Texte intégral
L'Humanité : Commençons par les transports ferroviaires. Où en êtes-vous ?
Jean-Claude Gayssot : Je crois honnêtement que l'on peut parler de tournant, de rupture mêmes avec les tendances négatives passées. Chacun a en tête les logiques qui l'emportaient : nous avons connu le déclin systématiquement de la place du transport ferroviaire, marchandises et voyageurs hors TGV, des transports collectifs au profit de l'usage de la voiture et du camion. Nous avons vécu la régression massive des activités et des emplois – moins 81 000 cheminots en treize ans. La SNCF a souffert d'un déficit chronique et considérable ; son endettement avait atteint jusqu'à 200 milliards de francs plombant ainsi à la fois les capacités de développement, mais aussi les moyens de défendre et de promouvoir l'entreprise et le service public.
L'Humanité : Vous vous exprimez au passé. Ce ne serait plus le cas aujourd'hui ?
Jean-Claude Gayssot : Non ! J'y insiste la situation est inversée. On est entré dans un processus de conquête qui peut changer complètement la donne dans un avenir relativement proche. Revenons un peu en arrière, si vous le voulez bien. En arrivant au ministère, en juin 1997, j'ai trouvé une réforme inaboutie du système de transport ferroviaire public : la réforme, engagée au lendemain du grand mouvement de fin 1995, avait été biaisée, préservant un objectif de privatisation possible, à l'instar de ce qui se passait dans d'autres pays européens. La séparation entre le propriétaire de l'infrastructure (RFF) et le transporteur (SNCF) avait transféré la logique de surendettement et la dette sur RFF.
RFF, insuffisamment doté en capital, porteur de 135 milliards de francs de dette, voyait celle-ci portée à 156 milliards et était dans l'incapacité de financer le développement et l'entretien du réseau ferré.
J'ajouterai un autre volet à cette difficulté économique, celui du blocage trop souvent vérifié du dialogue social. J'ai donc engagé sur ces points, dès 1997, des discussions avec la direction et les syndicats, mais aussi avec les parlementaires, les usagers voyageurs et les clients du trafic marchandises, sur ce que j'ai appelé « la réforme de la réforme ». Cela a abouti en juin 1998.
L'Humanité : Il semble que, du côté des cheminots, certains n'apprécient pas cet « aboutissement ». On entend quand même dire « c'est pire que la droite ». Et on vous reproche de ne pas avoir supprimé RFF, alors que vous en aviez vous-même dénoncé la création.
Jean-Claude Gayssot : Je connais les craintes et les critiques qui s'expriment parfois. J'ai l'occasion d'en débattre avec les organisations syndicales et avec les cheminots, directement. Prenons les choses dans l'ordre La dette : nous avons allégé celle de la SNCF de 28 milliards, dès 1997, puis, à nouveau de 4 milliards supplémentaires il y a quelques mois. En plus, le gouvernement a décidé, en 1998, de doter RFF de 37 milliards de francs en trois ans, contre 24 milliards, si on avait suivi le rythme décidé par le gouvernement précédent. De ce fait, nous pouvons en finir avec la spirale du surendettement ! Ainsi, RFF aura la capacité de financer 120 milliards d'investissements dans les dix prochaines années, soit 12 milliards par an, consacrés à la fois aux lignes à grande vitesse, à la modernisation du réseau classique ainsi qu'à l'entretien du réseau, ce qui avait été trop longtemps négligé.
Le gouvernement pour contribuer au développement du secteur ferroviaire, je viens de le rappeler, a déjà allégé les charges de l'entreprise publique de transport. Il veut poursuivre dans cette voie. Nous examinons notamment, la limitation de la croissance de la taxe professionnelle payée par la SNCF, mais compétitive avec le transport combiné.
L'unicité du système public ferroviaire : J'ai annoncé la création du conseil supérieur du service public ferroviaire. Le décret est paru. Le conseil sera installé en mai. Il sera présidé par un parlementaire, comprendra, outre des élus, des personnalités qualifiées, des syndicalistes, les présidents de la SNCF et de RFF, des représentants des usagers et des clients. Il a pour mission essentielle de veiller à la cohérence des politiques développées par les deux établissements du système ferroviaire, la SNCF et RFF. Il devra, en outre, évaluer dans les trois ans les conséquences des réformes engagées.
Le dialogue social : j'ai montré, en deux ans, que le dogme de la réduction massive des effectifs était abandonné. Je rappelle que 81 000 emplois de cheminots avaient été perdus en treize ans. Avec les emplois jeunes, les effectifs ont été quasi maintenus sur les deux années 1997-1998.
L'Humanité : Avec des emplois hors statut...
Jean-Claude Gayssot : Attendez ! Dans le cadre de la négociation sur la réduction du temps de travail il est prévu de 23 500 à 25 000 embauches au statut dans les trois ans. Ce qui veut dire que le solde positif en matière d'effectifs au statut sera de 4 000 à 5 000. La SNCF sort de la spirale de réduction des effectifs et de la précarité. Tous les cheminots vont bénéficier, sous une forme ou sous une autre, d'une réduction du temps de travail. Chacun peut, en conscience, apprécié si ce projet d'accord, actuellement en discussion, marque, ou non, une rupture avec les politiques antérieures.
L'Humanité : Et la suppression de RFF ?
Jean-Claude Gayssot : Soyons clair, la suppression de RFF, dans le cadre gouvernemental actuel de réduction des déficits publics et des engagements européens, aurait signifié immédiatement le retour sur la SNCF d'une dette de plus de 150 milliards de francs. Pour moi, c'était impossible à envisager. Mais je veux aller au-delà. Je crois que c'est une bonne chose, dans la mesure où l'unicité de notre système ferroviaire est maintenue renforcée, qu'il y ait une certaine séparation entre maître d'oeuvre et maître d'ouvrage. Tout le monde doit y gagner. Évidemment, des éléments de fragilité subsistent et la pression néolibérale est très forte, surtout en Europe. Mais les atouts et les capacités grandissent et peuvent encore grandir.
L'Humanité : La catastrophe du tunnel du Mont-Blanc a remis sur la sellette la question du ferroutage, du transport combiné. Beaucoup de voix s'élèvent pour « en finir avec le tout routier ». Comptez-vous prendre des mesures dans ce sens ? Allez-vous tarifer plus fortement le transit, notamment en montagne ?
Jean-Claude Gayssot : Cette épouvantable catastrophe a mis en exergue les questions de sécurité dans les tunnels et les questions de volume de trafic. On ne peut pas, on ne doit pas laisser les choses continuer comme par le passé. ? Nous avons diligenté avec Jean-Pierre Chevènement une enquête technique et rendu public le rapport d'étape du 12 avril. Cette enquête se poursuit. Elle sera achevée avant l'été. Des propositions seront, alors, faites pour la sécurité du tunnel. Parallèlement, j'ai demandé une expertise, elle est en cours, sur tous les tunnels routiers de plus d'un kilomètre. Et sans attendre, j'ai proposé pour le tunnel de Fréjus un renforcement des normes de régulation – distances entre les véhicules, nombre de passages de camions limités, convoyage des poids lourds transportant des matières dangereuses, etc.
Tout cela est nécessaire du point de vue de la sécurité. Mais ce n'est pas suffisant. Demain, il y aura toujours plus de camion ; avec des réservoirs qui actuellement peuvent en toute légalité dépasser les 1 000 litres. Il faut s'attaquer au problème. Faire passe davantage sur le rail, ou la voie d'eau dans certains cas, le transport de marchandises de grandes distances, et notamment des traversées alpines et pyrénéennes.
Les Autrichiens et les Suisses ont une politique plus efficace. Mais, elle a pour conséquence que le transit s'opère toujours plus par la France parce que c'est moins cher d'emprunter nos tunnels. Cette situation doit changer. Pour les franchissements alpins et pyrénéens, il nous faut mettre en place une politique coordonnée pour l'ensemble des États de l'Union européenne. Il nous faut envisager une tarification qui harmonise les coûts de ces franchissements et favorise le développement des infrastructures de substitution : ferroutage, combiné...
L'Humanité : Avec cet objectif de tarification, vous allez vous mettre à dos l'Union européenne...
Jean-Claude Gayssot : C'est vrai. Actuellement, nous avons peu de marge de manoeuvre. Mais je ne vois pas au nom de quoi Bruxelles refuserait à plusieurs pays une politique tarifaire favorable à un meilleur équilibre entre les différents modes de transport. Il faut réorienter, dans ce domaine aussi, la construction européenne. Ainsi, j'ai proposé au Conseil des ministres des transports européens que se constitue entre les différentes sociétés de chemin de fer un véritable réseau européen de transport de fret.
L'Humanité : Vous avez récemment parlé de doubler le trafic ferroviaire marchandises d'ici dix ans. Deux fois plus de trains marchandises en quelque sorte ? Cela apparaît un objectif très ambitieux, irréaliste à certains ?
Jean-Claude Gayssot : C'est vrai qu'il s'agit d'un objectif ambitieux. Il implique des moyens matériels, financiers et humains, mais aussi une évolution des mentalités. Le transport de marchandises ne doit plus être considéré comme le parent pauvre de l'activité ferroviaire mais comme une priorité, au même titre que le trafic voyageur. La SNCF s'engage réellement dans ce sens. De véritables corridors performants sont développés comme nous avons commencé à le faire avec certains pays. Ces corridors doivent être mis en place non seulement dans le sens nord-sud, mais aussi ouest-est. Nous devons mettre en oeuvre des itinéraires de délestages. Des investissements de désaturation permettant le développement du trafic marchandises, je pense en particulier que ceux de Lyon, Nîmes, Montpellier, Bordeaux doivent être engagés.
Je précise à ce propos que les lignes nouvelles grandes vitesses Lyon-Turin et Perpignan-Figueras ne doivent pas être conçues uniquement pour le transport voyageur. C'en est fini d'une politique fondée sur le tout TGV voyageurs et sur le tout routier.
L'Humanité : Votre stratégie s'applique-t-elle aux déplacements urbains ? Là aussi, l'asphyxie nous guette.
Jean-Claude Gayssot : J'ai lancé un débat sur le thème : « habiter, se déplacer...vivre la ville ». Dans six villes de France, Orléans, Perpignan, Lille, Nîmes, Lyon, Dijon, une véritable enquête qualitative est menée et les gens débattent avec des membres du gouvernement, des élus et des responsables sur ces questions. Ce débat devrait déboucher sur une rencontre nationale conclue par le premier ministre. D'ores et déjà, on sait que la politique des transports et de l'habitat, de la vie des quartiers, des centres villes, des agglomérations doit être pensée en termes nouveaux : meilleure utilisation de l'espace urbain, meilleures réponses au besoin du déplacement, place et rôle nouveaux des transports collectifs qui doivent être attractifs par leurs dessertes, leur sécurité, leur prix aussi, évolution plus favorable à la mixité, contre les « ghettos » dans l'habitat et les activités, et également solutions aux problèmes de financement des infrastructures de transport en milieu urbain et périurbain.
Deux exemples :
- En région parisienne, nous avons décidé de ne pas augmenter la carte Imagine R pour les jeunes. Cette carte connaît un succès considérable : 370 000 jeunes lycéens, collégiens, étudiants la possèdent. La réduction du prix et la souplesse d'utilisation sont appréciées. Résultat : tout le monde y trouve son compte, y compris l'entreprise grâce à une fréquentation plus grande. Si les recettes unitaires ont baissé, les recettes globales ont, elles, augmenté.
- La réalisation des plans de développement urbain (PDU) dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants devra nous aider à avancer vers un autre partage de l'espace urbain et un meilleur équilibre de la politique des déplacements. Sur les deux exercices budgétaires de mon ministère, les crédits pour les transports collectifs urbains de province ont augmenté de 20 %.
L'Humanité : La lettre de cadrage budgétaire que vous avez reçue du Premier ministre n'entame pas votre optimisme ?
Jean-Claude Gayssot : La négociation budgétaire n'a pas encore commencé. Et les premiers arbitrages rendus par le premier ministre en matière d'enveloppe budgétaire des futurs contrats de plan confirment l'importance que le gouvernement attache aux investissements dans le domaine des transports collectifs et ferroviaires, mais aussi dans le domaine des routes pour lesquelles des besoins existent encore, en agglomération, et en matière de désenclavement de certaines régions.
L'Humanité : Changeons complètement de registre. Vous êtes le ministre des transports, de l'équipement et du logement. Un ministre communiste dans un gouvernement qui mène, avec l'OTAN, une guerre en Yougoslavie. Vous avez fait connaître - la presse s'en est fait l'écho - votre « inquiétude ». Où en êtes-vous, aujourd'hui ?
Jean-Claude Gayssot : Je ne veux pas revenir sur l'opinion personnelle que j'ai exprimée jusqu'en Conseil des ministres. Simplement, j'ai envie de dire deux choses. La première, c'est que la construction européenne la plus progressiste et humaniste suppose fondamentalement, selon moi, d'en finir avec toutes les formes de nationalismes et de partitions ethniques. La seconde, c'est que tout doit être fait pour obtenir simultanément l'arrêt des frappes et les garanties pour le retour des réfugiés, la vie commune de tous les Kosovars, l'arrêt de toutes les formes de répressions et de violences à l'égard de toutes les populations quelles que soient leurs origines.
Il faut pour cela, bannir toute hégémonie, toute vision d'un monde unipolaire où la plus grande puissance déciderait pour toutes les autres, toute remise en cause de l'ONU, de l'Europe et de la France, elle-même. Je sais que cette opinion est d'autant plus partagée lorsque l'on sait les liens que nous pouvons avoir avec tous les peuples des Balkans, et bien entendu aussi avec le peuple serbe. Vous l'avez compris, je suis totalement dans l'état d'esprit du gouvernement qui refuse de céder à ceux qui considèrent que l'on aurait dû engager l'invasion terrestre et que la solution politique est hors de portée.
L'Humanité : On ne saurait terminer cet entretien sans vous demander votre sentiment sur la campagne des élections européennes. Vous soutenez la liste conduite par Robert Hue - ce n'est pas un scoop. Mais quelle cohérence y-trouvez-vous ?
Jean-Claude Gayssot : J'y trouve, si vous me permettez ce clin d'oeil, une double cohérence. Je n'ai pas besoin d'insister sur la jeunesse et la place des femmes sur cette liste. Il y a tant de chemin à faire pour que s'efface cette double discrimination qui bloque le renouvellement de l'efficacité démocratique. Le signal donné par la constitution de cette liste est, en soi, un évènement porteur d'avenir. Qui peut croire qu'une Europe progressiste et plus humaine puisse se construire en l'absence des femmes et des jeunes ? La seconde cohérence est à rechercher du côté des profondes transformations, rénovations, mutations, des conceptions du Parti communiste –« Faire la place », et pour la moitié, à des personnalités non membres du PCF, engagées dans une vision non libérales et progressiste de l'Europe et dont le terrain d'action se situe da le champ de l'antiracisme, du féminisme, des mouvements sociaux, du syndicalisme, de la culture, c'est reconnaître que leur action, leur expérience sont indispensables au renouveau démocratique de la politique.
Voilà mon état d'esprit. Être ouverts. Être constructifs pour, avec beaucoup d'autres, réorienter l'Europe. J'ai la profonde conviction que cela est non seulement nécessaire mais possible, que l'on peut avancer et obtenir un résultat positif le 13 juin.