Texte intégral
Le Monde : 26 juin 1997
Le Monde : L’une des premières décisions du gouvernement aura consisté à donner des papiers à des étrangers en situation irrégulière. Ne rejouez-vous pas le scénario de la grande régularisation de 1981, en risquant de provoquer un appel d’air favorable à un afflux de nouveaux immigrés ?
Jean-Pierre Chevènement : En aucune manière. Ni laxisme ni repli frileux ! Les Français ont le droit de connaître la vérité. Primo, l’« immigration zéro » n’a jamais existé. Chaque année, y compris depuis quatre ans, environ 100 000 étrangers obtiennent le droit de vivre en France, qu’ils soient mariés à des Français, réfugiés politiques, apparentés à des résidents réguliers ou travailleurs permanents utiles dans quelques secteurs. C’est normal dans un pays à vocation mondiale.
Secundo, il faut tenir compte de la situation économique et sociale du pays, avec ses cinq millions de chômeurs réels. Le mot d’ordre « des papiers pour tous » n’a pas de sens dans ce contexte. L’immigration doit être maîtrisée. Tertio, les déséquilibres démographiques et économiques s’accroissent entre les pays riches du Nord et les pays pauvres du Sud.
La France connaît deux problèmes essentiels : le chômage et un doute profond sur son identité et son avenir. A ce propos, il faut répéter, comme le Premier ministre l’a fait, que l’identité de la France est celle de la République : un français, c’est un citoyen français, rien de plus, rien de moins. La nation citoyenne est le contraire de la nation ethnique. Elle se définit par un projet partagé, non par une « souche » mythique. La gauche doit défendre la conception républicaine de la nation.
Le Monde : En quoi cela justifie-t-il une opération de régularisation ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut changer la loi devenue incompréhensible après plus de quarante modifications successives et mettre un terme à une situation d’imbroglio juridique extrême qui fait qu’un grand nombre d’étrangers ne sont aujourd’hui ni régularisables ni susceptibles d’être reconduit à la frontière, ce qui créé « des situations intolérables et inextricables », selon le terme même employé par Lionel Jospin. La circulaire adressée, ce mercredi, aux préfet est une mesure transitoire.
Notre but consiste à proposer, dès l’automne, une loi juste, claire et pratique visant à refondre l’ensemble de la législation relative au droit des étrangers, à l’immigration et à la nationalité française. Une mission confiée à M. Patrick Weil devra nous éclairer dans l’élaboration d’un avant-projet de loi. Deux objectifs sont d’ores et déjà fixés : l’intégration républicaine et le co-développement avec les pays d’origine. Ces deux objectifs commandent la maîtrise des flux d’immigration.
Je suis convaincu qu’il y a place en France pour une politique d’immigration généreuse mais ferme, conforme à l’intérêt national, sur laquelle le consentement d’une immense majorité de nos concitoyens peut être réuni. La vocation mondiale de la France lui interdit de se barricader à l’intérieur de ses frontières. Pour cela, nous ne devons céder ni aux tentations de la xénophobie ni aux sirènes de l’angélisme.
Le Monde : Imaginez-vous qu’une politique d’immigration puisse être consensuelle ?
Jean-Pierre Chevènement : Aucun parti de l’arc républicain n’a intérêt à faire de surenchère démagogique à propos de l’immigration. C’est travailler contre la France et contre son rayonnement que de vouloir mettre l’immigré au cœur du débat public. Cela se fait toujours au détriment de celui-ci. Ce débat-là fait le lit de l’extrême-droite. La France a vocation à accueillir les étudiants, les enseignants, les chercheurs et les hommes de culture du monde entier.
On ne peut pas non plus oublier l’histoire. Beaucoup de ceux qu’on appelle aujourd’hui « immigrés » ou « enfants de l’immigration » sont les petit-fils des tirailleurs algériens ou des tabors marocains qui se sont battus pour la libération de la France, et les enfants de ceux qui ont reconstruit notre pays après 1945. Enfin, nous devons traiter avec dignité tous les étrangers, quels qu’ils soient car ce sont aussi des hommes.
Le fond de notre politique, c’est l’intégration républicaine : elle concerne tous les Français. Le rétablissement du droit du sol ne suffit pas. Il faut donner l’envie à tous d’être français, c’est-à-dire citoyens. Cela passe à la fois par l’éducation civique et par une politique nouvelle mettant l’emploi au cœur de ses priorités. L’intégration implique un désir partagé de faire vivre la France. C’est l’incertitude existentielle de la France qui rend l’intégration plus difficile. Il n’y a pas d’incertitude existentielle américaine.
Le Monde : Dans certains cercles de gauche, l’idée d’une ouverture totale des frontières pour les personnes fait une percée depuis la lutte des sans-papiers. Où vous situez-vous, entre cette revendication extrême et la recherche d’une « immigration zéro » chère à M. Pasqua ?
Jean-Pierre Chevènement : « Qui veut faire l’ange fait la bête », disait Pascal. Il est évident qu’il faut maîtriser les flux d’immigration. C’est une tâche difficile et intégrale. C’est celle de la police. L’État doit faire respecter la loi, sinon c’est la porte ouverte au désordre et à la violence privée. Dans la société du spectacle, ce n’est pas le plus beau rôle. Les nations existent. Chacun défend son existence légitimement. L’humanité est une catégorie ethnique ou zoologique mais pas une catégorie politique. Politiquement, les hommes se reconnaissent dans une appartenance nationale. Simplement, les nations doivent coopérer. Un pays comme le nôtre, où le chômage sévit, ne peut pas être ouvert à tous les vents. Il doit préserver son équilibre social et politique, mais son intérêt n’est pas non plus de se replier frileusement sur lui-même.
Le Monde : Ne voyez-vous pas une contradiction entre la mondialisation de l’économie et ce verrouillage des frontières ?
Jean-Pierre Chevènement : La contradiction est évidente du point de vue libéral, qui, vous le savez, n’est pas le mien. Ce n’est pas seulement l’immigration qu’il faudrait contrôler, selon moi. Ce sont d’abord les mouvements de capitaux et les concurrences déloyales. Pour mettre l’économie au service de l’homme, la vraie réponse n’est pas la mondialisation libérale, mais le co-développement du Nord et du Sud, dans un monde multipolaire.
Le Monde : Entendez-vous mettre fin aux reconduites par charters ?
Jean-Pierre Chevènement : Les charters ont, selon certains, une vertu démonstrative mais sont-ils efficaces ? Correspondent-ils vraiment à une nécessité. Je n’en suis pas sûr. Méfions-nos des gesticulations inutiles. L’essentiel est dans la réussite de l’intégration des jeunes issus de l’immigration dans la République. On est loin du but. Quand certains d’entre eux parlent de « Gaulois » ou de « céfrancs » à propos des Français qui ont une ancienneté de deux ou trois générations, comment ne pas voir là un langage ethnique qui rejoint celui de Le Pen. C’est une faillite de la République. En parlant à ces jeunes, on n’a pas parlé aux citoyens qu’ils étaient ou qu’ils doivent devenir.
Le Monde : Dans ce domaine, proposerez-vous une loi interdisant le port de tout signe religieux à l’école ?
Jean-Pierre Chevènement : Mon attachement à la laïcité de l’État es bien connu. C’est le fondement du débat républicain et le meilleur gage de la paix civile. Il y a un espace commun à tous les citoyens qu’il faut préserver : c’est celui de la raison naturelle qui n’est nullement incompatible avec une croyance religieuse. Le débat sur le foulard, il y a huit ans, a été beaucoup trop médiatisé. Inutile d’en rajouter. La jurisprudence, du Conseil d’État a été prise dans un certain contexte. Il ne me semble pas juste de traiter le port du foulard de la même manière que les sonneries de cloches au début du siècle.
Le Monde : Dans votre livre « Le Vert et le Noir », vous suggérez le financement public des mosquées pour que l’islam rattrape le statut des autres religions et encourager l’organisation d’un « islam français ouvert et moderne » ». Qu’en pense aujourd’hui le ministre de l’Intérieur chargé des cultes ?
Jean-Pierre Chevènement : Un des problèmes qui se pose à l’islam, deuxième religion de France, est qu’il ne bénéficie pas de lieux de culte simplement corrects. Je ne vois pas pourquoi une religion qui, comme disait Maurice Aguhon, a sa place à la table de la République, dès lors qu’elle respecte les lois, serait condamnée à s’exprimer éternellement dans des caves ou des garages. A moins d’admettre le financement par des États étrangers avec les ambiguïtés que cela comporte. Je crois qu’il serait préférable de poser publiquement le problème. Cela-dit, ce que pense Jean-Pierre Chevènement est une chose. Le ministre de l’Intérieur, chargé de cultes, exprimera, sur ce sujet, le moment venu, la position du gouvernement.
Le Monde : Lionel Jospin et vous-même avez repris l’idée de lier l’immigration et le co-développement. Concrètement, comme cela peut-il s’exercer ?
Jean-Pierre Chevènement : Les échanges entre les immigrés qui vivent en France et leurs pays d’origine existent. Le co-développement, ce serait déjà de leur éviter des tracasseries inutiles. Cela pourrait être aussi mieux cibler l’aide que nous accordons au pays d’origine. Ou encore prévoir la façon dont certains jeunes pourraient venir faire leurs études chez nous, sans pour autant priver leur pays d’origine des compétences qu’ils ont acquises. Certains concours pourraient leur être ouverts, à condition qu’ils retournent ensuite exercer dans leur pays d’origine, quitte à être payés au titre de la coopération… A-t-on exploré toutes ces voies ? Naturellement pas. Ce sera un des axes du travail de la mission confiée à Patrick Weil et pour lequel j’ai demandé à Sami Naïr de travailler à mes côtés.
Le Monde : Le Premier ministre s’est prononcé pour le retour au droit du sol. Est-ce un retour à la législation en vigueur avant la loi Méhaignerie de 1993 sur la nationalité ? Va-t-on supprimer la manifestation de volonté ?
Jean-Pierre Chevènement : A quoi correspond cette manifestation de volonté ? N’avez-vous pas le sentiment qu’aujourd’hui le fait de remplir un papier entre seize et vingt et un ans répond avant tout au souci de mettre un terme à un statut de précarité juridique ? Est-ce que cela correspond à un désir d’être Français ? Le vrai problème est là : le désir d’être français. Et ce n’est pas seulement le désir des immigrés, mais de tous les Français. Est-ce qu’ils veulent assurer l’avenir de la France ?
Moi, je crois qu’il est nécessaire que la France vive. Mais je n’en ai pas une conception figée : le couscous, à mes yeux, est devenu un plat français. A la différence de l’assimilation qui implique l’abandon de toutes ses racines, de toutes ses références, l’intégration procède par enrichissement, par apports successifs. L’identité française est évolutive. Elle n’est pas aujourd’hui ce qu’elle était à la fin du siècle dernier, et ne sera pas au XXIe siècle ce qu’elle est aujourd’hui. Mais elle reste et doit rester une identité structurée, dont le fondement l’ossature, est constitué par une éthique républicaine forte, qui s’enracine dans l’idée d’un peuple de citoyens, tel que la Révolution française l’a fait surgir sur la scène de l’Histoire. Une idée infiniment plus moderne que celle de la nation ethnique ou culturelle. Quelle chance pour la France ! Et quel malheur pour le Liban, l’Algérie, la Yougoslavie, la Somalie, le Rwanda, etc.
Le Monde : La manifestation de volonté, par laquelle tout jeune né en France de parents étrangers exprime le désir d’intégrer la nation ne procède-t-elle pas justement de ce principe ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est à mes yeux une fausse bonne idée. D’abord, c’est de la paperasse inutile. Ensuite, il y a là une source de discrimination, qui contribue à faire des parents de ces enfants des parents d’étrangers, que l’on retrouve ensuite dans ces cas inextricables que l’on doit aujourd’hui régler. Enfin, croyez-vous encore une fois que le fait de remplir un formulaire suffit à faire un Français ? Bien sûr que non. Ce formulaire c’est la promesse d’une carte d’identité qui donnera droit plus tard au RMI, voilà tout… Non : on est Français parce qu’on le veut, qu’on a compris que la France est une conquête perpétuelle de la liberté, une victoire de la volonté sur le destin, et que l’on adhère à un certain nombre de valeurs universelles qui sont au cœur du patriotisme français moderne.
Le Monde : Donc, on ne demandera rien aux enfants d’immigrés ?
Jean-Pierre Chevènement : On leur demandera beaucoup mais rien qu’on ne demandera aux autres. On pourrait imaginer une réception festive qui correspondrait à l’acquisition de la citoyenneté par tous. Un rite. Mais pas un rite administratif. Un rite qui soit plus riche que ce « rendez-vous citoyen » où l’on va réunir les jeunes pendant cinq jours dans une caserne désaffectée. Et qui soit commun à tous, et pas seulement aux enfants d’étrangers.
Le Monde : Les jeunes nés en France seront ainsi automatiquement français à leur majorité ?
Jean-Pierre Chevènement : Il faut avoir confiance en la France et en la République. L’essentiel, c’est l’éducation civique, c’est la participation de ces jeunes nés de l’immigration à la vie nationale et démocratique, ce sont les mariages mixtes, c’est le rôle de l’école publique, la vie associative, syndicale, politique. Ce chantier-là est l’essentiel. C’est la refondation de la République, tâche enthousiasmante qui doit nous soulever tous, au-dessus de nous-mêmes.
France 2 : Jeudi 26 juin 1997.
France 2 : Le Mrap regrette que certains critères de votre circulaire relatif aux sans-papiers soient un peu trop exigeants. Il est donc à moitié satisfait des décisions que vous venez de prendre. En revanche, beaucoup, notamment dans l’opposition, redoutent que cette circulaire fonctionne un peu comme une pompe aspirante pour les candidats à l’immigration clandestine.
Jean-Pierre Chevènement : Je crois qu’il n’en est rien. Il faut bien évidemment maîtriser l’immigration. Il y a en France une situation de l’emploi qui ne permet pas une immigration libre. Le mot d’ordre « des papiers pour tous » n’a pas de sens dans la situation actuelle. Mais ce qui est l’objectif du Gouvernement, c’est de refaire une loi simple, juste, claire à l’horizon de la rentrée d’automne. D’ici là, un certain nombre de régularisations vont intervenir, enfin, des cas seront réexaminés par les préfets. Disons que l’essentiel est de ne pas séparer les familles, de permettre aux parents de vivre avec leurs enfants dès lors que leurs enfants nés en France sont Français, de permettre les rapprochements de conjoints, d’éviter que des gens soient reconduits à la frontière s’ils sont très gravement malades ou renvoyés dans leur pays s’ils y courent des risques vitaux. C’est, je dirais, l’humanitaire élémentaire. Donc notre but est l’intégration républicaine et je pense en particulier à la dernière vague de l’immigration et aux jeunes nés de l’immigration. Il faut qu’ils deviennent des citoyens. Et puis ailleurs, c’est le développement des pays d’origine car la véritable réponse à la misère qui se développe dans ces pays, ce n’est pas l’émigration, c’est le développement. Donc, c’est le sens de la loi que je vais préparer maintenant et la circulaire n’a qu’un but transitoire.
France 2 : Donc à l’automne une nouvelle loi pour refondre l’ensemble de la législation française, mais vous ne semblez pas très chaud pour le maintien de ce que l’on appelle la manifestation de volonté pour les nouveaux naturalisés de 18 ans. Seriez-vous favorable à un baptême républicain ?
Jean-Pierre Chevènement : On peut imaginer un rite. Quand je dis : manifestation de volonté, je suis pour. Il faut avoir envie de devenir français mais il faut aussi que les Français aient envie de rester français. Donc c’est le désir d’être français qui est en cause. Et je dirais qu’à certains égards, on peut se poser la question de savoir si la France ne manque pas quelque peu de confiance en elle-même. Ce n’est pas le fait de remplir un petit formulaire à l’âge de 16 ans, que tout le monde remplit, qui donnera droit à une carte d’identité puis ultérieurement peut-être au RMI, qui est intéressant. Ce qui est intéressant, c’est l’éducation civique, c’est la volonté de prendre part à la vie démocratique de notre pays, de se fondre dans la France, d’aider la France à continuer à vivre, à se développer.
France 2 : Sur le problème de l’Islam, est-ce que vous iriez jusqu’à vous prononcer pour un financement public de la construction de mosquées pour éviter qu’elles soient construites par des intégristes ?
Jean-Pierre Chevènement : Vous posez une bonne question. Je n’ai pas apporté de réponse, le Gouvernement n’en a pas débattu. Mais je constate que l’islam est aujourd’hui la deuxième religion en France. Toutes les religions établies en France disposent d’édifices cultuels corrects, églises, temples, synagogues. Cela vient de leur ancienneté sur le sol national. L’Islam est beaucoup plus récent. La seule grande mosquée, d’ailleurs construite par la République, est la Mosquée de Paris, en 1923. On peut se poser la question de savoir si, pour mettre l’Islam à égalité d’une certaine manière car il y a place pour trois religions pourquoi pas quatre, dès lors qu’elles acceptent toutes les lois de la République et en particulier de la République laïque qui autorise naturellement les religions, mais qui part de l’idée qu’il y a un espace commun pour le débat à la lumière de la raison naturelle, donc si on ne pourrait pas aider un démarrage correct plutôt que de laisser une religion importante se célébrer dans les caves et dans les garages ?
France 2 : Sur l’Europe, L. Jospin a répété tout à l’heure au Sénat que le Gouvernement tenait à être au rendez-vous de l’euro. D’autre part, tout à l’heure au « Forum de l’Expansion », D. Strauss Kahn a annoncé le déficit public français serait sans doute supérieur à 3 % en 1997. Vous n’avez jamais caché votre hostilité au pacte de stabilité. Alors qu’en pensez-vous ?
Jean-Pierre Chevènement : Le pacte de stabilité, c’est pour plus tard. Ce n’est pas dans l’immédiat. L. Jospin a été très clair pendant la campagne électorale. Il a expliqué qu’aucun effort de rigueur ne serait demandé au pays pour atteindre ce chiffre mythique totalement arbitraire. Ce qui compte c’est l’emploi, c’est la priorité du Gouvernement. Et je pense que nous devons faire en sorte de retrouver une pente de croissance qui permette aussi de faire reculer le chômage. C’est cela notre objectif. Et j’ajoute que le Gouvernement se souviendra des propos qui ont été tenus pendant la campagne électorale parce que le suffrage universel s’est exprimé clairement. Il y a un problème de réglage de l’économie française, de l’économie européenne. Disons que la parité avec le dollar n’est pas bonne. On ne peut pas laisser de côté l’Italie et l’Espagne. Toutes ces choses-là ont été dites et naturellement, ce qui a été dit devant le suffrage universel compte pour la suite. Voilà, c’est très simple.
RTL : Vendredi 27 juin 1997.
O. Mazerolle : Les préfets ont reçu une circulaire leur demandant d’examiner au cas par cas la situation des sans-papiers présents en France, qu’attendez-vous des préfets : humanité, souplesse ou, au contraire, rigueur ?
Jean-Pierre Chevènement : Ni laxisme, ni excès de rigueur, mais une application sérieuse de la circulaire, des instructions que j’ai données pour réexaminer un certain nombre de cas. C’est une affaire de bon sens. On ne peut pas accepter que des familles vivent séparées, que des enfants soient empêchés de vivre avec leurs parents, que des conjoints ne puissent pas vivre ensemble. Et l’ensemble des dispositions que j’ai prises pensent recueillir, je crois, l’assentiment d’une grande majorité de nos compatriotes. Il ne s’agit, je le précise, que d’une mesure transitoire destinée à mettre fin à « des situations intolérables et inextricables », pour reprendre l’expression de L. Jospin. Nous élaborerons une loi juste, claire, pratique qui sera soumise au Parlement dès l’automne.
O. Mazerolle : Mais pour ce qui est de cette première mesure, vous vous attendez à combien de régularisations ?
Jean-Pierre Chevènement : C’est difficile à dire, mais dans un département de taille moyenne, on me dit qu’il y a 62 cas qui sont susceptibles d’être régularisés. C’est un sondage. Je n’ai pas d’autre élément puisque, par définition, nous avons trois catégories d’étrangers en France : ceux qui sont en situation régulière – qui sont l’immense majorité -, ceux qui sont en situation irrégulière et qui peuvent être reconduits à la frontière – c’est le rôle de la police – et puis il y a une troisième catégorie qui s’est élargie au fil des ans, c’est celle des étrangers que l’on appelle irrégularisables et insusceptibles d’être reconduits à la frontière parce que la loi est devenue tellement compliquée, après 47 modifications, je dis bien 47, qu’aujourd’hui, il y a à peine quelques dizaines de spécialistes pour la comprendre. Il est absolument nécessaire de la refaire, de faire quelque chose qui soit simple, lisible par tout le monde : par les étrangers, par les Français, par la police et par le ministre.
O. Mazerolle : Mais dans l’immédiat, il a été créé également une mission de coordination et de proposition présidée par un conseiller d’État, M. Galabert. Cette mission, quel est son rôle ? D’exercer des pressions sur les préfets, de se faire l’avocate des sans-papiers ?
Jean-Pierre Chevènement : Non, pas du tout. Il s’agira, pour la mission confiée à M. Galabert, conseiller d’État, de recevoir les associations, d’étudier les cas particuliers et de me faire, le moment venu, toutes les propositions qui lui paraîtrait souhaitable pour que la circulaire puisse s’appliquer correctement.
O. Mazerolle : Mais c’est vous qui tranchez ?
Jean-Pierre Chevènement : Bien entendu. L’État doit rester maître de la décision.
O. Mazerolle : Mais des associations, comme le Mrap, se plaignent du pouvoir discrétionnaire laissé aux préfets.
Jean-Pierre Chevènement : Il ne s’agit pas d’un pouvoir discrétionnaire laissé aux préfets. C’est le ministre de l’Intérieur, c’est le Gouvernement qui décide dans notre pays et naturellement les préfets sont aux ordres du gouvernement de la République.
O. Mazerolle : Dans le cas où un étranger recevrait un refus motivé de régularisation, il sera expulsé ?
Jean-Pierre Chevènement : Il est évident qu’à partir du moment où un étranger est en situation irrégulière et où il n’obéit pas aux critères qui ont été définis pour que son cas puisse être réexaminé favorablement, il sera reconduit à la frontière.
O. Mazerolle : Par quelle méthode ?
Jean-Pierre Chevènement : En liaison avec les consulats. Je compte beaucoup développer nos relations internationales parce que la vraie solution, vous le sentez bien, c’est le développement des pays d’origine. C’est un problème avant tout humain. Il est évident qu’un certain nombre de gens viennent en France chassés par la misère. Il faut aider aussi ces pays à stabiliser leurs populations. En général, on n’émigre pas par plaisir. Beaucoup de gens préféreraient rester chez eux. Donc, cela fait partie de la mission confiée non plus à M. Galabert mais au professeur P. Weil, que d’étudier toutes les conditions qui permettront le co-développement avec les pays d’origine. Je m’en suis déjà entretenu avec plusieurs de nos partenaires habituels et, en France même, l’objectif qui doit dominer tous les autres, c’est l’intégration républicaine. Il s’agit de faire en sorte que chacun puisse devenir, en France, citoyen dès lors qu’il est français. Il n’y a pas d’autre définition du français : un Français, c’est un citoyen français.
O. Mazerolle : Vous disiez dans Le Monde, avant-hier : la France connaît deux problèmes essentiels, le chômage et un doute profond sur son identité. Un pays pareillement affaibli peut accepter la médecine que vous lui proposez ?
Jean-Pierre Chevènement : Il ne s’agit pas de régler un certain nombre de cas humanitaires. Au cœur de la circulaire, réside le droit de vivre en famille, affirmé par l’article 8 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Il s’agit, par conséquent, de redonner confiance à la France, de montrer que la République, cela existe. Il est évident que J.-P. Chevènement n’est pas J.-L. Debré. Mais enfin, les Français ont voté.
O. Mazerolle : Vous voulez précisément la nation-citoyenne, un projet partagé, l’éthique républicaine, que répondez-vous à ceux qui disent : mais vous mettez ce projet en danger en acceptant un trop grand nombre d’étrangers qui n’ont pas les mêmes références ?
Jean-Pierre Chevènement : Mais justement, il s’agit de leur donner ces références et L. Jospin a, justement, insisté sur l’importance de l’éducation civique. Nous ne sommes pas en désaccord sur ce sujet.
O. Mazerolle : Vous croyez que dans les banlieues, à 10 ans, aujourd’hui, on est prêt à écouter les cours de morale civique ?
Jean-Pierre Chevènement : Permettez-moi de vous dire que jusqu’à quelques jours, j’étais maire de Belfort, que je vais souvent sur le terrain, que j’ai souvent eu l’occasion de parler avec des jeunes nés de l’immigration : ce qui m’a frappé, c’est qu’on ne leur parle jamais de la France. Leur horizon se limite à leur quartier. On a oublié les citoyens qu’ils étaient, qu’ils doivent devenir. Je pense que c’est notre regard qui doit changer. Il faut que ces jeunes, qui se sentent discriminés, souvent à juste titre, puissent avoir le sentiment que leur avenir, ils le feront en France. Et la France elle-même doit aimer d’autant plus ces enfants que ce sont à certains égards, les petits derniers, ceux qui sont les moins favorisés. C’est comme dans les familles, il faut leur donner un coup de main parce que, de la même manière que les Italiens, le Polonais, les Espagnols, les Portugais se sont intégrés aujourd’hui – qui va poser cette question de savoir quelle était la nationalité de votre grand-père ? -, de la même manière, je suis convaincu que la dernière génération, la dernière vague venue en particulier d’Algérie et du Maghreb pourra aussi s’intégrer. Les études d’E. Todd sur l’immigration montrent qu’il y a un taux de mariage mixtes extrêmement important dès la deuxième génération.
O. Mazerolle : Vous êtes heureux dans ce gouvernement ? On a d’abord dit que vous n’étiez pas satisfait de la manière dont on avait annoncé publiquement ces dispositions sur les sans-papiers et puis dernièrement, vous auriez poussé un coup de gueule au Conseil des ministres contre l’adoption du pacte de stabilité par la France ?
Jean-Pierre Chevènement : Deux observations : j’entends exercer les prérogatives qui sont les miennes. Je suis ministre de la République et naturellement, je suis soucieux que la décision appartienne à ceux auxquels elle revient légitimement. C’est tout, c’est un principe et je l’ai toujours appliqué. Je considère qu’un ministre, c’est fait pour décider. Quant à ce qui se dit au Conseil des ministres, vous le savez peut-être, il y a une prescription. On ne peut pas le savoir avant 60 ans.
O. Mazerolle : Et vous, vous l’avez oublié déjà ?
Jean-Pierre Chevènement : Voilà, il y a bien un lieu dans lequel on doit pouvoir s’exprimer au nom de l’intérêt de la France : c’est le Conseil des ministres.