Interviews de MM. Bernard Kouchner, président délégué du Parti radical socialiste, et Jean-François Matteï, député UDF, à TF1 le 6 avril 1997, sur l'éthique notamment dans le domaine de la génétique, les questions du maïs transgénique et de la vache folle au niveau européen, la grève des internes dans les hôpitaux, et l'affaire des écoutes de l’Élysée.

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Média : Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

Mme Sinclair : Bonsoir.

À l’approche de l’an 2000, les progrès de la science apportent à la fois des espoirs fous et des sentiments de vertige.

Aussi, j’ai souhaité ce soir inviter deux hommes, médecins et hommes politiques à la fois, Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé, Jean-François Mattei, médecin lui aussi, député UDF des Bouches-du-Rhône. Tous deux sont préoccupés par les problèmes moraux que posent aujourd’hui la médecine et la science : clonage, aliments transgéniques, modifications génétiques, etc.

Qui doit décider ? Les médecins, les politiques ? Jusqu’où peut-on aller ? Ils vont nous le dire tout à l’heure. Comme ils nous diront aussi ce qu’ils pensent des conflits sociaux qui durent, de l’affaire des écoutes de l’Élysée, du drame du Zaïre, et parce qu’ils sont médecins, de deux sujets aussi différents que le conflit des internes ou la suspension de Bernard Lama pour cause de cannabis.

Deux médecins à 7 sur 7 ce soir : Bernard Kouchner, inutile de le présenter, fondateur de Médecins du Monde, ministre de la santé de François Mitterrand, président délégué du Parti radical socialiste.

Jean-François Mattei, généticien, député UDF des Bouches-du-Rhône, rapporteur à l’Assemblée des lois sur la bioéthique en 1993 et auteur d’un livre paru l’automne dernier chez Odile Jacob et qui s’appelle « Les droits de la vie ».

Avant de parler de l’actualité, parlons précisément de ces sujets que vous traitez dans votre livre et que vous aussi, Bernard Kouchner, vous traitez abondamment, qui font à la fois rêver et qui inquiètent en même temps.

Face aux avancées de la médecine et de la science, quelquefois qui paraissent effrayantes, avez-vous un sentiment d’espoir ou, au contraire, un sentiment d’effroi ? Bernard Kouchner.

M. Kouchner : Non, je n’ai pas un sentiment d’effroi. Je crois qu’il faut légiférer, je crois qu’il faut d’abord avoir confiance dans la science, avoir confiance dans la recherche. Et puis, il faut que les politiques – cela est l’affaire des chercheurs, c’est l’affaire de toute la société, bien sûr, mais c’est l’affaire des chercheurs – l’opinion publique, certes aussi, doivent légiférer et doivent encadrer pour que les découvertes de la science ne soient pas nocives, pernicieuses, dangereuses.

Notre siècle a été celui de la physique. Nous avons autour de la physique nucléaire, en particulier, des utilisations qui sont pacifiques et qui sont légitimes. Puis, on a encadré – j’espère bien qu’on interdira complètement – et il y a eu un traité d’interdiction des armes atomiques.

Alors, c’est pareil ! il faut qu’il y ait un encadrement et, je pense, une interdiction pour ce qui concerne, vous l’avez dit tout à l’heure, le clonage, c’est-à-dire les expériences sur l’être humain, ou la reproduction des êtres humains. En ce qui concerne le clonage humain, il faut qu’il y ait des conventions internationales qui l’interdisent totalement. Mais quel succès et quel progrès pour les maladies de tous les jours !

Mme Sinclair : On va venir, bien sûr, au clonage. Mais globalement, Jean-François Mattei, la science qui progresse, quelquefois de manière fantastique, étourdissante, qui donne le vertige, elle vous donne de l’effroi parfois, à vous, médecin ? ou comme Bernard Kouchner, vous avez suffisamment confiance à la fois dans les progrès de la science et la possibilité pour les hommes de la maîtriser ?

M. Mattei : Le hasard veut que je sois généticien, que je fasse partie de cette génération de pionniers qui a construit. Je suis donc fier, enthousiasmé, par tous ces progrès et je pense qu’il faut les poursuivre. Mais je suis, quelquefois, tout de même interrogatif, car nous sommes en train de vivre la troisième grande révolution sociale des temps modernes.

Il y a eu la révolution agraire, il y a eu la révolution industrielle, nous vivons la révolution scientifique. On a davantage progressé en 40 ans qu’en 40 siècles. Alors, on a de nouvelles connaissances qui nous placent face à de nouvelles situations et qui nous conduisent à faire de nouveaux choix. Ces nouveaux choix nous amènent à exercer de nouvelles libertés et assumer de nouvelles responsabilités.

L’étape du choix est capitale, et c’est toute l’interrogation éthique.

Cette interrogation éthique doit se faire à deux niveaux :
    1. Elle doit se faire au niveau de la conscience de chacun. C’est l’éthique de conviction. Qu’est-ce que je vais faire, moi, pour guider ma vie face à ces choix qui me sont proposés ?
    2. Comme nous vivons ensemble, il faut nous interroger sur l’éthique : comment vivre ensemble, en prenant nos responsabilités ? C’est l’éthique de responsabilités, et c’est ce qui conduit à légiférer.

M. Kouchner : Et nous l’avons fait ensemble, d’ailleurs, pour les lois bioéthiques en 1992, et qui sont passées en 1994…

Mme Sinclair : Vous en avez été l’initiateur et Jean-François Mattei les a conduites, en a été le rapporteur à l’Assemblée.

M. Kouchner : Peu de changements en réalité, mais une application difficile. D’ailleurs, je poserai la question à Jean-François Mattei : où en sont ces décrets d’application ? Pour bien des choses, ils deviennent un peu urgents. Nous étions d’accord sur le fond, l’application est difficile.

Mais un mot sur les progrès, parce qu’il y a eu de l’effroi, une espèce de réaction un tout petit peu étonnée de la part des gens et surtout à propos de la vache folle qu’il ne faut pas confondre. Vous en parlerez sûrement tout à l’heure, cela est un défaut de régulation, de législation, on n’a pas suivi la loi, mais en particulier à propos de clonage.

Mme Sinclair : Parlons-en du clonage. À quoi ça sert ? Tout le monde a vu la brebis Dolly clonée. À quoi servent ce type de manipulation ?

M. Kouchner : C’est d’abord un progrès, comme Jean-François Mattei l’a dit, formidable de la connaissance profonde, intime de cette matière. On sait maintenant que les végétaux et les animaux – on l’avait peut-être oublié – sont eux-mêmes dirigés par de la génétique et ont fait des progrès dans la connaissance de notre génome, c’est-à-dire la partie la plus intime de nous-mêmes, la partie reproductrice. Et puis cela est composé, depuis qu’on connaît les lices de la vie, d’un certain nombre d’acides aminés. Tout cela, on le connaît bien.

Dolly, cette brebis, a été reproduite à partir d’une cellule qui n’était pas une cellule sexuée, qui n’était pas une cellule sexuelle. Puis, on en a fait une brebis à l’identique. Cela a fait peur…

Mme Sinclair : … C’est une expérimentation extraordinaire, mais cela sert à quoi ?

M. Kouchner : Attention, on le sait depuis très longtemps. Jean-François Mattei doit le faire très souvent…

M. Mattei : Non.

M. Kouchner : … pas forcément des bœufs ! Un mot, je termine. Cela était une expérimentation. Cela veut dire qu’on pourrait, éventuellement – ce qui fait peur – reproduire à l’identique les hommes. Or, la diversité et l’intégrité de la personne humaine et des hommes, un par un, nous est très chère. Donc, il faut légiférer. Mais en attendant, ce qu’on a fait, pour des tas de maladies, est formidable, car la reproduction par les plantes ou par les animaux de ce dont nous avons besoin pour traiter les maladies est essentielle.

Mme Sinclair : Êtes-vous d’accord, Jean-François Mattei, pour dire, à un certain moment, aux scientifiques : « arrêtez-vous » ?

M. Mattei : Évidemment ! Parce que la recherche, et notamment la découverte, n’appartient pas aux chercheurs, elle appartient à la société. À partir du moment où une connaissance apparaît, elle est livrée à la société qui doit décider l’usage qu’elle doit en faire.

Sur le clonage, la seule éventualité d’un clonage humain suscite en moi un formidable sentiment de révolte.

Mme Sinclair : En vous ! Mais il y a peut-être des tas de gens qui pourront s’essayer ?

M. Mattei : Parce que c’est une atteinte à la dignité de la personne.

M. Kouchner : Bien sûr !

M. Mattei : La vie, c’est l’attente, c’est la découverte, c’est l’originalité, c’est la singularité. Or, là, voilà que l’on ramène l’homme à la fonction d’un objet que l’on fabriquerait ou que l’on reproduirait à la chaîne. Donc, c’est absolument inconcevable et il faut formellement l’interdire. On y reviendra tout à l’heure.

Mme Sinclair : Non, allons-y tout de suite, d’ailleurs.

M. Mattei : Il faut l’interdire.

Mme Sinclair : Comment est-on sûr de pouvoir interdire des expérimentations qui auront lieu par des savants fous ?

M. Mattei : Je pense honnêtement que les lois de bioéthique…

M. Kouchner : L’article 7 l’interdit.

M. Mattei : … nous mettent déjà à l’abri. Néanmoins, un doute persiste parce que le mot « clonage » ne figure pas, spécifiquement, dans la loi. C’est la raison pour laquelle le Président de la République a saisi le comité d’éthique, c’est la raison pour laquelle il y a des expertises juridiques et nous verrons bien, quand nous reverrons la loi en 1999, s’il faut inclure spécifiquement une disposition pour interdire le clonage.

Mais le problème est beaucoup plus important parce que c’est la conscience universelle qui est interrogée, et il faut une réponse européenne, et il faut une réponse internationale.

M. Kouchner : Si je peux me permettre, elle est déjà là.

C’est pourquoi les lois bioéthiques ont été révisables et seront révisées tous les cinq ans. C’est une manifestation excellente de cette modalité particulière parce que la science avance très vite. Mais puisque Jean-François Mattei en a parlé, il faut que le monde entier soit saisi. Il faut que l’on puisse poursuivre les pays où des savants fous se seraient réfugiés. Pour cela, il y a deux choses pour le moment :
     - d’abord, il y a eu deux résolutions du Parlement européen en 1993, et la semaine dernière, à l’initiative d’un certain nombre de gens, dont nous étions ;
     - puis, il y a à l’Unesco – je crois que la consultation se fera en novembre – une convention internationale sur le génome et la dignité de l’être humain. C’est Noël Lenoir qui dirige cela.

Les pays seront consultés sur l’impossibilité absolue – c’est là où je voulais en venir – de clonage humain. Mais vous avez raison, il faut que cela figure très clairement. Et donc, cela veut dire qu’il sera interdit. Parce qu’il faut poursuivre les gens, il ne faut pas une déclaration universelle, simplement !

Mme Sinclair : C’est ce que je vous demandais, que les pays veulent l’interdire…

M. Mattei : … C’est un crime contre l’humanité, à mon avis.

M. Kouchner : Bien sûr !

M. Mattei : À mon avis, cloner la personne humaine est un crime contre l’homme, c’est un crime contre l’humanité…

M. Kouchner : … et il faut pouvoir le poursuivre.

M. Mattei : Je souhaite même, parce que nous sommes le pays de la déclaration des Droits de l’Homme, au lendemain de la révolution, nous sommes dans une autre révolution – j’en parlais tout à l’heure – une révolution scientifique, il faut compléter la déclaration des Droits de l’Homme, car l’homme doit être protégé du progrès dont il ne saurait être un instrument.

M. Kouchner : Alors, là, j’aimerais que vous ayez raison, mais je crois que c’est très dangereux d’ouvrir la boîte de Pandore de la déclaration universelle des Droits de l’Homme parce que, vont s’y précipiter des gens qui vont dire que, sur la religion, nous ne sommes pas à jour, que sur le consentement au mariage, nous avons des choses à dire. Et la grande querelle de la culture, des différences de culture…

M. Mattei : … Ce n’est pas le Code civil les Droits de l’Homme.

M. Kouchner : Le Code civil, c’est fait ! Nous l’avons changé avec la loi bioéthique.

M. Mattei : D’accord mais je veux dire, pour le mariage, etc. il y a le Code civil.

M. Kouchner : Je crois que c’est très dangereux de faire une déclaration de ce genre. Et puis, ce n’est pas contraignant, c’est surtout cela. La déclaration universelle est signée par tous les pays qui ne la respecte pas. On le verra pour le Zaïre. Donc, il faut une déclaration, comme pour les armes chimiques, comme pour les armes bactériologiques, de tous les pays, qui soit contraignante, qu’on ait droit de poursuite, droit de destruction des stocks, etc.

Je crois que c’est une convention internationale dont notre pays s’honorerait…

M. Mattei : Bien sûr !

M. Kouchner : … de la proposer. Et, cela, on pourrait très bien le faire.

M. Mattei : Je l’ai proposée dès le lendemain. On n’a pas parlé complètement de l’utilisation pratique.

Mme Sinclair : On n’a pas le temps, forcément, d’aller tout au bout des sujets.

M. Mattei : Cela permet tout de même de mieux comprendre le développement des premières étapes de l’embryon, de comprendre le pourquoi des maladies génétiques, de comprendre le mécanisme de certains cancers qui se développent à partir de certaines cellules qui prennent des caractères embryonnaires. Et puis surtout, cela permettra de cloner des animaux transgéniques, c’est-à-dire des animaux qui ont un gène humain et qui fabriquent des protéines destinées à guérir l’homme : l’insuline, l’hémoglobine ou d’autres. Donc, je crois que cela est un progrès formidable.

M. Kouchner : On ne se rend pas compte combien, déjà, il y a des gens qui portent des valves cardiaques, ce sont des valves de porc. Lorsqu’on pourra faire des transplantations avec, peut-être, des cœurs de porc, ce sera très utile que les cellules de porc permettent de passer l’étape des hépatites où l’on va mourir.

Mme Sinclair : Donc, tout n’est pas inquiétant ?

M. Kouchner : Non seulement cela, mais il faut arrêter de s’inquiéter pour rien.

Mme Sinclair : Maîtriser, c’est satisfaisant.

M. Mattei : Il nous faut de la sagesse.

Mme Sinclair : Vous parliez des animaux transgéniques, moi, je voudrais vous parler des aliments transgéniques qui existent dans notre vie quotidienne, c’est-à-dire des aliments dans lesquels on a introduit un autre matériel génétique qui a transformé les caractéristiques de ces aliments. Est-ce un progrès ou un danger ?

M. Mattei : Il n’y a pas de réponse globale car tout dépend de la nature du gène qui est utilisée, tout dépend de l’espèce qui est modifiée. Pour donner un exemple, il faut prendre celui du maïs qui a été récemment l’occasion d’une polémique. Il y a deux règles essentielles :

Premièrement, il faut, pour chaque cas, une expertise scientifique rigoureuse et unanime.

Deuxièmement, s’il y a un doute, faire jouer le principe de précaution et interdire.

Alors, en matière de maïs, l’alimentation de l’homme a fait l’objet d’expertise, il n’y a pas de risque et c’est la raison pour laquelle on a autorisé l’importation pour la consommation.

Mme Sinclair : Le maïs transgénique qu’a-t-il de plus que le maïs normal ?

M. Mattei : Il possède des gènes qui lui permettent de mieux résister à certaines maladies, parasitaires notamment.

M. Kouchner : Il y a 70 % du maïs.

M. Mattei : Quelquefois, il vaut mieux avoir un végétal, un maïs en l’occurrence, qui est génétiquement modifié, qui lui permet de résister, plutôt que d’avaler de l’insecticide, des pesticides et des produits chimiques beaucoup plus dangereux.

Mme Sinclair : Est-ce que le risque n’est pas d’avoir des impératifs commerciaux qui prennent le pas sur d’autres impératifs ?

M. Kouchner : Ces impératifs commerciaux existaient déjà, mais c’est vrai qu’il y a des multinationales qui vont posséder une grande partie de ce marché qui vient. Alors, on a réagi de plusieurs façons, je suis d’accord avec Jean-François Mattei. Simplement, je n’ai pas compris que la France autorise, à la fois, la consommation, c’est-à-dire l’importation, et en interdise la culture ?

M. Mattei : Je vais vous répondre parce que j’ai l’explication, Il y a une explication. La consommation, il clair que cela concerne l’homme directement, et on a démontré que la consommation n’était pas dangereuse. La culture, la plante pousse, il y a un moment de pollinisation. Et alors, là, il peut y avoir un risque d’hybridation avec des espèces sauvages environnantes et, là, on ne maîtrise plus un déséquilibre éventuel de l’écosystème. Pour le maïs, il n’y a pas pratiquement pas hybridation…

M. Kouchner : … Il n’y a pas, justement c’est pour cela !

M. Mattei : Oui, mais toutes les expertises n’étaient pas unanimes. Et c’est pour cela !

M. Kouchner : En tout cas, en Europe, nous nous sommes étonnés de la position française parce qu’il n’y a pas d’hybridation du maïs. Simplement, il y a beaucoup d’autres choses qui vont être faites. Alors, évidemment, il y a ce risque. On a voulu étiqueter le maïs transgénique par rapport au maïs qui ne l’était pas. Il n’était pas séparé chez les Américains, il faut le faire.

Par exemple, le colza, on est en train d’étudier une espèce de colza, et c’est beaucoup plus difficile, qui empêcherait la diarrhée chez certains ruminants, etc.

On va dans la transgénisation qui va permettre aussi de fabriquer des médicaments pour l’homme, il n’y a pas que les animaux qui sont concernés. Par exemple, en ce qui concerne l’homme, si on arrive à avoir des espèces qui poussent avec moins d’humidité, moins de pluie, moins d’eau nécessaire, cela veut dire une transformation profonde pour les pays du Tiers-Monde. Donc, moi, je m’enthousiasme de tout cela. D’ailleurs, Jean-François aussi, j’en suis sûr !

Mme Sinclair : Si je vous parlais tout à l’heure à tous les deux d’impératifs commerciaux, c’est que la vache folle a bien révélé ce genre de dérive. On a donné des farines animales à des herbivores, tout simplement pour des raisons de rentabilité.

M. Kouchner : Cela n’est pas une dérive de savants, c’est une dérive politique et économique. C’est un excès – vous me l’accorderez – de l’ultralibéralisme…

M. Mattei : … Mais je le concède ! Et j’y suis formellement opposé.

M. Kouchner : Parfait, je le savais, mais c’est bien de l’entendre. On a demandé aux producteurs de contrôler eux-mêmes leur production, c’est le rôle de l’État. C’est pourquoi nous avons fait des lois bioéthiques, c’est pourquoi nous avons fait l’Agence du médicament, l’Agence française du sang, etc. Les producteurs – Madame Thatcher leur ayant fait confiance – n’ont pas été capables de contrôler cela. Mais nous n’avons pas été meilleurs, nous avons laissé passer à notre frontière, la douane française pourtant si réputée, un certain nombre de tonnes de farine carnée.

C’est une dérive de la législation, insuffisante en matière vétérinaire en Angleterre, et c’est une dérive de l’utilisation, mais les lois existaient. Et c’est un triomphe de l’Europe, si je peux me permettre, alors que ce n’était pas notre responsabilité, nous avons légiféré très vite, et nous avions des lois européennes qui ne s’appliquaient malheureusement pas dans tous les pays.

M. Mattei : Sur l’affaire de l’Europe, je ne suis pas tout à fait d’accord, parce que, d’abord, il faut dire que l’affaire de la vache folle est une crise extrêmement grave qui a même été un drame pour toute une série de professions, des éleveurs aux détaillants, qui a conduit à la ruine des familles, et que le Gouvernement a pris les bonnes dispositions le moment venu. Et la preuve, c’est qu’on a 170 000 bovins atteints en Grande-Bretagne, 26 en France, 16 cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob en Angleterre, un cas dûment authentifié en France.

Mais il faut tirer la leçon de cela : l’Europe n’a pas fonctionné correctement, car l’Europe a préféré faire marcher l’échange économique que la santé. Figurez-vous que l’Europe a considéré que la liberté de circulation pouvait s’accommoder d’une liberté de contamination. Cela n’est pas acceptable.

M. Kouchner : Non, vous ne pouvez pas dire cela…

M. Mattei : … Mais si !

M. Kouchner : Parce que je suis d’accord avec vous sur le fond, il n’y avait pas de contrôle…

Mme Sinclair : Un mot là-dessus parce que je voudrais qu’on parle de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

M. Kouchner : … mais l’Europe ne peut pas être accusée de ce qu’elle n’avait pas. Elle s’est dotée très lentement…

M. Mattei : … C’est ce qu’a dit pourtant…

M. Kouchner : Jacques Santer.

M. Mattei : … la commission d’enquête européen. Elle a bien reconnu que, là, il y avait eu faute et qu’on avait également privilégié l’intérêt britannique par rapport à l’intérêt communautaire. Il y avait même eu un chantage politique. Cela n’est pas inadmissible !

M. Kouchner : Si vous faites allusion à ce qui s’est passé dans la dernière commission, en effet, cela n’a pas été respecté.

Mme Sinclair : Pas trop de problèmes de fonctionnement intra-européen.

M. Kouchner : En gros, il n’y avait pas suffisamment de contrôles et il n’existait pas d’agence de sécurité alimentaire, voire sanitaire, et l’Europe est en train de s’en doter.

Sur le fonctionnement de la commission, vous avez raison.

M. Mattei : Je voudrais juste ajouter un petit mot là-dessus…

Mme Sinclair : … un mot.

M. Mattei : Un mot, parce qu’il n’est pas possible de construire une Union européenne qui est, en principe, une communauté de destin sans que nous prenions en compte la santé publique.

M. Kouchner : L’Europe de la santé est tout à construire, elle sera beaucoup plus populaire que le reste, et même que l’Europe de l’euro pourtant nécessaire.

Mme Sinclair : Il y a un nouveau problème de santé publique qui est apparu, Hervé Gaymard a saisi le Comité national d’éthique et l’Académie de médecine, sur les conséquences d’une éventuelle transmission par le sang de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. On croyait, depuis l’affaire du sang, que les produits sanguins étaient purs aujourd’hui. On s’aperçoit qu’il y a toujours des dangers ?

M. Mattei : Mais oui, parce que nous trouvons sans arrêt, en progressant, de nouveaux agents infectieux que l’on ne connaissait pas précédemment. Dans cette affaire, premièrement, il y a un doute sur la contamination possible. Principe de précaution : interdiction immédiate d’autoriser le don du sang aux personnes potentiellement contaminantes.

M. Kouchner : Ce qui a été fait en 1992.

Mme Sinclair : Dès qu’on sait qu’il y a un doute, on intervient, mais on ne sait pas ce qui s’est passé à un certain moment, dans la durée de l’ignorance…

M. Mattei : … on est toujours dans cette période de doute. Mais il est vrai, que sur l’hormone de croissance, dès 1992, la mesure avait été prise. Elle a été complétée, après, avec toute une nouvelle série de personnes éventuellement contaminantes.

Deuxième problème, c’est que nous ne sortirons de là que lorsque nous aurons le test pour le dépistage préclinique de ces patients.

Et puis, enfin, je crois que, là, nous devons absolument retrouver le bon sens médical. La transfusion sanguine n’est pas une thérapeutique banale, il faut l’utiliser en cas d’urgence, de détresse vitale, alors on peut être autorisé à prendre un risque éventuellement.

Mme Sinclair : Un mot là-dessus, Bernard Kouchner.

M. Kouchner : L’Europe regarde vers la France, les États-Unis aussi. Nous avons une Agence du médicament, nous avons une Agence du sang qui sont à la pointe, on les imite plutôt, et toutes les précautions, je suis d’accord, ont été prises. Sauf qu’il y a des choses qu’on ne connaît pas, sauf qu’il y a toujours un risque thérapeutique, sauf qu’il y a dans les traitements les plus performants plus de risques encore.

Je n’ai pas été capable de faire passer cette loi sur le risque thérapeutique que j’avais préparée. Malheureusement, la majorité qui a suivi n’a pas été capable de le faire. Il est temps, Jean-François Mattei, que cette loi sur le risque thérapeutique, c’est-à-dire sur la connaissance, la responsabilisation et surtout l’indemnisation, puisse voir le jour.

Mme Sinclair : Il n’y a pas de médecine efficace sans risque ? C’est ce que vous disiez dans votre livre.

M. Kouchner : Risque zéro, non.

M. Mattei : Le risque zéro n’existe pas. La seule situation sans risque, c’est la mort.

M. Kouchner : Et encore ! On va nous cloner des morts.

Mme Sinclair : On ne va pas quitter la médecine, et on va parler des internes. Il n’y a pas qu’eux, toutefois, qui font grève cette semaine.

Internes : déjà 4 semaines de grève, de setting, de manifestations, et rien ne parvient à calmer la colère des internes, au contraire même ! Qualifiant de « torchon » les propositions du gouvernement, leurs représentants ont claqué la porte au nez du ministre des affaires sociales qui, lui aussi, a fini par se mettre en colère.

Appelé à la rescousse, Alain Juppé demande à chacun de se remettre, dès demain, à discuter de ces fameux reversements d’honoraires prévus en cas de dépassement des dépenses de santé.

Air France Europe : L’incompréhension, elle, est totale parmi les passagers d’Air France Europe soumis à d’incessantes grèves surprises.

Après un week-end pascal des plus pénible, toute la semaine a été rythmée par de légères perturbations du trafic.

Banques : Cette semaine, la banque est rentrée à son tour dans la danse des mécontents. Mais la mobilisation a été modeste, sans doute en raison des difficultés que connaît ce secteur en pleine mutation.

Renault : En Belgique, les ouvriers de Vilvoorde continuent de se battre contre la fermeture de leur usine, encouragés par deux décisions de justice.

Mme Sinclair : Avec deux médecins sur le plateau, il est normal qu’on parle des internes.

Bernard Kouchner, vous avez écrit un article dans Le Monde, cette semaine, où vous leur avez dit que « leur grève était d’un autre âge » ?

M. Kouchner : Je crois qu’il faut s’adapter au temps et il faut parler plus. On pourrait parler de ces conflits-là qui sont très importantes. Internes, c’est un conflit d’adaptation au temps aussi.

D’abord quelques remarques, je crois que défendre, à partir de l’hôpital public, en le bloquant, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner, le système libéral dans lequel ils s’installeront, n’est pas bien. Mais je comprends ce mouvement. Non seulement je le comprends, mais on en a besoin. Il est un peu tardif, 18 mois après. Ils se trompent de cible, sûrement. Mais la jeunesse qui prendra, d’une certaine façon, le pouvoir et les comment, doit être entendue.

Simplement quelques remarques : la première est que les grèves dans les hôpitaux se sont toujours déroulées sur l’argent. C’est une autre notion que j’ai de la médecine.

Il se trouve que la grève de 1984, PUPH, c’était pour la suppression du secteur privé. Il se trouve que la grève ensuite dans les années qui ont suivi, à l’hôpital, c’était pour la suppression du secteur 2.

M. Mattei : 1990.

M. Kouchner : Oui, 1990, secteur 2.

Mme Sinclair : Mais justement, les internes disent qu’ils ne veulent pas avoir de calculette dans la tête ?

M. Kouchner : Non, ce n’est pas vrai. J’ai parlé pendant des heures et des heures avec les internes, et je crois en avoir convaincu certains. Non, ce n’est pas vrai, il n’y a pas de rationnement des soins.

J’ai approuvé les grandes lignes de cette réforme, j’étais bien seul à gauche. Mais j’en désapprouve et la brutalité et les reculs.

Certainement, il aurait fallu, j’aurais souhaité, je le crois encore possible, un vrai débat en France pendant 2 ans et un référendum. Cela concerne tout le monde, et d’abord les usagers et d’abord les malades. Et on ne les entend pas assez. Et je n’aime pas les médecins qui parlent toujours au nom du malade alors qu’ils parlent souvent au nom de leur portefeuille.

Il n’empêche que, dans cette affaire, ce qui est en question, c’est la place du médecin qui a changé dans notre société, mais c’est aussi l’avenir de la médecine et il faudrait en débattre.

Je ne crois pas que la grève soit le meilleur système actuel et surtout une grève qui met, dans la rue, côte et côte, les médecins libéraux et la CGT, des gens qui ont des intérêts complètement différents. Au nom de quoi ? Sûrement pas au nom des malades.

Mme Sinclair : Jean-François Mattei, sur la revendication principale des internes, qui est de dire : la sanction collective, c’est-à-dire le remboursement d’une partie des honoraires en cas de dépassement des soins ?

M. Mattei : Ce n’est pas vrai. Je crois qu’ils se trompent. Vous savez, les internes et les chefs de clinique, je les connais bien. Je travaille avec eux tous les jours à l’hôpital.

Mme Sinclair : On voit leur manif, là, qui est quasiment quotidienne.

M. Mattei : Cela, c’est un premier point. J’ai été sur le terrain avec eux en permanence et vendredi soir, j’ai été à Lyon devant un amphi de 450 internes qui étaient là. Ce n’était pas facile, mais je comprends leur élan de générosité. Je dois dire qu’à leur âge, j’aurais probablement réagi de la même façon. Mais ils ont été entendus. Ils ont obtenu satisfaction sur la période de 7 ans pour se constituer une clientèle après l’installation. Donc, maintenant, il faut qu’ils nous comprennent. Notre système de santé est en danger, il est en faillite, et les déficits s’accumulent d’année en année.

Nous ne voulons pas d’un système étatisé à l’anglaise avec des files d’attente…

M. Kouchner : … ou d’un système d’assurances privées.

M. Mattei : Nous ne voulons pas d’un système privatisé, comme aux États-Unis, avec son cortège d’injustices. Nous voulons notre système français, à la fois libéral, où le patient peut choisir son médecin, à la fois solidaire, où le patient est remboursé des soins.

Mme Sinclair : Cela, c’est sur le plan du grand principe. Quand ils vous disent : la sanction collective est quelque chose d’injuste parce que les petits prescripteurs vont payer pour les gros ?

M. Kouchner : Ils ont peur qu’on les empêche de soigner.

M. Mattei : Quand on augmente les cotisations sociales pour tout le monde, n’est-ce pas une sanction collective au regard de tous les assurés sociaux, qu’ils aient consommé ou qu’ils n’aient pas consommé ? Et puis, d’autre part, vous disiez « brutal » tout à l’heure, Bernard Kouchner. Non. En 1992, vous avez été l’initiateur de tout le début…

M. Kouchner : … Je ne suis pas en cause.

M. Mattei : … pour les infirmières, pour les hospitalisations privées, pour les biologistes, et donc les choses se font. Les médecins étaient la seule profession de santé, aujourd’hui, qui n’était pas impliquée dans un mécanisme de régulation.

M. Kouchner : Jean-François Mattei, j’ai dit « brutal » et je m’en explique, parce que je maintiens ce mot :

Brutal, par rapport à ce qui avait été promis par Jacques Chirac pendant la campagne : 1°) On ne touchera pas à la Sécurité sociale.

Brutal, par ce qui avait été fait, avant, par Alain Juppé qui, lors de la dernière manifestation des médecins, était dans la rue à leurs côtés.

Et brutal, surtout, dans l’installation.

Je n’ai pas dit, je crois être très objectif là-dessus, qu’il n’était pas nécessaire, pour le maintenir, de réformer notre système pour assurer l’égalité de tous les Français devant les soins. Oui.

Mais il fallait en parler plus. Il fallait adopter le mode du référendum.

M. Mattei : Cela va faire 18 mois.

Mme Sinclair : Comment on en sort maintenant ?

M. Mattei : On en sort en continuant de parler. On en sort parce que je crois que la grève va s’arrêter, en tout cas je le souhaite. Je ne pense pas que ce soit nécessaire…

Mme Sinclair : Vous avez cette impression-là ?

M. Kouchner : J’ai eu le sentiment, mais je peux me tromper complètement. Parce que je voudrais me servir de cet élan des jeunes médecins.

Vous savez, la médecine est une profession qui ne laisse pas sa place aux jeunes, il y en a d’autres. Mais celle-là, c’est très dommageable, et je comprends leur angoisse. Je ne veux pas qu’ils parlent au nom du malade, cela, je crois que ce n’est pas bien. Et il n’est pas vrai qu’il y ait des rationnements de soins dans ce dispositif. On ne rationnera pas les soins.

M. Mattei : Le dialogue va se poursuivre. Le Premier ministre s’est lancé avec courage dans une réforme globale…

M. Kouchner : … brutale mais globale.

M. Mattei : … dont nous avions besoin. Nous en avions besoin pour sauver ce système.

Jacques Barrot et Hervé Gaymard dialoguent, rencontrent, et ils ont tout mon soutien et tout mon appui.

Mais je crois que, là, nous allons en sortir parce que les internes comprennent. Ils vont être associés désormais à toute la préparation de ce qui va se faire. Mais on n’a jamais, pour le moment, associé à des conventions professionnelles des gens qui ne sont pas encore entrés dans la profession.

M. Kouchner : Non, mais vous savez très bien que la représentation syndicale des médecins n’est pas satisfaisante. On avait avec les internes un formidable moyen pour leur parler !

M. Mattei : Mais, alors, cela, ce n’est pas votre problème, ni le mien. C’est le problème des médecins. S’il n’y avait pas 5 syndicats de médecins qui ont des avis différents. Peut-être pourrions-nous mieux travailler ensemble.

Mme Sinclair : J’interromps votre débat passionné et passionnant. On va parler de tas d’autres sujets dans un instant. Mais d’abord une page de pub.

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Mme Sinclair : Reprise de 7 sur 7 en compagnie de Bernard Kouchner et Jean-François Mattei.

Suite d’une actualité très variée :
     - les « écoutes » de l’Élysée sous François Mitterrand ;
     - la demande de sanction contre Bernard Lama ;
     - l’acharnement contre Gérard Paquet ;
     - et le bilan d’un week-end de mobilisation à Strasbourg.

Claire Auberger

Mobilisation : la vedette, ce devait être lui et ce furent eux.

Les 50 000 manifestants venus de toute la France, à Strasbourg, dire non au Front national et à la banalisation de ses idées. Une vague citoyenne, fraternelle et déterminée dans laquelle se sont fondus les leaders de la gauche.

Affaire : Sans l’aide de J.-C. Marchiani, dont je dis haut et fort qu’il a machiné toute cette affaire depuis le début. Il me l’a dit, il m’a dit clairement en face : « Paquet, je vous mettrai au pas ».

Gérard Paquet a deux ennemis : le préfet RPR du Var et le maire FN de Toulon contre lequel il est entré en résistance dès son élection.

Affaire « écoutes » : on s’en doutait mais aujourd’hui on en a la confirmation : le Président Mitterrand était bien le destinataire, voire même le commanditaire des « écoutes »" téléphoniques illégales de l’Élysée.

Coup de théâtre : acquittés au bénéfice du doute. À la surprise générale, la Cour d’Assise de la Dordogne a jugé Didier Gentil et Francis Heaulme non coupables du meurtre d’un jeune appelé tué en 1986 dans des conditions atroces. Pour la famille de la victime, ce verdict est une injure.

Cannabis : fumer un joint lorsqu’on est un footballeur français peut coûter cher. Après Fabien Barthes, Bernard Lama risque d’être privé de compétition pendant deux mois. Aux yeux des instances nationales, le gardien de but du PSG a commis une faute grave, il a consommé du haschich dans les 3 semaines précédant un contrôle du mois de février.

Mme Sinclair : Jean-François Mattei, est-ce que le cannabis, 1 : est un produit dopant, selon vous, 2 : au-delà de l’affaire Bernard Lama, est-ce un produit dangereux ?

M. Mattei : Je pense que c’est un produit dopant, en tout cas il est reconnu comme tel.

Mme Sinclair : En France seulement ?

M. Mattei : Je pense qu’il est reconnu d’une façon générale.

Mme Sinclair : Et, deuxièmement, je pense qu’il est dangereux, notamment au regard du système nerveux central.

Cela étant, le débat est ouvert et les pays qui ont dépénalisé sont en train de faire machine arrière, à toute allure.

Et, dans cette affaire particulière, ce qui me désole, c’est ce que ce soit un exemple, un sportif qui, pour la jeunesse, devrait donner l’exemple qui, là, manifestement a triché. Je crois que c’est assez lamentable cette opération.

Mme Sinclair : Vous auriez la même sévérité s’il avait bu un whisky ?

M. Mattei : Vous savez, ce n’est pas au moment où l’on essaie de développer la santé publique, de lutter contre le débat et de lutter contre l’alcool, qu’on va ouvrir la porte à la drogue.

Alors, je sais bien qu’il y a différents types…

M. Kouchner : Oui, vous le savez bien quand même !

M. Mattei : Je sais bien qu’il y a différents types mais quand on met le doigt dans l’engrenage, on ne sait jamais jusqu’où on y va.

Alors, je pense qu’on a beaucoup progressé ces derniers temps dans la prise en compte de la toxicomanie, et je ne suis pas de ceux qui sont « tout répression », sûrement pas. Il faut les traiter, souvent parce qu’ils sont des malades. Il faut les prendre en charge. Il y a une dimension de santé publique. Mais quand on est attaché à la santé publique, on ne peut pas souhaiter que le cannabis se répande.

Mme Sinclair : Bernard Kouchner ?

M. Kouchner : Je prendrai les arguments dans l’ordre : je suis attaché à la santé publique. Je sais, pour avoir vraiment enquêté auprès de tous les toxicologues qui ne sont pas français, que ce n’est pas un dopant, le cannabis. Mais la réglementation française et, comment dirais-je, l’espèce de fixation française qui ne distingue pas les drogues dures des drogues douces, est ure erreur. Il faudrait réviser la loi de 1970.

Mme Sinclair : Et dépénaliser, selon vous ou pas ?

M. Kouchner : Je ne dis pas dépénaliser, réglementer sûrement.

Mme Sinclair : Qu’est-ce que ça veut dire ?

M. Kouchner : Parce que je suis d’accord sur la santé publique, cela veut dire que, quand on a fumé un joint, on ne doit pas conduire, ou l’on ne doit pas fumer devant les enfants, etc., comme l’alcool.

Nous sommes les recordmen du monde des dégâts de l’alcoolisme et du tabac : 120 000 personnes meurent par an.

M. Mattei : Cela, ce sont des drogues douces.

M. Kouchner : Ce sont des drogues douces, oui, ce ne sont pas des drogues dures, je suis d’accord.

M. Mattei : Donc, vous mettez le cannabis sur le même plan que le tabac et l’alcool ?

M. Kouchner : Mais on n’a jamais vu aucun mort de cannabis, aucun, aucun, aucun.

Quant à la toxicité face au système nerveux central, il n’y a que les Français qui le pensent. Et je crois qu’il n’y a aucune vérité scientifique qui se bornerait à une frontière.

Alors, je crois qu’il faudrait arrêter la démesure. Je crois qu’il faut arrêter de stigmatiser cet usage, puisqu’on dit que 7 millions de Français ont consommé du cannabis, que ce n’est pas grave et qu’il faut se détendre un peu.

Mme Sinclair : Alors, je voudrais que l’on avance un peu dans le suivi de l’actualité : les « écoutes » de l’Élysée commanditées, selon L’Express, Le Monde, et les documents qui le montrent, par François Mitterrand. Bernard Kouchner, votre réaction ?

M. Kouchner : Écoutez, si c’est vrai, si au milieu d’écoutes nécessaires ou rendues nécessaires par l’utilisation de cette notion folle du « Secret défense », il y avait des « écouter » qui ont été diligentées par le Président de la République pour usage personnel, c’est consternant, et je le condamne.

Je voudrais savoir si ce qu’a dit Michel Charasse, les menaces sur sa fille Mazarine, étaient réelles ou non, avant de me prononcer. Mais c’est consternant ! L’usage contre les lois de la République de cette manière inquisitoriale et moyenâgeuse d’écoutes, en dehors, encore une fois, de ceux qui méritent de l’être pour des raisons de terrorisme ou des raisons d’atteinte à la sûreté de l’État, me paraît consternant.

Je voudrais savoir si cela ne se fait plus ? Je note que, en effet, même Matignon, c’est-à-dire le Premier ministre, refusait ces écoutes. Si ce que je sais de l’affaire, est vrai ! Et tout cela est un peu triste parce que l’on ne peut pas, évidemment, mélanger les grandes déclarations et puis une réalité un peu plus difficile.

Mme Sinclair : C’est ce qu’écrit un peu Alain Genestar dans le Journal du dimanche aujourd’hui.

M. Kouchner : Il a raison.

Mme Sinclair : … en disant : « d’autres présidents, avant lui, ont sans doute agi de la même manière, mais Mitterrand aimait se draper avec emphase dans le droit et les vertus républicaines, il y a là une escroquerie intellectuelle ». C’est d’une grande sévérité ?

M. Kouchner : C’est d’une trop grande sévérité, attendons de savoir si ce que dit Michel Charasse est vrai.

M. Mattei : Très brièvement. À mon avis, c’est une atteinte à la démocratie. C’est une atteinte aux libertés individuelles. C’est un excès de pouvoir, et je pense que l’Histoire, peu à peu, viendra révéler un certain nombre d’habitudes ou d’usages cachés pendant la période que nous venons de vivre, et qui ne sont pas toujours à la gloire de ceux…

M. Kouchner : Mais Jean-François Mattei, il faut dire une chose : « Pourquoi Édouard Balladur et pourquoi Alain Juppé continuent de couvrir cette affaire du "secret défense" ? » Il doit y avoir quand même quelques raisons ?

M. Mattei : À partir du moment où c’est secret, sauf si, vous, vous êtes dans le secret de la défense, moi, je n’y suis pas, donc je ne peux pas justifier. Ce que je dis simplement, c’est que le principe me choque au regard des libertés individuelles.

M. Kouchner : Moi aussi, bien entendu.

Mme Sinclair : Ce que disait Bernard Kouchner, tout à l’heure, c’est qu’il aimerait être sûr, dit-il, que cela ne se prolonge pas, que cela ne l’était pas avant et que cela ne l’est pas après. Qui est sûr ?

M. Kouchner : Oui, comme Jean-François Mattei, je veux que la démocratie moderne s’applique dans notre pays et qu’on applique autre chose…

Mme Sinclair : Jean-François Mattei.

M. Mattei : Je pense qu’il doit y avoir des situations particulières, exceptionnelles, conjoncturelles, d’un danger particulier où il faut…

M. Kouchner : … Ne soyons pas naïfs, la raison d’État.

M. Mattei : … il faut. Il faut. Mais ce que l’on a dit sur ces écoutes-là, au quotidien, sur un certain nombre de personnes, me semblent véritablement ne pas relever de la sécurité de l’État.

M. Kouchner : J’espère que vous avez tort. Je crains que vous n’ayez raison. Et, en tout cas, un certain nombre de journalistes qui étaient écoutés, l’étaient sans doute très illégitimement.

Mme Sinclair : Le bilan du congrès du Front national, Bernard Kouchner, l’évènement, cela n’a pas été le congrès mais cela a été la mobilisation…

M. Kouchner : Oui, enfin !

Mme Sinclair : Êtes-vous d’accord ou pas avec ceux qui disent : « Il est temps aujourd’hui de se battre frontalement », si j’ose dire, avec le Front national, qui est le seul moyen de mettre des digues, des barrières morales ?

M. Kouchner : Je le dis depuis des années. Mais je suis heureux de ce sursaut, de ce sursaut de la société civile plus que des partis politiques, et ce n’est pas, ni pour me déplaire, ni pour m’étonner.

Je voudrais que maintenant on appelle un chat, un chat. Le fascisme, c’est le fascisme, même s’il est à la française. Et maintenant, c’est clair, tous les invités de Monsieur Le Pen à Strasbourg étaient des fascistes, représentant de partis qui venaient retrouver leurs amis d’extrême droite.

Non seulement ce sursaut est formidable mais la révélation, si j’ose dire, du programme du Front national est formidable. Cela, c’est une chance, car il est inepte, c’est un programme de fous.

Et puis encore maintenant une chose : que la société civile, dans son indignation merveilleuse, nécessaire, indispensable, continue.

Je voudrais dire à Jean-François Mattei que la droite n’a pas brillé, il y avait quelques centaines de personnes à Strasbourg…

Mme Sinclair : Il va en parler.

M. Kouchner : Bon, très bien, d’accord. Mais, enfin, la gauche a été massivement là. Cela fait une différence dans l’indignation et dans la réalité, et dans le combat pour la démocratie.

Je voudrais qu’il y ait des fronts antifascistes. Nous avons, au Parti radical, réussi à faire un comité de vigilance qui a porté ses fruits et travaillé à Strasbourg. Il faut continuer.

Mme Sinclair : Jean-François Mattei, Bernard Kouchner dit : « La droite n’y était pas », vous le regrettez dans ces manifestations ou vous dites cela ne sert à rien ?

M. Mattei : Écoutez, si vraiment quelqu’un peut parler du Front national et de ce que nous faisons contre le Front national, c’est bien moi, qui viens d’une région dont vous savez…

Mme Sinclair : … la région, c’est Marseille ?

M. Mattei : … que la région Marseille, Provence-Alpes-Côte d’Azur, est une région qui a donné l’exemple.

M. Kouchner : Je le sais.

M. Mattei : C’est vrai qu’il y a eu, de 1986 à 1989, un essai d’accord de gestion à la région. Eh bien, très vite la leçon a été tirée que l’on ne pourrait jamais, jamais, jamais, faire quoi que ce soit avec l’idéologie du Front national.

Mme Sinclair : 1. Regrettez-vous de ne pas avoir été dans les manifestations ? Je suis obligée d’aller un peu vite, et, deuxièmement, j’aurais voulu parler de Gérard Paquet.

M. Mattei : Je ne vais pas dans les manifestations. Je suis dans les combats électoraux. En 1989, j’ai battu le Front national, en même temps à Dreux, Madame Stirbois était élue.

En 1992, Jean-Claude Gaudin a battu Monsieur Le Pen.

M. Kouchner : Parce que les gens de droite ne se sont pas reportés à Dreux.

M. Mattei :  Et en 1995, ce qui ne s’est jamais vu nulle part en France ailleurs, entre les deux tours, le Front national a reculé de 4 %.

Eh bien, je peux vous dire qu’avec ce que nous faisons de proximité, de vérité auprès des citoyens, je pense qu’aux prochaines élections le front régressera ou, en tout cas, ne progressera pas.

M. Kouchner : Je n’en suis pas sûr parce que Vitrolles a démontré le contraire. Le sursaut citoyen, vous ne pouvez pas être contre ?

M. Mattei : Bernard Kouchner, sur les 4 villes qui ont été perdues dans le sud, 2, ce sont des bêtises de la droite ; 2, ce sont des bêtises de la gauche. Les partis politiques n’ont pas su correctement réagir.

Mme Sinclair : Une question à Jean-François Mattei, l’affaire Gérard Paquet, vous la vivez comment ?

M. Mattei : Il y a un drame humain et il y a un problème politique.

Le problème humain : voilà un homme qui est mis en garde à vue, c’est un escroc. Il est libéré, c’est un héros. Et je trouve que cet aspect médiatico-juridique…

M. Kouchner : Oui, mais ce n’est pas le fond.

M. Mattei : … est quelque chose qui est inacceptable.

Mme Sinclair : Sur le fond ?

M. Mattei : Mais sur le fond, cela révèle tout simplement les liens qu’il y a entre le Front national et la culture : Châteauvallon, Orange, les bibliothèques.

La culture, par définition, c’est la liberté…

M. Kouchner : Oui, mais il y a un préfet dans le coup ?

Mme Sinclair : N’est-ce pas une bataille entre le préfet du Var et François Léotard ?

M. Mattei : Je n’entre pas dans ces considérations-là…

M. Kouchner : Eh bien, moi, j’y entre !

M. Matte : Ce que je peux dire simplement, c’est que le Front national démontre clairement qu’il n’accepte pas la liberté d’expression et que l’on ne peut pas…

M. Kouchner : Bien sûr, et je vous donne raison là-dessus.

Je voudrais ajouter deux choses :

1. Je suis solidaire de M. Paquet entièrement. Les péchés, véniels ou pas, je n’en sais rien, qu’on lui a reprochés, auraient dû, après 39 heures de garde à vue, déboucher sur quelque chose…

M. Mattei :  Pour l’instant, il n’y a rien.

M. Kouchner : Pour le moment, il n’y a rien. C’est de l’acharnement préfectoral. Alors, Monsieur Marchiani, qui l’accuse, a été certainement, au nom de la République, un homme très habile et sans doute aussi très efficace.

Maintenant, il a conservé de mauvais habitudes. Mais un préfet n’agit jamais seul. Au nom de qui ? Au nom de Jacques Chirac ? Cela m’étonne ! D’Alain Juppé, de Charles Pasqua ? Je m’adresse au membre de l’UDF…

M. Mattei : En principe, le Gouvernement est venu supporter Monsieur Paquet.

M. Kouchner : … n’est-ce pas dirigé contre Monsieur Léotard qui, dans cette région, aurait quelques raisons d’être inquiet ? À votre avis ?

M. Mattei : Écoutez ! Monsieur Douste-Blazy est venu à Châteauvallon…

M. Kouchner : Je sais, et c’est tout à son honneur.

M. Mattei : … Et le Gouvernement a apporté son soutien.

Mme Sinclair : J’interromps, là aussi, ce débat passionné parce que, quand même, je voudrais que l’on passe des images de l’étranger, et notamment des images du Zaïre qui déchirent et le cœur et la conscience.

Gachis : un homme aura-t-il raison du processus de paix au Proche-Orient.

Personne ne voulait y croire, pourtant depuis son élection, Benyamin Netanyahu s’acharne, comme il l’avait promis, à briser la dynamique des accords d’Oslo. Avec la construction d’une nouvelle colonie juive, dans la partie arabe de Jérusalem, il est en passe d’y parvenir.

Bienvenue : La France fera tout pour que la République Tchèque puisse rejoindre l’Union européenne dès l’an 2000.

En visite à Prague, Jacques Chirac lève toute ambiguïté sur la volonté qu’à Paris d’intégrer les nouvelles démocraties de l’Est.

Zaïre : quelques rares trains chargés de nourriture, quelques petits avions pour rapatrier les plus vulnérables, l’aide aux réfugiés rwandais est toujours aussi dérisoire.

Mme Sinclair : Bernard Kouchner.

M. Kouchner : D’abord, pour le Moyen-Orient, la droite, ça existe ! Ce n’est pas la gauche !

Pour le Zaïre, très rapidement, télégraphiquement, nous avons soutenu Monsieur Mobutu pendant des années, c’était un scandale, la gauche et la droite. Il faut cesser ces habitudes.

Deuxièmement, Monsieur Kabila qui, probablement, je ne sais pas, prendra le pouvoir au Zaïre, empêche l’intervention internationale, à l’initiative de la France et de Jacques Chirac, droit d’ingérence oblige, qui voulait au moins tendre la main à ces réfugiés qui meurent. C’est une erreur profonde. Même s’il gagne, humainement, à mes yeux, déjà il est entaché d’un grand crime.

Mais il faut continuer, et il fallait intervenir avant qu’ils meurent. Cela se fait par prévention le droit d’ingérence, qui est quand même l’une des belles idées de la France.

Mme Sinclair : Jean-François Mattei, c’est plus sur Prague, vous me disiez tout à l’heure, que vous aviez envie d’avoir un cri du cœur ?

M. Mattei : Sur Israël, juste un mot, parce que « Paix sur terre aux hommes de bonne volonté ». Il nous faut le processus de paix…

M. Kouchner : Oui, mais il ne faut pas la droite.

M. Mattei : … il y a des hommes de bonne volonté et il faut qu’ils s’expriment.

Et puis, alors, Vaclav Havel, bien entendu ! J’ai été à Prague le lendemain de la victoire Vaclav Havel, et il m’a donné lui-même ces deux badges…

M. Kouchner : Le voilà fétichiste !

M. Mattei : … que j’ai portés. C’est fabuleux ! Parce que, pour moi, c’est un symbole. Voilà un poète qui est arrivé à tirer son pays, à en prendre la responsabilité politique…

M. Kouchner : … dissident.

M. Mattei : Voilà un poète qui a fait venir le rêve et qui l’a traduit en réalité. Eh bien, c’est magnifique !

M. Kouchner : Je ne dirai pas le contraire. Société civique.

Mme Sinclair : Merci beaucoup à vous.

Je voudrais présenter le livre de Bernard Kouchner, puisque j’ai parlé de celui de Jean-François Mattei tout à l’heure, « La dictature médicale », paru chez Laffont, il y a déjà quelques mois aussi, mais qui traite de tous les problèmes dont nous avons traité aussi ce soir.

Merci, donc, à tous les deux.

Dimanche prochain, à nouveau, pas de 7 sur 7, puisqu’il y a un Grand Prix de Formule 1 d’Argentine.

Et nous retrouverons la fréquence et la régularité habituelles de 7 sur 7 dans quinze jours où je recevrai Lionel Jospin.

Merci à tous.

Bonsoir.