Interview de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, à TF1 le 30 novembre 1997, sur le congrès du PS, l'affaire du sang contaminé et la pandémie du sida, la construction de l'Europe sociale et sur ses propositions de rénovation du fonctionnement de l'Assemblée nationale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Public - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Michel Field : Dans un instant, « Public » reçoit Laurent Fabius, le Président de l’Assemblée Nationale, le leader socialiste, une semaine après le congrès de Brest où il s’est montré fort discret. Nous évoquerons avec lui l’activité de la semaine et les conditions difficiles du travail parlementaire en France avec plusieurs jeunes attachés parlementaires, toutes tendances confondues.

A tout de suite

Publicité

Michel Field : Bonsoir à toutes, bonsoir à tous. Merci de rejoindre « Public ».

Laurent Fabius est notre invité. Merci, Laurent Fabius, d’être des nôtres. Président de l’Assemblée Nationale, leader socialiste, s’il en fut, ancien Premier ministre évidemment. Votre intervention au congrès de Brest, était, pour le moins qu’on puisse dire, profil bas. Vous avez parlé un petit matin devant une salle à moitié vide…

M. Fabius : … un petit matin qui était l’après-midi.

Michel Field : Oui, ce que je veux dire, c’est en matinée, comme on dit au théâtre.

M. Fabius : C’est vrai !

Michel Field : Cela n’a pas suscité beaucoup de... Pourquoi ce parti pris d’avoir été si discret ? C’est vraiment que la donne, en ce moment, n’est pas de votre côté et qu’il vaut mieux faire le gros dos en attendant des jours meilleurs ?

M. Fabius : Non.

Michel Field : Si.

M. Fabius : Ce qui était intéressant dans ce congrès, c’est le soutien au gouvernement et puis l’élection de François Hollande. C’est cela qui a attiré l’attention, et c’était normal.

Moi, je me suis situé sur un autre registre qui est – j’espère qu’on va en parler -, développer des idées pour l’avenir. Évidemment c’est moins grand public, mais je crois que c’est intéressant.

Michel Field : Mais vous n’avez pas été un peu frustré de ce congrès où, finalement, le poids des fabusiens – comme on dit – n’a pas été très manifeste.

M. Fabius : Non, j’ai trouvé que cela a été un bon congrès…

Michel Field : …peut-être, à cause du fait que les fabusiens n’avaient pas beaucoup de poids.

M. Fabius : Non. Un congrès unitaire, un congrès rassemblé qui, à la fois, a fait chaud au cœur des socialistes et qui était bien vu de l’extérieur. Donc, je crois que c’est positif.

Michel Field : C’est un peu langue de bois, non ?

M. Fabius : Non, sauf si vous faites les questions et les réponses.

Michel Field : Aucun regret de voir Jospin remporter, en ce moment, la mise par rapport à ces années qui vous ont opposés ?

M. Fabius : Mais j’ai contribué à ce que, comme vous dites, il remporte la mise et je pense que son succès, qui est manifeste, est le succès de tous. Donc, j’en suis content.

Michel Field : Vous souvenez-vous que, dans ce livre, qui s’appelle « Les blessures de la vérité », qui est paru chez Flammarion – que vous avez sorti il y a deux ans et demi…

M. Fabius : Deux ans.

Michel Field : … que j’ai relu pour l’occasion, vous êtes le premier à avoir parlé de « jospinomania », page 244 ?

M. Fabius : Dites-moi, alors !

Michel Field : A propos de 1995, de la Présidentielle, et surtout de la manière dont Lionel Jospin devient à un moment donné le leader incontesté du Parti socialiste.

« La veille, on enfonçait Jospin. Le lendemain, on l’encense après le premier tour. Après, la deloromania, la balladuromania, lachiracomania, voici la jospinomaniam ».

C’est du genre voyant extra-lucide, ça ?

M. Fabius : Oui, mais c’est assez bien vu ! Ce doit être une inadvertance.

Michel Field : On se retrouve après une première page de publicité. Et nous parlerons évidemment politique et de vos idées pour l’avenir, comme vous l’avez souhaité.

M. Fabius : Merci.

Publicité.

FILM sur BARBARA.

Michel Field : Je voulais faire cet hommage à Barbara qui a disparu. Barbara dont on sait, outre la chanteuse et la générosité même sur scène, à quel point elle s’est battue dans les dernières années de sa vie, mais en toute discrétion du côté des prisonniers, dans la lutte contre le Sida. Et nous reparlerons tout à l’heur de la Journée mondiale contre le Sida tout à l’heure. C’est aussi quelqu’un qui s’était engagé et qui, finalement, est l’une des seules artistes à avoir fait une chanson pour les socialistes et pour François Mitterrand. Enfin, plutôt l’image qu’avaient laissé en elle la cérémonie du Panthéon et François Mitterrand une rose à la main.

M. Fabius : Cela m’a fait de la peine, comme à beaucoup de gens, la mort de Barbara parce que, d’abord, c’est un peu ma jeunesse. Moi, j’ai fredonné les airs de Barbara. Elle avait cette qualité de voix et de poésie, quoi qu’elle dise ; qui fait qu’on se rappelle certains éléments de phrases, trois notes comme ça !... Et que même, pour ceux qui chantent comme des casseroles, on a commencé à chanter « l’aigle noir », « Nantes ». Donc, j’avais gardé un souvenir d’elle, comme spectateur, fort. Je ne sais pas si vous l’avez vu ?...  Mais c’est un peu comme Brel. Moi, j’avais vu Brel, j’avais vu, à un moment, Piaf. Et Barbara, c’était cela, c’est-à-dire à la fois une actrice, une poète et puis une musicienne de la brisure, de la fêlure.

Elle ne s’est pas engager politiquement à vrai dire ! Je crois que c’était surtout un engagement humaniste, esthétique presque. Mais c’était une femme formidable, discrète et, maintenant, l’aigle s’est envolé, mais je crois que c’est une très grande tristesse pour nous tous.

Michel Field : L’homme à la rose, cela semble très loin finalement.

M. Fabius : C’est vrai !

Michel Field : L’émotion qu’a pu susciter cette image de François Mitterrand.

M. Fabius : C’est vrai ! Mais je me rappelle avoir entendu cette chanson : « un homme, une rose à la main, a montré le chemin… », et dans l’atmosphère de l’époque où nous n’étions pas habitués à l’alternance, où il y avait de grandes émotions pendant les campagnes, c’est vrai que le jour où j’ai entendu cette chanson, je l’ai entendue plusieurs fois, mais le jour où je l’ai entendue pour la première fois, cela m’a bougé le cœur.

Michel Field : Vous avez souvent dit que vous regrettiez, à l’intérieur du Parti Socialiste, qu’on parle plus souvent ou plus volontiers de lutte d’hommes que de lutte d’idées. Mais, avec le recul, n’avez-vous l’impression que vous portez une lourde responsabilité dans le fait qu’on ait, toujours finalement, eu tendance à voir des conflits de personnes là où vous auriez voulu voir des débats intellectuels et politiques ?

M. Fabius : Quand on s’engage dans un chemin politique – ce qui est mon cas -, c’est à la fois par tempérament, par un mouvement profond de l’âme et puis cela s’incarne dans des hommes et des femmes. On n’a jamais vu une idée traverser ce studio toute seule, sur ses pattes, il faut bien qu’il y ait des hommes et des femmes pour les incarner.

C’est souvent ce que le public garde et, en même temps, c’est vrai qu’il y a aussi des luttes d’ambition qui, je l’espère, sont aussi des ambitions collectives. Mais le public ne garde que ça. Et pour répondre précisément à votre question : « oui, j’ai une part de responsabilité, comme tous les leaders socialistes, puisque nous sommes socialises, ont une part de responsabilité. Simplement ce qu’il faut, c’est assumer ses responsabilités, tirer les leçons de l’expérience. Et s’il y a eu des erreurs de commises – il y en a eu, bien sûr-, ne pas les reproduire dans le futur.

Michel Field : Une élection à 90% des votants comme celle dont vient de bénéficier François Hollande, ce sont – je ne sais pas- des scores soviétiques ?

M. Fabius : C’est 10% de moins que d’habitude.

Michel Field : Ah ! Bon ! d’habitude, c’est 100% ?

M. Fabius : Non, je plaisante ! François Hollande a eu une magnifique élection et je crois que cela signifie…

Michel Field : …ce sont des scores à la Kim ii-sung en Corée du Nord. Ce n’est pas forcément un très bon signe de vie démocratique quand même ?

M. Fabius : Cela veut dire quoi ? Cela veut tout simplement dire que le Parti Socialiste veut être rassemblé, cela ne veut pas dire que, sur tous les sujets, il y ait une uniformité de pensée. Je crois qu’une des forces du Parti Socialiste, c’est d’être assez divers, mais François Hollande incarne bien cette volonté de rassemblement. C’est cela dont les socialistes, c’est-à-dire les Français ont envie et je pense qu’il remplira très bien sa tâche. Donc je me réjouis. Et parmi les 90%, il y a ma modeste voix.

Michel Field : Je voudrais revenir sur la question du sang parce que, à la fois, vous vous êtes remarquablement expliqué dans ce livre, « les blessures de la vérité », puis parce que vous avez fait l’expérience, finalement, de prendre des décisions, le plus rapidement possible, dès que vous avez eu à en connaître. Je crois que tout le monde s’accorde à le dire, y compris vos adversaires politiques. Et, en même temps, malgré la force des faits, vous traînez cette image de quelqu’un de responsable dans ce qui a été un énorme dysfonctionnement de l’appareil d’État et du système d’information.

Je vous pose cette question-là par rapport, même, à votre destin politique puisque, dans ce livre, au moment des Présidentielles de 1995, vous dites : « Je ne pense même pas à me présenter à cause de l’histoire du sang ». Et quand on voit, finalement, comment la campagne de Lionel Jospin lui a permis de reconquérir le Parti Socialiste, de reconquérir l’opinion et d’être, aujourd’hui, Premier ministre, n’avez-vous pas l’impression que, dans cette histoire-là, vous avez joué votre destin politique et que vous l’avez perdu pour une large part ?

M. Fabius : La vie publique est souvent très, très cruelle. Et, à l’époque où vous parlez, j’aurai pu être candidat, mais je n’ai pas voulu exposer mes amis et mes idées, le camp que je représentais, à un moment où je croyais que, dans l’opinion publique, je ne pouvais pas bénéficier d’une faveur suffisante. Cela est d’autant plus cruel que, comme vous l’avez rappelé ; j’avais pris les décisions qu’il faut. Maintenant, il y a toujours un prolongement judiciaire à cela puisque, vous le savez peut-être, le procureur a conclu au non-lieu, mais l’instruction continue d’une certaine façon.

Mais pour répondre directement à votre question : « je crois que dans la vie publique, surtout quand on accède à des fonctions très importantes, il y a des moments où l’on est en situation très difficile, parfois d’une façon très injuste, et on ne sait pas comment on peut réagir. Moi, j’avais pour moi ma bonne foi et le sentiment que j’ai d’avoir pris les bonnes décisions, le soutien de beaucoup de gens et donc cela m’a permis de tenir. Mais je suis très confiant, je crois que la vérité finit par se faire jour et que l’on peut continuer son chemin.

Je n’oublie jamais, lorsque je parle de ces sujets, de dire que ma propre difficulté, ma propre douleur parfois, ce n’est évidemment rien à côté de ceux qui ont subi le drame dans leur chair.

Michel Field : Cela vous a changé le rapport au Pouvoir, à la politique ? Cela vous a donné une sorte de distance… ?

M. Fabius : Oui, il y a eu des drames, mais il y a eu aussi des moments très exaltants, et il y en a devant. On va parler de l’avenir. Bien sûr que cela change un homme, cela le mûrit. On change tous.

Quand j’ai commencé, j’étais un petit jeune homme qui avait fait de brillantes études et qui était intéressé par l’engagement public, mais je ne savais pas exactement ce que c’était. Et puis il s’est trouvé que j’ai accédé à des fonctions très importantes, jeune, avec à la fois des succès magnifiques et des épreuves. Et puis, et puis, et puis… et puis j’ai rencontré beaucoup de gens, je me suis mûri, formé, j’ai appris. Et un homme est le produit de tout cela. Comme vous, j’imagine, vous avez changé avec le temps.

Michel Field : Le plus jeune Premier ministre que François Mitterrand avait donné à la France, pour reprendre sa formule, n’est-il pas en passe de devenir le plus jeune de la vieille garde socialiste que Lionel Jospin et ses amis sont en train de mettre au rencart ?

M. Fabius : C’est une manière un peu aimable de présenter les choses.

Michel Field : Je vais à l’essentiel.

M. Fabius : Non, vous ne voulez pas faire mentir votre réputation. Mais je ne le crois pas ! D’abord parce que l’étrange dans cette situation, c’est que tous ceux qui, maintenant, dirigent l’État, le Parti Socialiste ou de grandes fonctions dans la vie publique, ont tous été les disciplines de François Mitterrand. C’était vrai pour moi, vrai pour Lionel, vrai pour François Hollande, vrai pour Élisabeth Guigou, vrai pour Dominique Strauss-Kahn.

Michel Field : …Il y en a qui ont demandé un droit d’inventaire plus rapidement que d’autres.

M. Fabius : Bien sûr !

Michel Field : Plus rapidement que vous, notamment.

M. Fabius : Moi, je pense qu’il faut, à la fois, la lucidité et la fidélité, et qu’il faut faire un inventaire avec le côté passif et le côté actif. Donc, sur ce point, je ne pense pas qu’il y ait de divergences.

Mais c’est vrai que nous sommes passés à une nouvelle génération puisque François Mitterrand n’est plus là. Et, moi, je me trouve dans une situation un peu paradoxale, c’est-à-dire que je suis, par mon état civil, assez jeune, à quelques années de vous. Donc, j’espère qu’on a encore de belles perspectives. Et, en même temps, c’est vrai que j’ai eu très jeune des responsabilités

Michel Field : Vous êtes un jeune vieux. C’est un peu cela que je voulais vous dire.

M. Fabius : Oui, je le réfute, c’est une manière gentille. Moi, je me dis que je suis quelqu’un qui, à 51 ans, est Président de l’Assemblée nationale et qui pense qu’il peut contribuer à ce sera la Gauche moderne.

Michel Field : Au sein du Parti Socialiste, quel avenir vous voyez-vous ? Excusez-moi de vous le dire franchement, mais on a l’impression qu’on ne peut pas vous voir d’avenir autrement que, un peu, en embuscade en attendant que ça trébuche pour Lionel Jospin puisque vous avez été trop en concurrence l’un et l’autre ?

M. Fabius : Ceci est la vision un petit archaïque des choses. Nous avons eu plusieurs périodes avec Jospin. Nous avons été très amis au début des années 80, fin des années 70, et nous étions des poulains de François Mitterrand. Puis, nous avons eu un affrontement assez sérieux au milieu des années 80. Et puis, Lionel Jospin est devenu candidat à l’élection présidentielle, maintenant Premier ministre. Moi, je suis Président de l’Assemblée Nationale. Et nous avons travaillé ensemble, réfléchi ensemble. Nous nous sommes vus, nous nous voyons. Et nous avons décidé – c’est assez rare en politique, mais après tout on peut faire aussi crédit à l’intelligence des gens – qu’il fallait enterrer toutes ces rivalités et essayer de construire quelque chose ensemble pour le futur qui s’appelle « le futur de la Gauche ».

Moi, j’y apporte ma part, solidairement, honnêtement et en essayant d’apporter mes idées.

Michel Field : C’est une belle histoire, mais il n’y aura quand même qu’un candidat socialiste aux prochaines élections présidentielles.

M. Fabius : Bien sûr ! Et alors ?...

Michel Field : Et alors, ce ne sera peut-être pas vous.

M. Fabius : Mais on peut- cela va vous paraître difficile à croire- se lever le matin sans se poser la question de l’élection présidentielle.

Michel Field : Cela vous est arrivé ?

M. Fabius : Oui, plusieurs jours.

Michel Field : Ce n’est pas trop dur ?

M. Fabius : Non, je m’en sors et sans me soigner. Mais on revient à la question que vous posiez au début : « il y a des ambitions collectives, nous sommes porteurs de cela ». Pour appeler un chat, un chat, puisque je vois dans votre regard que vous voulez m’amener à cela, aujourd’hui, le problème n’est pas l’élection présidentielle, cela doit venir normalement en 2002, sauf s’il y a un précédent ou si l’on anticipe les échéances, mais peut-être y réfléchira-t-on à deux fois !... Quand cela viendra, on verra qui est en situation. Si Lionel Jospin – ce que je souhaite- réussit à la tête du gouvernement et s’il le souhaite, spontanément, les suffrages iront vers lui. Si le gouvernement à des difficultés, ce sera difficile pour tout le monde. Et puis en même temps il y a mille autres choses à faire. Donc, essayons de ne pas trop personnaliser, avançons et d’abord réussissons ce que nous sommes en train de faire.

Michel Field : Vous avez souvent dit que vous regrettiez que l’on ne reproche jamais ou que l’on ne demande jamais à Édouard Balladur pourquoi il était de droite ? Ni à Robert Badinter pourquoi il était de Gauche ? Et que, vous, malgré 20 ans d’engagement à Gauche, on continuait toujours à s’étonner un peu…

M. Fabius : C’est fini maintenant.

Michel Field : …de votre engagement.

M. Fabius : C’est fini.

Michel Field : C’est vrai ?

M. Fabius : C’est fini.

Michel Field : Mais pas de la part de mes portraitistes qui sont allés enquêter sur votre vie politique, évidemment.

On regarde votre portait et, puis, vous réagirez après.

Portrait.

M. Fabius : Je m’étais dit que je rentrerais de bonne humeur dans le studio et que je le resterais.

Michel Field : Vous n’avez pas eu de difficultés ?

M. Fabius : Non, aucune.

Michel Field : C’est quoi ? C’est un ensemble de clichés et de caricatures sur vous, ce portrait ?

M. Fabius : Non, c’est libre.

Michel Field : Mais encore ?

M. Fabius : Je crois qu’il faut toujours prendre les critiques, essayer de les mériter, qu’elles soient justes, qu’elles ne soient pas juste. C’est vrai que c’est une série de choses qui sont dites, pas les seules, et donc il faut que j’en fasse mon miel.

Michel Field : Vous en souffrez du fait que, effectivement, vous êtes une des personnalités politiques à laquelle on accole immédiatement le vocable « ambitions personnelles » ? Ce qui n’est pas d’ailleurs en soi une critique ; mais comme si vous aviez du mal à vous débarrasser de cela.

M. Fabius : Non, non, je m’en suis débarrassé. C’est vrai que, ayant été Premier ministre très, très tôt et ayant réussi beaucoup de choses, cela vient spontanément à l’esprit. Mais, après, les faits parlent.

Michel Field : L’affaire du Rainbow Warrior qui est évoqué sur le mode de la plaisanterie, cela reste un souvenir douloureux, cela reste une expérience d’homme d’État où vous avez un peu failli ou pas ? Quel regard portez-vous là-dessus ?

M. Fabius : J’en garde le souvenir d’un imbécile d’État, avec à la clé des conséquences très, très lourdes. Mais en même temps, maintenant, toute la vérité est connue de tout le monde et je crois que chacun reconnaît que j’ai cherché la vérité, je l’ai fait éclater, mais cette vérité n’était pas belle pour l’État français.

Michel Field : Je reviens à votre contribution au congrès de Brest que j’ai lue attentivement. J’ai eu le sentiment, en la lisant, que vous vous positionnez sur une vague peut-être plus modérée que l’axe actuel, Lionel Jospin-Martine Aubry, sur les 35 heures, sur l’Europe ? On a l’impression que vous prenez date, peut-être, pour une alternative plus modérée au sein du Parti Socialiste ?

M. Fabius : Non, il n’y a pas de « positionnement », mais si vous voulez rentrer dans tel ou tel sujet, je répondrai volontiers pour vous dire quelles sont mes idées.

Michel Field : Sur l’Europe, on a eu le sentiment qu’il y avait une offensive, un petit peu, des fabusiens, de Jack Lang, de vous-même, au moment d’Amsterdam et que vous continuez à laisser entendre une petite musique un petit peu différente de celle du gouvernement ?

M. Fabius : Parlons un instant de l’Europe. Je suis Européen et j’ai dans mes fonctions précédentes, quand j’étais Premier ministre, signé l’Acte unique, ce qui nous a fait rentrer vraiment dans l’unité européenne. Pourquoi suis-je Européen ? Pour des raisons simples : je crois que la France, seule, n’a pas la dimension par rapport au Monde qui vient et qu’il faut construire une Europe puissante. Mais je trouve que l’Europe qu’on est en train de construire n’est pas satisfaisante parce qu’elle est beaucoup trop financière et pas assez sociale et que, autant l’euro est quelque chose de positif, autant si on ne réoriente pas l’Europe vers plus de social, en étant attentif vis-à-vis de l’élargissement qui va poser beaucoup de problèmes, on va déraper et l’Europe, finalement, va échouer. Donc, je dis : « l’Europe, oui, mais avec un certain nombre de corrections ».

Je ne crois pas être en désaccord avec tel ou tel leader du Parti Socialiste en disant cela, mais je crois qu’ayant été l’un des premiers à être à l’initiative de la construction européenne, il faut que je sois de ceux qui disent : « Attention ! ». Et, notamment, lorsque nous allons ratifier le Traité d’Amsterdam- c’est ce à quoi vous faisiez allusion-, je ne suis pas pour une ratification pure et simple. Je crois qu’à cette occasion- si on ne l’a pas fait avant – il faudra poser des garde-fous pour modifier les Institutions afin que, vraiment, il y ait la capacité de construire une Europe politique. Même chose en ce qui concerne l’élargissement, je crois qu’il faut protéger ce qui concerne nos intérêts agricoles, protéger nos intérêts régionaux. Et si nous ne mettons pas un garde-fou, nous irons là où nous ne voulons pas.

Michel Field : Comment faire pour évoquer cette Europe à deux vitesses ? Vous évoquiez dans votre texte, « le TGV financier et le tortillard social ».

M. Fabius : Cela va être un rapport de force entre les syndicalistes, le Parti Socialiste et les autres partis. Qu’est-ce que j’avais dans l’idée ? Aujourd’hui, l’Europe financière est quasiment faite, avec, à la fois, des avancées : l’euro, et aussi des problèmes. Par exemple, au Luxembourg, il n’y a aucune fiscalité, d’où une fuite de capitaux, etc. Alors qu‘en revanche sur le plan social, malgré la récente réunion qui a eu lieu, qui a été positive, c’est un peu le tortillard.

Que va-t-il se passer ? L’euro, c’est fait dans quelques temps et cela va réussir. Mais une fois que les prix des produits – une voiture, par exemple – vont être libellés dans la même monnaie, partout que vous achetiez une voiture en Belgique, que vous l’achetiez en France ou en Allemagne, cela va être le prix en euro et donc les prix vont être les mêmes. Comme les prix vont être les mêmes, du coup ce qui détermine les prix, c’est-à-dire les règles sociales, la fiscalité, tout ce qui concourt à faire un prix, va avoir tendance à être modernisé. Alors, la grande question qui se pose, qui n’est pas réglée aujourd’hui, est de savoir si cette harmonisation de toutes les législations, de toutes les pratiques sociales, va se faire par le haut, comme on dit, ou par le bas ? Il n’y a pas de réponse toute faite. Cette harmonisation se fera par le haut à partir du moment où nous serons assez forts, les salariés, les hommes et les femmes de Gauche, toute une série de gens, pour pousser vers le haut. Et, là, le problème est devant nous. Nous avons deux trois ans pour aller en ce sens.

Alors, moi, je suis un de ceux qui disent : « L’Europe, oui, mais une Europe avec un contenu social plus fort ».

Je vais prendre un deuxième exemple qui me tient beaucoup à cœur, vous savez que le projet est fait d’élargir l’Europe à de nouveaux pays. Nous sommes aujourd’hui quinze, et on dit : « on va être vingt, vingt-cinq, vingt-sept, etc. », sur le plan des principes, c’est très bien ! Et ces pays pays-là, comme la Pologne, la Hongrie, etc., ont vocation à être dans l’Europe, mais si on élargit l’Europe trop vite, sans avoir auparavant modifié la donne politique, déjà ce n’est pas brillant dans le fonctionnement en quinze, cela ne marche pas à vingt. Donc, je dis que, auparavant, il faut changer nos institutions.

Et de même nous avons, aujourd’hui, dans toutes nos régions -, des fonds, des crédits qui sont donnés par l’Europe pour aider nos régions qui sont les plus en retard. Si ces fonds vont aux régions, aux pays nouveaux qui adhèrent et non pas à nos régions actuelles vont être défavorisées.

Même chose pour la politique agricole. Nous avons aujourd’hui une politique agricole qui doit être modifiée, sans doute, mais qui assure le revenu de nos agriculteurs. Si on va vers l’élargissement sans avoir assuré le revenu de nos agriculteurs, on va souffrir.

Donc, à chaque fois, je dis : « oui vers l’Europe, mais une Europe réorientée socialement et politiquement ».

Je crois que la tâche de la Gauche moderne, c’est d’aller – je prends cet exemple – dans ce sens-là.

Michel Field : Mais, là, c’est presqu’un discours de militant de Gauche que vous tenez, pas un discours de membre d’un parti soutenant un gouvernement.

M. Fabius : Pourquoi ?

Michel Field : Quels types de mesures gouvernementales pourraient être pris en écoutant ce que vous venez de dire ?

M. Fabius : C’est ce que le gouvernement commence de faire. Lorsque Lionel Jospin a obtenu le récent Sommet de Luxembourg sur l’emploi, c’était où on se réunissait sur l’emploi.

Michel Field : On ne peut dire que les conclusions aient entraîné beaucoup de choses quand même ?

M. Fabius : Bien sûr, ce n’est pas suffisant ! Mais c’est le début, c’est la première fois depuis 25 ans ou 30 ans que l’on se réunit sur l’emploi.

Michel Field : C’est très verbal, vous êtes d’accord ?

M. Fabius : Et donc toute la tâche de Lionel Jospin, de ceux qui le soutiennent, dont moi, va être de faire en sorte que l’on passe des intentions aux actes, en matière. Même chose lorsqu’on va discuter des questions sociales. Vous me dites : « c’est une réaction de militant », c’est simplement une réaction d’homme attaché à l’Europe, mais qui, en même temps, veut que l’Europe profite aux Français.

Michel Field : Laurent Fabius, on se retrouve dans un instant après la publicité.

On parlera de l’activité de la semaine avec l’Édito et du travail parlementaire, de ses difficultés et de la nécessaire rénovation que vous voulez lui apporter.


A tout de suite.

Publicité.

Michel Field : Reprise de « Public » avec Laurent Fabius, le Président de l’Assemblée Nationale comme invité.

Nous allons tout de suite voir l’Édito, un certain nombre de thèmes d’actualité de la semaine, avec des images exclusives du tournage du dernier clip des Stones, puisque vous savez que les Stones font leur tournée mondiale. Ils ont commencé aux États-Unis. Ils seront en France et en Europe, cet été.

Vous irez au Stade de France les écouter ?

M. Fabius : Peut-être !

Michel Field : Vous êtes très rock and roll ?

M. Fabius : Pas très…

Michel Field : Je le sentais.

M. Fabius : ... mais de temps en temps !

Michel Field : Plutôt Stones ou plutôt Beatles ?

M. Fabius : Ce n’est pas incompatible.

Michel Field : Non, mais à l’époque, cela l’était. A l’époque de votre et de notre jeunesse.

M. Fabius : Ah ! non. Pourquoi ? Vous, vous étiez l’un et l’autre ?

Michel Field : J’étais plutôt Stones.

M. Fabius : Moi, je suis plus synthétique.

Michel Field : Œcuménique ?

M. Fabius : Synthétique.

Michel Field : On regarde.

L’Édito :

Stones/ça roule.

Maïs/un grain de folie

Argent Public/Guigou passe son code

Nationalité/Guigou passe son code

Sida/des chiffres dramatiques

Michel Field : Pensez-y ! Notamment demain puisque c’est la journée mondiale de lutte contre le Sida. Si, en effet, en France et dans les pays industrialisés, l’avancée des soins et notamment la trithérapie commencent à faire reculer l’épidémie, les chiffres, en effet, en Afrique, en Asie, sont absolument terrifiants. Au Zimbabwe, par exemple, 40% des femmes enceintes sont contaminés, 4 à 5 millions en Inde.

C’était une façon de vous alerter sur la nécessité de cette journée mondiale de la lutte contre le Sida et des manifestations qui l’entoureront demain.

Une réaction, Laurent Fabius.

M. Fabius : Elle va dans le même sens que ce que vous venez de dire. Ce qu’il y a de terrible, c’est que, à la fois, le Sida continue à faire des ravages – les chiffres que vous avez rappelés sont justes – et, en même temps, on a l’impression, en Europe, qu’il y a une certaine banalisation parce que la trithérapie prolonge la vie, mais la banalisation serait très trompeuse. Il faut continuer à développer la prévention, il faut continuer à développer la Recherche et il faut aider évidemment, massivement, les pays en développement parce qu’ils sont à la fois très touchés et n’ont pas de moyens financiers.

Michel Field : Et évidemment rappeler aux jeunes de sortir couverts quand ils sortent.

M. Fabius : Préservatifs.

Michel Field : Code de la nationalité. Le sujet montrait finalement, à la fois, une offensive de l’Opposition sur ce thème, mais aussi la fragilité de la Majorité plurielle. Même si, en terme de vote, en effet c’est passé, on sent quelque chose va se repasser aussi dans le débat sur l’immigration, à savoir qu’une frange de la Majorité reproche à son gouvernement ce choix systématique de la voie médiane. Est-ce que ce qui a été la force, au début du gouvernement, ne va finir par apparaître comme une de ses faiblesses ?

M. Fabius : Non, je pense que le choix a été fait est raisonnable. C’est vrai que les débats de ces jours derniers ont été assez durs et nous allons voter demain, d’une façon officielle, chaque député à son banc. Mais c’est un sujet passionnel qui, en plus, a été mené passionnellement, notamment par les partis de Droite.

Je crois que l’équilibre auquel nous sommes arrivés est relativement satisfaisant. Il faut se souvenir, parce que ces textes sont compliqués, ils ont changé – quelqu’un le rappelait, il avait raison -, au fond, depuis l’Ancien Régime, la révolution jusqu’en 1993, en passant par une grande loi principale de 1889, il y a eu une certaine conception de la nationalité. Et puis, en 1993, il y a eu un changement. Et, là, il s’agit, en gros, de revenir à ce qui a été la tradition de la nationalité depuis la Révolution jusqu’en 1993.

Ce que je souhaite, c’est qu’après les polémiques, on en vienne à une situation qui ne serait pas changée à chaque fois que la majorité change. On va revenir, je l’espère, à une loi qui est la tradition française.

Michel Field : Le rapport de la Cour des Comptes, Pierre Joxe indiquait que le petit mieux, c’était quand même une sorte de suivi, finalement, de ce rapport qui, généralement, tombe comme ça une fois dans l’année. Cela fait de bons papiers dans la presse et de bons sujets de télé parce que c’est toujours très spectaculaire mais, finalement, est-ce que la Cour des Comptes ne manque pas de moyens ? Et comment rendre plus efficace aussi le contrôle de la gestion des fonds publics ?

M. Fabius : La Cour des Comptes joue un rôle très, très utile et aussi les Chambres régionales des Comptes. Et c’est d’autant plus d’utile que nous sommes en période – cela va durer beaucoup de temps – d’argent public rare. Donc, il ne faut jamais gaspiller l’argent public et, en particulier, lorsqu’il est rare comme aujourd’hui.

Il y a beaucoup de suivi à ces rapports. D’abord ; il y a ce qu’on appelle la Cour de discipline budgétaire où il y a un certain nombre de gens qui sont déférés ou bien des procès pénaux. Et, d’autre part, nous en tant que parlementaires, nous sommes saisis de beaucoup de documents que nous fournit la Cour des Comptes.

Mais je suis d’accord avec Pierre Joxe, je crois qu’il faudrait donner plus de moyens à la Cour pour qu’elle puisse avoir un travail, à la fois, préventif et de contrôle.

Michel Field : Dernier thème évoqué par l’Édito, le maïs transgénique…

M. Fabius : … c’est un sacré problème ! Je suis assez réservé sur cette question.

Michel Field : J’allais justement vous demander votre position par rapport à la décision gouvernementale.

M. Fabius : Je suis assez réservé ! Il y a une position, en France, qui est intenable, c’est-à-dire qu’on autorise l’importation de maïs transgénique, mais on ne veut pas le produire. Alors, évidemment, cela ne va pas durer longtemps ! Il vient de l’étranger, essentiellement des États-Unis, mais on ne veut pas le produire. Donc, le gouvernement a raison de mettre les choses sur la table et de dire : « est-ce dangereux ou pas dangereux ? ».

Qu’est que cela veut dire « Maïs transgénique » ? Cela veut dire qu’il y a un gène du maïs qui est chargé, comme on dit, d’un insecticide qui arrive à se débarrasser d’une chenille qui est très dangereuse pour le maïs et qui détruit 30% du Maïs. Avec ce nouveau maïs dit « transgénique » où il y a une mutation d’un gène, au fond il n’y aura plus de risque de subir les dégâts de cette chenille. Alors, on dit : « C’est très bien ! ». Mais, le problème est qu’il faut étudier si le maïs transgénique, lorsque les animaux le mangent, n’a pas des conséquences sur les animaux et lorsque l’homme, lui-même, mange ces animaux. Cela rappelle des histoires qu’on a connues…

Michel Field : …l’histoire de la vache folle, évidemment.

M. Fabius : Donc, il y a eu un certain nombre de commissions qui ont été consultées au plan européen, au plan français. Mais moi, je reste très réservé, pourquoi ? Parce que, à la différence des médicaments où on fait l’expérimentation pendant trois ans, cinq ans, huit ans, pour voir les suites de tout cela, là, les commissions n’ont travaillé qu’un an ou deux ans. De sorte qu’on ne sait pas, sur la longue distance, quel va être l’effet de tout cela ?

Michel Field : Vous n’auriez pas pris cette décision si vous aviez été au gouvernement ? Quelle aurait été votre position ?

M. Fabius : Je n’en sais rien ! Je n’ai pas tous les éléments. Mais je crois que le principe qui doit prévaloir – j’imagine que le gouvernement s’est inspiré de cela -, c’est ce qu’on appelle « le principe de précaution ». C’est-à-dire que, lorsqu’on est dans l’incertitude, il faut prendre la décision qui, au fond, permet de protéger même si on devait avoir des mauvaises surprises.

Le Parlement va jouer son rôle puisque nous avons un Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques. Il va être saisi de la question – je vais voir ce qu’il va dire – avec, dedans, des scientifiques et on peut demander des études.

Mais j’en profite pour rajouter autre chose. On parlait tout à l’heure de ce que va être la politique moderne, dans le futur, et il y avait une réaction d’un écologiste. Il faut bien comprendre que les questions d’environnement sont des questions qui, maintenant, vont avoir une importance tout à fait massive. On a, cette semaine, le début de la conférence de Kyoto sur le réchauffement de la planète qui est une affaire absolument gigantesque. On a ces affaires de maïs transgénique, on en a d’autres.

Pendant très longtemps, la politique n’a pas du tout tenu compte de la nature. On regardait quelle était la situation des travailleurs – on avait raison de le faire -, la situation des capitales financières, on ne s’occupait que de cela ! Maintenant, il faut bien comprendre qu’il y a un autre élément qui est aussi fondamental, qui est, ce que Michel Serre appelle « le contrat avec la nature », et il faut absolument faire prévaloir le principe de responsabilité, c’est-à-dire de prendre des décisions qui permettent à l’espèce humaine, à la planète de continuer à vivre et à prospérer alors que, maintenant, l’homme par la Science, par toute une série de choses à la capacité de détruire tout cela.

Michel Field : C’est un des enjeux de la politique d’aujourd’hui et de demain ?

M. Fabius : Il est absolument certain que la politique en général et la Gauche moderne, en particulier, doivent intégrer dans toutes leurs décisions ce principe de responsabilité qui est un élément radicalement nouveau.

Michel Field : Vous évoquiez les travaux du Parlement, ce sera le dernier thème que nous allons aborder dans cette émission. Vous avez souvent dit que vous vouliez marquer de votre sceau votre Présidence à l’Assemblée Nationale pour rénover ce travail parlementaire. Nous allons en parler avec des jeunes assistants parlementaires, ici. Et puis, déjà, il y a Internet. Il y a Internet à l’Assemblée Nationale, il y a un site sur le Sénat et nous sommes allés rendre visite à ces deux visites.

Reportage.

Michel Field : Vous vous êtes fait doubler parce que le Sénat qui est présenté, généralement, comme la vieille Chambre à un site Internet beaucoup plus performant que le vôtre.

M. Fabius : Ils sont partis beaucoup plus tôt que nous.

Michel Field : C’est la faute à votre prédécesseur, Philippe Séguin ?

M. Fabius : Non, pas du tout ! Certaines mauvaises langues qu’ils ont le temps. Ils sont partis beaucoup plus tôt que nous et c’est dû, en, particulier, à René Monory qui est très branché, le Futuroscope, etc., et qui a beaucoup insisté là-dessus.

Michel Field : Autrement dit, il a fait travailler ses études du Futuroscope pour le site du Sénat.

M. Fabius : Mais nous allons les rattraper dans cette compétition amicale. Au fond, de quoi s’agit-il ? Il s’agit que, à la fois, les députés, les sénateurs, etc., puissent utiliser les technologies modernes. Il s’agit surtout que nos concitoyens puissent accéder aux textes de lois, à leurs députés et à leurs sénateurs. Donc, cela a déjà beaucoup augmenté. Un chiffre : avril dernier, il y avait à peu près 300 000 pages consultées par mois sur notre site Internet ; dernier mois connu, octobre, plus de 800 000 pages consultées. Et donc on va connaître ce qui se passe au Parlement à travers l’Internet.

Michel Field : Le travail du Parlement. On a vu tout à l’heure du débat sur le Code de la nationalité. Un hémicycle quasiment vide, la schizophrénie perpétuelle des députés à qui on reproche, à la fois, de ne pas assez dans leur circonscription quand ils sont à la Chambre et en même temps de ne pas être assez siégeant au Parlement. Il y a, ici, un certain nombre d’attachés parlementaires, toutes tendances politiques confondues. Je vais leur demander, aux uns et aux autres, d’essayer de résumer ce qui est pour eux – je dirais : « les mains dans le cambouis » - l’enjeu le plus essentiel d’une éventuelle rénovation aux modernisations du travail des députés avec qui ils travaillent.

Emmanuelle Hoss, pour commencer.

Mlle. Hoss : On parle beaucoup de limiter le cumul des mandats. Mais ce qu’on dit moins, c’est que, très souvent, un député s’appuie également sur la mairie dont il est l’élu pour s’appuyer sur une organisation, par l’intermédiaire de la mairie, pour faire face aux difficultés du terrain…

Michel Field : … parce que les assistants ne suffisent pas, c’est cela ?

Mlle. Hoss : Oui, parce que les moyens qu’il a à l’Assemblée nationale ne sont pas suffisants, c’est-à-dire quelques collaborateurs, cinq au maximum, et une enveloppe qui n’est pas énorme. Donc, si on limite le cumul des mandats, ne faudrait-il pas, parallèlement, renforcer les moyens des députés pour qu’ils puissent faire face aux difficultés du terrain et au travail parlementaire ? Ce qui n’est pas forcément le cas aujourd’hui, à cause de ce manque de moyens et de cette espèce de schizophrénie.

M. Fabius : Je suis favorable à la limitation du cumul parce que les journées n’ont que 24 heures et qu’on ne peut tout faire. Mais à partir du moment où on le fera, je crois qu’effectivement votre observation est juste, c’est-à-dire qu’il faudra renforcer les moyens dont disposent les élus parce que, sinon, ils ne le feront pas face à leur travail.

Michel Field : On a l’impression que c’est un peu le même débat que celui sur le financement des partis politiques, à savoir une démocratie qui ne veut pas se donner les moyens de fonctionner convenablement ?

M. Fabius : Je vais vous raconter une petite anecdote : le débat a eu lieu au début du siècle et, à l’époque, la question posée était : faut-il ou pas rémunérer les députés ? Faut-il augmenter leurs indemnités ? Un parlementaire est monté à la tribune en disant : « gratuit, ce serait beaucoup trop cher ». Et si on réfléchit sur le fond, je crois qu’il avait raison. Les députés ne sont pas là pour faire fortune, mais il faut qu’ils soient rémunérés correctement pour avoir les moyens de travailler et faire leur travail honnêtement.

Michel Field : Arnaud Tollé.

M. Tollé : Monsieur le Premier ministre…

Michel Field : Oh ! là, c’est un vrai assistant parlementaire. Il sait comment on parle…

M. Tollé : …je n’ai pas dit : « Monsieur le Président ».

Sur 577 députés, il y en a 278 issus de la Fonction publique ou fonctionnaires. Dans le gouvernement, sur 27 membres du gouvernement, il y en a 17 qui sont également fonctionnaires. On voit que les fonctionnaires prennent peu de risque en faisant de la politique, comparé aux autres catégories socio-professionnelles. Comment empêcher cette fonctionnarisation de la vie politique, il faut soit être fonctionnaire, soit être issu d’une famille aisée ?

M. Fabius : C’est vrai que c’est un problème. Moi, j’ai une idée qui vaut ce qu’elle vaut. On ne peut pas empêcher, bien sûr, les fonctionnaires de faire de la politique, mais à partir du moment où ils auront fait un mandat et où ils voudront se représenter, moi, je suis partisan qu’ils soient obligés d’abandonner leur statut de fonctionnaire, non pas dès le début parce qu’ils ne savent pas si cela peut marcher, mais à partir du moment où ils veulent faire de cala leur parcours, je crois qu’il faut couper le cordon ombilical.

Restera l’autre problème que vous dites : « il ne faut pas non plus que seuls puissent être élus à l’Assemblée ou au Sénat des gens dotés de moyens financiers importantes. Et, là, nous tombons sur autre chose : je crois qu’il faut considérer que, quand on est élu pour la Nation, c’est un service qu’on rend à la nation et donc il faut qu’il y ait des filets de retour, soit par des retraites anticipées, soit par des reclassements nécessaires. Il faut qu’on ait une Assemblée Nationale et un Sénat qui ressemblent à la réalité du corps social français, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Michel Field : Olivia Thibault

Mlle. Thibault : Monsieur le Président, bonsoir.

M. Fabius : Bonsoir.

Mlle. Thibault : Vous dites que vous allez améliorer pas mal de choses concernant le fonctionnement de l’Assemblée Nationale et donc les conditions de travail des parlementaires. Je voudrais savoir si vous allez faire quelque chose pour les assistants parlementaires qui jouent un rôle prépondérant auprès des parlementaires et donc leur reconnaître un statut comme cela a été fait un Sénat ?

Michel Field : C’est vrai qu’ils n’ont pas de statut. C’est un contrat qui passe avec chaque député…

M. Fabius : Personnel.

Michel Field : … et que, du coup, des disparités de salaire énormes, des conditions de travail qui ne sont pas du tout les mêmes.

M. Fabius : Je voudrai qu’on garde un petit peu pour parler de ce que je souhaite faire changer…

Michel Field : Vous aurez le dernier mot.

M. Fabius : … dans le fonctionnement de l’Assemblée.

Michel Field : Répondez-lui et enchaînez…

M. Fabius : … pour ce qui concerne les assistants qui ont un rôle très, très important puisque ce sont eux aussi qui aident les parlementaires. La situation de l’Assemblée et du Sénat n’est pas tout à fait la même puisque, au Sénat, il n’y a pas de dissolution. Les sénateurs sont là pour 9 ans, ils sont plus installés.

Michel Field : C’est assez peinard !

M. Fabius : Une anecdote : je ne sais pas si vous savez la principale différence entre le Sénat et l’Assemblée, c’est qu’à l’Assemblée, nous n’avons qu’une taille de sièges ; au Sénat, ils ont trois tailles.

Pour être sérieux, le problème, c’est que le contrat est personnel et donc il n’y a pas de carrière de député. Quand le député est battu, il est battu. Et du coup le contrat de son assistant tombe avec le député.

Alors, bien sûr, il y a les indemnités de chômage. Mais c’est assez difficile d’imaginer que, par exemple, les assistants de Droite soient repris par les députés de Gauche ou réciproquement.

Michel Field : Encore que, en période de cohabitation, on pourrait se faire des petites faveurs.

M. Fabius : Oui, des petits mamours ! Ce que je crois, c’est qu’il y a probablement des améliorations à faire sur tel ou tel point. Mais avoir un statut qui puisse exister, quelles que soit la donne politique, c’est assez difficile parce qu’on est quand même dans le précaire.

Michel Field : Alors, vos suggestions pour moderniser cette vie parlementaire ? Quelques-unes puisque c’est un débat.

M. Fabius : Quelques-unes à l’intérieur de la modernisation de la vie politique. Je ne pas pourquoi il faudrait tout moderniser, sauf la vie politique. Elle a besoin de changer débat et, en particulier, l’Assemblée.

A quoi ça sert l’Assemblée ? Ça sert essentiellement à voter des lois et à contrôler le gouvernement. Pour ce qui concerne le vote des lois, je crois que le principal point qui lui fait défaut, c’est l’initiative parlementaire qui est tragiquement insuffisante. Tout le monde le souligne.

Michel Field : Tout part du gouvernement et tout est, en quelque sorte, décidé par le gouvernement.

M. Fabius : Tout part du gouvernement, c’est ce qu’on appelle des projets de lois. Et ce qui vient des députés, cela s’appelle des propositions de lois. Il y en a très, très peu.

Michel Field : Et même quand il y en a, c’est le gouvernement qui est maître de l’ordre du jour…

M. Fabius : … souvent ! Mais je crois qu’on pourrait, sans grande difficulté, multiplier par deux ou par trois l’espace qui est laissé à l’initiative parlementaire, et donc ce serait un peu de respiration.

Pour ce qui concentre le contrôle, il y a trois-quatre mesures vraiment massives à prendre qui pourraient changer les choses. Je crois qu’il est absolument essentiel qu’on permette aux différents groupes politique d’obtenir, sans qu’on puisse les contester, d’avoir des commissions d’enquête. C’est comme cela que ça marche à l’Assemblée. Quand on veut prendre un sujet et aller au fond du sujet, il faut créer une commission d’enquête. Aujourd’hui, on n’a pas le droit de le faire sauf sous certaines conditions. Je crois qu’il serait normal, dans le cadre d’un statut de l’Opposition, qu’à la fois l’Opposition et la Majorité puissent créer des commissions d’enquête et que personne ne puisse s’y opposer. Point numéro 1.

Point numéro 2 : je pense qu’il est tout à fait normal que, pour ce qui concerne le Budget qui est vraiment la grande tâche, le contrôle budgétaire, on ait la possibilité, avec la Cour des Comptes, avec des administrations d’État, de mettre à la disposition des parlementaires, des moyens techniques plus forts pour qu’ils puissent vraiment contrôler ce qui se passe alors que, aujourd’hui, au plan français et au plan européen, on ne contrôle pas grand-chose.

Voilà quelques exemples.

Michel Field : Un statut de l’Opposition que vous aviez évoqué ?

M. Fabius : Statut de l’Opposition, c’est non seulement ce commissions d’enquête, mais le fait que nous nommons des rapporteurs pour chaque grand Budget : un rapporteur de l’Éducation nationale, un rapporteur de la Sécurité sociale, j’estime que le rapporteur peut-être de la Majorité, mais il faudrait alors qu’un contre-rapporteur soit de l’Opposition pour qu’il puisse suivre les dossiers.

Nous sommes dans un système qui est maintenant un système d’alternance, il est tout à fait normal que la Majorité ait sa place, mais que, aussi, l’Opposition se prépare.

Ce que je voudrais, c’est que, par différentes techniques de contrôle, par différentes techniques d’initiative, au fond, ce soit à l’Assemblée que le débat ait lieu. Moi, je préfère de beaucoup qu’il ait lieu à l’Assemblée plutôt que pas du tout ou dans la rue. C’est notre rôle de faire venir tout ce qui se passe.

Évidemment, il y a beaucoup d’autres à faire et, en particulier, il faut aller vers cette limitation de cumul des mandats dont o parlait. Il faut aller vers une parité entre les hommes et les femmes. On en est loin, il y a un progrès mais on est encore loin. Il faut aller vers une modification d’un certain nombre de modes de scrutin qui sont un peu passéistes. Et si on fait tout cela et si, vraiment, on joue le jeu à l’Assemblée, si les députés sont plus présents, si les débats correspondent à ce qui est vraiment le souci des Français, à ce moment-là, je crois que les gens se diront : « Eh bien, nos députés, au fond, sont utiles ».

D’ailleurs, j’entends une remarque qui me surprend toujours : lorsque vous interroger sur les députés en général, la réaction est assez critique. Mais si vous demandez aux gens : que pensez-vous de votre député ? Même s’ils n’ont pas voté pour lui, ils disent : « elle est bien ou il est bien ».

Michel Field : Finalement, lorsque vous êtes en groupe, cela ne va plus !

M. Fabius : On a du mal en groupe. On a un peu de mal.

Michel Field : Laurent Fabius, je vous remercie.

Cette émission s’achève. Je vous donne rendez-vous la semaine prochaine pour « Public » avec Charles Pasqua qui sera mon invité.

Dans un moment, Claire Chazal, à 20 heures, va jouer un film de cape et d’épée puisqu’elle reçoit Daniel Auteuil à l’occasion de la sortie du « Bossu ». Vous irez voir « Le Bossu », j’imagine ?

M. Fabius : Ah ! Oui ! Je suis un grand fan des films de cape et d’épée.

Michel Field : Donc, si vous n’allez pas à Lagardère, Lagardère ira à vous, etc., etc.

M. Fabius : Et à « Marius et Jeannette ».

Michel Field : Et à « Marius et Jeannette » que vous aimez beaucoup ?

M. Fabius : Que j’ai vu hier et que je trouve formidable.

Michel Field : Sur ces conseils cinématographiques, je vous souhaite une bonne soirée.

Dans un moment, le 20 heures de Claire Chazal. Merci.