Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, à RTL le 17 février 1997, sur le mouvement de pétitions contre les certificats d'hébergement prévus par la loi Debré et sur les mesures pour l'emploi des jeunes.

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Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

O. Mazerolle : Nous assistons à une contagion des pétitions : réalisateurs, acteurs, écrivains, professions libérales. Est-ce que ce mouvement de pétitions entame votre conviction sur la nécessité de déclarer le départ d’un étranger pour lequel on avait obtenu, préalablement, un certificat d’hébergement signé par le maire de la commune ?

Alain Juppé : Est-ce que vous me donnez deux ou trois minutes pour que j’explique de quoi il s’agit ?

O. Mazerolle : Allons-y.

Alain Juppé : Je crois que c’est nécessaire.

O. Mazerolle : Mais est-ce que votre conviction est entamée ?

Alain Juppé : Avant de donner ses convictions, il faut essayer d’expliquer ce qui se passe. Et j’observe qu’en ce moment on explique rarement. Que se passe-t-il pour un étranger qui veut venir en France ? D’abord, et dans un grand nombre de pays, à commencer par tous les pays de l’Union européenne qui sont autour de nous, il n’y a pas de visa et donc on peut rentrer en France sans visa. Dans un certain nombre d’autres pays, d’où viennent des flux migratoires importants, il faut un visa. Ce visa, on va le demander aux consulats de France. Si on peut justifier de ressources suffisantes pour assurer son logement en France, pas de problème, le visa est accordé. Dans le cas contraire, on peut demander à un ami français un certificat d’hébergement par lequel cet ami s’engage à vous recevoir chez lui. C’est une mesure qui date de 1982 et le certificat d’hébergement est donc une aide, une garantie donnée à l’étranger qui n’a pas de ressource pour lui permettre de venir en France. Malheureusement, c’est vrai depuis des années et des années, ce certificat est très fraudé. Il est d’abord fraudé à l’entrée parce qu’il y a des spécialistes du certificat d’hébergement de complaisance. Juste une petite anecdote : on a remarqué, par exemple, que beaucoup d’adresses à Paris, sur ces certificats d’hébergement, correspondaient à des allées du bois de Boulogne. Et c’est la raison pour laquelle beaucoup de maires, depuis des années et des années, souhaitent pouvoir contrôler la réalité des adresses. Et puis, le certificat d’hébergement est également fraudé à la sortie. Au bout de trois mois, lorsque le visa de tourisme est épuisé, on constate que beaucoup d’étrangers ne repartent pas et que deviennent-ils ? Ils deviennent des sans-papiers en situation illégale en France et c’est cela que nous avons voulu essayer de corriger. Personne n’avait considéré qu’il était attentatoire aux libertés publiques de déclarer l’arrivée de l’étranger chez soi. C’est le certificat d’hébergement, je le répète, qui fonctionne depuis quinze ans. Alors, on nous dit maintenant que déclarer qu’il s’en va est attentatoire aux libertés. Je ne le pense pas en ce qui me concerne. Je pense, au contraire, que c’est une mesure qui permettra de faire ce qui est essentiel si nous voulons apaiser ce débat, c’est-à-dire bien distinguer l’immigration régulière, qui est la bienvenue en France, et l’immigration illégale contre laquelle il faut se battre bien sûr.

M. Cotta : Est-ce que vous pensez que ce mouvement déborde la gauche caviar, est-ce qu’il s’agit pour vous d’un mouvement social plus profond ou d’une agitation qui restera sans lendemain ?

Alain Juppé : Nous reviendrons peut-être sur la loi tout à l’heure parce qu’elle comporte aussi bien des dispositions d’humanisation. Pour répondre à M. Cotta, je suis frappé de voir l’amalgame qui est en train de se dérouler aujourd’hui : Vitrolles, Châteauvallon, la loi sur l’immigration. C’est cette espèce de cocktail qui explique sans doute l’émotion que nous constatons et qui mérite d’être prise en considération. Alors, je vais vous dire ma conviction profonde. À Vitrolles, que se passe-t-il ? On ne fait pas la différence entre l’immigration régulière, légale et l’immigration irrégulière, illégale. L’idéologie du Front national est de dire que l’étranger, quel qu’il soit, régulier ou illégal, est un danger. Vous avez observé les premières déclarations de M. Mégret, qui consistent à dire : « nous mettrons les étrangers à la porte ». C’est ce que l’on appelle la xénophobie et je me bats de toutes mes forces contre, parce que c’est contraire à toute l’idée que je me fais de la démocratie et de la République. Et puis dans le même temps, sans doute par amalgame et par confusion, on entend des personnalités, tout à fait respectables appeler à la désobéissance civile, c’est-à-dire à ne pas appliquer la loi. Je dis que cela, c’est un acte grave ! C’est un acte grave de deux façons. D’abord, c’est un acte grave parce que cela mine l’État de droit et la démocratie. En ce moment, on est en train de tout mélanger : on évoque l’Occupation, Vichy. En France, nous sommes dans une vraie démocratie. La loi est votée par des députés et des sénateurs élus démocratiquement et elle est votée sous le contrôle du Conseil constitutionnel qui peut éventuellement déclarer que telle ou telle disposition n’est pas conforme aux libertés fondamentales. L’idée que je me fais des intellectuels, pour qui j’ai beaucoup de respect, c’est que leur rôle est de faire avancer la vérité, pas de la brouiller. Le deuxième mauvais coup, dans cette désobéissance civile, est un coup porté à notre politique d’intégration. Comment voulez-vous que nous expliquions aux étrangers qui sont en France qu’il faut respecter les lois, si d’importantes personnalités françaises disent qu’il ne faut pas respecter la loi ! C’est un acte de désintégration sociale au moment où nous avons besoin d’intégration sociale.

O. Mazerolle : Il y a tout de même, parmi les pétitionnaires, des personnes qui ne sont pas des professionnels de la pétition comme R. Sabatier, G. Sorman, votre conseiller qui a dit l’autre jour qu’il y avait peut-être un article de trop dans celle loi. M. Monory, président du Sénat, disait hier soir : est-ce que c’est vraiment utile d’aller faire cette déclaration ?

Alain Juppé : Je doute beaucoup que R. Monory ait signé la pétition !

O. Mazerolle : Il émet un doute, un scepticisme sur cet article, est-ce que finalement, ça ne transgresse pas une règle d’hospitalité ? À partir du moment où on accueille quelqu’un chez soi, est-ce qu’il faut aller dire à la police : « ça y est, il est bien parti » ?

Alain Juppé : Pourquoi va-t-on dire qu’on l’accueille ? Est-ce que cela aussi ne transgresse pas la règle de l’hospitalité, si on va par-là ? Moi, ce que je veux faire, c’est le partage entre l’immigration régulière et l’immigration illégale ! Il y a beaucoup de gens en France qui, pour des raisons exactement inverses aujourd’hui, ne veulent pas faire la différence. Ils considèrent que, régulière ou pas, c’est pareil ! Si on s’engage dans cette voie, on fait le travail de ceux qui prônent le racisme et la xénophobie en France et c’est contre cela que je veux me battre ! Et puis, j’ajoute une autre chose : il y a une discussion parlementaire ! Elle a eu lieu à l’Assemblée nationale, elle a eu lieu au Sénat pendant des heures et des heures, elle va avoir lieu à nouveau à l’Assemblée nationale. Si le Parlement considère que, sur tel ou tel point, il y a des modifications à faire, il est tout à fait maître du jeu et il peut en rediscuter. Et, je vous l’ai déjà dit, il y a le Conseil constitutionnel.

O.  Mazerolle : Pensez-vous que ce texte soit équilibré ?

Alain Juppé : Oui, je pense que ce texte est équilibré pour les raisons que je viens de vous dire, parce que le certificat d’hébergement, qui est une garantie donnée à l’étranger, ne doit pas être détourné de sa vocation. Je voudrais ajouter, parce qu’après on va l’oublier, que ce texte comporte aussi beaucoup de mesures d’humanisation, si je puis dire. On a constaté par le passé – personne n’avait rien fait sur ce sujet avant le Gouvernement – que dans certains cas, des personnes ne pouvaient pas obtenir de papiers alors qu’elles étaient dans des situations humaines très préoccupantes. Eh bien, le texte que nous proposons aujourd’hui permettra de donner une carte de séjour d’un an aux jeunes qui sont venus, hors regroupement familial avant dix ans, aux conjoints de Français entrés régulièrement en France après un an de mariage, aux parents d’enfants français et aux étrangers résidant depuis plus de quinze ans en France. Qui a dit cela ? Pourquoi présenter ce texte comme un texte attentatoire aux libertés publiques alors que je viens de donner l’exemple de mesures très généreuses, tout à fait justifiées, que j’ai voulu voir figurer dans ce texte, que l’Assemblée nationale avait d’ailleurs repoussées, et dont j’ai obtenu du Sénat qu’il les rétablisse ? Vous voyez que c’est un texte, en réalité, protecteur.

M. Cotta : Est-ce que cette protection ne disparaît pas derrière l’appellation par certains maires de gauche, de « fichier ». Le mot n’est pas dans la loi, mais l’esprit y est-il ?

Alain Juppé : Mais il n’y a pas de fichier. Cela est très révélateur du glissement auquel nous assistons. Il n’y a pas de fichier. Alors, ne dites pas qu’il y a l’esprit... Il n’y a pas de fichier dans la loi. Et j’appelle vraiment les intellectuels à y réfléchir et à réfléchir à ce que doit être leur rôle. Leur rôle n’est pas de mettre la confusion dans les esprits, leur rôle est de dire la vérité, et quand on dit que la loi prévoit un fichier, on ne dit pas la vérité. J’espère que cela est clair dans tous les esprits. Ce n’est pas dans la loi.

O. Mazerolle : Monsieur le Premier ministre, parlons du Front national. R. Badinter parle de « lepénisation des esprits ». Un sondage récent CSA, publié par Le Parisien, disait que 78 % de Français estiment que le Front national est raciste, mais 70 % d’entre eux, c’est-à-dire presque le même nombre, considèrent qu’il doit quand même être présent au Parlement. Le fait qu’être raciste n’empêche pas d’entrer au Parlement, est-ce que cela vous inquiète ?

Alain Juppé : Je crois être un de ceux qui, depuis dix ou quinze ans, ont dit le plus clairement ce qu’ils pensaient de l’idéologie du Front national. Alors, je veux bien le répéter…

O. Mazerolle : Non, mais ce fait-là, le fait qu’être raciste n’empêche pas ou ne doit pas empêcher l’entrée au Parlement ?

Alain Juppé : Eh bien, nous avons notre travail à faire. Et c’est là-dessus que les intellectuels – avec nous d’ailleurs – seraient bien inspirés de faire tout le travail de pédagogie, d’information, de compréhension qui est nécessaire. Quand on est un intellectuel, on essaye de faire progresser la vérité et la compréhension et, là-dessus, il y a beaucoup de travail à faire.

M. Cotta : Quels enseignements précisément tirez-vous de Vitrolles ? Est-ce que ce n’est pas l’échec du front républicain et des candidats dits des partis de gouvernement à Vitrolles, qui a expliqué et qui amène ce manifeste, cette prise de conscience des « cultureux » ?

Alain Juppé : Mais comment pouvez-vous parler de front républicain ? Le front républicain n’existe pas. Et vous voyez à quel point on est approximatif dans l’analyse des choses. Je me souviens d’un dîner, récemment, au CRIF – qui est le Conseil des institutions juives de France, qui est particulièrement sensible, et je le comprends, à ce problème du racisme – eh bien, le président du CRIF me disait : surtout, ne faites pas le front républicain parce que c’est le meilleur service que l’on puisse rendre au Front national.

M. Cotta : C’est pourquoi j’ai parlé des partis de gouvernement.

Alain Juppé : Non, jusqu’à présent on a gagné les élections, donc on n’a pas échoué, permettez-moi de le faire remarquer. Il y a eu hier, en Corse, une élection partielle dans laquelle le candidat RPR-UDF est largement en tête et le candidat du Front national fait 3 % et arrivé en dernier.

M. Cotta : Je parlais de Vitrolles…

Alain Juppé : Oui, eh bien moi, je vous parle de la Corse, ce qui veut dire que la France n’est pas Vitrolles et Vitrolles n’est pas la France.

O. Mazerolle : Dans la majorité, il y en a beaucoup qui pensent que c’était une erreur de se retirer au deuxième tour à Vitrolles.

Alain Juppé : Alors là, M. Mazerolle, il suffit de regarder les chiffres. Cette analyse est une erreur. Imaginons trente secondes ce qui se serait passé si nous nous étions maintenus. Les résultats du premier tour étaient tout à fait clairs. Le candidat ou la candidate – enfin, je ne sais pas très bien si c’était un candidat ou une candidate du Front national – aurait été élu et qu’est-ce qui se serait passé ? On nous serait évidemment tombé dessus pour dire : c’est le maintien du candidat UDF qui a provoqué la victoire du Front national. Nous avons voulu faire ce qui s’est passé en d’autres circonstances à Dreux où le candidat RPR-UDF a gagné. À Vitrolles, le candidat socialiste a perdu. Mais je suis inquiet, bien entendu. Je suis vigilant. Je me bats pour mes idées et mes convictions. Mais, de grâce, ne généralisons pas Vitrolles et ne considérons pas que la France est dans la même situation.

O. Mazerolle : Il y a ceux, tout de même, qui reprochent à la majorité d’être ferme dans les propos mais moins dans les actes. Par exemple, à Toulon, on a vu M. Marchiani préfet, soutenir pendant des mois la position du maire Front national, M. Le Chevallier, contre l’avis du ministre de la Culture dans l’affaire du théâtre de Châteauvallon et ceci sans sanction ; des mois de rébellion sans sanction de la part du Gouvernement pour un préfet. Est-ce bien normal ?

Alain Juppé : Le préfet du Var à reçu des instructions écrites du ministre de la Culture, qui sont donc les instructions du Gouvernement Et s’il ne les appliquait pas, il serait évidemment immédiatement relevé de ses fonctions. Mais ce n’est pas le cas jusqu’à aujourd’hui. Là aussi, sur Châteauvallon, distinguons bien les choses.

O. Mazerolle : Non, mais attendez, pendant des mois, il a dit le contraire. Il a même envoyé un avocat devant les tribunaux, qui soutenait des thèses inverses par rapport à celles du ministre de la Culture.

Alain Juppé : Ceci n’est pas exact et je viens de vous répondre très précisément sur ce point. Je voudrais revenir sur le principe de Châteauvallon parce que là aussi, on mélange un petit peu tout. Il y a pour moi quelque chose qui est sacré dans une démocratie et dans une république, c’est la liberté de création, la liberté d’expression, la liberté d’animation culturelle. Et je suis donc aux côtés de ceux qui se battent pour cette liberté, sans la moindre hésitation possible. S’agissant du cas de M. Paquet, s’il est victime d’un délit d’opinion, eh bien j’espère que les tribunaux lui feront justice.

M. Cotta : Mais comment voulez-vous sauver Châteauvallon et voulez-vous le sauver ?

Alain Juppé : J’ai dit ce que j’en pensais. Je crois qu’on ne peut pas être plus clair. Je suis prêt à sauver tout ce qui est expression, création, liberté culturelle, parce que c’est fondamental dans une république.

M. Cotta : Est-ce que vous considérez que, dans les trois villes qui sont détenues aujourd’hui au Front national, la démocratie existe ?

Alain Juppé : Heureusement., nous sommes en France dans une démocratie. Il y a des lois. Il y a une autorité de l’État. Nous sommes bien prêts à la faire respecter. Si vous voulez me faire dire que je me bats contre le Front national, je vous le confirme. Avez-vous déjà entendu quelqu’un, dans la classe politique française, et notamment chez tous ceux qui signent des pétitions, dire aussi clairement que je l’ai dit que M. Le Pen était raciste, xénophobe et antisémite. Je persiste et je signe. Je n’ai pas de leçon à recevoir dans ce domaine.

O. Mazerolle : Monsieur le Premier ministre, parlons de l’emploi des jeunes, il y a eu un sommet à Matignon dernièrement sur cette question : est-ce que l’attente de tous ces jeunes ne risque pas d’être déçue ? On voit déjà quelques mouvements, quelques grincements, notamment chez les universitaires, chez les professeurs qui n’avaient pas été invités à Matignon ; le ministère de l’Education nationale n’est pas très empressé à créer des postes d’apprentissage dans les lycées.

Alain Juppé : Non, vous savez, cela participe un petit peu de ce que j’entendais tout à l’heure, à savoir que tout va mal, que les Français sont anxieux, que les retraites sont compromises. Revenons à ce qui a été dit tout à l’heure sur le rapport de l’OCDE, on nous a présenté sa face grise, on ne nous a pas présenté sa face plus brillante. On pronostique une croissance beaucoup plus forte que celle qui avait été prévue et cette organisation, qui n’est qu’une organisation internationale, porte un jugement extrêmement favorable sur la manière dont la politique économique de la France est conduite. J’aurais aimé qu’on le rappelle, cela aussi. Cela aurait peut-être lutté contre la morosité ambiante. Pour ce qui est du sommet des jeunes, il a, je dois le dire, peut-être au-delà de ce que j’espérais, permis une mobilisation de tous les acteurs dans un très bon climat parce que tout le monde s’est rendu compte que c’était là une priorité nationale. Dès cet après-midi, je réunis les préfets pour bien leur fixer leur feuille de route sur tous les points que nous avons engagés. J’en citerais trois simplement : 400 000 jeunes en alternance en 1997, il va falloir que l’on se bouge pour arriver à cet objectif, que l’on crée des places dans les centres de formation d’apprentis, je peux vous dire que l’Education nationale et son ministre sont tout à fait décidés à participer à cet effort. Deuxièmement, l’amorce, à la rentrée de 1997, des premières expériences professionnelles qui, je crois, sont une véritable révolution dans le cursus universitaire et j’ai senti partout une adhésion forte des étudiants et des enseignants. Et puis enfin, pour les 100 000 jeunes qui sont en chômage de longue durée et qui, eux, ne sont pas à l’université, qui, eux, n’ont pas l’espérance d’un diplôme, un examen au cas par cas de leur situation d’ici la fin de l’année avec une proposition d’insertion professionnelle. Donc, vous voyez que ce plan est ambitieux, il va falloir beaucoup d’énergie pour le mener à bien mais, vous pouvez compter sur le Gouvernement pour déployer cette énergie.

M. Cotta : Vous allez mobiliser les préfets mais est-ce qu’il n’y a pas là une volonté de l’État de s’occuper, même localement, de tous les problèmes ? Est-ce qu’il y a autre chose à faire avec les conseils généraux, avec les acteurs politiques locaux ?

Alain Juppé : Vous avez raison de le souligner, je pense personnellement que l’État ayant mis en place toute sorte de systèmes, d’aides, de subventions, etc., c’est de l’initiative locale que peut venir maintenant le sursaut nécessaire. Et c’est la raison pour laquelle j’avais invité, lors de ce sommet, les maires, les présidents de conseils généraux, les présidents de conseils régionaux…

M. Cotta : Est-ce qu’ils suivent ?

Alain Juppé : Oui, absolument et vous savez qu’il y a beaucoup d’initiatives qui se prennent, je n’ai pas le temps maintenant d’en donner quelques exemples, pourtant ils sont nombreux et très diversifiés. Et comme je l’avais dit récemment dans un article de journal, ce que je voudrais faire, c’est la contagion de ces initiatives locales. Et c’est pour cela que, pour la première fois depuis bien longtemps, les préfets ont reçu un fonds, c’est-à-dire de l’argent qu’ils vont pouvoir utiliser pour encourager les initiatives locales. Je vais leur dire : d’ici le 1er juillet, je vous demande d’aller voir les maires, les présidents de Conseils généraux…

M. Cotta : Et ils sont équipés pour cela, les préfets ? Ce sont les meilleurs interlocuteurs ?

Alain Juppé : Oui, bien sûr, vous savez, il vaut beaucoup mieux que l’État soit dans les préfectures que dans les palais nationaux. Quand on se contente de faire des mesures à Paris, dans les ministères, cela ne va pas sur le terrain. Le préfet ou le sous-préfet, lui, il est devant le maire, devant le conseiller général, devant le conseiller régional et c’est de ce dialogue – devant aussi les chambres de commerce, les associations – que peuvent sortir des initiatives nouvelles pour faire reculer ce fléau.

O. Mazerolle : Un autre sujet qui est dans l’actualité, c’est l’hôpital. En fait, l’hôpital, c’est la deuxième ligne de votre réforme de la Sécurité sociale et ça grince parce que sa ligne budgétaire pour cette année est très serrée : + 1 % d’augmentation des dépenses. Ceci risque d’entraîner des suppressions de postes. Comment pensez-vous passer l’année dans le secteur de l’hôpital ?

Alain Juppé : Je voudrais d’abord rendre hommage à la fois aux médecins de ville et puis aussi aux médecins hospitaliers et à l’ensemble de la communauté hospitalière parce qu’en 1996, les objectifs que nous nous étions fixés ont été atteints. On l’a dit et je le répète, ils ont été atteints. Alors, 1997 va exiger beaucoup de mobilisation là aussi, el ce que je vais demander aux directeurs d’agence hospitalière qui ont maintenant la responsabilité de tout cela, c’est d’écouter d’abord et d’entreprendre un vrai travail de fond, de réflexion et de concertation avec tous les responsables hospitaliers avant d’arrêter véritablement des décisions.

O. Mazerolle : La CFDT, par exemple, qui est cogérant de la Sécurité sociale puisque son président est membre de la CFDT, demande que l’État prenne en charge les restructurations hospitalières, comme il l’a fait dans le secteur de l’armement par exemple.

Alain Juppé : Avant de parler de restructurations hospitalières, réfléchissons et discutons. C’est ce que je souhaite pour l’année 1997.

M. Cotta : Retraite des traminots à 55 ans, est-ce que vous allez, sur certains travaux de pénibilité, envisager la retraite à 55 ans ?

Alain Juppé : Écoutez, moi, je suis prêt à tout envisager, tout ce qui peut améliorer la vie des gens, en particulier le départ à la retraite de ceux qui ont des travaux pénibles. Mais permettez-moi de poser une seule question : est-ce que nous avons les moyens d’aller vers la retraite à 55 ans pour des catégories de plus en plus nombreuses de Français ? Je cite toujours ce même chiffre parce qu’il m’a beaucoup impressionné : il y a quelques années, il y avait quatre Français au travail pour payer la retraite d’un retraité, d’ici quelques années, il y aura un Français au travail pour payer la retraite d’un retraité. Alors, réfléchissons à cela avant de nous embarquer dans des réformes dont les Français savent bien, au fond d’eux-mêmes – et je le vois dans toutes les enquêtes d’opinion – qu’elles sont peut-être souhaitables mais qu’elles ne sont pas à notre portée aujourd’hui. Et puis, regardons un petit peu ce qui se passe autour de nous : la France n’est pas un petit îlot, seul sur l’océan.

O. Mazerolle : C’est la question que tout le monde se pose, est-ce que la France peut toujours rester fidèle à son modèle, est-ce que vous avez autre chose à offrir qu’un monde de contraintes ?

Alain Juppé : Mais pas du tout, est-ce que nous vivons autant dans un monde de contraintes ? Je voyais récemment une enquête d’opinion – alors, je les prends avec prudence, je suis bien placé pour cela – qui disait que 67 % des personnes interrogées, s’agissant de leur situation personnelle, étaient plus satisfaites et l’envisageaient plutôt sur la voie de l’amélioration. Ne laissons pas croire aux Français qu’ils vivent dans le pire des pays du monde ! Nous vivons dans un des pays où le niveau de vie est le plus élevé du monde et où le système de protection est le plus perfectionné du monde. Il y a bien sûr des malheureux et des pauvres et nous leur devons la solidarité mais, globalement, la France, voilà ce qu’elle est. Et nous n’avons absolument pas l’intention de porter atteinte à cela. Peut-on encore augmenter les charges collectives ? C’est la question aujourd’hui et je crois que les Français sont suffisamment sages et responsables pour l’envisager avec sérieux.

M. Cotta : Embellie ou morosité ?

Alain Juppé : Tout le monde dit « embellie ». Alors, combien de temps durera-t-elle ? Est-ce qu’elle est profonde ? Je n’en sais rien et nous allons tout faire pour l’augmenter, si je puis dire. Mais incontestablement, partout, on constate, depuis maintenant un ou deux mois, que les choses vont dans une direction plus favorable.