Interview de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, dans "L'Humanité" du 8 juin 1998, sur les grandes orientations de la politique judiciaire.

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Média : L'Humanité

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L'Humanité. - A votre arrivée à la chancellerie, quelles carences vous ont semblé les plus criantes ? Quels principes vous guident, aujourd'hui, dans votre travail de réflexion ?

Élisabeth Guigou. - Mon premier constat, en arrivant ici, c'est que la justice au quotidien est mal vécue par les Français. Ils la trouvent trop lente, trop chère, et parfois partiale. J'en ai déduit qu'une réforme ne pouvait être que globale. Cela passe, certes, par l'octroi de moyens supplémentaires mais pas seulement. Il faut aussi simplifier les procédures, améliorer la gestion des tribunaux, mieux protéger les libertés individuelles… La dignité des personnes doit être au coeur de cette réforme. Et puis, il y a tout ce qui touche au rapport entre le pouvoir et la politique…

L'Humanité. - A ce propos, une certaine confusion s'est exprimée autour de la notion d'« indépendance » des magistrats. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre réforme, au contraire de ses objectifs affichés, accroît le pouvoir du garde des Sceaux ? Comment analysez-vous le soutien du chef de l'État au projet de réforme constitutionnelle du Conseil supérieur de la magistrature ?

On a le droit de ne pas être d'accord avec ma réforme. Je n'ai d'ailleurs jamais pensé que ce serait une chose simple. Mais c'est volontairement que j'ai couru le risque de la concertation. Mes avant-projets ont circulé chez les professionnels et les parlementaires dès leur élaboration. Cela a permis des améliorations notables. J'ai ainsi réalisé que le droit d'action propre du garde des Sceaux en cours de procédure, que je désirais instaurer, pouvait être détourné s'il était placé entre des mains mal intentionnées et cela malgré les garanties instituées par le présent avant-projet. J'ai modifié la réforme en tenant compte de cet argument. Quant au soutien du chef de l'État, il est nécessaire, puisqu'il s'agit d'une réforme constitutionnelle. Et cohérent : à part le chapitre relatif à la justice au quotidien, que nous avons ajouté, la réforme s'appuie sur le rapport de la commission Truche que le Président de la République avait lui-même mise en place.

En dépit de l'indépendance proclamée des magistrats, le garde des Sceaux conserve un important droit d'initiative.

Il a la faculté de saisir, en toute transparence, le tribunal, s'il estime que le procureur a eu tort de ne pas le faire ou si l'intérêt général l'exige. Cela n'entrave en rien la liberté des magistrats du parquet, qui conservent le choix de poursuivre ou de ne pas poursuivre. En matière de délinquance des mineurs, par exemple, un procureur peut choisir de convoquer immédiatement le délinquant avec ses parents. C'est son droit. Il doit l'assumer pleinement sans l'intervention du garde des Sceaux.

Le ministre de la Justice peut également édicter des directives de politique pénale.

Ma réforme dit : « Plus jamais d'instructions individuelles ». Mais il est légitime que, au nom du gouvernement, le garde des Sceaux donne des orientations de politique pénale : c'est une garantie d'égalité des citoyens devant la justice, où qu'elle s'exerce. A cet égard, la suppression des instructions individuelles devrait d'ailleurs permettre, enfin, la mise en oeuvre d'une vraie politique pénale.

L'Humanité. - On a parfois l'impression que la justice est un univers clos, très difficile d'accès, qui peut se refermer comme un piège sur le justiciable.

Il faut distinguer l'accès au droit de l'accès au juge. Pour que l'accès au droit pour tous, y compris des plus démunis, soit garanti, il est nécessaire d'améliorer le système des aides financières, ce que prévoit la réforme. Mais il faut aussi désengorger les tribunaux. A cet égard, j'estime qu'il vaut mieux, avant de se précipiter devant un tribunal, tenter de privilégier les modes alternatifs de règlement des conflits. Des expériences très concluantes sont déjà en oeuvre. Ainsi, à Lyon, plusieurs communes se sont regroupées pour mettre en place une « maison de la justice et du droit » qui a permis la création de douze emplois-jeunes. En un an, 4 000 mesures de médiation ont été rendues, à comparer aux 8 000 décisions judiciaires rendues dans le même temps. Certes, cela représente un coût pour ces collectivités. Mais, financièrement, elles s'y retrouvent. Les maires ont besoin de développer ce lien social.

L'Humanité. - Vous avez toujours souligné l'insuffisance de votre budget. Or, votre réforme - il en va de sa crédibilité - nécessité de gros moyens. Où en sont les arbitrages en la matière ?

Ce qui s'est passé l'an dernier permet la confiance dans les choix à venir. En un an, le budget de la Justice a bénéficié de la plus forte augmentation : 4,7 %. Sept cents emplois en été créés. J'ai obtenu deux concours exceptionnels de magistrats, qui représentent chacun 100 places, pour les années 1998 et 1999. Cet effort sera poursuivi et accentué, mes collègues du gouvernement en ont compris la nécessité. Mais il ne faut pas imaginer qu'on va combler, en trois ans, vingt années de retard. Un exemple : tandis qu'en vingt ans, la jeunesse délinquante passait de 100 000 à 150 000, le nombre des éducateurs passait, dans le même temps, de 6 000 à 6 250. Même tableau pour l'administration pénitentiaire, qui se retrouve, aujourd'hui, avec le plus mauvais taux d'encadrement des détenus d'Europe… Cela dit, réclamer des moyens ne suffit pas. Il faut aussi prouver que l'argent public est utilisé au mieux. C'est pour cela que j'ai décidé de m'attaquer à la réforme de la carte judiciaire. C'est aussi pour cela que j'ai gelé la réforme des Assises : elle n'avait même pas commencé à faire l'objet d'un débat budgétaire ! Moi, je ne veux pas travailler comme cela. Toutes mes réformes seront financées.

L'Humanité. - La justice est à la fois le thermomètre et le garde-fou de la société. Le débat sur la délinquance des mineurs l'a montré : des conceptions peuvent s'affronter. Comment entendez-vous concilier « les deux bouts de la chaîne », pour reprendre une expression de Jean-Pierre Chevènement ?

Il y a, au sein du gouvernement, convergence sur le diagnostic et sur le but à atteindre. Mais, et c'est normal, il y a aussi débat sur la meilleure façon d'y parvenir. Je suis, pour ma part, résolument favorable à l'éducation des mineurs. Mais toute éducation implique aussi une sanction. La plupart des jeunes délinquants sont eux aussi des victimes qui ont souffert. Il faut savoir les écouter si on veut les aider. Mais il faut aussi leur donner des repères, savoir proportionner la sanction au délit. En même temps, on ne peut pas tout demander à la police et à la justice. Il faudrait ainsi pouvoir identifier beaucoup plus tôt ces enfants, ces familles à problèmes. Il me paraît urgent, notamment, d'augmenter les moyens de la protection judiciaire de la jeunesse et de diversifier les lieux d'accueil des jeunes en difficulté. Face à des pathologies aussi complexes, on ne peut avoir une approche sommaire. Il y a beaucoup à faire sur la mobilisation et l'articulation entre ces différents services, ainsi qu'entre les services de l'État et les collectivités locales.

L'Humanité. - Avec le procès Papon, la France vient de vivre un très grand moment judiciaire. On vous a sentie bien discrète à ce sujet. Cette discrétion, vous la revendiquez également en ce qui concerne les affaires. Que signifie-t-elle ?

Le rôle du garde des Sceaux est d'intervenir dans les orientations générales, jamais dans les dossiers particuliers. C'est indispensable si l'on veut restaurer la confiance. Je ne suis pas intervenue lors du procès Papon parce que je n'avais pas à le faire. Et puis il ne fallait pas que cela devienne un procès politique. De manière générale, je constate que les dérives sont rares : l'immense majorité des magistrats fait très bien son travail, dans des conditions difficiles. Alors je suis discrète, certes, mais passionnée. En dehors des sept textes législatifs qui forment l'ossature de la réforme, j'ai des tas de projets qui touchent aux tribunaux de commerce, au droit de la famille, des sociétés… Il me faudra au moins trois ou quatre ans.