Interview de M. Alain Madelin, vice président du PR et président du mouvement Idées-action, dans "La Tribune" du 12 novembre 1996, sur la situation sociale et économique et les mesures nécessaires pour libérer l'initiative, réforme fiscale et allégement des contraintes réglementaires.

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La Tribune : Qu'est-ce qui ne va pas en France ?

Alain Madelin : La France est aujourd'hui en panne d'espérance. Le chômage persistant ronge notre société, et les Français redoutent l'avenir pour eux-mêmes et leurs enfants. Nous cumulons plusieurs crises : la crise financière d'un État qui vit depuis trop longtemps au-dessus des moyens des Français. La crise de mutation d'une société qui, en passant d'une civilisation de l'usine à une civilisation de l'information, exige la remise en cause des structures pyramidales si caractéristiques de la société française. La crise morale et sociale d'une société bloquée qui ne sait pas récompenser le travail, le mérite et l'effort. Le pacte social se déchire quand l'ascenseur social est en panne. Crise morale aussi quand la loi donne le sentiment de ne plus être égale pour tous et que les gaspillages de l'argent public semblent rester impunis. Et il y a crise politique et crise de confiance lorsque la politique semble impuissante à résoudre ces problèmes et même incapable à montrer clairement la voie de la sortie. Le fossé se creuse dangereusement entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés.

La Tribune : C'est également le diagnostic de Charles Pasqua… Les Français font-ils le même ?

Alain Madelin : C'est le diagnostic que je formule depuis plusieurs années. Je pense que les Français ressentent au fond d'eux-mêmes que nous sommes à la fin d'une époque. Un vieux monde craque. Un nouveau monde se dessine, mais ils en perçoivent mal les contours et les chances. Par mille signes de vitalité, la société française montre qu'elle est apte à surmonter ses difficultés et à entrer gagnante dans le XXIe siècle. En chaque Français, comme en tout homme, il y a deux tendances qui bataillent : se laisser aller sur la pente de la facilité, ou mobiliser ses qualités sur la voie de l'effort. Je pense que les Français ne demandent qu'à être entraînés. Or le climat, aujourd'hui, est beaucoup trop à la morosité et au renoncement. Sur le plan économique, on est passé d'un langage de la « relance par l'entrepreneur » aux idées de redistribution de pouvoir d'achat : et de partage du travail. Bref, on est passé d'une logique de création de richesses nouvelles à une logique de redistribution des richesses existantes. Malthus est de retour. À la table du banquet de la nature, il n'y a pas assez de place pour tout le monde et il faut savoir se serrer. Il n'y a, selon moi, rien de plus désespérant que le discours qui vous laisse entendre que vous êtes inutile et que vos enfants sont en trop.

La Tribune : Ne demande-t-on pas, depuis trop longtemps, des efforts, aux Français ?

Alain Madelin : Les Français en ont sûrement assez de se serrer la ceinture pour des politiques dont ils ne voient ni les résultats ni même le sens. En revanche, je pense qu'ils sont prêts à se retrousser les manches pourvu que les efforts demandés soient perçus non comme des sacrifices inutiles mais comme des efforts équitablement partagés, comme des investissements dont ils discernent clairement le retour. Les réformes libérales que je préconise finissent toujours par s'imposer. Mais la classe politique, trop souvent éloignée de la culture libérale et internationale moderne, au lieu de présenter ces réformes comme des chances., les vit et les présente comme des contraintes. Voilà qui n'enthousiasme guère.

L'ouverture de secteurs réglementés à la concurrence, par exemple, au lieu d'être présentée comme une chance pour les entreprises, leurs personnels et les consommateurs, est trop souvent présentée comme une contrainte des « technocrates de Bruxelles » à laquelle il faut savoir résister. En inscrivant, s'il le faut, nos services publics dans la Constitution ! De même, la lutte contre les déficits publics a été trop souvent présentée comme la contrainte du traité de Maastricht ou celle des « gnomes de Zurich », alors qu'elle est tout simplement dictée par le bon sens. Il suffit de dire que l'État est dans la situation d'un ménage qui aurait 270 000 francs de dettes, 10 000 francs de dépenses mensuelles et seulement 8 000 francs de revenus.

La Tribune : Cependant la France n'est-elle pas riche ?

Alain Madelin : La France est un pays riche qui ne sait pas réaliser le plein emploi de ses talents et de ses énergies. Elle est aussi un pays qui s'appauvrit, car l'épargne des Français, au lieu de nourrir des investissements créateurs de richesses aujourd'hui en panne, nourrit pour l'essentiel les déficits publics et les dépenses de fonctionnement de l'État. Et ce sont les impôts de demain qui permettront de rembourser ces emprunts publics d'aujourd'hui.

La Tribune : Certains prétendent qu'on est en 1788. Partagez-vous cet avis ?

Alain Madelin : J'ai souvent fait la comparaison entre la situation actuelle et celle de la France à la fin de l'Ancien Régime : un État, pour la première fois en temps de paix, obligé d'emprunter pour rembourser ses dettes ; une paralysie de l'initiative économique sous le poids des règlements des manufactures et des corporations ; un blocage général de la société qui réserve les meilleures places, les places d'officiers, à ceux qui ont quatre quartiers de noblesse. Il m'arrive parfois de penser que quelques grandes écoles remplacent aujourd'hui ces quartiers de noblesse de l'Ancien Régime.

La Tribune : Comment redonner confiance

Alain Madelin : Si l'on veut éviter la crise, il faut un sursaut. Comme en 1958, où l'on vit le succès de l'alliance d'une politique libérale et d'un sursaut gaulliste, c'est-à-dire le succès du plan de redressement élaboré par Antoine Pinay et Jacques Rueff, avec le soutien du général de Gaulle, face à une administration hostile ou ironique. Je reste convaincu que, pour sortir de nos difficultés, la politique définit par Jacques Chirac dans sa campagne présidentielle est la bonne. Elle entend à la fois assainir nos finances publiques et libérer l'énergie des forces vives du pays. J'espérais que ce sursaut se produirait dans la foulée de l'élection présidentielle.

Tel n'a pas été le cas. Le gouvernement a choisi d'engager d'abord une politique de rigueur budgétaire en reportant à plus tard les mesures capables de stimuler l'esprit d'entreprise. C'est cette politique de libération de l'initiative qu'il est aujourd'hui nécessaire d'engager pour retrouver la croissance et la confiance, autour de quelques mesures claires.

La Tribune : Quelles mesures claires ?

Alain Madelin : Il faut appuyer sur l'accélérateur fiscal et desserrer le frein réglementaire. L'économie – pardonnez-moi si ce n'est pas « énarchiquement correct » – ne se réduit pas aux chiffres de la comptabilité publique. Elle est d'abord faite d'hommes et de femmes plus ou moins incités à faire preuve d'initiative, à innover, à travailler, à épargner. Pour favoriser la création et l'initiative, au-delà de la réforme fiscale engagée, permettons aux Français, si dans les trois prochaines années ils gagnent plus d'argent en travaillant plus et mieux, en investissant, en innovant, de bénéficier d'une franchise d'impôt sur leur supplément de revenu. Cela ne coûte rien au budget de l'État, cela peut même rapporter gros. Engageons une profonde réforme de l'emploi pour déverrouiller vraiment la liberté d'entreprise et la liberté du travail.

Allégeons les contraintes réglementaires issues de notre droit du travail conçu en d'autres temps pour les grandes entreprises. Créons un statut social allégé pour la PME.

Laissons la liberté contractuelle s'exprimer librement dans l'entreprise en appliquant le principe de subsidiarité. Mettons en place pour les petites entreprises et pour les particuliers un chéquier-emploi, contrat de travail simplifié, permettant de réduire les formalités administratives, et de payer d'un seul chèque les charges sociales sur la base d'un forfait simple.

Simplifions la feuille de paie au lieu de la compliquer.

Engageons une réforme profonde de l'État afin de permettre aux problèmes de se régler au plus près des citoyens et non dans les bureaux parisiens.

Et, au lieu de gaspiller nos marges de manœuvre dans un partage du travail stérile, favorisons l'investissement massif dans la création et dans le développement des PME.

La Tribune :  Et la loi de Robien ?

Alain Madelin : Le partage du travail tel qu'il a été engagé consiste à subventionner massivement le partage des activités existantes, dans une vision administrative de l'emploi. On allège pour sept ans l'ensemble des charges sociales de l'entreprise, en échange de 10 % de diminution du temps de travail et de 10 % d'embauches supplémentaires. Résultat : un coût total de plus de 600 000 francs par emploi, sans aucune création de richesses nouvelles !

On nous dit que c'est autant de moins dans la facture du chômage. Avec un tel raisonnement, pourquoi ne pas utiliser les mêmes sommes pour créer des emplois dans la fonction publique, ou pour subventionner tous les nouveaux emplois créés dans les entreprises ? Il y aurait là au moins une utilité collective ! Je rappelle que le coût d'un emploi durable dans la création d'entreprise correspond en moyenne à un investissement de 77.000 francs. Je préfère encourager la création de richesses nouvelles que le partage des activités existantes. Non, nous ne sommes pas condamnés à la pénurie d'emplois. Il ne faut pas diviser les emplois existants, mais chercher à les multiplier. C'est la seule route pour retrouver le plein-emploi.

La Tribune : Personne n'y croit plus...

Alain Madelin : On a longtemps cru que, pour maîtriser l'inflation, il fallait multiplier les instruments bureaucratiques et réglementaires afin de contrôler les prix. L'inflation a été vaincue le jour où on a libéré les prix et retrouvé les disciplines économiques. Il en ira de même avec l'emploi. Les libertés économiques sont la meilleure façon de retrouver le plein-emploi.

La Tribune : Lorsque vous entendez dire qu'il n'y a pas d'autre politique possible que celle menée actuellement, que répondez-vous ?

Alain Madelin : Pas plus qu'il n'y a de pensée unique ou de parti unique, il n'y a de solution unique. Heureusement. Cela étant, si l'on entend par « autre politique » le fait de renoncer à notre place en Europe pour laisser filer nos déficits, multiplier les grands travaux et les interventions de l'État, alors il est sûr, que cette « autre politique » ne peut conduire qu'à l'impasse, comme le dit justement le Premier ministre.

Il n'en reste pas moins que tant en ce qui concerne l'objectif d'assainissement financier qu'en ce qui concerne la libération des énergies, d'autres chemins et d'autres calendriers sont possibles. Nos dépenses publiques sont trop élevées par rapport à notre production de richesses. Il faut sans doute diminuer nos dépenses publiques, mais il ne faut pas renoncer à augmenter notre richesse, en étoffant et en musclant notre économie marchande. Pour diminuer les dépenses, on peut soit diminuer les dépenses de fonctionnement, soit les dépenses d'investissement. Je mets pour ma part davantage l'accent sur les dépenses de fonctionnement. Mais si l'on veut réduire fortement le nombre de nos fonctionnaires – non pas en licenciant mais en embauchant moins vite par rapport aux départs à la retraite – encore faut-il simultanément mettre en place un statut qui favorise la mobilité interne et améliorer la compétitivité de nos administrations et de nos services publics dans ce que j'ai appelé un « contrat de modernisation de l'État », afin de donner une perspective aux fonctionnaires en les intéressant aux progrès collectifs réalisés ensemble.

Enfin, il existe aussi deux façons d'augmenter les recettes fiscales. Soit augmenter les prélèvements, soit accroître la richesse imposable par la création de richesses nouvelles. Je maintiens que la meilleure façon d'augmenter les recettes consiste à des allégements d'impôts en faveur, d'abord, de ceux qui sont les créateurs de richesses et qui sont, en France, aujourd'hui, surtaxés.

La Tribune : C'était un des points de la campagne du candidat Chirac, et cela n'a pas été fait...

Alain Madelin : Une des raisons principales de mon départ du gouvernement a été le désaccord sur l'ampleur, le contenu et l'urgence de la réforme fiscale. Je souhaitais en effet engager, dès l'an dernier, comme première étape d'une vaste réforme, un allégement de 20 % à 25 % de toutes les tranches du barème de l'impôt sur le revenu. En contrepartie, il est vrai, d'une remise à plat de toute une série d'abattements et d'avantages fiscaux qui font la complexité de notre fiscalité française. Bref, je proposais il y a un an de faire en une fois ce que l'on propose aujourd'hui d'étaler sur cinq ans. Cela étant, je reconnais bien volontiers que ce qu'il était possible de faire hier d'un seul bloc est plus difficile aujourd'hui. Le « gradualisme » dans la suppression des niches fiscales fait que chaque catégorie visée se dit « pourquoi moi ? » quand elle voit d'autres avantages fiscaux plus importants subsister.

La Tribune : Le sursaut dont vous parlez peut-il intervenir avant 1998 ?

Alain Madelin : Le plus tôt sera le mieux.

La Tribune : Êtes-vous prêt à vous engager ?

Alain Madelin : J'essaie de définir les mesures précises qui peuvent mobiliser les cinq ou six millions de Français qui sont, par nature, des super-créateurs de richesses et d'emplois, et obtenir le soutien de deux Français sur trois.

La Tribune : Faut-il faire une « opération vérité » sur la monnaie aujourd'hui ?

Alain Madelin : Nous sommes dans la dernière ligne droite de la réalisation de la monnaie européenne, et dans une situation de convergence franco-allemande. Si problème de parité il y a, il ne se pose pas entre la France et l'Allemagne - mais entre les monnaies de la zone franc-mark et le reste du monde.

Je suis un Européen convaincu, partisan d'une monnaie européenne. J'ai cependant attiré l'attention sur les risques qu'il y aurait à entrer dans l'euro sur la base d'une parité mark-dollar surévaluée, avec des taux d'intérêts élevés et dans un système de gestion de l'euro qui porterait le risque d'une surévaluation durable. Ce sont là des questions d'importance qui excluent tout cavalier seul de la France et qui doivent être traitées en commun avec l'Allemagne.

Cela étant, pour parvenir dans de bonnes conditions à l'euro, il nous faut retrouver la croissance, comme l'a souligné fort justement Valéry Giscard d'Estaing. C'est dire l'urgence des mesures de libération de l'économie que je suggère. D'autant plus que l'euro, une fois réalisé, exigera une économie très fortement libérée de toutes les contraintes qui pèsent aujourd'hui sur l'initiative. En effet, entre plusieurs pays ayant des monnaies différentes, les différences de productivités conjoncturelles ou structurelles se corrigent par des modifications de parité monétaire. Si ces pays ont une même monnaie, les ajustements se font soit – comme aux États-Unis – par la mobilité des travailleurs, soit par des transferts financiers massifs l'Italie du Nord paie pour l'Italie du Sud, l'Allemagne de l'Ouest paie pour l'Allemagne de l'Est. Mais l'Europe ne ressemble pas aux États-Unis et ne dispose pas de super État fédéral. À défaut de l'ajustement par le chômage qui conduirait au rejet et à l'explosion de l'Europe, il ne reste que l'ajustement par la flexibilité des coûts de production.

La Tribune : L'euro sonnera-t-il la fin des acquis sociaux ?

Alain Madelin : Non. Seulement celui des rigidités sociales qui freinent aujourd'hui la croissance et l'emploi.

La Tribune : Lors du vote du budget de la Sécurité sociale, qui prévoit un déficit de 30 milliards, vous vous êtes abstenu. Pourquoi ?

Alain Madelin : Parce que je trouve dangereux de mettre le doigt dans l'engrenage du vote d'un budget de la Sécurité sociale en déficit sans que l'on dise comment l'on épongera demain ces nouveaux déficits. Parce que je pense aussi que, si la réforme sur la Sécurité sociale était nécessaire, il existait une autre voie que celle qui a consisté à renforcer la gestion étatique et administrative de notre système de santé. Je pense que l'on pouvait faire une réforme plus libérale en développant, comme l'ont fait les Allemands, l'autonomie et la concurrence entre les caisses d'assurance maladie, afin de susciter une émulation entre elles et les amener, dans une politique contractuelle avec les professionnels de santé, découvrir le meilleur rapport coût-efficacité des prestations.