Texte intégral
Les Échos : Pourquoi avez-vous lancé ce chantier de réforme de la comptabilité de l’État ?
Jean Arthuis : Cette question est indissociable de l’exigence démocratique, c’est l’un des instruments de la réforme de l’État. On ne s’est pas rendu compte qu’au fil des années, on tirait des chèques sans se préoccuper du financement et que, au niveau où l’on entendait dépenser, on altérait le capital de la communauté nationale. Et on ne s’est pas donné les moyens d’y voir clair. Je me trouve quasi dans la situation d’un gestionnaire qui aurait pour seul instrument de visibilité les recettes et les dépenses, sans même clairement distinguer ce qui relève du fonctionnement et de l’investissement. Je n’ai encore ni bilan, ni vision patrimoniale.
Les Échos : De quoi auriez-vous besoin ?
Jean Arthuis : Il me manque un recensement systématique des droits – c’est-à-dire, les éléments du patrimoine, les immeubles, les créances – et des obligations de l’État.
Cette année, j’ai essayé de présenter pour la première fois le budget de l’État en distinguant fonctionnement et investissement. Cela a permis de prendre la mesure de notre obligation de maîtrise de la dépense publique. On s’est ainsi rendu compte que les ressources courantes ne finançaient pas toutes les dépenses de fonctionnement et qu’il fallait emprunter 109 milliards de francs pour boucher ce trou.
Mais, dans ces dépenses courantes, je ne mets même pas un sou de côté pour rembourser les emprunts. Emprunter pour investir, c’est compréhensible. Mais à condition de faire apparaître chaque année dans le compte de fonctionnement une charge d’amortissement qui permette de prendre en compte les besoins de remboursement des emprunts antérieurs. Ce n’est pas ce que nous faisons. Nous devons pourtant offrir à nos enfants d’autres perspectives que d’avoir à rembourser nos dettes ! Tout cela justifie un assainissement des finances publiques. Ce n’est bien évidemment pas un projet politique en soi, mais, il n’y a pas de projet politique sans assainissement des finances publiques !
Les Échos : Avez-vous une idée de la valeur des biens possédés par l’État ?
Jean Arthuis : Non. Pas réellement. Et, comme je ne dispose pas de recensement de ce patrimoine, je ne peux savoir s’il est bien géré. Lorsque nous disposerons de tels inventaires, il deviendra possible, aux échelons déconcentrés, de veiller à la bonne allocation des moyens.
Les Échos : Êtes-vous satisfait de la façon dont les participations financières de l’État sont évaluées ?
Jean Arthuis : Pas totalement. Je souhaite que les participations soient consolidées dans les comptes 1996, comme dans un holding, de façon à pouvoir en apprécier l’évolution d’année en année. On a certes des estimations, mais je voudrais m’assurer que les règles comptables sont les mêmes : depuis des années, on a pu voir des opérations cosmétiques, des astuces de présentation, des réévaluations. D’une certaine façon, on est resté en marge de la vérité.
Les Échos : Pensez-vous que l’État devrait provisionner pour ses risques et ses charges à venir ?
Jean Arthuis : Pourquoi pas ? Si l’on veut ouvrir une réflexion collective, il faut faire cet effort de lucidité. La démocratie a besoin de transparence. Il faut avoir les éléments pour prendre des décisions qui ne soient pas arbitraires. Cela permettrait aussi au Parlement de mieux contrôler et aux citoyens de mieux se faire une opinion sur l’usage que l’on fait de leurs contributions.
Les Échos : Croyez-vous aux vertus de la comptabilité patrimoniale pour améliorer la gestion à la base des services de l’État ?
Jean Arthuis : Ce n’est sans doute pas suffisant, mais c’est nécessaire. Il faut pouvoir répondre à des questions élémentaires du genre : « Combien ça coûte ? » Les équipes et les responsables des services doivent être responsables de leurs budgets. Je connais des organismes de l’État dont le budget officiel n’est peut-être que le dixième du budget réel, car, on n’y compte ni les bureaux, ni certaines dépenses de fonctionnement, ni les cadres détachés d’autres administrations. Si l’on savait le coût réel, on pourrait décider si c’est bien cela que l’on veut dépenser.
Les Échos : Une telle réforme suppose une transformation du fonctionnement de l’administration. Cela peut-il être bien accepté ?
Jean Arthuis : Si l’on veut préserver la fonction publique, il faut d’abord préserver l’État. Or, nous souffrons d’un déséquilibre des finances publiques qui, à terme, serait susceptible de mettre en cause la capacité de l’État à lever des impôts. Car, et c’est sans précédent, la globalisation économique fait que la matière imposable devient mobile, c’est-à-dire qu’elle peut se déplacer dans d’autres pays. Donc, ne croyons pas que l’on pourrait percevoir plus d’impôts en alourdissant les barèmes. Cela oblige l’État à se remettre en cause.
Les Échos : Ne craignez-vous pas cependant des réactions hostiles de fonctionnaires qui craindraient une remise en cause de l’État ?
Jean Arthuis : Quand il y a des résistances, bien souvent, c’est parce que des peurs s’expriment. Il ne s’agit pas de mettre les personnes en difficulté. Il importe d’y voir clair dans l’intérêt de tous. C’est à mon avis une démarche salvatrice. Le principal danger, c’est l’immobilisme.
Les Échos : Ces réformes, qui ont été testées dans des pays comme la Nouvelle-Zélande et la Grande-Bretagne, ne risquent-elles pas d’être perçues comme ultralibérales ?
Jean Arthuis : Je ne le crois pas. Si l’on veut pérenniser les dépenses d’aide sociales et de solidarité, il faut s’appuyer sur des finances publiques saines et en avoir une bonne visibilité. Ceux qui décident ont besoin d’informations fiables. L’opacité ne sert pas la démocratie et peut faciliter, dans certaines circonstances, des régulations claniques. La République a besoin de transparence.