Texte intégral
Edj : Vous allez renforcer l’indépendance des magistrats. Est-ce la leçon de dix années d’affaires politico-judiciaires ?
Élisabeth Guigou : En arrivant ici, je n’avais aucun doute sur le fait que le garde des Sceaux ne devait plus intervenir dans les affaires « politico-judiciaires ». Mais il ne fallait pas que cette obligation ne dépende que du bon vouloir du ministre du moment. Il fallait l’inscrire dans la loi. C’est ce que je m’emploie à faire aujourd’hui.
Edj : Comment avez-vous été personnellement convaincue qu’il y avait urgence en ce domaine ?
E.G. : En observant le précédent gouvernement, qui n’hésitait pas à intervenir pour étouffer les affaires, j’ai pensé qu’il fallait au plus vite éradiquer le soupçon qui pesait sur le fonctionnement de la justice. J’avais alors le choix entre deux solutions : réduire le champ dans lequel le garde des Sceaux peut donner des instructions sur des affaires précises ou tout simplement abolir toute possibilité d’intervention particulière. J’ai opté pour la seconde solution. J’entends ainsi éviter ce que les avocats appellent les conflits d’intérêts, où l’on voit un ministre de la Justice intervenir dans une affaire mettant en cause son propre parti politique et plus largement renforcer la confiance dans la justice.
Edj : Ce retrait peut-il être interprété comme une fuite des politiques devant la multiplication des dossiers de corruption ?
E.G. : Non, au contraire. Le garde des Sceaux prendra désormais ses responsabilités, s’exposant à être interpellé au Parlement. Quant aux « affaires », elles doivent suivre leur cours, ni plus ni moins.
Edj : Mais vous laissez le champ totalement libre aux magistrats.
E.G. : Non, le garde ses Sceaux pourra toujours directement et publiquement engager une poursuite, faire appel ou faire un pourvoi en cassation. En outre, après accord d’une commission près la Cour de cassation, il pourra faire examiner de la décision d’un procureur refusant d’étendre le champ d’investigation d’un juge d’instruction.
Edj : Le ministre devra pour cela être au courant de tous les dossiers.
E.G. : L’information de la chancellerie reste indispensable, mais le garde des Sceaux interviendra surtout sur un plan général, en donnant des instructions valables pour tous les procureurs de France. Il rappellera, par exemple, l’importance de la lutte contre la corruption. Il fixera la conduite à tenir, pour évoquer l’actualité, face à un conflit comme celui des routiers, de façon que la loi soit appliquée de la même façon sur tout le territoire. On ne va pas se mettre à poursuivre les gens qui auront entravé la circulation à un endroit, alors qu’on ne le fera pas ailleurs !
Edj : Le garde des Sceaux ne renonce donc pas à tous ses pouvoirs…
E.G. : Les magistrats du parquet seront toujours les acteurs de la politique judiciaire décidée par le gouvernement. Mes directives seront précises et détaillées, elles seront plus nombreuses que par le passé et elles seront générales. Mais, dans le même temps, et c’est l’autre nouveauté, le simple citoyen pourra déposer des recours contre la justice, en saisissant le Conseil supérieur de la magistrature par le filtre d’une commission composée de magistrats et de personnalités indépendantes pour éviter les mises en cause abusives ou infondées.
Edj : Est-ce plus qu’un simple toilettage, comme d’autres ministres en ont présenté avant vous ?
E.G. : Je crois plutôt que nous assistons à une profonde mutation. Les citoyens se tournent de plus en plus vers les tribunaux, et la demande de droit n’a jamais été aussi intense, parce que les médiateurs naturels, qui réglaient les conflits, ont perdu leur influence. Cette évolution a abouti à l’explosion du nombre des contentieux. Les magistrats, les avocats, les greffiers ne sont pas assez nombreux pour y faire face. Mais il ne suffit pas de répondre par une explosion des moyens. Il faut surtout ouvrir notre système judiciaire sur la société. Il faut que les magistrats du parquet interviennent en amont, avec les préfets, les inspecteurs d’académie, les responsables d’établissement scolaire. Qu’ils s’investissent dans la ville. Il faut un nouvel équilibre.
Edj : Mais la justice est encore très opaque…
E.G. : Dans le système qui prévalait, les responsabilités n’étaient pas là où l’on croyait qu’elles étaient. Le garde des Sceaux passait ses consignes par téléphone, et les couloirs bruissaient des interventions les plus diverses. Des interventions de toute nature auprès du procureur, c’est très malsain. Il fallait en sortir. Il fallait clarifier les rôles. Il fallait que le juge accepte le regard des autres.
Edj : C’est la contrepartie du surcroît de pouvoir que vous leur accorder ?
E.G. : Le contrôle extérieur est l’une conditions de la crédibilité de l’ensemble du système judiciaire. La quasi-totalité des magistrats travaillent correctement, dans le dévouement et de façon surprenante, même dans le dénuement où ils sont. Mais il peut y avoir des défaillances, et elles doivent être reconnues et sanctionnées. Le magistrat ne peut s’autogérer. Tout le monde, aujourd’hui, doit rendre des comptes, y compris le garde des Sceaux.
Edj : Une fois coupé le cordon qui le reliait au gouvernement, le magistrat ne risque-t-il pas de se retrouver exposé à d’autres influences, par exemple au pouvoir local ?
E.G. : Le juge s’attaque à des criminels, à la perversion, au crime organisé. Il doit être protégé par la société. Il ne faut pas qu’il risque d’être déstabilisé. Si le magistrat du parquet est victime de pressions, il pourra toujours dire : j’applique les directives de la chancellerie. Et puis les gens finiront par comprendre que le ministre n’est plus là pour faire dévier le cours d’une affaire. Mais il faut en même temps que le citoyen comme le garde des Sceaux puissent se manifester en cas d’inertie ou d’insuffisance. C’est un équilibre délicat, et je sais qu’il faudra sérieusement filtrer le recours citoyen.
Edj : Que peut une justice indépendante flanquée d’une police judiciaire elle-même sous la tutelle du politique, comme on l’a vu dans l’affaire Foll ?
E.G. : On était dans un cas caractérisé de violation de la loi par un directeur de la police judiciaire soutenu par son ministre…
Mais revenons à mes projets. Je n’ai pas demandé la lune, c’est-à-dire le rattachement de la police judiciaire à la chancellerie. J’ai, en revanche, obtenu que les magistrats aient désormais un droit de regard sur l’affectation des moyens de la PJ. J’ai également demandé, dans les affaires lourdes, que la police affecte le nombre de fonctionnaires nécessaires pour la durée de l’enquête, afin que l’on ne voit plus des juges privés de leur enquêteur en pleine instruction.
Edj : Craignez-vous une République des juges ?
E.G. : Ce n’est pas ce que je souhaite. Le pouvoir est le résultat du suffrage universel, et la responsabilité restera entre les mains des élus. J’ai prévu de sérieux contrepoids, notamment en renforçant le Conseil supérieur de la magistrature, qui sera en majorité composé par des personnalités extérieures à la magistrature judiciaire.
Edj : En solidifiant l’indépendance des magistrats, vous satisfaites à l’air du temps…
E.G. : Je suis assez fière d’appliquer le programme pour lequel j’ai été élue… Je ne pourrais empêcher que 60 000 personnes m’écrivent chaque année pour que j’intervienne dans les procédures judiciaires, mais ils sauront que le garde des Sceaux n’est pas là pour arranger les petites affaires des uns et des autres avec les tribunaux. Cette indépendance est peut-être « politiquement correcte », mais la crédibilité de la démocratie dépend de la probité publique des responsables politiques ! On ne peut s’autoriser à soi-même ce que l’on interdit aux autres, sinon c’est le règne de l’arbitraire.