Interview de M. François Fillon, ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace, à Europe 1 le 30 janvier 1996, sur le changement de statut de France Télécom et l'ouverture à la concurrence, et sur la politique gouvernementale en matière d'autoroutes de l'information.

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Média : Europe 1

Texte intégral

O. de Rincquesen : La France est-elle prête pour jouer la grande partie de Monopoly des télécommunications ?

F. Fillon : Vous voyez que le monde des télécommunications se restructure. Il y a depuis deux ans de grandes manoeuvres en cours autour de la composition de trois ou quatre grands groupes mondiaux. Les Anglais ont montré le chemin en constituant un ensemble considérable, British Telecom MCI ; les Américains, avec ATT, et une grande partie des Européens se sont regroupés dans un deuxième ensemble, Unisource ; nous venons de réaliser une alliance France Télécom-Deutsche Telekom qui nous place sur un pied d'égalité par rapport à ces deux autres groupes.

O. de Rincquesen : N'allez-vous pas être contraint de changer plus vite le statut de France Télécom ?

F. Fillon : C'est un sujet sur lequel le gouvernement travaille. Dans quelques semaines, je présenterai au Parlement la loi qui va modifier la réglementation en matière de télécommunications en France, pour nous préparer à l'ouverture de la concurrence décidée pour le 1er janvier 1998. Dans le même temps, un nouveau président de France Télécom a été nommé à l'automne qui est chargé d'un certain nombre de réformes internes, qui est chargé aussi de densifier le dialogue social au sein de l'entreprise pour permettre, le moment venu, dans le courant 96, d'engager cette discussion avec les organisations syndicales sur les modifications à apporter au statut.

O. de Rincquesen : « Densifier le dialogue social » : qu'est-ce que ça veut dire ? Ne pas toucher au statut ?

F. Fillon : Tout le monde sait qu'il est inéluctable que le statut de France Télécom évolue pour permettre à France Télécom dans un monde concurrentiel de maintenir ses positions et même d'en acquérir de nouvelles à travers les stratégies d'alliances que j'évoquais tout à l'heure. Mais chacun sait aussi que les personnels de France Télécom sont inquiets de cette évolution, ont besoin d'être rassurés, ont besoin d'avoir des garanties. Ces garanties, nous pourrons d'autant mieux les leur proposer que le dialogue social au sein de l'entreprise aura été intensifié, ce qui est le cas d'ailleurs : c'est le travail que M. Bon accomplit depuis maintenant plusieurs mois.

O. de Rincquesen : Vous aviez parlé de privatisation d'ici la fin 96.

F. Fillon : Nous n'avons jamais parlé de privatisation puisqu'il a toujours été clairement indiqué que l'État resterait majoritaire dans l'entreprise. Mais il y a un compte à rebours qui s'impose au gouvernement : 1er janvier 1998, c'est l'ouverture à la concurrence en Europe. Si France Télécom, d'ici-là, n'a pas été adaptée, ça veut dire que France Télécom risque de souffrir de cette ouverture à la concurrence. Nous ne voulons pas refaire, avec France Télécom, ce qui a été fait avec Air France il y a dix ans : les gouvernements français successifs ont accepté la dérégulation dans le domaine du transport aérien sans modifier le statut et la structure d'Air France. On voit aujourd'hui le résultat.

O. de Rincquesen : Si on ne va pas jusqu'à la privatisation, ne risque-t-on pas de plomber France Télécom ?

F. Fillon : Il y a, pour nous, une voie entre la privatisation et la situation de monopole public que nous connaissons aujourd'hui. Le projet de loi que je présenterai au Parlement dans le courant du printemps doit nous permettre de construire un modèle à la fois d'ouverture à la concurrence et de maintien du service public. Au fond, nous voulons démontrer – c'est un enjeu important pour l'Europe tout entière – que la concurrence et le service public peuvent faire bon ménage.

O. de Rincquesen : L'échéancier, c'est bien fin 96 ?

F. Fillon : C'est avant le 1er janvier 1998.

O. de Rincquesen : Même s'il y a de la grogne sociale ? À la SNCF, ça passait mal.

F. Fillon : Il va nous falloir convaincre, expliquer que l'avenir de l'entreprise, des personnels de l'entreprise, des 175 000 salariés de France Télécom, passe par une stratégie offensive des conquêtes des marchés.

O. de Rincquesen : Les autoroutes de l'information, mythe ou réalité ?

F. Fillon : Dans la presse économique ces derniers jours, Internet fait l'objet de commentaires les plus élogieux, que ce soit de la part d'ATT, qui annonce « je veux 60 % du marché des utilisateurs d'"Internet" ou de "Microsoft" », qui est en train de passer un accord avec MCI dans la perspective de développer les outils de communication et de navigation sur le réseau. C'est justement pour tester l'importance de ces marchés que le gouvernement a choisi un projet de loi qui favorise les expérimentations plutôt que de faire ce que nous avons l'habitude de faire dans notre pays, c'est-à-dire de décider d'un plan Câble ou Minitel ou Autoroutes de l'information. Nous avons préféré lancer toute une série d'expérimentations qui vont permettre sur des créneaux particuliers de tester les comportements des consommateurs, leurs attentes et l'existence ou non d'un marché.

O. de Rincquesen : Ne risque-t-on pas d'arriver comme les carabiniers quand on voit les Américains déjà bien installés ?

F. Fillon : Ça dépend des domaines. Dans le commerce électronique, la France a plutôt une longueur d'avance sur les États-Unis. Il y a 2 millions de Français qui achètent régulièrement des produits par l'intermédiaire du Minitel. Il n'y a pas 800 000 Américains qui font du commerce électronique. Il ne faut pas être pessimiste : nous avons, dans bien des domaines, un savoir-faire et une avance qu'il faut exploiter.

O. de Rincquesen : Ne risque-t-on pas de tomber dans le vide juridique de ce monde communicant ?

F. Fillon : Il n'y a pas vraiment de vide juridique. Il y a une législation française de droit commun qui prévoit qu'il est interdit de diffuser ou de fabriquer ou de transporter des messages ayant trait à l'incitation à la haine raciale, à la pornographie, en particulier du moment qu'ils peuvent être vus par les enfants. La question qui est posée avec Internet et les nouveaux réseaux, c'est celle du droit de poursuites dans des pays qui n'ont pas forcément les mêmes législations que nous.

O. de Rincquesen : Il faut réinventer une censure informatique ?

F. Fillon : Non. Il va falloir inventer un droit international de la communication, comme il y a un droit international de la mer. Nous avons déjà pris des initiatives en ce sens. Un groupe de travail a été mis en place à mon initiative pour voir comment proposer dans le cadre européen à nos partenaires américains en particulier une législation internationale.

O. de Rincquesen : Approuvez-vous la méthode Chirac en matière d'essais nucléaires ?

F. Fillon : L'Europe se félicitera dans quelques années de la décision qui a été prise par J. Chirac de faire une dernière série d'essais nucléaires pour nous donner la capacité de fabriquer des armes et de les tester en laboratoire. Lorsque l'Europe aura besoin d'une dissuasion indépendante pour assurer sa défense, la France et la Grande-Bretagne seront là pour la lui donner.