Articles de M. Marc Blondel (FO), Mme Nicole Notat (CFDT) et M. Louis Viannet (CGT), parus dans Le Livre d'or "100 ans de démocratie" publié pour le centenaire de la "Revue politique et parlementaire" en mars 1997, sur la dimension sociale de la démocratie notamment dans les relations du travail, et le rôle de la représentation syndicale.

Prononcé le 1er mars 1997

Intervenant(s) : 

Circonstance : Publication du Livre d'or "100 ans de démocratie" à l'occasion du centenaire de la Revue politique et parlementaire, en mars 1997

Média : Revue politique et parlementaire

Texte intégral

Marc Blondel, secrétaire général ouvrière

Une démocratie menacée

La démocratie ne se limite pas au droit de vote : c’est aussi le droit de s’exprimer, le droit de savoir, et le respect de ceux qui pensent autrement.

La démocratie fait partie de ces éléments précieux et relativement rares au niveau mondial, nous le constatons régulièrement dans nos activités internationales qu’elles soient institutionnelles (Bureau international du travail) ou syndicales.

Pays des droits de l’homme, la France a une réputation et tient un rôle particulier en la matière.

L’une des forces de la démocratie française est le lien étroit qu’elle entretient avec la République, une république constitutionnellement laïque.

La France fait en effet partie de ces quelques pays, peu nombreux au demeurant, où la laïcité est la règle commune.

C’est là un choix historique essentiel qui a fortement pesé sur les formes et expressions de la démocratie et sur les modes de structurations et d’orientation de la société.

Ciment de la cohésion sociale, la laïcité a, d’une certaine façon, joué le rôle attribué ailleurs à la religion. Elle a notamment conduit, dans la tradition colbertiste, à développer un service public important et efficient dont l’une des missions essentielles est de répondre pratiquement au principe d’égalité. Cette valeur profondément ancrée dans le conscient et l’inconscient collectif français, au même titre que la stabilité des prix, pour des raisons historiques, peut l’être dans un pays comme l’Allemagne.

Ces valeurs de laïcité et d’égalité auxquelles il faut, bien entendu, adjoindre celles de liberté et de fraternité, ont forgé l’image de la France terre d’asile, pays d’intégration et d’assimilation, pratique et principe différents, pour ne pas dire opposés, à ceux du communautarisme en vigueur dans les pays anglo-saxons. La république des citoyens n’est pas celle des communautés.

D’une certaine façon les notions d’égalité et de laïcité ont été le contrepoids à la révolution de 1789 qui est restée assez fortement empreinte de la notion individuelle.

Dans un pays comme la France, l’individu, plus qu’ailleurs, détient sa liberté individuelle de droits universels et collectifs. C’est là une considération essentielle qui explicite en partie, par exemple, le niveau de syndicalisation dans l’histoire du pas au regard des droits collectifs issus de la législation ou des conventions collectives.

C’est ainsi une des raisons pour les lesquelles un débat comme celui qui eut lieu il y a quelques mois entre égalité et équité s’est développé.

Ces quelques données essentielles fournissent à la France une image certes originale, mais toujours porteuse de modernité. Il suffit par exemple d’examiner la valeur de laïcité au regard de certaines résurgences religieuses intégristes.

Fondamentalement, les liens entre démocratie et république sont très ténus, la république constituant en quelque sorte l’ossature référentielle de la démocratie, ce qui lui donne un caractère plus idéologique d’ailleurs.

Aujourd’hui, les menaces existent sur l’une comme sur l’autre. Les causes en sont multiples. Elles tiennent en grande partie à une conception de la mondialisation qui fait la part belle aux intérêts privés sous couvert de ce que Ricardo Petrella appelle l’évangile de la compétitivité avec la trilogie : privatisation, dérèglement, libéralisation.

La vague et la vogue ultra libérale, le poids prépondérant des conceptions états-uniennes, ont rapidement et dangereusement accrédité l’idée d’une identité entre libéralisme économique et liberté, libéralisme économique et démocratie. Or, force est de constater que les forces du marché ne s’encombrent pas de considérants démocratiques, par exemple quand elles investissent dans des pays peu regardant en la matière voire dictatoriaux.

Mais y compris à l’intérieur des pays démocratiques, le fait que de plus en plus d’êtres humains soient marginalisés, fragilise considérablement la démocratie.

De fait, la liberté du libéralisme économique est la liberté du plus fort et la contrainte du plus faible.

C’est pourquoi, la lutte contre le chômage et les inégalités sociales est non seulement une lutte pour la dignité et le progrès social, mais aussi une lutte pour la défense et la préservation des valeurs républicaines et démocratiques.

C’est pourquoi également des revendications comme l’établissement d’une clause sociale au niveau des relations internationales est essentielle pour régler les effets nocifs de la déréglementation et de la libéralisation.

Si, au fil du temps, nous sommes passés de la démocratie de la cité à la démocratie de l’État Nation, il est clair que la démocratie n’a pas trouvé son espace d’expression au niveau supranational, y compris au plan européen.

C’est là, à n’en pas douter, un enjeu considérable pour les années à venir.

La perte de prérogative des pouvoirs publics (gouvernement et Parlement) dans les domaines économique, industriel et financier, s’est par ailleurs accompagnée d’un interventionnisme social de plus en plus prononcé, y compris et surtout pour favoriser la déréglementation et la flexibilité.

Accompagné d’une volonté de privilégier les niveaux infra (l’entreprise ou l’établissement) dans la logique du slogan « small is beautiful » ce mouvement s’est traduit par un éparpillement des situations y compris au regard des droits.

La politique économique étant décrétée unique et incontournable, cela s’est traduit par le développement du consensus par opposition au conflit, de la démocratie dite directe par opposition à la démocratie par délégation. Une telle dérive, facilitée par une exploitation politique des sondages, conduit progressivement à une forme d’autoritarisme : le désaccord est vécu comme un archaïsme ou une hérésie alors que dans la logique démocratique le désaccord et ses expressions (y compris si nécessaire le rapport de force) sont facteurs de progrès et de dépassement des difficultés par la confrontation d’idées, la négociation ou le vote.

L’exemple du plan Juppé sus la sécurité sociale est en quelque sorte une caricature de ce type de dérive.

Annoncé sans réelle concertation, présenté au Parlement comme donnant lieu à un vote de type politique de confiance (sans débat de fond), répondant avant tout aux contraintes économiques, il se traduit par une remise en cause de la démocratie sociale, un faux transfert de pouvoir au Parlement, une remise en cause profonde des notions solidaires et égalitaires de la sécurité sociale, une approche technocratique.

Il en reste aujourd’hui, un an après, un mouvement social de grande ampleur, un goût amer et une fragilisation certaine des procédures démocratiques.

Qu’on le veuille ou non, la démocratie ne se limite pas au droit de vote : c’est aussi le droit de s’exprimer, le droit de savoir, et le respect de ceux qui pensent autrement.

Dans ces conditions, on comprend mieux pourquoi le syndicalisme indépendant, libre de son comportement et de sa détermination, peut irriter et apparaître comme l’empêcheur tourner en rond.

Et pourtant, la libre association, la libre négociation, sont deux sonnées fondamentales inhérentes à la démocratie : elles en sont à la fois l’expression et un élément de sa pérennisation.

La démocratie est une force fragile, car elle n’est jamais garantie. Son maintien et son développement exigent en permanence une attention soutenue tant la crise ou les mutations sont profondes.

Une chose est sûre cependant : quand les dogmes économiques priment sur les données sociales et politiques, la démocratie est, par définition, fragilisée.

La pensée dite unique ou conforme, au sens de vérité révélée donc indiscutable, supporte mal le débat démocratique.

Or, la fatalité n’existe pas.

Rien n’est inéluctable.

Et ce n’est pas la moindre des vertus de la démocratie de pouvoir dépasser les problèmes dans le respect des libertés individuelles et collectives.

En cette fin de XXe siècle, c’est à la fois aux niveaux national, européen et international, qu’il faut sans cesse militer pour le maintien et le développement de la démocratie. L’histoire nous enseigne que la démocratie supporte mal la misère. C’est pourquoi la démocratie ne peut se développer sans progrès social et sans permettre à toutes et à tous de pouvoir vivre librement et dignement.


Nicole Notat, secrétaire général de la CFDT

La démocratie doit aussi s’affirme dans sa dimension sociale

Un premier accord cadre européen a pu être négocié. La révision du Traité doit nous donner l’occasion d’aller plus loin dans cette voie pour répondre aux exigences de l’emploi, des droits sociaux et de la démocratisation du fonctionnement des institutions communautaires.

Disons en premier lieu que la réflexion et l’action pour le progrès et la transformation démocratique de la société sont au cœur de la société sont au cœur de la conception que la CFDT a du syndicalisme. Mais cette remarque préalable nous invite immédiatement à nous interroger sur les modes d’organisation et de régulation d’une société qu’on nous décrit comme étant de plus en plus complexe et sur le rôle et fonctions respectives des différents acteurs. Les sociétés contemporaines peuvent-elles s’autoréguler sans organisation représentative, sans corps intermédiaire ? La réponse est non à l’évidence.

La démocratie suppose l’existence d’acteurs divers – politiques, sociaux, économiques – véritablement représentatifs et structurés. Faute de quoi nous risquerions plusieurs types de dérives. Risque de dérive populiste voire totalitaire ou encore risque d’une dérive consistant à accepter la seule contrainte du marché et de l’économie comme mode de régulation des sociétés.

Enfin, un autre risque est aujourd’hui plus perceptible. C’est celui qui consisterait à se résigner à l’avènement d’une démocratie d’opinion, autrement dit à un mode de gouvernement où les décisions s’appuieraient essentiellement sur des sondages ou des consultations de type référendaire, voire des manifestations émotionnelles et spontanées de l’opinion publique. Comment si la démocratie pouvait être immédiate et instantanée. Comme s'il y avait toujours et sur tout sujet une opinion structurée susceptible de donner lieu à une décision collective sans délibération ni confrontation préalable. Inutile de développer les conséquences d’une telle dérive…

La démocratie ne saurait non plus se résumer à l’enseignement passif de l’opinion des citoyens à l’occasion des échéances électorales. C’est aussi et surtout une construction fondée sur le débat, la participation, la délibération et la confrontation des points de vue. Cette nécessité s’impose bien sûr dans le fonctionnement interne des différentes organisation – partis, syndicats, associations – qui concourent à la vitalité démocratique. Elle doit aussi s’organiser entre les différents acteurs eux-mêmes. En la matière, la démocratie ne se limite pas à la seule confrontation entre partis politiques. Si ces derniers constituent un rouage essentiel, indispensable de la démocratie ils ne pas les seuls !

La réalité sociale ne se réduit pas au système de la représentation politique. Et ce constat nous amène à insister ici sur un thème qui à la CFDT nous est cher : celui de l’autonomie des acteurs.

Dans les pays occidentaux, les chemins de la démocratie ont été longs et parfois tortueux, jalonnés par des combats que nous avons tous en mémoire, qu’il s’agisse d’instaurer le principe de la représentation parlementaire ou d’instituer puis d’étendre le suffrage universel. Mais ces progrès se sont essentiellement produits sur les plans politiques. En France, plus particulièrement, faire admettre que la démocratie et la citoyenneté ne s’arrêtaient pas à la porte des entreprises n’a pas été une mince affaire et dans bien des cas ce combat reste même complétement d’actualité. Sans retracer toutes les étapes qui de 1884 (reconnaissance légale de l’existence du syndicalisme) à 1982 (loi Auroux) en passant par les accords de Matignon de 1936 et la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise en 1968, ont marqué notre histoire sociale, force est de constater que les chemins de la démocratie sociale ne sont pas moins difficiles et tortueux que ceux de la démocratie politique.

Aujourd’hui, les progrès qui restent à accomplir ne sont pas moindre. Ainsi, les conflits de la fin de l’année 1995 ont montré un pays marqué par l’incapacité de négocier les adaptations nécessaires, où le changement est trop souvent subi, où de violentes éruptions sociales succèdent à de longues périodes d’atonie. Ils ont démontré que la recherche d’une régulation organisée des rapports socio-économiques est un défi majeur pour les années à venir.

Les partenaires sociaux ont d’ailleurs commencé à relever ce défi. Le « deuxième accord » du 31 octobre 1995, même s’il est quelque peu resté dans l’ombre du premier sur l’emploi et le temps du travail, en témoigne. Cet accord sur la politique contractuelle marque en effet un tournant puisque pour la première fois les acteurs se reconnaissent mutuellement dans leur légitimité respective (jusqu’à présent, le patronat n’avait jamais reconnu explicitement la légitimité syndicale !) et l’affirment responsables de la confrontation de leurs intérêts divergents. Sans entrer dans le délai de cet accord, précisons cependant qu’il se fixe également pour objectifs de rendre effectives la représentation collective et la négociation pour tous les salariés quelles que soient la taille et l’activité de leur entreprise et donc pour les salariés des PME qui restent encore souvent dans un rapport individuel et inégal avec leurs employeurs.

Pour la CFDT, cet accord est primordial, car il concrétise le choix d’un système de relations professionnelles fondé sur la reconnaissance mutuelle et sur l’organisation de la confrontation de points de vue différents.

La démocratie doit donc aussi s’affirmer dans sa dimension sociale. Cet approfondissement ne peut se résumer à la seule réaffirmation de valeurs comme la liberté, la solidarité et l’émancipation. Celles-ci doivent se traduire concrètement dans les faits et cet accord du 31 octobre 1995 constitue une première avancée dont le CFDT entend continuer à être le moteur.

Sur un plan plus symbolique, des avancées sont également possible et nécessaires. Ainsi, pourquoi ne pas organiser toutes les élections professionnelles d’une même branche ou d’un même secteur professionnel le même jour ? Cela permettrait une meilleure visibilité de l’action dans les branches et offrirait aux salariés la possibilité de mieux en saisir les intérêts et les enjeux.

Beaucoup d’autres pistes pourraient être évoquées dans cette perspective d’une transformation démocratique de la société. Il en est une essentielle à nos yeux : l’approfondissement du modèle démocratique et social européen. Alors que débute la GIG pour la révision du traité, nous sommes à un moment clé de la construction européenne. Le protocole et l’accord social du traité de Maastricht ont permis de faire un progrès fondamental en accordant aux partenaires sociaux un rôle qui marque un tournant dans la réalisation de la dimension sociale de l’Union et en permettant ne complémentarité entre législation et négociation collective européenne. Nous avons ainsi obtenu une législation importante sur les comités d’entreprises européens. Par ailleurs, un premier accord cadre européen a pu être négocié entre le patronat européen et la Confédération européenne des syndicats. La révision du Traité doit nous donner l’occasion d’aller plus loin dans cette voie pour répondre aux exigences de l’emploi, des droits sociaux et de la démocratisation du fonctionnement des institutions communautaires.

Tout le monde prend aujourd’hui conscience de la mondialisation. Redoutée et même combattue par certains, fabuleuse ouverture pour d’autres. C’est en tout cas dans ce cadre qu’il faut aujourd’hui réfléchir à l’approfondissement de la démocratie. Et cet approfondissement n’a de chances de succès que si les avancées sont menées conjointement dans le champ politique et dans le champ social.


Louis Viannet, secrétaire général de la CGT

L’exigence de démocratie

Chômage, exclusion, précarité conduisent à multiplier le nombre d’hommes et de femmes qui se sentent des citoyens diminués et qui, de fait, perdent quelques-uns des repères essentiels de cohésion sociale et nationale en dehors desquels « démocratie » devient, vite, un mot vide de sens.

À l’évidence, la démocratie est un processus permanent, intégrant au cours des événements qui en marquent l’évolution : l’histoire, la culture, les enseignements du passé, les besoins et les aspirations du présent.

Son contenu s’élargit tandis que s’affirment les exigences des peuples en tous domaines : politique, économique, social, culturel et, bien entendu, institutionnel.

En ce sens, le centième anniversaire de la Revue politique et parlementaire témoigne, à sa façon, que ce processus est loin d’être linéaire, qu’il est susceptible de connaître des bonds en avant mais aussi des reculs voire des ruptures graves. Les avancées fortes dans notre histoire ont toujours été le fruit d’exigences populaires, trouvant dans certaines situations des formes d’expression diverses, toujours en lien avec les luttes de masse, les luttes populaires.

C’est dire que le cheminement de la démocratie à des dates célèbres à son actif : de 1789 à nos jours en passant par la Commune de Paris, le Front populaire, la Résistance et le programme de son Conseil national.

Il a certes connu des sévères entorses et toutes les guerres et les aventures coloniales y ont prêté le flanc ; il a aussi ses zones d’ombre comme le fait d’avoir attendu 1945 pour accorder le droit de vote aux femmes, bien après la Turquie et… c’est dire !

Voilà qu’aujourd’hui de lourdes questions viennent assombrir le besoin de plus de démocratie. Chômage, exclusion, précarité conduisent à multiplier le nombre d’hommes et de femmes qui se sentent des citoyens diminués et qui, de fait, perdent quelques-uns des repères essentiels de cohésion sociale et nationale en dehors desquels « démocratie » devient, vite, un mot vide de sens.

De ce point de vue, le syndicalisme et l’action collective sont des vecteurs d’aspiration voire d’exigences démocratiques forts.

Ils le sont quand ils imposent la prise en compte des besoins des hommes et des femmes.

Ils le sont en donnant de la force aux faibles, en contraignant les forts à modérer leurs exigences, c’est-à-dire à rétablir un certain équilibre, bien fragile certes, entre les acteurs d’une société où l’argent tend à dicter la loi.

La démocratie dite « représentative », telle qu’elle s’exerce au travers de la constitution, des élections, a du mal aujourd’hui à traduire concrètement dans la loi, dans les textes mais surtout dans la vie, les aspirations du peuple.

En maints domaines, le doute grandit sur la capacité de notre système à dépasser le caractère formel de la démocratie. L’aspiration à être partie prenante des choix, des décisions, de leur mise en œuvre grandit en même temps que l’écart entre ce que souhaite le peuple et ce qui se fait, et cette distance est lourde de risques pour la démocratie elle-même.

À ce jour par exemple, la démocratie s’arrête à la porte des entreprises, elle n’a même pas droit à l’antichambre des conseils d’administration des grands groupes et des grandes sociétés industrielles ou financières, elle joue l’Arlésienne dans la construction européenne plus que jamais soumise à la volonté des féodalités économiques ou bancaires.

C’est dire la force de nos exigences.

Imposer partout la reconnaissance du fait syndical, du droit à l’activité syndicale est essentiel pour le devenir de la démocratie et c‘est, pour ma part, cette dimension qui me paraît décisive pour l’évolution de la société française.