Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, dans "Sud-Ouest" du 16 novembre 1995, sur le plan de réforme de la Sécurité sociale, notamment les mesures pour traiter la dette.

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Média : Presse régionale - Sud Ouest

Texte intégral

Sud-Ouest : Comment avez-vous réagi à l'accueil de votre plan par l'Assemblée ?

Alain Juppé : Quand on parle du haut de la tribune, dans l'hémicycle, on est très sensible au climat, à l'attention de l'auditoire, à la qualité de l'écoute et des réactions. Hier, de ce point de vue, j'ai été « porté par ma majorité ». Je l'ai sentie d'abord attentive, puis convaincue et surtout unie. Je crois que c'est un déclic important qui s'est produit.

S.-O. : Parmi les nombreuses mesures que contient votre plan, laquelle vous paraît la plus significative ?

A. J. : C'est difficile de choisir, mais j'en prendrai deux. La première, c'est que nous allons procéder à une « refondation » démocratique de la Sécurité sociale, cinquante ans après, afin de lui donner une nouvelle légitimité. Ceci par une révision de la Constitution. Nous voulons ainsi permettre au Parlement – ce qu'il ne peut pas faire aujourd'hui – de se prononcer sur les grandes orientations de la politique sociale du pays et sur les équilibres financiers prévisionnels de la protection sociale. Je souhaite que le Parlement devienne véritablement le maître du jeu en matière de comptes sociaux. Ses orientations serviront ensuite de base à un nouveau système conventionnel entre l'Etat et les caisses. C'est le vrai changement, celui qui nous fait passer d'un système de bricolage, de dérapages successifs à un système d'autorégulation du mécanisme.

La deuxième grande réforme est l'institution d'un régime universel d'assurance maladie. Je vous rappelle qu'il existe actuellement dix-neuf régimes à base professionnelle. Il y a des différences considérables entre eux dans la prise en charge et dans l'effort contributif. Cela prendra du temps, mais nous voulons constituer un régime universel avec égalité dans les prestations et harmonisation progressive des cotisations.

S.-O. : Le fait de couler cette réforme dans la Constitution n'est-ce pas mettre votre majorité au pied du mur ?

A. J. : Je n'avais pas besoin de mettre la majorité au pied du mur. Elle est décidée à faire des réformes. Je n'ai jamais eu aucune crainte à ce sujet. D'ailleurs ce n'est pas la réforme dans son ensemble qui sera coulée dans la Constitution, mais simplement la possibilité donnée au Parlement d'intervenir comme je l'ai dit.

S.-O. : Cela n'aboutit-il pas à une sorte de dessaisissement des syndicats du contrôle de la Sécu ?

A. J. : Je ne crois pas que l'on puisse dire que le fait de faire voter la représentation nationale équivaut à dessaisir les syndicats. Il s'agit là d'une masse financière de 2 000 milliards de francs et donc il est parfaitement normal qu'un acte de légitimité démocratique fixe les orientations et la quantité d'argent que la collectivité nationale est prête à dépenser chaque année pour sa protection sociale. Ensuite, il faut gérer les choses et là nous souhaitons que les partenaires sociaux restent responsables, que dans toute la chaîne des conventions, nationales et régionales, qui définiront les objectifs quantifiés, ils soient aux commandes.

S.-O. : L'actuelle gestion paritaire du système par les partenaires sociaux n'est pas très démocratique. N'est-il pas temps d'organiser des élections là aussi ?

A. J. : C'est un point sur lequel les idées des partenaires sociaux sont un peu difficiles à élucider. Sont-ils vraiment pour des élections ? J'ai retiré la conviction, au terme de mes entretiens, que tout le monde les réclame en espérant bien qu'elles n'auront pas lieu. Nous sommes dans un système « à la libanaise » où l'on reconduit d'année en année des gens qui ont été élus en 1983. Je vais donc proposer que l'on réforme les conseils d'administration des caisses, que l'on en revienne à une composition tripartite : syndicats, patronat, personnalités qualifiées. Je propose également d'instituer un conseil de surveillance dans lequel siégeront, notamment, des parlementaires qui auront ainsi un droit de regard sur la mise en oeuvre des décisions votées par le Parlement.

S.-O. : Certains, y compris au sein de votre propre majorité, considèrent que vous auriez dû aller plus vite dans les réformes.

A. J. : C'est vrai, on m'a dit « Il aurait fallu faire cette réforme en arrivant ». Je crois que cela aurait été une très grave erreur politique, car nous n'aurions pas pu créer les conditions nécessaires à l'acceptation de la réforme. Il y a maintenant une attente. On me demande de tous les côtés d'aller vite et fort. Ce changement s'est opéré à la suite d'un processus pédagogique et d'une concertation. Les forums régionaux ont été très utiles. Pendant tout ce temps-là j'ai écouté. Des ballons d'essai ont été lancés. Je ne prendrai qu'un exemple : les critiques sont venues lorsqu'on nous soupçonnait de vouloir augmenter les cotisations vieillesse des salariés et des entreprises. Eh bien, il n'y a pas d'augmentation de ces cotisations.

S.-O. : Justement, pourquoi et comment avez-vous peu renoncer à ce nouveau prélèvement ?

A. J. : Je vais aller beaucoup plus loin que je ne l'avais annoncé dans le domaine financier. J'avais prévu un déficit prévisionnel de l'ordre de 61 milliards pour l'année prochaine et je voulais le réduire de moitié, c'est-à-dire le ramener à 31 milliards. Or, nous allons le limiter à 17 milliards. Il y aura même un retour à l'équilibre, voire un léger excédent, en 1997.

Nous allons en effet traiter à part la dette du système. Pour clarifier la dette du système. Pour clarifier les responsabilités, on ne peut pas continuer à faire peser sur les branches la charge financière de la dette accumulée au fil des ans. Nous allons donc la « cantonner » et créer une caisse d'amortissement de la dette de la Sécurité sociale. Nous y mettrons la dette 92-93 (110 milliards) et les 17 milliards de déficit prévisionnel pour 1996. Soit au total, en arrondissement, 250 milliards. Donc, à partir de 1996, il n'y aura plus de charges financières pesant sur les branches de la Sécurité sociale et sur le Fonds de solidarité vieillesse.

S.-O. : Comment allez-vous financer cette dette ?

A. J. : Je crée un prélèvement nouveau : une contribution exceptionnelle de remboursement de la dette sociale, calculée sur l'assiette de la CSG élargie. Il me reste alors une trentaine de milliards à trouver pour ramener le déficit à 17 milliards l'an prochain. Je les trouverai pour l'essentiel par des économies, ensuite par des mesures de transfert et en troisième lieu par un relèvement de la cotisation maladie des retraités.

S.-O. : Est-ce bien équitable ?

A. J. : Le relèvement de la cotisation maladie des retraités me semble être une réforme de justice. Les personnes en activité versent pour leur assurance maladie 6,8 % de cotisations, alors que les retraités paient seulement 1,4 %. Ce n'est pas explicable. En effet, le pouvoir d'achat des retraités et la situation des inactifs sont bien souvent comparables à ceux des actifs, pour ne pas dire meilleurs.

S.-O. : Parfois aussi très inférieurs…

A. J. : C'est vrai. Mais en moyenne le pouvoir d'achat des retraités s'est bien maintenu.

S.-O. : Votre plan prévoit au moins deux prélèvements, ne craignez-vous pas qu'en amputant encore le pouvoir d'achat, ils ne freinent un peu plus la croissance ?

A. J. : C'est un choix politique fondamental que j'ai fait dès le mois de mai et que le président de la République a confirmé très clairement le 26 octobre. Notre conviction est qu'il faut rompre avec la politique des années antérieures qui était de laisser filer les déficits sociaux et publics. Résultat : on a récolté des taux d'intérêt réels sans précédent. Notre idée des d'inverser le processus d'avoir une politique budgétaire très rigoureuse et de créer ainsi, dans les deux mois qui viennent, les conditions d'une détente forte des taux d'intérêt. Je rappelle qu'un point de taux d'intérêt en moins représente 50 milliards réinjectés dans l'économie. Si mon plan, qui prévoit une hausse des prélèvements d'une trentaine de milliards, réussit à provoquer une baisse des taux de un point à un point et demi, il sera positif pour l'activité économique. Nous verrons le résultat à la fin de l'année.

S.-O. : Au moment où les automobilistes doivent acheter leur vignette, qui devait elle aussi être provisoire, comment convaincre les Français que la « RDS » ne va pas s'installer définitivement dans le paysage fiscal ?

A. J. : Cette contribution est créée pour la durée du remboursement de la dette. Soit, avec le taux de 0,5 % que nous avons retenu, treize ans. Pas plus.

S.-O. : Mais comment faire comprendre aux Français qu'il leur faille fournir un effort aussi long pour retrouver des comptes équilibrés ?

A. J. : Je dois faire comprendre aux Françaises et aux Français ce qu'il faut faire. Si deux millions de personnes descendent dans la rue, mon gouvernement n'y survivra pas et je n'ai pas de doute là-dessus. Mais je ne crois pas à cette hypothèse. Je suis persuadé que les Français ont bien compris la nécessité de l'effort, que ce qui est en jeu, c'est la survie de la Sécurité sociale. A partir du moment où ces efforts sont équitablement répartis, je pense les convaincre.

Par ailleurs, nous avons fait le choix de la rigueur budgétaire pour desserrer la contrainte monétaire et de faire repartir la machine économique. Si cela marche, nous aurons gagné.

S.-O. : Combien de temps vous donnez-vous pour réussir ?

A. J. : Tout ça va se jouer dans les trois mois qui viennent. D'où l'intérêt des ordonnances. Parce qu'il y a urgence et parce que les délais traditionnels de la discussion parlementaire ne permettraient pas d'atteindre l'objectif dans les délais d'urgence qui s'imposent. Il nous faut donc faire voter avant Noël une loi habilitant le gouvernement à légiférer par ordonnances. Et, bien avant l'été, nous aurons un débat de ratification.

S.-O. : Comment pouvez-vous contrer les attaques des balladuriens ?

A. J. : Je ne suis pas en mesure d'empêcher ces attaques. Je leur ai simplement demandé, hier soir, de dire s'ils sont d'accord ou pas avec les mesures que je propose. Il y a eu vote. S'ils n'étaient pas d'accord, il leur fallait refuser la confiance. A partir du moment où ils ont voté cette confiance, cela signifie qu'ils sont d'accord.

Cela dit, je ne me formalise pas qu'au cours du débat, différents points de vue se soient exprimés. C'est tout à fait normal.

S.-O. : Pourquoi reporter d'un an l'entrée en application de la prestation autonomie ?

A. J. : J'ai été sensible aux arguments invoqués par de nombreux parlementaires. Nous allons du coup unifier la date de cette entrée en vigueur au 1er janvier 1997, qui sera la même pour les personnes en établissements et les personnes à domicile. Le texte qui permet cette prestation sera voté au cours de la prochaine session.

S.-O. : Les balladuriens vous accusent aussi d'avoir délibérément gonflé le niveau de la dette, en intégrant les passifs de 1991 à 1993 que le gouvernement précédent aurait apurés.

A. J. : C'est une absurdité. La dette est là, et personne ne l'a remboursée. Simplement, il faut la financer clairement, non pas par des cotisations vieillesse qui a d'autres missions.

S.-O. : Comment allez-vous vous y prendre pour que la fameuse « maîtrise des dépenses médicales » cesse d'être une vue de l'esprit ?

A. J. : Il faut absolument faire passer l'idée qu'il ne peut y avoir de maîtrise sans risque de sanction. Sans cela, on continuera à s'engager sur des taux d'évolution des dépenses sans les respecter. Je crois que l'un des aspects les plus audacieux du plan que je propose consiste à dire aux médecins que la revalorisation de leurs honoraires dépendra du respect des objectifs quantifiés décidés de façon conventionnelle. C'est en effet sur la capacité d'instaurer des « mécanismes » de rééquilibrage des dépenses et des recettes que le gouvernement sera jugé.