans le domaine de la politique de la ville.
Le Samu social, c'est fini ! Nous devons bâtir un vrai projet pour les villes, redonner un sens à la notion du « vivre ensemble » dans un pays où pour plus de 70 % la population est urbaine.
Le Figaro. - Ce « vrai projet », en quoi consiste-t-il ?
Claude Bartolone. - D'abord, il est politique. Le « retour du politique » voulu par Lionel Jospin concerne aussi la ville. Je résumerai nos objectifs par une formule : donner à chaque citoyen les mêmes droits et qu'il assume les mêmes devoirs quel que soit le lieu où il habite. Droit au logement, à l'éducation, aux services publics, à la sécurité… Le tout, en l'associant aux décisions. C'est la seule façon de vaincre la désespérance et ce qu'elle entraîne, abstention, vote extrême, aggravation des violences urbaines. Si nous n'y prenions pas garde, surtout en période de retour de la croissance, nous risquerions de mettre en danger le pacte républicain.
Le Figaro. - L'idée de rétablir la proximité, notamment dans les services publics, n'est pas neuve. Des maisons de la justice existent déjà et elles ne semblent pas remporter un franc succès…
Claude Bartolone. - Au contraire, les maisons de la justice et du droit constituent un bon exemple de ce qu'il faut développer. Cette politique a été menée à doses trop homéopathique : ici, une ZEP, là une maison de la justice, alors qu'il faut un projet d'ensemble pour coller au plus près aux réalités du terrain, en écoutant ceux qui y vivent. Les plans de relance, lancés par le précédent gouvernement sont, de ce point de vue, l'exemple à ne pas suivre : imposer des zonages du haut. La politique de la ville doit être du « cousu main ». C'est la raison pour laquelle j'ai chargé les préfets de dresser l'état des lieux de l'offre de services publics. L'État ne peut plus se résumer à guichet auquel on s'adresse pour obtenir une subvention supplémentaire, il doit être considéré comme un vrai partenaire.
Le Figaro. - Comment comptez vous évaluer les résultats de votre action ?
Claude Bartolone. - Le prochain comité interministériel des villes, en octobre, fixera les conditions d'un suivi permanent des actions auquel sera associé la population. L'évaluation doit permettre d'ajuster en permanence l'action mise en oeuvre et non plus seulement de juger a posteriori des résultats. L'action que nous entreprenons porte sur dix ou quinze ans, mais il est effectivement essentiel de se doter d'un outil pour vérifier que la politique de la ville, ça marche. Jusqu'ici, en matière de droits, on s'est surtout intéressé, à l'égalité d'accès, accès à l'éducation, aux services publics, etc. Nous devons désormais viser une égalité de résultats.