Interviews de Mme Christiane Lambert, présidente du CNJA, dans "Le Figaro" du 30 mai et à Europe 1 le 31 mai 1996, sur l'affaire de la "vache folle", la mise en oeuvre de la Charte de l'installation des jeunes agriculteurs et les actions prioritaires pour son deuxième mandat à la présidence du CNJA.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : 30ème congrès du CNJA à Angers du 29 au 31 mai 1996

Média : Le Figaro - Europe 1

Texte intégral

Le Figaro : 30 mai 1996

Le Figaro : Quelles leçons les jeunes agriculteurs tirent-ils de l'affaire de la vache folle ?

Christiane Lambert : Contrairement à ce que certains prétendent, il ne s'agit aucunement d'un simple épiphénomène sans conséquences autres qu'économiques. Bien au contraire. Cette affaire catalyse bien des problèmes qui se posent aux producteurs agricoles, incapables, hélas, d'apporter une réponse claire. Mais comment pourrait-il en être autrement puisque l'on doute même de la fiabilité des rapports d'experts. Sont-ils scientifiques, économiques, politiques ? En vérité, on ne sait à qui se fier.

En tout cas, il est injuste de voir les agriculteurs faire figure de boucs émissaires. Mais au-delà, c'est tout la question de l'indépendance de la recherche, de son autonomie et de sa capacité d'investigation et d'anticipation qui est posée.

En tant que responsable professionnelle chargée de m'exprimer au nom des paysans, je regrette profondément de ne pouvoir disposer de références fiables. Une question se pose pourtant : pourquoi, alors que l'on connaissait l'existence du problème depuis 1986 en Grande-Bretagne, la recherche n'a pas été menée à son terme en France en ce qui concerne notamment la transmissibilité de la maladie de la vache folle chez l'homme. Les producteurs, tout autant que les consommateurs, ont besoin de clarté.

À juste titre, la mère de famille que je suis, exige de l'agriculture que je suis, et tout autant des industriels, de rendre des comptes en matière de santé. Cette affaire a réveillé une sensibilité dans l'opinion publique pourtant perceptible depuis des années puisque l'aspect bien-être de l'alimentation est devenu un facteur de vente déterminant.

C'est pourquoi nous ne pouvons accepter les dérives à l'anglaise résultant d'une approche trop libérale de l'agriculture. La recherche doit être neutre et s'en tenir à la seule sécurité de l'alimentation et au respect des ressources naturelles. En somme, elle doit apporter aux consommateurs toutes les garanties qu'ils attendent. Autrement, nous irons vers d'autres catastrophes.

Les agriculteurs trinquent parce qu'ils ont fait confiance à des fabricants de farines animales qui ont joué avec le feu. Il faut que ces derniers respectent un cahier des charges strict. Nous entendons bien faire preuve de vigilance. En attendant, la méthode française visant à abattre totalement un cheptel lorsqu'il y a problème reste la meilleure des solutions quoi que cela puisse coûter.

Le Figaro : Le syndicalisme agricole a récemment connu quelques secousses. Qu'en est-il au CNJA ?

Christiane Lambert : Historiquement, la FNSEA exerce une tutelle sur le CNJA, mais cela ne nous a jamais empêché de conserver une autonomie de pensée, d'action et de proposition. C'est aussi notre force. Les différends au sein de la FNSEA ont été d'autant plus médiatisés que la Fédération célébrait son cinquantenaire. Je n'ai pas voulu m'immiscer dans cette affaire.

« Eux c'est eux, nous c'est nous. » Mais je regrette ces événements qui ont incontestablement laissé une blessure au sein du syndicalisme agricole.

Le Figaro : Quel bilan dressez-vous de l'action agricole du gouvernement depuis un an ?

Christiane Lambert : Nous avons, à l'évidence, un ministre qui souhaite laisser sa griffe sur la politique agricole. Mais si nous nous réjouissons de certaines avancées, nous regrettons le surplace de certains dossiers pourtant essentiels comme celui de la réforme et la fiscalité agricole. Cependant, la grande affaire reste pour nous, comme pour le gouvernement qui s'y est engagé, la mise sur orbite de la Charte de l'installation. Sur ce point, nous sommes en phase avec le ministre de l'Agriculture, Philippe Vasseur qui, d'emblée, a avalisé le projet en se disant probablement : tiens, voilà des syndicalistes qui font autre chose que de se plaindre tous les matins. De plus, il y a dans cette Charte une notion d'emploi et d'aménagement du territoire qui s'inscrit dans la ligne du gouvernement.

Cette Charte est un message fort et tord le cou à cette fatalité du déclin qui prévalait en agriculture depuis des décennies. C'est aussi un choix fondamental de société puisqu'il s'agit de savoir si l'on veut une agriculture d'au moins 450 000 paysans alors que certains préconisent un système à 150 000. Philippe Vasseur répète qu'il ne veut pas d'une agriculture sans hommes. La concertation est en marche un peu partout. Reste à savoir si nous obtiendrons les moyens économiques, législatifs et réglementaires pour mener à bien ce grand dessein.

La tentation du gigantisme

Convient-il de favoriser des installations individuelles ou d'augmenter les capacités de production existantes ? Tel est l'enjeu. Pour ma part, je rejette la tentation du gigantisme. La course aux références laitières, de viandes bovines ou céréalières est excessive et empoisonne le débat. Nous nous heurtons à des intervenants qui bien souvent n'ont rien à voir avec l'agriculture et risquent de mettre ne péril l'installation de certains jeunes. D'autant plus que le gel des crédits, y compris sur les actions d'installation, n'arrange pas les choses.

Un autre sujet nous préoccupe, celui de la mise aux normes des bâtiments d'élevage décidée par Bruxelles. Les aides nationales représentent seulement le quart des besoins réels des agriculteurs. Certes, nous sommes tous convaincu de la nécessité de bâtir une agriculture respectueuse de l'environnement. Mais cela représente un coût que l'on ne peut absorber aussi rapidement. Enfin, je reviens sur le point épineux de la fiscalité. Des avancées avaient bien eu lieu dans le cadre de la conférence annuelle mais elles sont nettement en retrait par rapport aux propositions du député Vasseur. Nous devons mener à terme cette réforme fiscale et sociale pour cesser d'être les champions d'Europe du prélèvement fiscal.

Le Figaro : Quelles actions prioritaires entendez-vous mener lors de votre second mandat à la présidence du CNJA ?

Christiane Lambert : Après deux années très intenses de propositions, il nous a paru nécessaire, pour un instant, de « poser nos valises » afin d'anticiper les échéances de cette fin de siècle. Quelle Europe voulons-nous et quelle place la France doit-elle avoir au sein de l'Union européenne ? Pour sa part, le CNJA réaffirme son attachement à une Europe plus fortement présente sur la scène internationale et qui préserverait un potentiel agricole sur l'ensemble du territoire. Dans ce cadre, l'Union européenne doit privilégier le renouvellement des générations dans sa politique agricole en permettant aux jeunes exploitants d'accéder aux droits et références.

Nous sommes pour une agriculture nombreuse, performante et citoyenne. Et à l'heure où les pays européens manquent de projets, nous avons la faiblesse de penser que nos réflexions, tout comme la réussite future de la Charte de l'installation, pourraient s'exporter dans une Union européenne dont la population agricole s'effondre. Ainsi prendrions-nous le relais de ceux qui, il y a trente ans, ont inspiré la politique agricole commune.


Europe 1 : 31 mai 1996

Europe 1 : Le congrès du CNJA reçoit à Angers son ministre P. Vasseur. Il aura droit à un coup de gueule ou est-ce toujours le parfait amour ?

Christiane Lambert : Je crois que l'accueil sera plutôt froid puisque nous l'attendons sur un certain nombre de sujets. Il s'est engagé beaucoup et aujourd'hui, nous attendons les réponses. J'espère qu'il vient chargé.

Europe 1 : Vous attendez d'abord une aide pour les éleveurs de bovins victimes du contre-coup de l'affaire de la « vache folle » ?

Christiane Lambert : La première réalité, la première urgence, c'est effectivement de donner des mesures de compensation aux éleveurs qui ont perdu 1 500 à 2 0000 francs par animal dans les semaines qui viennent de s'écouler alors qu'ils n'y sont pour rien et qu'ils subissent la crise de la « vache folle ». La seconde aide que nous attendons, c'est également en direction des arboriculteurs qui est un secteur d'activité qui souffre énormément.

Europe 1 : La FNSEA trouvait hier que le milliard et demi qui viendrait de Bruxelles n'est pas suffisant.

Christiane Lambert : La difficulté, c'est que le nombre d'éleveurs touchés est très important et que les montants des pertes sont eux aussi très importants. Lorsqu'il y a eu, sur la première semaine, 60 % de baisse de la consommation de la viande bovine, vous imaginez bien que les prix à la production se sont complètement effondrés.

Europe 1 : Encore une fois, c'est l'Europe vache à lait pour la bonne cause, pour la « vache folle » ?

Christiane Lambert : C'est l'Europe vache à lait certes, mais c'est l'Europe sûre des contributions des États qui va venir en aide au nom de la solidarité à des éleveurs victimes à un moment donné d'une difficulté.

Europe 1 : En quoi les agriculteurs seraient-ils des « boucs émissaires de la crise », comme vous le dites ce matin dans Le Figaro.

Christiane Lambert : Les agriculteurs qui sont en bout de chaîne sont effectivement les boucs émissaires de cette crise parce qu'elle est née en Angleterre suite à des négligences des pouvoirs publics anglais : le non-respect d'un certain nombre de règles, le non-respect de règles sanitaires, le fait que les vétérinaires n'étaient pas des vétérinaires publics et qu'ils étaient donc beaucoup moins scrupuleux. L'introduction de farine de viande dans les aliments, de viande non chauffée donc présentant des risques, a effectivement que la maladie s'est propagée en Angleterre et que personne n'a réagi pendant pas mal d'années, jusqu'au jour où l'affaire est arrivée au grand jour. Aujourd'hui, le discrédit est porté sur l'ensemble des éleveurs, où qu'ils se trouvent et quelle que soit leur façon de travailler, quels que soient leurs efforts de qualité. Donc effectivement, ils sont les victimes de cette crise-là.

Europe 1 : Certaines personnes pensent que l'affaire de la « vache folle » a été étouffée en France ? Y-a-t-il eu une conspiration du silence ?

Christiane Lambert : Étouffée, c'est beaucoup dire. Je crois que la France et les médias en ont parlé autant ou plus en France que dans d'autres pays. Il y a beaucoup moins de cas de « vache folle » en France et en plus, elles ont toutes été éradiquées, c'est-à-dire abattues dès qu'elles ont été détectées pour être sûr qu'elle ne se propage pas, pour qu'on ne puisse pas avoir de doute supplémentaire. Donc ce n'est pas caché. C'est être beaucoup plus expéditif que ne l'ont été les Anglais. C'est peut-être ce qu'ils auraient dû faire eux dès le départ.

Europe 1 : Vous attendez le ministre Vasseur au pied du mur de ses promesses. Est-ce que c'est à propos de la charte d'installation des jeunes agriculteurs que vous attendez qu'il tienne ses engagements ?

Christiane Lambert : À la fin de l'année dernière, il a signé avec M. Juppé la charte nationale pour l'installation des jeunes agriculteurs mais nous ne l'avons pas contraint. Il y est allé de lui-même. C'est donc cet engagement politique de la France en faveur de l'installation des jeunes agriculteurs et de l'agriculture que nous allons lui rappeler aujourd'hui. À peine les lignes budgétaires sont-elles sorties qu'elles ont été victimes elles aussi de la rigueur et du gel budgétaires. Vous savez, 150 millions, - 15 %, il ne reste pas grand-chose à répartir sur toute la France.

Europe 1 : Vous êtes sûr que ce n'est pas le ministre qui a acheté le syndicalisme agricole jadis contestataire en lui offrant justement ce système d'aide à l'installation ?

Christiane Lambert : Il n'a acheté personne et en tout cas, s'il pensait nous acheter à ce prix-là, il s'est trompé. On vaut beaucoup plus cher que ça. Le silence des jeunes agriculteurs, ce n'est pas ça. La réalité, c'est qu'aujourd'hui, il a pris des engagements sur beaucoup de dossiers. Nous sommes maintenant au pied du mur sur ce dossier-là et sur beaucoup d'autres. Nous attendons aujourd'hui des réponses concrètes et des engagements.

Europe 1 : Sur l'installation, vous avez déjà davantage de jeunes qui s'installent ou de salariés agricoles qui reprennent des installations ?

Christiane Lambert : L'année 1995 a effectivement marqué une légère reprise, + 6% sur l'ensemble de la France, du nombre d'installations. Cette reprise se confirme sur le début de 1996 et il ne faut pas se réjouir trop vite. Il faut ne pas baisser la pression et continuer dans chaque département à assurer ce réflexe d'installation pour permettre aux projets de naître.

Europe 1 : Pourquoi échapperiez-vous au système des installations plus grandes avec moins d'exploitations. Pourquoi pensez-vous qu'en l'an 2000 il pourrait vraiment y avoir une installation pour un départ ?

Christiane Lambert : Échapper à la réduction des exploitations… Je crois que nous n'y échapperons pas parce que le nombre de départs est encore beaucoup plus important que le nombre d'installations. Par contre, ce que nous recherchons, c'est un meilleur équilibre de ce solde. Ce que vous voulons dire aussi, c'est qu'après le déséquilibre démographique important, nous avons le challenge possible d'arriver à une installation pour un départ d'ici l'an 2000-2005 selon des départements, et que c'est davantage de la volonté locale, de la volonté départementale d'accompagner des jeunes dans des projets, comme c'est fait ici dans le Maine-et-Loire, que dépend la réussite des installations. Quand certains départements font plus de 20 % d'installation sur une année, c'est bien que les organisations agricoles se sont mobilisées pour y arriver.

Europe 1 : Pourquoi l'économie libérale européenne aurait-elle une exception qui serait son agriculture, éternellement subventionnée ?

Christiane Lambert : L'agriculture a été la première à s'organiser au niveau européen, dans les années 60, et à construire la politique agricole commune. Ça répondait véritablement aux objectifs de l'Europe, d'une grande Europe qui malheureusement n'a pas su, dans bien d'autres secteurs d'activité, s'organiser de la même façon. Aujourd'hui, la politique agricole, qui est une des seules à souffrir du manque de politique monétaire, du manque de politique sociale et donc du manque d'un certain nombre d'autres politiques d'accompagnement, elle est la seule, certes, mais elle a permis à l'Europe de devenir largement exportatrice sur des produits agricoles et agro-alimentaires. Elle a donc ramené des devises pour l'Europ et dans chacun des États. De cela, on ne peut que se réjouir.

Europe 1 : Vous avez été réélue sans douleur à la tête du CNJA ?

Christiane Lambert : Sans douleur aucune, avec une large majorité et à l'unanimité moins une voix au bureau.

Europe 1 : Vous êtes partie pour présider la CNJA à vie ?

Christiane Lambert : Non, je suis partie pour présider le CNJA pendant deux ans.

Europe 1 : La FNSEA a fait le ménage après le départ de L. Guyau. On a poussé certains vers la porte ? Est-ce que ce sera la même chose chez les jeunes agriculteurs ?

Christiane Lambert : On ne les a absolument pas poussés vers la porte. Je peux même vous dire que certains ont partis en pleurant, atteints par la limite d'âge. Mais il n'y a pas eu de grand ménage. Au contraire, tous ceux qui pouvaient y rester selon l'âge sont restés. Ils sont au nombre de sept au bureau. Les autres ont été renouvelés. Il y a eu un renouvellement d'environ 50 % dans notre équipe.

Europe 1 : Après ce nouveau mandat, que vous restera-t-il ? Serez-vous la première femme présidente de la FNSEA ?

Christiane Lambert : Je n'envisage pas du tout les choses sous cet angle-là. Laissons le temps venir.