Texte intégral
Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les maires, Chers amis,
J'ai ce matin le grand plaisir, répondant à l'amicale invitation du président Martin Malvy, de m'adresser à vous, maires des petites villes de France, à l'occasion de vos assises annuelles. Ce n'est pas la première fois, mais c'est avec joie que le président de l'Assemblée nationale, qui est aussi l'élu d'une ville que l'on ne peut qualifier de grande, participe à votre rassemblement.
En recevant votre ordre du jour, « la sécurité juridique dans la gestion des communes et en particulier des petites villes », je me suis fait une remarque simple, mais significative. Faut-il que la réalité de la gestion communale, de la gestion locale, ait à ce point évolué, pour qu'une association nationale d'élus consacre une journée à un sujet qui, il y a seulement 10 ans, n'aurait fait l'objet - encore n'en suis-je pas certain - que de la curiosité de spécialistes ou d'une publication dans une revue juridique hermétique ?
Et pourtant, quand je parcours les rues de Grand-Quevilly, quand je préside les délibérations de mon conseil municipal, quand je discute avec nos collègues maires, comme vous tous, je ne peux que faire ce constat qui justifie votre choix : les conditions d'exercice de notre fonction se sont, depuis quelques années, radicalement modifiées. Nous sommes, en quelque sorte, passés d'une situation dans laquelle un maire pouvait savoir, s'il avait une certaine expérience, quelle attitude adopter dans chaque situation, à un contexte permanent d'incertitude juridique. On nous reprochait parfois, souvenir du siècle précédent, d'être omnipotents. On nous demande maintenant d'être infaillibles et omniscients. Aux dernières élections municipales, plus d'un tiers des conseillers sortants ne s'est pas représenté. Beaucoup ne se sentaient pas la force de poursuivre sur un chemin de plus en plus escarpé en portant un fardeau de plus en plus lourd. Les élus sont des hommes, pas des surhommes.
C'est pourquoi je voudrais ce matin, rapidement contribuer à vos débats en vous faisant part de quelques réflexions.
1. Un nouvel environnement d'incertitude juridique.
Dans le nouvel environnement municipal que l'on pourrait qualifier de juridiquement incertain, je distingue trois phénomènes majeurs.
- Tout d'abord, dans chaque domaine (notamment prise en compte du progrès des connaissances, des avancées du droit ou des exigences de l'Europe), les normes techniques ont évolué et évoluent de plus en plus vite, prenant souvent de cours les élus et les communes. Accessibilité des équipements recevant du public, bâtiments scolaires, jeux d'enfants sur les lieux publics pour ne citer que trois exemples, sont autant de domaines dans lesquels les normes - ou parfois leurs conditions d'application - ont varié considérablement. Personne ne songe à contester les améliorations que beaucoup d'entre elles représentent pour la sécurité de nos administrés. Simplement, il est de plus en plus difficile - et de plus en plus coûteux, ce qui n'est pas indifférent quand on veut contenir les taux d'imposition - d'être aux normes, quand elles changent si souvent. Dans certaines communes et je pense principalement à celles dont la taille leur interdit de disposer d'un personnel d'encadrement suffisant, c'est parfois l'information elle-même qui fait défaut aux élus et aux services qui sont à leur disposition.
- Ensuite, il faut constater que nos villes constituent, bien souvent, les principaux circuits d'explication, vis à vis de la population, des nouvelles politiques décidées au niveau national. Or trop de lois tuent la loi. Trop de règles tuent la règle. Nos textes sont, trop souvent, à la fois trop longs et trop imprécis. L'inflation législative ou réglementaire est à redouter car elle s'exerce toujours au détriment de la sécurité juridique.
Il faut donc s'habituer à prévoir, en même temps qu'on les écrit, la manière dont d'autres - les maires le plus souvent - auront à appliquer ces règles et, surtout, les moyens qu'ils auront à leur disposition pour le faire. Il faut également s'attacher à réduire le nombre impressionnant des décrets, arrêtés, circulaires d'application, qui viennent s'ajouter à un fonctionnement local déjà complexe. Que la règle soit fixée et que l'on s'y tienne ! Telle devrait être la ligne directrice de ceux qui rédigent ou votent le droit. Par ailleurs, quel maire peut dire qu'il n'a jamais hésité sur la manière d'appliquer telle ou telle disposition ? Le juge administratif, lui-même, est parfois en peine de trancher certaines questions épineuses. Ce sont des incertitudes importantes et récurrentes pour le maire, d'autant plus que la violation, même involontaire, de certaines règles peut engager sa responsabilité personnelle, alors même que la jurisprudence n'était pas fixée au moment où il a pris sa décision.
- Car, il faut bien l'évoquer, les élus locaux sont, aujourd'hui, souvent directement et personnellement, mis en cause pour des décisions prises le plus souvent en toute bonne foi dès lors que, malheureusement, un accident survient. Nul n'imagine un régime d'irresponsabilité totale dont les élus devraient bénéficier. Mais, si l'on sépare le bon grain de l'ivraie, qui - comme dans toute collectivité humaine - représente un certain pourcentage de dérapages et de délits que la société doit sanctionner, qui peut croire que les 700 décideurs locaux mis en examen en quelques années étaient tous malhonnêtes, incompétents ou inconscients ? Il y a souvent une confusion entre trois types différents de responsabilités : la responsabilité politique, la responsabilité administrative et la responsabilité pénale personnelle, et, compte tenu de la responsabilité pénale, ce qui peut constituer d'une certaine façon un recul de la démocratie, et aboutir parfois à la paralysie des décideurs.
2. Un phénomène durable.
Comment réagir, face à ce nouveau contexte ? Je crois qu'il nous faut être lucides et prendre conscience, collectivement, que l'évolution que nous avons vécue au cours des dernières années repose sur quelques déterminants.
Pendant des décennies, les textes applicables aux collectivités locales constituaient la norme, mais la pratique était, si j'ose dire, adaptable. Le contrôle de légalité était assez souple. La décentralisation n'avait pas réellement remis en cause un fonctionnement qui satisfaisait, il faut aussi le dire, beaucoup de monde : élus heureux d'échapper à certaines formalités qui semblaient inutiles, services de l'État pas mécontents d'éviter de longues procédures contentieuses avec les communes sur des questions qui leur paraissaient, alors, secondaires, administrés qui voyaient les choses aller plus rapidement et de façon plus souple. Ils trouvaient, ensemble, coutumièrement, des modalités d'application compatibles avec les moyens humains et financiers de chacun avec un objectif de simplicité administrative.
La réalité d'aujourd'hui est différente. Les normes sont à la fois plus strictes et plus fluctuantes. Leur application est devenue moins facile et plus rigoureuse. Je ne prendrai qu'un exemple : celui des commissions de sécurité. Elles n'hésitent plus aujourd'hui à émettre des avis de non-conformité de bâtiments publics, plaçant par la même occasion les élus en position, soit d'avoir à fermer ces équipements au risque du mécontentement, soit d'avoir à prendre, seuls, la décision de les laisser ouverts au risque de l'accident. Le principe de sécurité, le principe de précaution sont essentiels. Pour autant, s'inspirant en cela de réflexes venus de l'autre côté de l'Atlantique, notre société est souvent devenue, ainsi que le remarquait le dernier rapport du Conseil d'État, plaidante et victimaire. La mise en cause de la responsabilité des collectivités est de plus en plus souvent doublée de la recherche de la responsabilité personnelle et pénale des décideurs locaux.
Mon sentiment est que ce double phénomène est maintenant durablement inscrit dans notre paysage juridique. Il s'agit à la fois d'une évolution sociologique profonde de nos concitoyens et d'un des accompagnements de la décentralisation. L'aspiration collective à plus de sécurité, dans tous les domaines, est une évolution de nature sociologique que les conséquences de la crise sociale que notre pays traverse depuis deux décennies ont contribué à accentuer. Fragilisation, chômage, tensions sociales, on demandait en 1929 que se développent les formes du « socialisme municipal ». Inquiétude sur l'avenir, exclusions, angoisses à la fois pour soi et pour ses proches, on exige en 1998 que se développent, à l'encontre de ceux qui les assument, toutes les conséquences civiles et pénales de la « responsabilité managériale ».
Or, le processus de décentralisation engagé en 1982 a accru les pouvoirs des élus locaux et incite aujourd'hui l'État à assumer essentiellement une fonction d'arbitre. Plus en vue, les élus locaux sont aussi davantage dans la ligne de mire. Peut-on, doit-on attendre une inversion naturelle de la tendance ? Je ne le crois pas. C'est pourquoi beaucoup d'entre nous prônent une deuxième étape de la décentralisation et une véritable politique de déconcentration.
Il nous faut prendre en compte ce contexte nouveau, ce qui ne signifie pas, au contraire, que rien ne puisse - et ne doive - être fait pour éviter que le système s'emballe et déstabilise le fonctionnement même de nos collectivités. Rien ne serait pire qu'une spirale qui partant de l'addition d'une instabilité juridique grandissante et d'une mise en cause facilitée des élus induirait, entre eux et leurs administrés, une prudence excessive et une méfiance réciproque, pour aboutir à l'immobilisme et au blocage de tout projet. Nos territoires et leurs habitants ont besoin de capacités d'innovation, de forces de créativité et de solidarité. En d'autres termes, il faut agir pour que le système n'évolue pas d'un extrême vers l'autre.
3. S'adapter et réguler.
Pour répondre à cette nouvelle donne locale, il me paraît qu'il faille au minimum que chaque acteur assume sa part.
- La sécurité financière, pluriannuelle, ne doit pas faire défaut si on veut que nos villes s'engagent, après les cinq années du pacte de stabilité, dans des travaux pour la réduction des nuisances, pour l'amélioration des équipements, l'augmentation de la sécurité. Cela fait référence à des débats actuels.
- Les administrations de l'État au niveau déconcentré doivent être réorganisées pour être véritables centres d'information et de conseil aux élus. Aujourd'hui, quelle est souvent l'alternative devant laquelle se trouve un maire chargé d'appliquer une nouvelle législation ? Soit bricoler avec les moyens du bord, soit s'attacher, aux frais du contribuable, les services, souvent efficaces mais toujours onéreux, de cabinets privés de conseil. Si les services de l'État n'apportent pas toujours le soutien attendu, c'est qu'ils n'en ont pas les moyens. La décentralisation suppose que les élus trouvent, face à eux et localement, des partenaires disposant de la capacité de décision effective pour faire avancer les dossiers et des moyens matériels, mais aussi humains, pour le faire. Or la déconcentration n'a pas suffisamment accompagné la décentralisation. Si on n'y remédie pas, on ne parviendra pas à créer dans les préfectures les centres de ressources et de conseil aux collectivités dont les maires ont besoin.
- Les collectivités locales doivent s'organiser pour faire face à ce nouveau contexte d'instabilité juridique. Je vois, pour ma part, au moins quatre démarches porteuses d'avenir :
1. Le travail en réseau. Je l'avais évoqué l'an dernier, je suis persuadé que l'avenir des services publics locaux est dans un fonctionnement de ce type. En matière de conseil juridique également, l'information en réseau doit permettre de mettre en commun la connaissance acquise par chacun, au service de tous. Le développement des nouvelles technologiques rendra, à l'avenir, l'échange des données plus aisé.
2. Afin de répondre à l'inquiétude de chaque élu face aux conséquences personnelles que peuvent avoir des décisions prises en tant que décideur local, pourquoi ne pas imaginer un dispositif de mutualisation, évidemment pas des crimes et des délits, mais des risques civils ainsi engendrés car le maquis devient parfois une jungle. Afin que chacun puisse s'y retrouver et accéder à la même protection, un contrat spécial, couvrant véritablement les élus en matière de responsabilité civile, devrait être envisagé. Sinon, on peut craindre davantage de la part d'élus paralysés par la peur du mal agir que d'élus entreprenants pouvant se tromper mais agissant sans la sérénité que leur donnerait un véritable statut.
3. Répondre plus efficacement aux enjeux liés, pour les collectivités, à l'ère d'instabilité juridique dans laquelle nous sommes entrés, passe également par l'intercommunalité. Conçues pour bâtir des projets de développement, autour d'une vraie solidarité locale, les intercommunalités, pour peu qu'elles soient choisies et solidaires, peuvent se révéler efficaces comme support des réseaux d'information que j'évoquais à l'instant : connaissance des problèmes, recherche des solutions, diffusion des informations appropriées auprès des élus.
4. Enfin la nécessité toujours évoquée mais pas encore réellement appliquée d'un véritable statut de l'élu.
Voici, mesdames et messieurs, chers amis, quelques réflexions que je souhaitais partager avec vous ce matin. La discussion entre vous sera certainement passionnante. Je n'ai fait que l'amorcer. Notre pays change, il est indispensable que chacun s'y adapte. Vous êtes, maires de petites villes, en première ligne dans ce processus, mais vous ne devez pas être seuls : il en va de l'équilibre de nos collectivités et du bien-être de nos concitoyens. La sécurité n'est pas le contraire de l'initiative. Elle en est de même la condition. Nous avons besoin de plus de sécurité parce que nous avons besoin de plus d'initiative. Merci.