Interview de M. Dominique Strauss-Kahn, ministre de l'économie des finances et de l'industrie, à Europe 1 le 5 octobre 1999, sur le projet de loi sur les 35 heures et son financement et sur la préparation de la loi sur la société de l'information.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Jean-Pierre Elkabbach : Tout ce raffut – ces slogans, ces anathèmes, ce vacarme – va-t-il faire infléchir ou retarder la loi sur les 35 heures ?

Dominique Strauss-Kahn : « Retarder » ? Sûrement pas ! Sa discussion va débuter à l’Assemblée nationale. Cela va prendre du temps, c’est normal. « Infléchir » ? Le débat est ouvert. Ce ne sont pas les manifestations de rue qui peuvent infléchir le texte, mais Martine Aubry l’a dit : il faut discuter ; la loi est certainement améliorable comme toute loi, à condition qu’on n’en change pas l’équilibre. Donc, le passage à l’Assemblée nationale va être l’occasion d’amender le texte.

Jean-Pierre Elkabbach : N’avez-vous pas été impressionné par la mobilisation, je ne dis pas du Medef, mais des grands et des petits patrons, comme un mouvement qui vient des profondeurs du pays, l’inquiétude du monde de l’économie et de l’entreprise ?

Dominique Strauss-Kahn : Qu’une partie des chefs d’entreprise soit inquiète des 35 heures, ça n’est pas très nouveau. J’ai constaté aussi que les salariés, hier, se mobilisaient en force pour les 35 heures. Vous savez, on trouve, comme pour toute loi sociale, cette opposition classique entre les salariés qui vont bénéficier et les chefs d’entreprise qui la craignent. Il me semble que, quand le texte sera voté, lorsqu’il sera en œuvre, une bonne part de cette agitation retombera.

Jean-Pierre Elkabbach : Donc, cela vous laisse un peu froid, cela ne vous impressionne pas ?

Dominique Strauss-Kahn : Non, il ne faut pas se faire impressionner, se laisser impressionner. Je crois que la loi, que Martine Aubry va faire voter, est une loi très importante à la fois pour le temps libre qu’elle permet de trouver pour les salariés et pour l’emploi. Et, comme tout texte important, il a des opposants et il a ceux qui le soutiennent. On ne peut pas espérer que, dans un mouvement aussi massif que celui de la réduction du temps de travail, qui est absolument nécessaire dans notre pays…

Jean-Pierre Elkabbach : Vous en êtes sûr ?

Dominique Strauss-Kahn : Absolument ! La croissance fait beaucoup pour la diminution du chômage, mais la croissance ne peut pas suffire. Chacun le sait. On ne peut pas espérer que, pour un texte de cette importance, on ait 90 % des Français qui soient derrière.

Jean-Pierre Elkabbach : Ernest-Antoine Seillière a martelé hier : « C’est une erreur historique ! C’est une régression ! C’est une loi contre les entreprises et – Dominique Strauss-Kahn, cela vous concerne –, une loi antiéconomique.

Dominique Strauss-Kahn : Je ne voudrais, en aucune manière, être désagréable avec M. Seillière. Mais j’ai l’impression que ce texte-là, on l’a déjà entendu il y a dix ans, il y a vingt ans, il y a trente ans, il y a cinquante ans. Chaque fois que, dans notre pays, il y a eu une avancée sociale, chaque fois le patronat a eu le même discours.

Jean-Pierre Elkabbach : Qui va financer les 120 milliards prévus en année pleine ?

Dominique Strauss-Kahn : Pour une bonne partie, le travail créé par la loi sur les 35 heures. Ce qu’il y a de formidable dans cette loi, c’est que, pour une large part, le coût, c’est-à-dire les baisses de charges qui sont associées – car il ne faut pas oublier, il ne faut pas que les chefs d’entreprise oublient qu’aux 35 heures sont associées des baisses de charges –, eh bien ces baisses de charges sont financées par ceux qui vont trouver du travail grâce aux 35 heures et qui seraient restés chômeurs sinon. En ce sens, personne ne le paye. C’est l’activité supplémentaire, qui va être créée, qui va autofinancer le système mis en place.

Jean-Pierre Elkabbach : Et si, cela marche moins que vous le pensez et que vous le dites ?

Dominique Strauss-Kahn : Je crois que cela marchera comme on l’a annoncé. D’ailleurs, les premiers résultats enregistrés vont dans ce sens. Aujourd’hui, un quart des salariés des entreprises de plus de vingt salariés sont déjà couverts par les 35 heures.

Jean-Pierre Elkabbach : Il y a des gens dans l’opposition ou chez le patronat qui préféreraient qu’avec les 120 milliards vous baissiez plutôt les charges fiscales et sociales des entreprises. Cela donnerait davantage pour l’emploi.

Dominique Strauss-Kahn : La fiscalité des entreprises baisse. C’est le cas de la taxe professionnelle, par exemple, qui, pour la deuxième année, va baisser. De la même manière, nous avons supprimé la cotisation exceptionnelle d’impôt sur les sociétés. Quant aux charges sociales, elles vont aussi baisser. Je viens de le rappeler à l’instant : ce sont les milliards que vous évoquiez. Ce mouvement est à l’œuvre. Il n’est pas à l’œuvre contre rien. Il est à l’œuvre contre la réduction du temps de travail.

Jean-Pierre Elkabbach : Comme le disait Jean-Louis Gombeaud : entre l’État et tous les politiques, d’un côté, et les entreprises, il y a comme un divorce, un conflit. Est-ce que ce n’est pas préoccupant ? Est-ce que c’est bon signe pour la santé du pays ?

Dominique Strauss-Kahn : C’est bon signe que les opinions s’expriment. Maintenant, pour ce qui est d’un divorce, pardons du peu ! Il y a quand même dans la corbeille de mariés quelques petites choses. La politique que conduit le Gouvernement depuis deux ans et demi fait que nous avons la plus forte croissance des pays du G7 en l’an 2000, que le chômage baisse régulièrement – à un mois près qui peut être un peu moins bon – depuis deux ans et demi. Le pouvoir d’achat augmente comme il n’a pas augmenté depuis le début de la décennie. Ça aussi, ça compte pour les entreprises !

Jean-Pierre Elkabbach : La croissance sera de combien cette année ? Et pour 2000 ?

Dominique Strauss-Kahn : Cette année, elle sera au moins de 2 %, 3 %. En 2000, je pense qu’elle sera, selon les prévisions internationales, de l’ordre de 2,8 % à peu près. Et selon ces mêmes prévisions internationales, la France aura la croissance la plus forte des pays du G7, c’est-à-dire des grands pays industrialisés.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous prévoyez une croissance forte et durable ?

Dominique Strauss-Kahn : Probablement très durable. Je pense qu’en 2001 – même s’il est impossible de faire des prévisions aujourd’hui – nous irons dans le même sens. Nous avons devant nous la possibilité d’un cycle de croissance long. C’est pour cela que la perspective du plein-emploi, qu’évoquait le premier ministre pour 2010, est réaliste.

Jean-Pierre Elkabbach : Est-ce que vous profiterez de cette embellie pour faire des vraies réformes ?

Dominique Strauss-Kahn : Qu’est-ce qu’on est en train de faire d’autre que de vraies réformes ? Vous me disiez que cela remuait l’ensemble du pays, que les 35 heures…

Jean-Pierre Elkabbach : Les 35 heures, c’est une vraie réforme ?

Dominique Strauss-Kahn : Les 35 heures, c’est certainement une vraie réforme.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais, c’est parce que les gens vivent, en ce moment, sous le choc de la mondialisation. On voit comment la France est en train d’entrer dans la société de l’information. Une loi est en préparation en l’an 2000. De quelle manière va-t-elle préparer ceux qui s’intéressent à ce que l’on appelle la révolution numérique ou le nouvel ordre numérique : Internet, l’audiovisuel, les télécommunications ? Comment seront-ils préparés pour ce qui est en train d’arriver ?

Dominique Strauss-Kahn : La révolution numérique est tout à fait indispensable. On voit que, demain, des malades seront reliés directement à l’hôpital grâce au numérique ; que l’on pourra comparer les prix des services et des biens chez l’ensemble des fournisseurs sans quitter son domicile. On pourra bénéficier, même quand on est d’un milieu défavorisé, de l’ensemble du système éducatif plus directement qu’on ne peut le faire aujourd’hui. En ce sens, la révolution numérique luttera contre les inégalités sociales. Ma responsabilité, dans ce domaine, c’est de favoriser l’accès de tous. Finalement, cette bonne vieille maxime qui dit que le progrès ne vaut que parce qu’il est partagé par tous, reste d’actualité. On avance, on a aujourd’hui 5 millions d’internautes en France. J’ai dit qu’il y en aurait 10 millions à la fin de l’année 2000. Et je pense qu’on tiendra. Maintenant, vous avez raison : il faut un texte pour encadrer tout ça. Pourquoi ? Parce que l’Internet ne peut pas être un espace de non-droit. C’est un espace dans lequel nos principes démocratiques doivent être transportés. Par exemple, la sécurité des contrats ; par exemple, la signature électronique…

Jean-Pierre Elkabbach : La protection des auteurs, les droits d’auteur ?

Dominique Strauss-Kahn : Absolument. Qui est responsable, quand il se passe quelque chose ? Protéger les enfants des contenus. Par exemple, éviter que les enfants puissent aller sur des sites scandaleux. On a parlé de pédophilie, etc. Pour cela, il faut un texte qui définisse les responsabilités, qui encadre le système, mais qui, en même temps, fasse sauter les verrous permettant à la société de l’information de se développer. C’est cette loi que j’ai la responsabilité, avec l’appui d’Élisabeth Guigou [garde des sceaux, ministre de la justice], de Catherine Trautmann [ministre de la culture et de la communication] – il y a des questions juridiques, des questions qui touchent à la communication –, de présenter pendant l’an 2000.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous confirmez que vous êtes, avec plaisir, le ministre de la nouvelle économie : l’économie des réseaux, des services à fort contenu technologique ?

Dominique Strauss-Kahn : J’aime assez ce thème. Cela ne veut pas dire que l’ancienne économie disparaisse, mais c’est vrai que se développe une nouvelle économie, une nouvelle croissance, plus solidaire. Et c’est ma responsabilité de faire que ça marche.

Jean-Pierre Elkabbach : Oui, mais elle se fait peut-être dans la douleur. Est-ce qu’elle va sécréter des emplois ?

Dominique Strauss-Kahn : Elle secrète des emplois ! Depuis deux ans et demi, on a créé en France 460 000 emplois. Pour fixer les idées, c’est un rythme annuel deux fois supérieur aux années soixante ; cinq fois supérieur aux années soixante-dix ; six fois supérieur aux années quatre-vingt. Autrement dit, le rythme de croissance des emplois sur lequel nous sommes aujourd’hui est inégalé depuis trente ans.

Jean-Pierre Elkabbach : Dans le livre de Laurent Cohen-Tanuggi, « Le nouvel ordre numérique », celui-ci dit dans la conclusion : « Il y a un troisième défi : l’adaptation du modèle économique et social européen à ce nouvel environnement numérique. » Mais, pour le relever avec succès, il faut, dit l’auteur, « un changement des mentalités, une réforme profonde des régimes sociaux et fiscaux de la plupart des pays européens, aptes à favoriser la flexibilité, la mobilité, à dynamiser l’esprit d’entreprise, l’investissement dans la connaissance et l’aptitude au changement qui sont les maîtres-mots de la nouvelle économie. » Est-ce que c’est vers cela que le gouvernement socialiste va ?

Dominique Strauss-Kahn : Je crois que c’est vers cela que nous allons. Je vous en donne juste un exemple. Dans le débat qui va avoir lieu pour cette loi sur la société de l’information, il y a une grande novation. Il y a eu une phase d’élaboration au sein des ministères où l’on a réfléchi. Maintenant, s’ouvre une phase de discussions sur l’Internet même, où le texte est en ligne, où tout le monde peut discuter. Jusqu’au 5 décembre, il va y avoir un gigantesque forum sur l’Internet, sur le contenu de ce que doit être cette loi. Ce n’est qu’après, dans une troisième phase, que cela ira au Parlement. C’est une méthode complètement révolutionnaire pour élaborer la loi.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous pensez tellement à Internet et à ses conséquences que vous écrasez un peu le grand débat sur les 35 heures ?

Dominique Strauss-Kahn : Non, les deux sont les signes de l’évolution de la société française : les 35 heures dans le domaine social et l’Internet dans la préparation de l’avenir.

Jean-Pierre Elkabbach : Depuis des mois, existe un contentieux à propos de l’acquisition conditionnelle d’Orangina par Coca-Cola. Le Conseil de la concurrence devait vous transmettre, il y a huit jours, un avis. Quel est-il ?

Dominique Strauss-Kahn : Le Conseil de la concurrence s’est réuni sur ce sujet. Il n’a pas encore transmis son avis. Je l’attends donc pour prendre ma décision. Lors de la précédente proposition – c’était il y a un an –, j’avais suivi les indications du Conseil de la concurrence. Et j’entends de la même manière me conformer à ce qu’indiquera le Conseil de la concurrence.

Jean-Pierre Elkabbach : Mais, par opposition à Coca-Cola, est-ce qu’il faut empêcher une entreprise française de se développer, d’acheter à l’étranger si elle le veut ?

Dominique Strauss-Kahn : Il ne faut ni empêcher une entreprise française d’acheter à l’étranger, ni empêcher une entreprise étrangère d’acheter en France. Il faut que ces évolutions respectent des règles. S’agissant de Coca-Cola, ce sont des règles de concurrence qui sont en cause…

Jean-Pierre Elkabbach : Mais, on ne va pas crever avec toutes les règles ?

Dominique Strauss-Kahn : Non, c’est le contraire. Plus il y a de marchés, plus il faut de règles pour organiser. Il faut que les règles d’équité fonctionnent. Par exemple, en matière de distribution, il faut que la concurrence puisse continuer de fonctionner. Si un distributeur devenait dominant sur un marché, il pourrait imposer à ses fournisseurs, comme aux consommateurs des choses dont nous ne voulons pas. Le respect de la concurrence, c’est le respect du consommateur.

Jean-Pierre Elkabbach : Vous touchez, là, Carrefour-Promodès ?

Dominique Strauss-Kahn : C’était une remarque générale.