Interview de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Lettre Recherche du ministère de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie" de novembre 1997, sur les grandes orientations de la politique de recherche, la rénovation des sciences de l'homme et de la société, les aides à l'innovation technologique, et la politique spatiale.

Prononcé le 1er septembre 1997

Intervenant(s) : 
  • Claude Allègre - Ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie

Média : Lettre Recherche du ministère de l'éducation nationale de la recherche et de la technologie

Texte intégral

Lettre Recherche : Vous avez déclaré, lors de votre conférence de presse du 6 octobre dernier, que la politique de la recherche et de la technologie ne se jugeait pas uniquement à son budget…

Claude Allègre : J’ai voulu ainsi souligner que le budget n’était pas tout, car je pense que la recherche scientifique ne se juge pas uniquement à l’enveloppe dont elle dispose. Bien sûr, l’argent est important. Sans un budget minimum, on ne peut pas mener une politique de recherche et de technologie ambitieuse. Mais il faut aussi sortir de cette manie de ne voir que par le budget, le budget, le budget ! Des pays dépensent moins que nous et ont de meilleurs résultats. Pour d’autres pays, c’est le contraire. Donc l’argent n’est pas tout. Il y a la manière de le dépenser, il y a la manière de travailler. La recherche française est excellente – l’attribution cette année du prix Nobel à un physicien français en est encore une confirmation – mais, depuis un certain nombre d’années, elle a eu tendance à vouloir trop planifier, trop prévoir, trop organiser, trop gérer… Bref, elle a eu tendance à se bureaucratiser. Les chercheurs passent beaucoup de temps à remplir des papiers, à aller dans des commissions, à se réunir, beaucoup plus qu’à chercher. Par conséquent, je veux redonner beaucoup plus de liberté de création aux chercheurs. Je veux donner aussi plus de chances aux jeunes de faire de la recherche.

Lettre Recherche : Comment cela se traduira-t-il ?

Claude Allègre : D’abord, par la création d’emplois. Il n’y a pas de politique de recherche qui ne s’appuie d’abord sur une recherche fondamentale de qualité. Ce sont les savants qui s’attachent aux questions fondamentales qui font progresser les choses, et la recherche appliquée a tout à y gagner. J’aime souvent répéter que « ce n’est pas en cherchant à améliorer la bougie que l’on a inventé l’électricité ». Regardez la Chine, ce pays qui, au XIIe siècle, était tellement en avance sur tous les autres du point de vue scientifique, réalisant déjà par exemple des forages à 1 000 mètres de profondeur pour récupérer du gaz. Eh bien, ce pays s’est effondré par rapport à l’Occident parce qu’il a fabriqué des structures étatiques qui ne se préoccupaient que des applications et se détournaient du fondamental. Le fondamental est donc le pilier de base de la recherche. Ainsi, l’une de mes priorités dans ce projet de budget civil de recherche et de développement technologique pour 1998 va à l’emploi scientifique : le BCRD prévoit 600 créations d’emplois – 400 emplois de chercheurs dans les EPST et 200 emplois d’ITA dans ces mêmes établissements –, créations qui permettent d’assurer sans heurt le remplacement des générations nombreuses devant partir à la retraite dans les prochaines années. Cette création d’emplois doit être jugée en corrélation avec le budget de l’enseignement supérieur qui prévoit 1 200 emplois supplémentaires de maîtres de conférences et 600 emplois de professeurs. Ceci s’ajoutant à des postes qui n’étaient pas pourvus, ce sont en fait 3 500 emplois qui sont accessibles cette année aux jeunes docteurs, ce qui marque une discontinuité totale avec ce qui a été fait précédemment. Le budget de l’enseignement supérieur prévoit également la création de 1 200 emplois supplémentaires de personnels IATOS. Le nombre des allocations de recherche est augmenté dans le BCRD 1998 (3 700 en 1997 et 3 800 en 1998), celui des bourses CIFRE (convention industrielle de formation par la recherche) l’est également. Par ailleurs, une provision de 50 MF est prévue pour financer l’accueil des post-doctorants en entreprise et dans les laboratoires de recherche.

Ensuite, en privilégiant le financement des laboratoires. Plutôt que de mettre en avant les grands programmes incitatifs, je pense qu’il faut d’abord amplifier les moyens de base de la recherche, de façon à encourager l’initiative et la prise de risque par les chercheurs. La liberté de créer est essentielle. En matière de recherche fondamentale, les grandes découvertes ne se programment pas : ni vous, ni moi ne pouvons savoir quand elles auront lieu, ni vraiment dans quels domaines. Il est probable qu’au moment où je vous parle, de jeunes chercheurs ont des idées formidables, en opposition à tout ce qu’on croit et qui sont porteuses des grandes découvertes de demain. Dire « je vais planifier, je mets un franc là…, non cela ne marche pas. Voilà pourquoi j’ai voulu redonner la priorité dans ce BCRD au financement des laboratoires. Car pour moi, il faut reconnaître les individus, les petites équipes, les petites formations qui ont beaucoup à proposer. Nous devons faire plus confiance aux chercheurs de base, plus confiance aux petites équipes, donner la possibilité aux jeunes chercheurs de créer très vite des équipes. Tout cela doit se traduire par un grand processus de débureaucratisation.

Lettre Recherche : C’est une idée fixe ?

Claude Allègre : Évidemment, on peut se dire « Pourquoi dit-il cela, c’est une manie ». Mais à quoi a-t-on assisté ces dernières années ? À une reconcentration et à un directivisme extraordinaire dans le domaine de la recherche scientifique. Ainsi, un chercheur actuellement en province, pour peu qu’il ait de la valeur et plus de 40 ans, assiste souvent deux jours par semaine, à Paris, à des comités ; les trois autres jours, il faut qu’il organise son équipe. Il ne lui reste donc pas beaucoup de temps pour réfléchir. Et cela s’est généralisé. Ainsi, c’est au moment où la créativité d’un chercheur est à son maximum, disons entre 35 et 55 ans, qu’il assiste le plus à des commissions. C’est bien les commissions, cela a un côté convivial. Cela permet surtout de ne pas dépenser beaucoup : un chercheur en commission dépense moins d’argent qu’un chercheur dans son laboratoire. Multipliez les commissions et les colloques, vous serez tranquille, vous pourrez baisser les crédits de la recherche ! Ce n’est pas du tout comme cela que je vois les choses. Je veux donc débureaucratiser.

Lettre Recherche : Comment ?

Claude Allègre : D’une manière très simple, par la suppression d’un certain nombre de commissions « Théodule ». Bien sûr, chaque commission sert un peu à quelque chose. Mais il faut avoir le courage de diminuer leur nombre. J’ai chargé chaque directeur d’organisme de me faire des propositions. Je laisserai chacun me proposer ses solutions, mais il y aura un contrôle extrêmement strict de ce processus qui se traduira en nombre de jours gagnés de chercheurs dans les laboratoires. Qu’on me comprenne bien. Il n’est pas question par exemple d’empêcher les réunions du Comité national du CNRS, il est simplement question de ne pas perdre son énergie dans 36 000 commissions.

Lettre Recherche : À l’intérieur de ce cadre, quelles sont vos priorités cette année en matière de recherche ?

Claude Allègre : Il y en a principalement deux.
D’abord, en matière de recherche médicale. Si celle-ci se porte très bien dans certains secteurs, comme le biomédical, il n’en va pas de même dans d’autres : citons par exemple l’informatique médicale – domaine très important pour le futur, en relation avec les problèmes de télémédecine ou même, plus en aval, avec ceux de la rénovation de la Sécurité sociale. Ce domaine se développe partout dans le monde. Mais si les chercheurs français y travaillent aussi, c’est aux États-Unis : ils sont partis à l’étranger car ils n’ont pas pu développer leurs produits en France. Nous avons donc un retard considérable dans ce secteur ; citons également un retard dans la découverte de nouveaux médicaments alors que la France, il y a encore 15 ans, était extrêmement bien placée dans ce domaine : aussi la physiologie qui, petit à petit, est devenue de moins en moins active, alors qu’elle est en plein renouveau dans les pays anglo-saxons.
Donc, tout ceci va conduire à une réforme de l’INSERM, qui est actuellement en discussion, afin de conforter et développer la recherche médicale. Ainsi, cette priorité se traduit par la création cette année de 100 postes de chercheurs dans cet organisme. Par ailleurs, dans le cadre de cette rénovation des sciences du vivant – domaine qui, je vous le rappelle, bénéficie d’une forte augmentation dans le BCRD, + 17,6 % en crédits de paiement et + 7,8 % en autorisations de programmes – va être créée une petite structure de coordination avec pour objectif de mieux coordonner les recherches effectuées dans ce domaine par les différents organismes (CEA, INSERM, INRIA, INRA, CNRS…) et d’éviter des dysharmonies dans le financement.
Nous réfléchissons également à l’évolution du statut des chercheurs du médical. Actuellement, pour faire de la recherche dans ce domaine, on privilégie les médecins qui ont fait une thèse de science. Or, si dans les autres pays, la recherche médicale est faite par les médecins, on a beaucoup de mal en France lorsqu’on et simple médecin à obtenir une bourse pour faire la même chose, alors que vous avez des gens comme le professeur Carpentier, prix Nobel de médecine, qui a fait des choses extraordinaires, prenant des muscles du dos pour en faire des muscles cardiaques : c’est un médecin et il n’a pas fait de thèse de science. Il faut donc favoriser les bourses pour que les médecins puissent faire de la science.
Une deuxième grande priorité est la rénovation des sciences de l’homme et de la société. Elles ont beaucoup souffert ces dernières années et se sont un peu trop bureaucratisées et engagées dans des combats dont l’idéologie n’est pas absente. Les sciences humaines doivent être un carrefour pour les contacts interdisciplinaires, les contacts dans lesquels elles rencontrent les sciences exactes. Je vois, dans ce cadre, trois grands domaines porteurs : les sciences de la cognition, qui impliquent les chercheurs des neurosciences, de la sociologie, de la linguistique, de la psychologie, de la philosophie… avec naturellement des débouchés très importants, par exemple dans le domaine éducatif. Car du progrès de nos connaissances dans les sciences de la cognition nous tirerons des enseignements sur la manière de mieux apprendre, de mieux enseigner… Deuxième sujet transversal : la cité, thème qui soulève des problèmes juridiques et organisationnels, fait appel à la géographie, à la sociologie, à l’ethnologie, mais aussi à des matières comme la météorologie et l’architecture avec les problèmes de pollution dans les grandes villes… Enfin, troisième sujet transversal, d’une importance cruciale : le travail. Que constitue le travail dans notre société, au moment où l’on fait de plus en plus appel aux machines, y compris pour le travail intellectuel ? Voici le type de question auquel on doit réfléchir.
Autres types d’actions : je souhaite continuer à développer les maisons des sciences et de la société en province, maisons lancées par Lionel Jospin lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale. À ce jour, quelques-unes fonctionnent assez bien, mais elles manquent toujours de moyens. Nous devons également proposer des postes d’accueil pour des chercheurs des universités souhaitant passer quelques années dans les organismes de recherche, ou même pour des professeurs du secondaire qui ont commencé une thèse en sciences humaines. Enfin, je souhaite essayer d’utiliser la Bibliothèque de France pour les chercheurs des sciences de l’homme et de la société. D’abord en faisant en sorte – et c’est une opération difficile – qu’il y ait des systèmes de télétransmissions vers les grandes bibliothèques universitaires de province ; ensuite en profitant de l’aménagement de la ZAC de Tolbiac pour implanter les organismes de recherche en sciences humaines autour de la Bibliothèque nationale de France.

Lettre Recherche : La technologie est affirmée dans votre portefeuille ministériel, avec un ministère de l’Éducation nationale, de la Recherche et de la Technologie…

Claude Allègre : Oui et à ce sujet, nous travaillons actuellement à une réforme de la structure du ministère. L’ancienne direction de la recherche et de la technologie va être remplacée par deux directions : une direction de la recherche et une direction de la technologie. Pourquoi ? Parce que l’on a beau m’expliquer que recherche et technologie sont indissociables, je remarque que d’un point de vue pratique, cela ne fonctionne pas très bien, particulièrement en matière de transfert de nos découvertes scientifiques vers les applications industrielles. Savez-vous que sur 85 000 brevets enregistrés l’année dernière par l’office des brevets au Japon, il y en avait 13 000 français, soit près d’un septième. Ceci veut dire que les chercheurs français, découragés d’aller faire enregistrer leurs brevets en France, préfèrent le faire au Japon. Et c’est loin le Japon. Nous devons nous poser des questions à ce sujet. Je souhaite donc deux directions distinctes mais qui, bien sûr, travailleront en collaboration.
En matière de technologie, la priorité va donc vers le transfert, avec trois mesures. Je ne prétends pas résoudre le problème d’un coup de baguette magique, c’est un problème très difficile. On accuse souvent les chercheurs, moi j’ai tendance à accuser les industriels qui ne font pas assez d’innovations et qui n’investissent pas assez dans la recherche. Ainsi, et en accord avec Dominique Strauss-Kahn et Christian Pierret, nous n’allons plus financer la recherche industrielle des grands groupes (à part bien sûr les programmes aéronautiques, qui relèvent du domaine du développement). Nous allons donc concentrer les crédits de recherche industrielle sur les PME-PMI qui, elles, ne peuvent pas facilement investir dans la recherche et qui sont souvent créatrices d’innovation et d’emplois. Par ailleurs, nous souhaitons modifier la loi de taxation sur les stock-options, véritable catastrophe pour les PME-PMI innovatrices puisque si vous ne donnez pas de stock-options à vos ingénieurs, vous êtes obligé de leur donner une valeur de salaire extrêmement élevée, hypothéquant dès le départ la réussite de votre projet. Deuxième point : nous allons mettre sur pied un système de capital-risque pour les doctorants afin d’encourager les thésards à créer une entreprise. Il faut être bien sûr très prudent dans ce domaine, mais nous avons un élément de référence qui est le Canada avec la création, il y a 4 ans, d’un tel système et qui obtient incontestablement de bons résultats. Enfin, troisième mesure, nous allons aider les post-doctorants à rejoindre le milieu industriel avec un financement à parité entre industriels et État. Toujours en matière de transfert, je souhaite par ailleurs encourager trois domaines : l’instrumentation médicale, l’industrie du software, le développement d’un réseau sur les technologies des médias et des métiers artistiques (technologie de l’image, du traitement du son, technologies éducatives…).

Lettre Recherche : L’espace relève également de vos attributions…

Claude Allègre : Oui. Ainsi, dans le budget de cette année, nous avons réorienté l’unité spatiale car nous voulons mettre l’accent sur l’autonomie européenne en matière de télécommunications et en matière d’observation de la Terre. Puisque l’on parle de l’Espace, j’aimerais préciser que si je ne suis pas très fanatique des vols habités, cela ne veut aucunement dire que le France n’honorera pas les engagements précédemment signés. Mais encore une fois, cet infléchissement sur les vols habités n’est pas une manie de ma part. Quand on a commencé l’exploration spatiale, on pensait qu’il faudrait fabriquer de véritables usines autour de la Terre afin de transmettre les communications ou observer notre planète. Souvenez-vous, c’était l’époque où les émetteurs de télévisions étaient d’énormes choses… On pensait aussi que, scientifiquement, on allait trouver des choses nouvelles en apesanteur, par exemple, concernant la croissance des cristaux. Or, regardez 20 ans après : on a développé des technologies merveilleuses mais aujourd’hui on sait fabriquer des satellites miniatures. Et de ces satellites de communication, Ariane V sera capable d’en lancer une quinzaine en un seul vol… La réalisation d’un satellite comme Spot qui, à l’époque, valait quelque chose comme 5 à 6 milliards de francs, est estimée à quelques 500 millions pour l’an 2000. Dans une voiture sophistiquée, il y a aujourd’hui la même programmation informatique que celle qu’il pouvait y avoir dans un vol Apollo ! Tout cela pour vous dire que les « usines en l’air », on ne sait plus très bien pourquoi on les fait. Et puis, cela doit bien arranger un peu les Américains de nous faire participer à leur programme, car cela peut nous éviter d’avoir des initiatives autonomes. Et moi, j’ai la faiblesse de penser le contraire. Cet infléchissement n’est donc pas une manie : c’est un souhait de donner plus d’indépendance à l’Europe. Rappelons que sur le plan technologique, les vols automatiques font progresser la robotique, le calcul, la transmission des données et sont extrêmement fructueux du point de vue industriel. Signalons à cet effet – et cela rejoint tout à fait ce problème d’indépendance européenne – le merveilleux projet « Sky Bridge » d’Alcatel, qui devrait nous permettre dès l’an prochain d’avoir une autonomie en ce qui concerne le problème des téléphones mobiles et, vraisemblablement à partir de 2002, un GPS européen, clé de la navigation aérienne et du positionnement des satellites d’observation de la terre – y compris radar – à des prix défiant toute concurrence.
Donc, les vols habités, c’est bien beau, mais je pense qu’une des grandes aventures prochaines sera l’exploration de Mars et celle de Vénus – et j’espère bien que les sondes seront lancées par Ariane V. Saviez-vous que les Russes avaient développé une technologie permettant aux appareils de résister deux mois à des températures de 1 100 °C, ouvrant ainsi de nombreuses perspectives dans le cas de Vénus ? Naturellement, ces grandes aventures ne se feront pas toutes seules et devront certainement faire appel à des coopérations internationales.
Je souhaite également pour l’avenir une initiative européenne, mondiale peut-être, consistant dans la réalisation d’un Space Telescope II, car c’est quand même dans ce type de réalisations que se situera la source des observations futures.

Lettre Recherche : L’Europe est une de vos grandes préoccupations…

Claude Allègre : Oui, et dans les domaines dont j’ai la charge, je travaille avec mes collègues européens à des initiatives destinées à une meilleure construction de l’Europe scientifique, avec un souci de débureaucratisation, d’efficacité et d’implication plus grandes des organismes et des chercheurs. Il est un peu tôt pour vous en parler aujourd’hui, mais avec Junger Rüttgers, mon homologue allemand, je pense vous annoncer une initiative importante en ce sens vers le mois de décembre.