Interview de M. Jack Lang, membre du bureau national du PS et président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée nationale, à France-info le 23 mars 1999 et à RMC le 25, sur l'actualité politique, le génocide arménien et sur le Kosovo.

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Circonstance : Lancement de l'offensive de l'Otan au Kosovo, le 24 mars 1999

Média : Emission Forum RMC FR3 - France Info - RMC

Texte intégral

France lnfo le 23 mars 1999
 

Philippe Boyer : R. Dumas s'est mis en congé de sa prudence, mais partout on déplore qu'il l’a fait tard, et qu'il n'a pas démissionné franchement...

Jack Lang : Je dois prendre acte de la décision qu'il a prise en conscience, après avoir consulté ses collègues. Et la décision qu'il a prise paraît sage. Elle permet de concilier deux préoccupations que l'on a vues au cours des derniers mois. L'une, consiste à ce que les décisions du conseil ne soient plus entachées de suspicion, et je crois que ce sera le cas puisqu'il ne participera plus à l'instance de jugement tout au long de la procédure. Et la deuxième préoccupation était celle de R. Dumas, celle de ne pas démissionner pour ne pas reconnaitre une culpabilité qu'il nie ; il se considère comme innocent. Il a résolu à sa manière, selon sa conscience, la question qui lui était posée. En tant que parlementaire je n’ai pas à en dire davantage.

Philippe Boyer : Elles étaient donc entachées de suspicion ces récentes décisions du Conseil ?

Jack Lang : Je ne l'ai pas dit. Certains ont jeté le doute sur ces décisions.

Philippe Boyer : Vous qui êtes un fin juriste, cette notion de « congé de la présidence » n'a pas de base légale, n'a pas de durée préci.se, c'est très fou ; c'est de la convenance personnelle ou sein du conseil ?

Jack Lang : Le statut du Conseil constitutionnel est un statut qui comporte quelques articles dans la Constitution et dans la loi organique. Et laisse la porte ouverte à une série de pratiques coutumières dans le domaine, par exemple, de la procédure, dans le domaine du délibéré. D'ailleurs, quand R. Dumas a été malade, Y. Guéna l'a déjà remplacé en qualité de président.

Philippe Boyer : R. Dumas s'est parfois défendu, en affirmant qu'on attaquait à travers lui l'héritage de F. Mitterrand. Est-ce que ce n'était pas précisément un détournement d’héritage que de F. Mitterrand à ce genre d'affaire ?

Jack Lang : Personnellement, j'estime que l'on doit sépare les choses. Ne pas mêler les questions personnelles à une oeuvre politique collective que nous avons accomplie, sous la présidence de F, Mitterrand. Et aucun d'entre nous, quelle que soit sa situation, ne doit invoquer l'ancien Président, surtout aujourd’hui, qu'il ne peut plus s'exprimer.

Philippe Boyer : L'Assemblée engage, ce soir, le débat sur le projet de loi sur la présomption d'innocence. Est-ce bien suffisant en termes de réforme de la justice en France ?

Jack Lang : Le Gouvernement de L. Jospin a engagé un grand travail pour changer la justice. On peut même dire que, c’est la première fois qu'un gouvernement veut profondément changer la justice de tous les jours, en y consacrant de véritables moyens budgétaires. Et E. Guigou, son garde des sceaux est un de nos meilleurs ministres de la justice. Raison de plus pour regretter que ce projet de loi sur la présomption d'innocence ne soit pas plus audacieux. Moi je l'aurais rêvé plus nouveau et plus protecteur des droits des individus et des citoyens.

Philippe Boyer : Il faudrait une réforme de toute la procédure judiciaire en France ?

Jack Lang : J'aurais aimé une refonte de l’architecture d'ensemble, telle que nous l'allons imaginer d'ailleurs voici trois ans. À partir du moment où on ne veut pas faire cette réforme qui bouleverserait peut-être trop le système judiciaire, au moins doit-on - sur le plan de la détention provisoire, de la garde à vue, de la présomption d'innocence donner aux citoyens, quel qu'il soit, toutes les garanties.

Philippe Boyer : On est encore trop timide là ?

- « Et à mon avis, il faudrait encore, au cours des prochains Jours, des prochaines semaines, améliorer, enrichir, nourrir ce texte pour qu'il soit vraiment protecteur. Et n'oublions pas que notre pays est sans cesse condamné par la Cour européenne des droits de l'homme parce qu'il ne respecte pas le statut du justiciable. »

Philippe Boyer : Vous présidez la commission des affaires étrangères, vous avez entendu H. Védrine. Approche-t-on de l'heure de vérité au Kosovo ?

Jack Lang : Je crois que tout a été entrepris, et avec beaucoup d'obstination par les différents gouvernements, notamment le gouvernement français, et le gouvernement britannique, en liaison avec les États-Unis. Nous sommes allés jusqu'au bout de la discussion, de la négociation. Les Kosovars ont accepté de signer l’accord politique ; Milosevic refuse d'accepter toute forme de compromis. Il me semble que, aujourd'hui, il n'y a pas d'autre solution que le recours à la force.

Philippe Boyer : Sinon on ne sera jamais crédibles ? Parce qu'à Belgrade on ne peut pas prendre au sérieux des sens qui font de menaces sans cesse Vaines ?

Jack Lang : Oui, il en va de la crédibilité de notre système international, qui vise à maintenir la paix et à assurer la protection des peuples. Il en va aussi, naturellement, de la situation en Yougoslavie et au Kosovo. Je souhaiterais, nous l’avons évoqué avec H. Védrine, que le parlement soit invité par le premier ministre, au cours des prochains jours, à s'exprimer sur ces sujets, à travers un débat. On sera une très bonne chose pour notre démocratie.

Philippe Boyer : Vous avez initié « Le printemps de la poésie » qui connaît sa première mouture cette semaine. Vous en attendiez quoi ?

Jack Lang : Ce qui se produit. C'est-à-dire que, indépendamment de l'appel que nous avons radios, dans les télévisions.

Philippe Boyer : À l'Assemblée aussi ou chaque député a choisi un poème et vous avez choisi I. Kémal, turc et kurde.

Jack Lang : Oui, car il est, à mes yeux, un très grand écrivain de ce siècle, qui mériterait d'être reconnu comme prix Nobel. Il représente la culture kurde, aujourd'hui écrasée, méprisée par le gouvernement paramilitaire de la Turquie. Et sur ce point, je ne comprends pas que trop de pays européens soient si complaisants avec ce régime qui ne respecte pas toujours les droits de l‘homme ; qui a décimé des villages kurdes, qui torture, emprisonne, et qui ne répond pas aux normes de la démocratie d'aujourd'hui. Pourquoi cette complaisance ? Nous sommes vigilants et fermes - et on a raison - avec le Kosovo, pour le protéger. Soyons-le aussi pour faire respecter les droits culturels du peuple kurde !

Philippe Boyer : Complaisance, y compris de la France, qui vient de retirer de l'ordre du jour, du Sénat, la ratification du texte voté à l’unanimité par l'Assemblée, reconnaissant l'existence du génocide arménien. Le ministre des relations avec le parlement a dit au Sénat :" il ne sera pas à l'ordre du jour "

Jack Lang : Sauf si, comme je l'espère, le Sénat s'en saisit et dans le cadre de l'ordre du jour parlementaire, décide, comme je l'espère, de faire voter cette résolution 'sur le génocide arménien. Et je crois qu'il faut absolument que, vis-à-vis du peuple kurde, nous soyons beaucoup plus vigilants. Et je ne voudrais pas que les préoccupations d'affaires, de ventes d'armes, ou de soumissions à je ne sais quelles pressions venant d'une grande puissance, que tout cela explique notre complaisance des pays européens, à l'égard de la Turquie quand elle opprime le peuple kurde.

Philippe Boyer : M. Crépeau, un mot ?

Jack Lang : J'espère de tout coeur que l'incident qui est arrivé cet après-midi sera réparé et qu'il retrouvera pleinement la santé. Nous l'aimons tous beaucoup à l'Assemblée ; nous avons besoin de lui. Nous lui souhaitons un prompt et définitif rétablissement.


RMC le 25 mars 1999

Philippe Lapousterle : Est-ce que les bombardements de cette nuit étaient nécessaires et indispensables ?

Jack Lang : D'abord, ils étaient prévus dans le processus qui a été engagé depuis des mois. La France, l'Angleterre, d'autres pays, avaient proposé - en particulier à Rambouillet - aux parties en présence, c'est-à-dire d'un côté aux Serbes ; de l'autre aux Kosovars, de trouver un accord politique qui, dans le cadre de la souveraineté des Serbes, permette de reconnaitre enfin le droit des Kosovars à vivre dans leur culture et dans leur langue. Un accord a été obtenu du côté kosovar. Malheureusement, l'obstination ; l'entêtement du président serbe a été constaté. Il avait été prévenu dès l'origine : si nous ne parvenions pas à une solution politique pour établir dans ce pays la paix et la démocratie et le droit, nous n'aurions d'autre ressource que l'utilisation de la force.

Philippe Lapousterle : Est-ce que la force est susceptible de le faire changer d'avis ?

Jack Lang : L'expérience a montré, au cours de ces dernières années, que chaque fois que nous avons tenté si souvent - de négocier avec lui pour trouver une issue positive - je pense à la Bosnie -, cela n'a servi à rien. Et nous ne sommes sortis de la situation en Bosnie qu'en utilisant la force. C'est triste, c'est malheureux. On a affaire à un dictateur qui ne connait, malheureusement, que le langage de la force.

Philippe Lapousterle : Est-ce que l'on va bombarder jusqu'à ce que Milosevic change d'avis ?

Jack Lang : Il faut bien comprendre que la volonté des différents pays, c'est d'éviter, dans cette région du monde, un véritable désastre humanitaire qui se préparait. C'est d'éviter l'accélération, la répression brutale du peuple du Kosovo. Rappelez-vous les massacres qui se sont produits tout au long de ces derniers mois ! C'est d'éviter aussi la déstabilisation de la région par contagion. Donc, notre présence armée est une présence pour la paix, pour la démocratie et le droit. Et un homme comme K. Annan, qui est un secrétaire général pacifique des Nations unies, a approuvé cette opération...

Philippe Lapousterle : En fait, il a regretté que le Conseil de sécurité n'ait pas été consulté.

Jack Lang : C'est une question juridique sur laquelle nous pouvons revenir, qui est assez complexe. Mais il y  a eu, quand· même, une condamnation très claire par le Conseil de sécurité, par deux fois, du comportement de M. Milosevic.

Philippe Lapousterle : On va bombarder jusqu'à ce que Milosevic change d'avis ? C'est cela le plan occidental ?

Jack Lang : Le plan a été clairement établi. Nous préférons par-dessus tout, la négociation, le compromis, l'accord politique. Et nous disons à M. Milosevic, le président Chirac l'a rappelé hier : « À tout moment, venez à la table de négociations, et nous sommes prêts à interrompre les opérations pour trouver un accord pacifique dans l'intérêt des peuples de la Yougoslavie.

Philippe Lapousterle : En attendant, il faut bombarder ?

Jack Lang : Comprenez bien que si, nous-mêmes, changions en permanence de comportement, on nous taxerait à juste titre d'incohérence. Rappelez-vous ce qu'on a pu dire dans le passé du comportement, de l'Europe dans l'ex-Yougoslavie ! On nous a accusés de faiblesse, de lâcheté ; d'immobilisme. Voilà qu'aujourd'hui l'Europe parle enfin d'une seule voix ; elle montre une détermination ; enfin, il y a une politique extérieure unique. Imaginez, un seul instant, ce qu'on dirait si nous n'avions pas bougé, si nous avions croisé les bras ! On aurait dénoncé notre impuissance, notre immobilisme, notre complaisance.

Philippe Lapousterle : C'est vrai ! Mais, si les Kosovars devaient payer une facturé· plus lourde, et si M. Milosevic demeurait buté ?

Jack Lang : Et si, et si, et si ! Vous savez très bien que dans une situation comme celle-là les choses ne se règlent pas simplement de manière mathématique. C'est vrai que tout va être entrepris - je l'espère en tout cas, personnellement -, pour que les opérations soient purement matérielles et n'atteignent pas les vies humaines. Mais, de toute façon, si nous étions restés passifs et inactifs, je vous assure que Milosevic aurait réprimé, écrasé, massacré. Et, aujourd'hui, nous regretterions de ne pas avoir agi.

Philippe Lapousterle : Quel est votre sentiment quand vous entendez J. -P. Chevènement éminent ministre du gouvernement, prendre ses distances avec le gouvernement et le président de la République, et dire qu'il aurait préféré une solution politique ?

Jack Lang : D'après ce que j'ai compris, il s'est exprimé avant que les opérations ne commencent Nous aussi, tous, nous souhaitons, nous préférons la solution politique à la solution militaire. Simplement, j'espère que dans cette période, le Gouvernement sera uni. Et je ne doute pas un seul instant qu'il parlera, lui aussi, d'une seule voie.

Philippe Lapousterle : Cela ne pose pas un problème qu'un ministre émette des réserves ?

Jack Lang : Les propos qu'il a tenus était tenus avant que l'opération ne commence. J'espère maintenant que le Gouvernement sera uni et solidaire pour mener cette politique en liaison avec les autres pays d'Europe.

Philippe Lapousterle : Est-ce que vous êtes inquiet de l'opposition déterminée de la Russie ? N'est-ce pas une complication internationale grave ?

Jack Lang : C'est une situation diplomatique. En même temps, disons-le, la Russie d'aujourd'hui n'est pas l'URSS d'hier qui était une grande puissance militaire et économique. Malheureusement pour le peuple russe, la situation n'est pas brillante. Il n'y a pas véritablement de menace réelle lorsque M. le président Eltsine intervient C'est une situation diplomatique, elle n'est pas étonnante. Cela fait partie de l'histoire et de la géographie.

Philippe Lapousterle : Les députés français regrettent que le Gouvernement ne les ait pas consultés avant que les soldats français ne fussent engagés.

Jack Lang : Si on s'intéressait un peu plus aux travaux des commissions parlementaires, on saurait que la Commission des Affaires étrangères, depuis des mois et des mois, s'est prononcée à plusieurs reprises sur ce sujet. D'ailleurs, avant-hier, nous avons eu ...

Philippe Lapousterle : Mais, il n’y a pas eu de débat â l'Assemblée ?

Jack Lang :  ... avec H. Védrine, et il y a eu un très large débat pendant trois heures au sein de la Commission. Il y aura un débat, demain, ouvert par le premier ministre. Peut-être qu'en effet, à l'avenir, il serait souhaitable que ce type de débat ait lieu avant, même si la Constitution ne l'exige pas. En même temps, réjouissons-nous que le Premier ministre, demain, nous invite à dialoguer et à discuter sur la situation.

Philippe Lapousterle : Vous êtes l'instigateur du « Printemps des poêles » qui bat son plein. Était-ce bien le moment, M. Lang ?

Jack Lang : Quand est-ce le moment ? Quand nous avons imaginé cette action, c'était il y a plusieurs mois. Nous ne pensions pas qu'il y aurait, aujourd'hui même, cette situation. En même temps, je suis très heureux qu'au cours de la semaine la poésie soit descendue de son piédestal et ait réussi à pénétrer les écoles, les lycées, les collèges, les universités, les libraires, les hôpitaux. Partout en France, ça a été un très, très grand succès. Cela va continuer jusqu'à dimanche. La poésie a conquis droit de cité. J'espère que l'an prochain cela sera plus fort encore.

Philippe Lapousterle : Elle n'a pas empêché les bombes.

Jack Lang : En même temps, j'espère qu'assez vite, dans ces pays - En Serbie, au Kosovo -, le droit à la poésie retrouvera ses lettres de noblesse et l'emportera sur la force, sur la guerre et sur la répression.