Interviews de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, à France-Inter le 16 octobre et dans "L'Hebdo des socialistes" du 17 octobre 1997, sur le projet de loi relatif à la nationalité, sur la réforme de la justice, et sur la polémique autour du livre mettant en cause MM Léotard et Gaudin dans l'assassinat de Yann Piat.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Adoption du projet de loi relatif à la nationalité française et modifiant le Code civil en Conseil des ministres le 15 octobre 1997

Média : France Inter - L'Hebdo des socialistes

Texte intégral

France Inter - Jeudi 16 octobre 1997

S. Paoli : Sur la question de l’immigration, comme sur les 35 heures, comme sur les privatisations, existe-t-il un passage étroit, un compromis républicain ? Ce compromis fera-t-il accepter l’idée que modifier profondément les lois Debré reviendrait à abroger – sans prononcer le mot – les lois Pasqua-Debré ? Sur ce point, une partie de la gauche est au moins aussi vigilante que l’opposition. Reste que sur la question plus générale de la justice, les Français attendent autre chose qu’un compromis, la vraie réforme d’une justice jugée par eux trop lente, trop chère, trop politique et parfois même trop suspecte. Un récent sondage CSA pour L’Express indique que 38 % des Français seulement disent avoir confiance dans leur justice, 64 % estiment qu’elle fonctionne mal, 37 % souhaitent que les procureurs soient indépendants du ministère de la justice.

S’agissant de l’immigration, vous venez – c’était hier à l’assemblée – de proposer le rétablissement du droit du sol mais pas intégralement, pas dès la naissance, comme avant la loi Méhaignerie. Est-ce qu’on est encore dans le terrain de ce compromis que j’évoquais à l’instant ?

E. Guigou : D’abord, il ne s’agit pas de l’immigration, là. Il s’agit de la nationalité. Il y a deux projets de loi. Il y a un projet de loi sur l’immigration, c’est J.-P. Chevènement qui le présente, qui modifie profondément les lois Debré et Pasqua et il y a un projet de loi sur la nationalité qui modifie la loi Méhaignerie.

S. Paoli : Il n’est pas indifférent qu’ils soient présentés ensemble tout de même ? Parce qu’on établit évidemment un lien entre les deux ?

E. Guigou : Oui, mais ce sont quand même deux choses différentes et je crois qu’il ne faut pas les mélanger. Le projet de loi sur la nationalité, dont j’ai la responsabilité – mais naturellement, j’assume et tout le monde assume l’ensemble, c’est le Gouvernement qui le présente - , d’abord, c’est une profonde rupture avec le projet de loi Méhaignerie. Pourquoi ? Parce que dans la loi de 1993 de Méhaignerie, l’enfant né en France de parents étrangers ne pouvait devenir français que s’il le demandait expressément entre l’âge de 16 ans et de 21 ans, et s’il n’avait pas l’information et s’il ne le demandait pas, ou s’il ne pouvait pas le demander, eh bien, il n’était pas français, alors même qu’il pouvait le vouloir. Et donc, nous avons trouvé là qu’il y avait une réelle injustice ; parce qu’on m’a cité le cas, par exemple, dans une même famille, de trois ou quatre enfants qui ont demandé cette nationalité et qui l’ont eue et un autre, qui était handicapé, n’a pas pu manifester cette volonté et il n’est pas devenu français.

S. Paoli : Pour bien comprendre : pourquoi ne pas rétablir le droit du sol dès la naissance ? C’est une réserve qui est faite par la Commission nationale consultative des Droits de l’Homme : un enfant, entre sa naissance et mettons 12, 13, 14 ans, quand il est petit enfant puis à l’école, s’il n’a pas la nationalité française, peut-être qu’au fond, son intégration est moins facile, peut-être les rejets sont plus forts. Pourquoi ne pas la rétablir tout de suite, dès la naissance ?

E. Guigou : Ce que propose mon projet de loi, c’est que tout enfant né en France de parents étrangers sera automatiquement français à l’âge de 18 ans. S’il veut l’être avant, à partir de l’âge de 16 ans, il peut le demander mais cela n’est pas une condition. C’est une faculté. Alors, vous posez la question : est-ce qu’il ne faudrait pas autoriser qu’ils deviennent français dès la naissance ?

S. Paoli : C’est ce qui existait avant, avant la loi Méhaignerie.

E. Guigou : Attendez, il faut être précis. Dans la législation antérieure à la loi Méhaignerie, l’enfant pouvait être français si ses parents le demandaient pour lui et s’ils justifiaient d’une durée certaine de résidence. Qu’est-ce qui se passait ? D’abord, tous les parents ne le demandaient pas. Ensuite, certains parents le demandaient pour des stratégies qui les regardaient, parce qu’ils voulaient se protéger eux et, troisièmement, certains le demandaient pour certains de leurs enfants, les filles ou les garçons, et pas les autres. En aucun cas, dans la législation antérieure, vous n’aviez automatiquement, à la naissance, la faculté pour les enfants de devenir français. Ce qui est vrai, c’est que ce que j’ai présenté là, c’est un projet de loi qui a la volonté de privilégier la volonté de l’enfant. Que l’enfant puisse dire : je veux être français, que cela puisse avoir valeur d’un engagement personnel. Je trouve qu’à l’époque où on a une convention des droits de l’enfant, il est important que l’enfant dise : je veux être français. Il l’est automatiquement à 18 ans, sauf qu’il peut décliner la nationalité française entre l’âge de 17 ans et demi et 19 ans, s’il n’a pas envie d’être français. C’est un projet de loi qui dit : on est automatiquement français à 18 ans si, à 16 ans, on déclare vouloir l’être. Alors, je crois que c’est un projet qui permet aux enfants de manifester un engagement qui est un gage, je pense, d’intégration – puisque vous soulevez ce problème qui est un vrai problème –parce que c’est un gage de véritable volonté.

S. Paoli : Venons-en à ce qui vous occupe, j’imagine : cette idée que les Français ont de la justice et qui n’est pas bonne. Les Français, au fond, demandent justice pour la justice : trop lente, trop chère, trop suspecte. Avez-vous l’intention, avez-vous en projet de réformer vraiment – et cette fois en dehors de ce compromis républicain que j’évoquais parce qu’une réforme, cela engage en profondeur – de réformer la justice ?

E. Guigou : Je crois qu’il faut une réforme profonde parce que la crise de confiance dans la justice est profonde et que je pense que ce que les Français reprochent à la justice, c’est d’abord d’être trop lente, ensuite d’être obscure.

S. Paoli : D’abord, ils en doutent aujourd’hui, vous le savez très bien.

E. Guigou : Et puis de ne pas être impartiale. Les Français ont, à tort ou à raison, le sentiment qu’on n’est pas jugé de la même façon selon qu’on est, comme disait La Fontaine, puissant ou misérable. Je crois qu’il faut enlever ce soupçon. Il faut qu’on enlève ce soupçon sur la justice, il faut que désormais, la justice soit perçue comme étant impartiale, respectueuse de la liberté des personnes – la présomption d’innocence, cela compte – et que cette justice, en même temps, soit perçue comme un vrai service public proche des citoyens. Il faut une réforme profonde, en effet.

S. Paoli : Vous venez de dire une chose importante : est-ce que cela n’est pas justement d’illustration d’une faiblesse de la justice, tout ce à quoi nous assistons aujourd’hui – mise en accusation sans preuve de deux hommes politiques dans un livre, débat dans la presse pour savoir si oui ou non il faut relayer ce type d’information ? Est-ce que vous êtes comme tous les Français, est-ce que vous vous interrogez quand vous apprenez qu’un homme se suicide dans le Midi, de cinq balles dans la tête et que vingt morts ont été enregistrés depuis plusieurs années dans le Midi sans que jamais, on ne sache ce qui s’est passé ? Légitimement, on peut s’interroger sur la justice.

E. Guigou : Eh bien moi, je déplore en effet que tant d’assassinats restent non élucidés. Ce que néanmoins je veux dire, c’est que ce n’est pas au ministre de la justice de rendre la justice. La justice est indépendante dans notre pays. Je veux dire que le juge d’instruction est indépendant.

S. Paoli : On en doute quand, on voit la façon dont certaines instructions sont menées.

E. Guigou : Non, le juge d’instruction est indépendant et le juge du siège l’est aussi. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il faut absolument aller plus loin dans le sens de cette indépendance et dans le sens de la responsabilité des juges car une indépendance doit aller avec une plus grande responsabilité. Vous évoquez les affaires du Var…

S. Paoli : Parlons clair : Y. Piat, tout ce dont on parle depuis quelques jours et gravement.

E. Guigou : Moi, je ne vais pas commenter, je ne peux pas et je ne veux pas commenter des instructions qui ont déjà eu lieu. La chambre d’accusation du département du Var a, à plusieurs reprises, dit que l’instruction n’avait pas à être rouverte et que des suppléments d’information qui sont demandés par les avocats de la partie civile n’avaient pas lieu d’être. Il appartient maintenant au président de la Cour d’assises de décider s’il estime opportun, nécessaire, de rouvrir un supplément d’information. S’il ne le fait pas, la Cour d’assises, lorsqu’elle se saisira de ce dossier, a toujours aussi la possibilité de le faire. Voilà, c’est comme cela que les choses fonctionnent dans notre pays et moi, garde des sceaux, je dois respecter et je dois être la première à respecter la loi.

S. Paoli : À votre connaissance est-il arrivé qu’en une occasion ou une autre, le pouvoir politique ait fait pression sur la justice de telle façon qu’elle ne puisse pas se développer dans des conditions normales, qu’on ait empêché l’instruction de certains dossiers ?

E. Guigou : C’est arrivé dans le passé, oui.

S. Paoli : Récemment ?

E. Guigou : C’est bien la raison pour laquelle je dis qu’il nous faut une réforme profonde. C’est la raison pour laquelle, dès que je suis arrivée, j’ai dit : en aucun cas, je n’interviendrai dans les affaires politico-judiciaires où je n’aurai aucune forme d’intervention pour dévier le cours de la justice. C’est un engagement solennel pris par le Premier ministre L. Jospin lors de sa déclaration de politique générale. Cette pratique que j’ai instituée, dont tout le monde reconnaît qu’elle est réelle, il reste à la faire passer dans la loi. C’est-à-dire à consacrer dans la loi le fait que le pouvoir politique ne donne pas d’instruction au juge. En même temps, il reste à consacrer aussi le fait que les juges doivent être davantage responsables parce qu’il doit y avoir un regard citoyen. S’il y a des dysfonctionnements de la justice, il doit pouvoir y avoir des recours des citoyens. Le Gouvernement a une politique pénale et s’il y a des écarts, il faut naturellement que le Gouvernement puisse dire ce qu’il en pense, par exemple devant la représentation nationale.


L’Hebdo des socialistes : 17 octobre 1997

L’Hebdo : Quel est le sens du projet de loi sur la nationalité ?

Élisabeth Guigou : Le Premier ministre s’est engagé dans son discours de politique générale devant l’Assemblée nationale à restaurer le droit du sol. Cette restauration est conforme à la tradition républicaine d’intégration que nous connaissons depuis 1989 et remédie aux défauts de la loi de 1993 : 50 à 70 % seulement d’une classe d’âge qui pouvait manifester sa volonté de devenir français, le faisait en réalité. Ne laisser personne au bord du chemin est notre volonté. Une de nos plus fortes promesses de la campagne législative est donc tenue.

L’Hebdo : Comment cela se passera-t-il ?

Élisabeth Guigou : À 18 ans, les enfants d’étrangers nés en France deviennent automatiquement français s’ils ont leur résidence en France et s’ils y ont résidé pendant une période continue ou discontinue de cinq années. Ces conditions sont traditionnelles et révèlent le souci du législateur de faire prévaloir la socialisation du jeune étranger à un âge où la scolarité joue un rôle fondamental. La période de stage retenue se situe entre 11 et 18 ans pour que la preuve de la résidence en France soit facilitée par la production des certificats de scolarité. On évite aussi qu’un jeune dont le séjour aurait été interrompu pour une durée de moins de deux ans ne soit écarté de la nationalité française : on favorise ici l’effectivité de l’intégration des jeunes concernés.

L’Hebdo : Certains jeunes issus de l’immigration souhaitent conserver la nationalité de leurs parents. N’auront-ils plus ce choix ?

Élisabeth Guigou : Le projet de loi répond également au souci de ne pas faire des Français contre leur volonté. Il permet donc aux jeunes étrangers de décliner avant leur majorité, ou pendant un an après celle-ci, la qualité de français. Dans ce cas, ils seront réputés n’avoir jamais été français.

L’Hebdo : La loi de 1993 offrait la possibilité aux jeunes de demander la nationalité française avant leur majorité. Et le nouveau projet ?

Élisabeth Guigou : Le Gouvernement a eu le souci de prendre en compte l’apport spécifique de la loi de 1993 qui permet d’anticiper l’acquisition de la qualité de français à compter de l’âge de 16 ans. À cet âge, en vertu de l’article 17-3 du code civil, les jeunes sont majeurs du point de vue de la nationalité. Ainsi, le projet de loi offre une synthèse entre l’acquisition de plein droit et la manifestation de volonté. Si le Gouvernement n’a pas retenu la possibilité laissée aux parents de déclarer la nationalité au nom de leur enfant mineur de 16 ans, c’est moins en raison du souci de lutter contre les fraudes, au titre de séjour, qu’en raison de la cohérence même du projet qui offre deux voies principales d’acquisition de la nationalité française : par effet objectif de la loi et par effet subjectif de la volonté personnelle.

L’Hebdo : Quelles sont les autres dispositions du projet ?

Élisabeth Guigou : Le reste du projet de loi aborde la question de l’information sur le droit de la nationalité qui doit être diffusée aux jeunes gens et aux jeunes filles. Il s’agit là d’un problème essentiel dans une matière qui ne peut laisser indifférent. IL règle aussi la question de l’inscription en marge de l’état civil (articles 28 et 208-1). Il s’agit par ce biais, de faciliter la preuve de la nationalité française de façon que les citoyens n’aient plus, à l’avenir, à faire de demandes répétées de certificat de nationalité.

Je suis fière de présenter au Parlement, ces prochains jours, ce projet de loi. Il permettra de revenir à la tradition républicaine de droit du sol et évitera ensuite les tracasseries administratives dont sont encore trop souvent victimes les jeunes issus de l’immigration. Au pays des Droits de l’Homme, chacun s’interroge sur les moyens de lutte contre l’exclusion. Je suis persuadée que cette loi va dans le sens d’une meilleure intégration des individus et d’une plus grande cohésion de la société.