Texte intégral
Décentralisation : ce que sera la nouvelle France
Un entretien avec Gaston Defferre, ministre d’État, ministre de l’Intérieur
Le Nouvel Observateur. - Êtes-vous si pressé de décentraliser ? Vous avez les moyens politiques, vous avez le temps devant vous. Alors, pourquoi cette hâte à faire voter, dès la prochaine session parlementaire, des textes irréversibles ?
Gaston Defferre. - L’expérience m’a appris qu’au lendemain d’une élection et de la formation d’un gouvernement, et pendant un délai assez court, il est possible de faire voter par le parlement des textes d’esprit vraiment novateur. Passé ce délai, tout devient plus difficile. Or, les textes que je propose vont changer beaucoup de choses. En somme, il s’agit de prendre le pouvoir là où il est actuellement - dans les ministères, à Paris, qui décident de tout - et de le transférer aux communes, aux régions. C’est une révolution et, comme toute révolution, elle suppose la fin de l’exercice de quelques droits : par exemple, les services ministériels parisiens vont voir diminuer leurs compétences. Comment l’accepteront-ils ? Certes, les nouveaux ministres ont soutenu la décentralisation pendant la campagne électorale. La décentralisation s’est même révélée très populaire. Mais au fur et à mesure que le temps passe, que les ministres s’installent dans leurs services, je commence à sentir un début de résistance. Evolution bien normale. Les services ont expliqué à leurs ministres : « Vous ne pouvez pas faire cela : on va vous prendre vos crédits ! » Dans ces conditions, si on ne décentralise pas maintenant, il sera plus difficile de le faire dans quelques mois. Premier point. Second point : nous arrivons au gouvernement portés par un véritable courant populaire. Si nous laissons l’enthousiasme s’éteindre sans agir, nous risquons l’enlisement, le compromis. Au contraire, si nous agissons vite, nous créerons un climat politique et social favorable. Il y a trois textes successifs et importants à faire voter. Si le premier ne passe pas maintenant, les deux autres ne suivront pas dans les délais prévus.
N. O. - Le premier texte concerne le transfert de pouvoirs. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
G. Defferre. - Le transfert de pouvoirs comporte deux aspects : 1° Il n’y a plus de tutelle. Les communes, les départements et les régions délibèrent et décident sans qu’un préfet ou un ministre ait à intervenir. Cette décision sera donc exécutoire sans approbation préfectorale ou ministérielle. Les élus locaux seront totalement libres. 2° Mais, étant libres, ils doivent aussi être responsables. J’y insiste car c’est là une notion tout à fait nouvelle. Les décisions prises par les pouvoirs locaux peuvent être contestées a posteriori par le représentant de l’État (il s’appuiera pour cela sur les inspections de la Cour des comptes qui auront lieu chaque année). Si le maire, le président du conseil général ou le président du conseil régional a violé la loi, s’il a commis une faute grave, la décision qu’il a prise pourra être annulée. Il y aura en outre une sanction pouvant aller jusqu’à la révocation contre l’assemblée délibérante et, le cas échéant, contre le maire ou le président.
N. O. - Personnellement ?
G. Defferre. - Personnellement. Il faut que la liberté soit accompagnée de la responsabilité politique et personnelle. Sinon on tombe dans le laisser-aller, le désordre et l’impuissance.
N. O. - Mais cette sanction interviendra trop tard : la décision sera déjà mise en œuvre.
G. Defferre. - Il est vrai que le recours de l’État ne sera pas suspensif. La décision s’exécutera donc, en attendant le jugement. S’il s’agit de construire un tunnel par exemple, eh bien, on poursuivra les études, voire la construction.
N. O. - Que se passe-t-il alors si cette décision est ensuite annulée par l’État ?
G. Defferre. - C’est la municipalité ou le département ou la région qui en supporte les conséquences politiques et financières.
N. O. - Ce sera cher.
G. Defferre. - Non, parce que je ne crois pas que les maires ou les élus se mettent dans cette situation. Prenons un exemple : en tant que maire, je décide, avec mon conseil municipal, de construire à Marseille une ligne de métro. Cette décision est contestée par l’État. A ce moment, j’ai deux possibilités. Ou bien de me dire : « Tant pis je continue. » Ou bien de me demander : « C’est contesté, pourquoi ? » Je crois qu’un homme politique responsable, dans ce cas, s’interroge. Je crois aussi qu’avant de prendre des mesures importantes, un homme sérieux consulte. Si, malgré tout, tinte la sonnette d’alarme, si le représentant du gouvernement dit : « Attention, vous ne respectez pas la loi », quel est le maire, l’élu, le responsable qui va s’entêter et continuer sans s’informer ?
N. O. - Est-ce que vous ne pensez pas trop aux grandes villes ? Il existe aussi de toutes petites communes. Croyez-vous que les élus seront tous capables de faire face à leur nouvelles responsabilités ? Auront-ils la compétence suffisance et ne risquent-ils pas d’être parfois paralysés ?
G. Defferre. - Je crois que les maires des petites communes sont compétents. Et puis, ces maires seront peut-être, plus que d’autres, influencés par les observations que pourrait leur faire le représentant du gouvernement. Mais il est vrai qu’il faut considérer leur cas. Lorsque le maire d’une petite commune élabore le projet, il n’a pas, comme dans les grandes villes, de services à sa disposition pour le concevoir et l’exécuter. Que fait-il ? Il s’adresse soit à l’équipement, soit au génie rural, c’est-à-dire à un service d’État qui le conseillera comme il l’a toujours fait. Désormais, la décision lui reviendra mais il la prendra après consultation des représentants de l’État. Il y a donc peu de risques qu’il commette une énorme erreur.
N. O. - Mais n’est-ce-pas là, indirectement, une forme de tutelle ?
G. Defferre. - Si. La vraie liberté suppose que les études ne soient pas conduites par ceux qui jusqu’à maintenant étaient les tuteurs. C’est pourquoi nous recherchons un autre système. Par exemple, on pourrait imaginer des bureaux d’études intercommunaux ne dépendant que des maires, comme ceux qui existent déjà dans les grandes villes, mais qui regrouperaient plusieurs petites communes.
N. O. - Il y aurait alors un risque politique. Vous savez bien que, dans certaines grandes municipalités, les bureaux d’études sont aux mains de partis politiques…
G. Defferre. - Peut-être… Mais je crois qu’il est important de mettre au point une formule assurant à la fois l’indépendance des communes et l’efficacité du travail.
N. O. - Le préfet était tout de même utile. Quand quelque chose n’allait pas, on allait manifester devant la préfecture. Où ira-t-on maintenant ? Devant la maison du maire ? Ne craignez-vous pas une politisation extrême de la vie locale ?
G. Defferre. - Il ne faut pas croire que le préfet ne sert plus à rien, au contraire. Aujourd’hui, quel est son rôle exactement ? Pour le savoir, j’ai regardé, dans mon propre département, comment cela se passait sur le terrain. Qu’y voit-on ? Tous les ministères, équipement, santé publique, agriculture, jeunesse et sports, affaires culturelles et autres, ont tous leurs directions départementales reliées directement aux bureaux parisiens et qui ne dépendent pas du préfet. Ces directions départementales travaillent parfois en collaboration avec le préfet mais quand elles ne sont pas d’accord avec lui, hop ! on téléphone, on se rend à Paris et on règle le dossier à Paris ! Et je ne parle pas des missions interministérielles envoyées pour six mois - nous avons ici la mission du groupe de Fos, la mission de l’étang de Berre - qui, dix ans après, sont toujours là. Si bien qu’il y a un enchevêtrement de services de l’État qui, dans les départements, échappent totalement au préfet. C’est ce que nous allons changer. Tous ces services vont être mis sous les ordres du préfet qui représentera l’État, qui sera le garant de l’unité nationale. Les dossiers ne pourront plus remonter à Paris en court-circuitant le préfet. La clé de la réforme est là.
N. O. - En somme, le préfet, ce sera Paris à domicile.
G. Defferre. - Oui.
N. O. - N’est-ce pas une vue de l’esprit ?
G. Defferre. - Pas du tout. C’est même le seul moyen d’arriver à une véritable décentralisation - puisqu’on va remettre le pouvoir aux élus - et aussi à une véritable déconcentration - puisque les services ministériels ne dépendront plus des ministères de Paris. Le préfet, sur place, aura donc des responsabilités étendues et il prendra des décisions qui ne lui revenaient pas auparavant. Il sera le représentant non plus du seul ministre de l’Intérieur mais de tous les ministères. Vous voyez que son rôle n’est pas amoindri, au contraire.
N. O. - Vous ne prévoyez pas de grandes difficultés de mise en œuvre lorsque vous couperez les ministères de leurs services régionaux ?
G. Defferre. - Oh si ! Mais c’est cela la réforme.
N. O. - Que restera-t-il à l’État, finalement, si tout est ainsi décentralisé ? Peu de chose…
G. Defferre. - Il restera beaucoup. Il ne peut pas se produire de confusion ou de difficultés dans le partage des compétences entre l’État et les instances régionales : elles sont clairement établies, et elles ne changeront pas. Les communes sont compétentes pour l’éclairage, le nettoiement, la circulation, etc. Les hôpitaux de médecine et de chirurgie relèvent des municipalités, les hôpitaux psychiatriques relèvent du département, l’aide sociale relève du conseil général… Tout cela est très clair. Les maires agiront, mais toujours dans le cadre de la loi et de leurs compétences.
N. O. - Alors se posera le problème des normes d’hygiène, de prévention sanitaire, d’urbanisme, etc. Selon quels critères agir ? Ceux qui ont été fixés à Paris ? Dans ce cas, rien n’aura changé.
G. Defferre. - Si, parce que c’est le préfet qui, sur place, au niveau du département, dira : « Appliquez telles ou telles normes. » L’idéal, évidemment, serait de les régionaliser, ces normes. Ce qui est insupportable pour nous, élus locaux, c’est l’arbitraire parisien qui nous impose une tutelle non plus de légalité (la décision de construire telle crèche ou telle école est-elle légale ou illégale ?) mais une tutelle d’opportunité (votre crèche doit avoir quinze lits, votre espace vert est trop grand, il faut faire ceci plutôt que cela), c’est-à-dire qu’on se substitue à nous pour apprécier les besoins de nos villes. Le premier hôpital que j’ai fait construire à Marseille, qui est un très bel hôpital, a des chambres si petites qu’on ne peut pas y mettre une table ! Je me suis battu dans d’innombrables commissions, à Paris, je leur ai dit : « C’est dément ! » Rien à faire ! Heureusement que j’aime le bateau. J’ai fait mettre dans les chambres d’hôpital des tables pliantes, comme celles qu’on a dans la marine : une planche avec une charnière, tenue par un pied. Quand on lève la planche, le pied tombe. Vous avouerez quand même que c’est un comble ! Et je ne parle pas des normes de crèche qu’on m’a imposées, avec plus de baignoires que d’enfants alors qu’il faut une employée par baignoire, le tout évidemment sans subvention de fonctionnement. Tout est comme cela. Eh bien, désormais, le gouvernement fixera évidemment la réglementation générale, mais l’exécution, la réalisation seront décidées sur place par les élus locaux et je suis persuadé que tout ira mieux.
N. O. - Il restera donc un vaste domaine national.
G. Defferre. - Mais oui ! La prochaine bataille à l’Assemblée nationale, j’en suis sûr, portera là-dessus. La droite va prétendre que nous divisons la France en feignant de croire que nous allons donner aux maires, aux présidents de conseil général ou de conseil régional des compétences d’État, qui ne sont pas les leurs. Or il n’en est pas question.
N. O. - C’est-à-dire que l’éducation, la défense, la police, les finances…
G. Defferre. - … restent du ressort de l’État. D’ailleurs, tout cela sera clairement établi dans les textes. La première loi votée portera sur la suppression des tutelles et le transfert de responsabilités aux élus locaux. Le deuxième texte voté définira toutes les procédures, les prescriptions et toutes les compétences. Une troisième loi, sans doute la plus difficile à mettre en chantier, concernera le transfert de certaines ressources de l’État aux collectivités locales. Car il n’y a pas de liberté sans moyens financiers. Or, actuellement, en France, l’État encaisse 81 % des recettes fiscales et les collectivités locales 19 % seulement, contre 25 à 30 % dans la plupart des pays industrialisés. Il faudra donc bien enlever aux ministères tel ou tel crédit, pour les attribuer directement aux collectivités locales.
N. O. - Certains impôts seront-ils encaissés directement par les collectivités locales ?
G. Defferre. - Oui. On peut concevoir que tel impôt aille à la commune, tel impôt au département. De plus, il faut transformer aussi complètement la fiscalité locale, taxe professionnelle, taxe d’habitation… Les régions n’ayant pas toutes les mêmes ressources, il faudra prévoir un impôt pour alimenter une caisse de péréquation, par exemple. Question de textes et d’imagination. L’essentiel est que les collectivités locales aient des ressources propres, qu’on n’ait plus à « tirer la sonnette » à Paris, que les subventions disparaissent. Dès qu’on perçoit une subvention, on est en tutelle, on est dépendant, on n’est plus libre. Croyez-moi, dès que les élus vont avoir le pouvoir de décision entre leurs mains, ils vont aussi réclamer à cor et à cri leur liberté financière, c’est-à-dire la modification du système fiscal. Là aussi, nous aurons changé le climat, nous aurons prouvé le mouvement en marchant.
N. O. - Mais, en cas de litige, qui tranchera ? Deux ville voisines veulent chacune construire un aéroport : laquelle choisir ? Une usine veut s’installer dans une région ou dans une autre : où sera-t-elle le plus utile ?
G. Defferre. - Si l’aéroport est de dimension nationale ou internationale, l’État choisit. Si c’est un aéroport de tourisme ou d’aviation légère, l’arbitrage peut être rendu par la région. Si l’usine est une usine privée, elle choisira elle-même de s’implanter là ou les conditions lui semblent les meilleures. Si c’est une usine nationalisée, l’État décidera après avoir confronté les avantages et les possibilités. Il est toujours possible de déterminer quelle est l’autorité compétente pour trancher.
N. O. - Il reste qu’il faudra malgré tout faire entrer tout cela dans le cadre du Plan, qui devrait, en pouvoir socialiste, reprendre tous ses droits. Comment concilier l’ardente obligation du Plan et les libertés locales ?
G. Defferre. - La planification que les socialistes, vous le savez, défendent depuis toujours est d’autant plus importante dans un système décentralisé. Il y aura en pratique deux plans, évidemment harmonisés : un plan régional et un plan national. Les communes qui ont des travaux à entreprendre devront se situer soit dans le plan régional, soit (lorsqu’il s’agit de grands projets comme le métro de Marseille ou la station d’épuration) dans le plan national.
N. O. - On empiète à ce moment-là quand même sur la liberté du pouvoir local.
G. Defferre. - Oui, mais la liberté de chacun est limitée par la liberté de tous. Nous, élus locaux, travaillerons dans le cadre de la règle nationale, et ce sera d’autant plus facile et d’autant moins pesant que nous serons libres par ailleurs.
N. O. - Pourtant, dans l’exposé des motifs de votre première loi, vous allez vraiment très loin : ainsi, il y est dit que le conseil municipal « prendra les mesures nécessaires à la protection des intérêts économiques et sociaux de la population communale ». La commune devra-t-elle, par exemple, sauver les entreprises en difficulté ? C’est ce que la Cour des comptes vient de vous reprocher d’avoir fait à Marseille…
G. Defferre. - Je ne renie rien de ce que j’ai fait à Marseille, qui a, je crois, été utile. Que s’est-il passé ? La société Titan-Coder, une très grande entreprise de construction de remorques de camion et de réparation ferroviaire, qui employait huit cents ouvriers, allait fermer ses portes. J’ai fait racheter le terrain, les immeubles, le matériel, par une société d’économie mixte Ville de Marseille-Caisse des dépôts (sans intérêts privés donc). Et nous avons loué le tout à un industriel qui a fait repartir l’affaire, évitant ainsi une vague de licenciements. N’était-ce pas le rôle justement de la collectivité locale ? Fallait-il ne pas sauver Coder ? Même chose pour l’entreprise de réparation navale Terrin. Quand Terrin a cessé ses paiements, on a vu arriver les industriels de toute l’Europe, pour racheter à bas prix son matériel ultra-moderne. J’ai réuni le conseil municipal et nous, nous avons décidé de nous porter acquéreurs en cas de liquidation de biens ! Ainsi, j’ai pu bloquer les opérations de vente dangereuses pour l’économie marseillaise. Ensuite, le liquidateur de Terrin a peu à peu revendu à des sociétés décidées à remettre les ateliers en marche, et, la crise de la réparation navale une fois passée, cette industrie a repris son activité à Marseille. Il y a quelques jours, un syndicaliste CGT des ouvriers de la réparation navale me disait au téléphone que maintenant les chantiers ont une grande activité, si bien qu’un des patrons, après avoir menacé de déposer son bilan, a aujourd’hui « un moral en or », tellement son affaire prospère. Fallait-il laisser démanteler Terrin ? Qui, mieux qu’un maire, peut bloquer ou empêcher les faillites dans sa commune, lorsque c’est possible ? Ce qui ne doit pas l’empêcher de dire non lorsqu’il est sollicité dans une situation sans issue.
N. O. - Vous allez être obligé, si vous suivez cette voie, de vous mettre à aider tous les canards boiteux.
G. Defferre. - Non, parce que le maire est responsable de son budget. Or un budget municipal doit être en équilibre, ce qui exclut l’aventure. Nous n’avons pas de « planche à billets » dans les municipalités.
N. O. - Mais, dites-moi, être maire va devenir un métier à temps complet.
G. Defferre. - Pas plus que maintenant.
N. O. - Il y aura beaucoup plus de responsabilités. Les maires devront-ils se consacrer entièrement à leur mairie ? Comment seront-ils rémunérés ?
G. Defferre. - Il faudra probablement élaborer un statut des élus et prévoir une indemnité.
N. O. - En professionnalisant ainsi les fonctions de maire ou de président de conseil général et régional, est-ce qu’on ne court pas le risque de créer une classe de politiciens locaux professionnels ?
G. Defferre. - Si ce risque existe, il vaut la peine de le courir pour y gagner notre liberté. Mais je ne crois pas à un tel danger : en France, la sanction politique, surtout au moment des élections municipales, est directement fonction des résultats de la gestion. La démagogie ne paie pas. Certains maires sont toujours réélus, même en augmentant les impôts, parce qu’on sait qu’ils font bon usage des deniers publics. D’autres maires, qui pratiquent des taux d’imposition très bas mais qui réalisent peu, se font battre aux élections. La sanction politique et populaire existe. Les électeurs se trompent rarement.
N. O. - Et Paris ?
G. Defferre. - J’avais l’ambition de tout faire, Paris et la province, dès le premier projet. Mais quand j’ai vu la complication des textes pour la capitale, j’ai dû convenir qu’on n’en viendrait jamais à bout pour ce mois de juillet. Matériellement infaisable. Mais ça n’est pas du tout un choix politique. Cela se fera le plus vite possible. Et l’Ile-de-France fait partie des régions concernées par le premier train de mesures.
N. O. - Et la Corse ?
G. Defferre . - Je vais aller en Corse expliquer moi-même aux Corses en quoi consistera le statut spécial dont ils bénéficieront. Vous avez vu que les mouvements corses avaient décidé de prolonger la trêve. J’ai alors dit que j’étais prêt à engager le dialogue : avec toutes les organisations démocratiques. Et comme je ne veux surtout pas que tout recommence, que le cycle des violences reprenne, je suis pris par la nécessité politique d’aller vite. La réforme de décentralisation doit donc être appliquée en Corse avant qu’elle n’entre en vigueur sur le continent.
N. O. - Quel sera ce statut ?
G. Defferre. - Pour l’essentiel, il s’agit de créer une assemblée dotée de pouvoirs plus étendus que ceux des autres assemblées régionales. J’ai exposé ces propositions en Corse, au cours de la campagne législative. Elles ont été bien accueillies. Mais je m’attends aussi à des résistances diverses…
N. O. - Le Pays basque ? Est-il toujours question de créer un nouveau département ?
G. Defferre. - Pas pour le moment. Le drame du Pays basque, à mon sens, c’est qu’il n’y a de solution que politique. Or, si le gouvernement espagnol en convient un jour et concède un statut spécial au Pays basque, les cent cinquante mille Basques français qui ne sont même pas tous regroupés accepteraient-ils, à ce moment, d’être absorbés par les deux millions trois cent mille Basques espagnols ? J’en doute. En tout cas, pour le moment, les difficultés avec le gouvernement espagnol au sujet de terroristes basques nous commandent la prudence.
N. O. - Vous allez extrader les Basques espagnols poursuivis ?
G. Defferre. - Non. Peut-être parce que j’ai vécu la clandestinité, je ressens très fortement qu’extrader est contraire à toutes les traditions de la France, surtout quand il s’agit, comme là, d’un combat politique. J’irai prochainement à Madrid pour rencontrer le ministre espagnol de l’Intérieur. Je lui expliquerai ce que nous faisons, mais l’extradition, non, ce n’est pas possible.
N. O. - Et votre police ? C’est la guerre ? Avec vous ? Avec la hiérarchie policière ?
G. Defferre. - Non ! Absolument pas. J’ai vu longuement, la semaine dernière, Bernard Deleplace (1). Non, ce n’est pas la guerre. Mais nous nous trouvons devant un double phénomène bien compréhensible. Pendant des années, la police était sous l’autorité de gouvernements de droite qui lui ont confié des tâches essentiellement répressives, contre la gauche, l’extrême gauche, contre les usines occupées, les grévistes, les immigrés, etc. Les mauvaises habitudes se prennent trop vite. J’ai entrepris de changer cela. D’abord en renouant le dialogue avec les syndicats. Là-dessus, ces syndicats ont réclamé « des têtes ». J’ai répondu que je ne ferais pas « tomber de têtes ». A chacun son rôle. De plus, pour ce qui me concerne, il n’est pas dans mon caractère d’obtempérer à des mises en demeure. Des changements devront sans doute intervenir, soit parce que certains ont fait trop de zèle dans le passé, ou parce que d’autres ont été injustement brimés en raison de leurs opinions, mais cela ne peut se faire que dans le calme et hors de toute pression, de toute injonction.
N. O. - Mais pouvez-vous obtenir un changement de climat dans la police ?
G. Defferre. - J’ai fait venir les chefs de la police et je leur ai dit : « Terminées les ratonades, terminé le racisme, terminé l’antisémitisme. Voici des instructions écrites : vous poursuivez les gens qui commettent des délits et l’extrême droite avec toute l’énergie nécessaire, toute l’efficacité dont vous êtes capables, mais avec d’autres méthodes. » Je leur ai même dit : « Si, au bout d’une filière, vous trouvez un homme politique très important, je vous promets que vous serez totalement couverts. » Ils m’ont demandé pourquoi je disais ça. J’ai répondu : « Parce que, comme les services d’ordre de certains hommes politiques, et non des moindres, étaient composés par ces groupes d’extrême droite, il n’est pas impossible qu’un jour on aboutisse à l’un d’eux. » Mais, pour que cela descende jusqu’à la base, c’est une autre affaire. J’ai pu le vérifier à Marseille et cela s’est traduit, il y a quelques jours, par une sérieuse remise en ordre de la police locale. Peut-être que d’autres, par cet exemple, commenceront à comprendre. Mais on ne peut pas changer en un mois les mauvaises habitudes de vingt ans…
N. O. - Est-ce que vous allez ressortir quelques vieux dossiers enfouis ?
G. Defferre. - Eh bien, ces « vieux dossiers », je suis en train de les faire explorer complètement pour les remettre à la commission du bilan…
N. O. - La commission présidée par François Bloch-Lainé ?
G. Defferre. - Oui, c’est elle qui a charge d’établir aussi le bilan moral. Le chef de l’État et le Premier ministre m’ont donné leur accord. Le dossier Broglie, le dossier Curiel, le dossier Goldman, celui de Delpey, etc. Il faut tout explorer. Savez-vous que le dossier sur les factions d’extrême droite dans la police, réclamé par le juge d’instruction au gouvernement précédent, n’avait jamais été transmis ? Alors, puisqu’on établit un bilan, moi je souhaite que le président ou le rapporteur de la commission du bilan puisse faire état de toutes ces étranges affaires, y compris celles qui, comme l’attentat de la rue Copernic, sont toujours entre les mains de la justice.
(1) Secrétaire général de la Fédération autonome des syndicats de policiers.
Propos recueillis par Josette Alia et Georges Mamy