Texte intégral
Le Figaro - 22 mai 1997
Le Figaro : Avez-vous l’intention de modifier la loi sur l’audiovisuel ?
Lionel Jospin : Si la liberté d’information, celle de la libre communication, trouvent dans le marché un stimulant efficace, et parfois un renfort, un besoin d’État subsiste. Pour éviter que ces libertés fondamentales ne soient le privilège exclusif de quelques-uns ou l’otage du profit, pour faire respecter dans les faits le pluralisme des opinions et la diversité culturelle, l’intervention de l’État est pleinement justifiée. La loi Carignon, funeste et d’inspiration ultra-libérale, n’a qu’un seul mérite : elle a vécu, elle est obsolète, dépassée par les nouvelles technologies numériques. Le projet de loi Juppé-Douste-Blazy, après bien des avatars, a fini dans les limbes parlementaires de la dissolution. Une nouvelle loi sur l’audiovisuel est donc nécessaire. Elle devrait comporter quatre volets :
1) l’actualisation des mécanismes anti-concentration au niveau tant national que régional, et leur adaptation aux conditions nouvelles de l’offre et des techniques ;
2) une meilleure régulation, plus efficace et plus transparente. Si l’on veut renforcer certains pouvoirs du CSA, il faut revoir ses procédures, qui ne sont pas assez contradictoires et qui souffrent d’opacité. On l’a vu au moment du renouvellement des conventions avec TF1 et M6, ou encore sur le dossier des radios. Par ailleurs, pourquoi ne pas admettre, pour certaines questions, la possibilité d’une saisine du CSA par les associations ? La régulation dans le secteur de l’audiovisuel doit être un gage de démocratie et non un simple enjeu technocratique ou professionnel. Il faut aussi mieux coordonner l’action du CSA et de l’instance de régulation des télécommunications ;
3) le maintien d’un service public, divers et accessible à tous, y compris par diffusion numérique. À ce sujet, nous encouragerons le développement des chaînes thématiques du service public. Nous nous sommes par ailleurs déjà prononcés contre la clause d’exclusivité au profit du TPS ;
4) la mise en place, pour les chaînes de télévision et les radios généralistes ou spécialisées dans l’information, d’un statut de la rédaction, permettant d’empêcher les ingérences des actionnaires ou des gestionnaires dans la ligne éditoriale et le traitement de l’information.
Le Figaro : Envisagez-vous de faire évoluer la loi Évin, dont l’application sera suspendue pendant la prochaine Coupe du monde de football ? Dans le cadre d’achat d’espace, pensez-vous qu’il est souhaitable d’apporter des correctifs à la loi Sapin ?
Lionel Jospin : Je réponds par la négative à l’une et à l’autre de vos questions. Notre position sur ces sujets, traités lorsque nous étions responsables de l’action gouvernementale, est connue. S’il est démontré que tel ou tel correctif est à l’avenir nécessaire, l’adoption en sera envisagée, mais certainement pas, comme y consent ce gouvernement, sous la pression des lobbies. Je le réaffirme : ces deux textes, inspirés de l’intérêt général, sont très positifs.
Le Figaro : Le paysage audiovisuel français doit-il évoluer ?
Lionel Jospin : Votre question est étrange. À l’heure des bouquets satellitaires et de l’explosion numérique, ce paysage change constamment. Est-il d’ailleurs réellement toujours pertinent de parler de paysage audiovisuel français ? Vous voulez en fait m’inviter à parler des chaînes hertziennes et du service public.
La France doit conserver un service public fort et respecté, généraliste et divers. Un service public qui équilibre l’offre du secteur privé, en proposant à un large public des services et des émissions de qualité, une information complète et représentative de l’ensemble des courants d’opinion.
Depuis deux ans, l’actuel gouvernement utilise l’arme budgétaire comme un lacet ottoman, pour étrangler le service public de la télévision. En le privant de crédits, il le contraint à rechercher des recettes de publicité, à réduire l’ambition de sa programmation, pour lui en faire ensuite le reproche. Subtilité du nœud coulant : plus le condamné se débat, plus le nœud se resserre. France 2 et France 3 doivent rester des chaînes publiques, il faudra leur rendre les moyens dont on les a privées. De même Arte-La Cinquième, dont nous acceptons la fusion, à condition que les missions respectives de ces deux chaînes soient honorées dans la future programmation, doit être financièrement soutenue.
Reste la question du pôle audiovisuel extérieur. La consolidation d’un tel pôle, autour de RFI, de TV5, de CFI, d’Euronews…, est utile. Le projet est, hélas, aujourd’hui mal engagé et peu défini. Un rapport a été remis au gouvernement qui privilégie la conception d’une chaîne « vitrine » de la France à l’étranger. Tout cela me semble très « hexagonal » et peu en rapport avec la dimension internationale que doit viser un tel projet. La copie devra donc être revue.
Le Figaro : Quelles mesures envisagez-vous de prendre pour venir en aide à la presse écrite, qui traverse une des crises les plus graves de son histoire ?
Lionel Jospin : Crise de la presse écrite ? En réalité, c’est la presse d’informations générales qui est mal en point. Le diagnostic est connu : lectorat faible, circuits de distribution grippés peu favorables à la presse quotidienne, rédaction des parts sur un marché publicitaire dont les ressources sont aspirées par la télévision. Le gouvernement Juppé a aggravé cette situation en réduisant les aides à la presse, en entérinant un accord de routage qui accroît considérablement les coûts postaux, sans parler de la concession accordée sans aucune contrepartie par le CSA à TF1, qui augmente encore les bénéfices publicitaires de cette chaîne. C’est irresponsable.
Aujourd’hui, on assiste à une inexorable concentration capitalistique dans le secteur de la presse qui se traduit par la raréfaction des titres des quotidiens – avec la récente fusion du « Méridional » et du « Provençal », c’est un journal qui disparaît –, par l’uniformisation des contenus et souvent par la fin du pluralisme sur le plan local. La presse est un acteur indispensable au débat, à la vie démocratique.
Pour enrayer son déclin, il faut des mesures structurelles sur la distribution, la publicité. Dès 1990, j’ai mis en place la Semaine de la presse à l’école afin de développer l’apprentissage de la lecture des journaux auprès des jeunes. Nous proposons la mise en place au plus tôt d’un système d’aides publiques directes et indirectes profondément réformé, permettant un redéploiement au bénéfice de la presse d’information d’une partie des financements publics. Il s’agit de cesser de traiter de façon équivalente les publications de pur divertissement qui n’ont aucun rôle civique, culturel, éducatif ou scientifique, et celles qui nourrissent l’information, la connaissance, et contribuent ainsi à éclairer l’opinion du peuple souverain.
Le Figaro : Pensez-vous que le développement d’Internet et les nouveaux réseaux puissent se faire au détriment des intérêts français ?
Lionel Jospin : Ce que l’on appelle avec plus ou moins de raison la révolution de l’information va en peu de temps transformer en profondeur l’ensemble des modes de production, d’échange de communications, d’apprentissage et de loisir. Internet et les nouveaux réseaux de communication bouleversent la donne en offrant tout à la fois dématérialisation des échanges, interactivité entre acteurs, caractères multimédias de l’information. La France ne peut rater ce rendez-vous avec le XXIe siècle. Le moment décisif, c’est maintenant.
Or, notre pays se singularise en Europe par le faible nombre d’abonnements et de connexions, un parc étroit d’équipements individuels et des coûts de communication élevés, pour ne pas dire dissuasifs. Il faut développer l’accès aux nouvelles technologies en engageant une réduction globale du prix d’abonnement et de communication sur les réseaux de type Numéris. Je suis personnellement favorable au rétablissement du tarif de nuit supprimé par France Télécom. De façon spécifique, il faut aider les universités en instaurant une tarification spéciale en partie compensée par des crédits publics.
Pour favoriser l’équipement des ménages, nous proposons d’adopter des mesures d’incitation fiscale, à l’instar de ce qui est pratiqué pour favoriser l’amélioration de l’habitat.
Aujourd’hui, on assiste à une privatisation larvée de notre patrimoine national, dont l’exploitation multimédia est généralement confiée – contre faible redevance – à des sous-traitants qui monnayent, eux, chèrement leurs prestations au public. Afin d’assurer la diffusion de notre patrimoine et d’en démocratiser l’accès, nous souhaitons créer de grandes banques de données à partir des principaux fonds publics (Réunion des musées nationaux, Bibliothèque de France, Archives de France…). Leur accès serait gratuit ou faiblement coûteux.
Enfin, la transparence de la vie publique exige que les principales institutions et administrations de l’État fassent un effort pour diffuser en temps réel les décisions, textes et documents qu’elles édictent. Nous souhaitons aussi que soient installées dans des lieux publics des bornes interactives permettant de consulter les services en ligne des collectivités, des administrations, des services publics, voire de converser avec eux.
Le Nouvel Observateur - 22 mai 1997
Jean Daniel : À quatre jours du scrutin, le nombre des indécis paraît encore très grand. Parmi eux, il y a ceux qui ne peuvent refréner un doute tenace sur la gauche actuelle.
Lionel Jospin : Ils étaient encore plus nombreux au début de la campagne pour l’élection présidentielle. Nous revenons de loin. Depuis, bien du chemin a été parcouru.
Il y a toutes les raisons à cette attitude : fin des idéologies, discrédit du politique, impuissance des équipes successives à résoudre le problème de l’emploi, etc. Cela conduit certains, parmi les meilleurs, à penser que la politique n’est pas propre, que le pouvoir est trop corrupteur, les hommes trop impuissants. D’où la tentation de se résigner à ce que la droite soit faite pour gouverner et la gauche pour contester.
Ces femmes et ces hommes ont des précédents honorables. Ils ont aussi une excuse : la difficulté d’accorder sa confiance à quelqu’un. Eh bien j’ai fait le pari d’être un homme politique qui mérite la confiance. Un homme qui dit ce qu’il pense quand il est dans l’opposition et qui, une fois au pouvoir, fait ce qu’il a dit. Et il me semble que, par exemple, j’ai déjà réussi à persuader de plus en plus de Français que si j’ai le pouvoir de peser sur les choses, le cumul des mandats va réellement reculer, c’en sera vraiment fini des sénateurs à neuf ans, le mandat présidentiel sera effectivement ramené à cinq ans, on séparera réellement la justice du pouvoir politique, et on ne verra pas un nouveau Tapie venir pointer son nez dans le coin de la gauche ! Personne ne peut avoir le moindre doute là-dessus.
Jean Daniel : Vous auriez donc déjà amendé la partie négative de l’héritage du mitterrandisme ?
Lionel Jospin : Je pense qu’au-delà des choix politiques et économiques très courageux qui ont été faits sous la présidence de François Mitterrand, au-delà des rénovations aussi importantes de la vie politique française que la décentralisation et l’abolition de la peine de mort, nous avons échoué sur deux points. Sur le chômage d’abord – avec peut-être, du fait de la conjoncture, quelques circonstances atténuantes – mais aussi et surtout sur ce qu’on peut appeler l’éthique républicaine ou plus simplement la morale. J’ai sur ce sujet, des principes clairs, je dirai même élémentaires. Je les ai appris de mes parents, mais aussi à l’école, et je pense qu’ils doivent guider la République. Autrement dit, entre les principes de morale que je voyais écrits au tableau de ma salle de classe, et les principes qui doivent s’imposer à l’État, il doit y avoir un rapport étroit. C’est ainsi que je rétablirai le contrat de confiance qui doit exister entre le citoyen et ses représentants.
Jean Daniel : C’est énorme, mais c’est insuffisant. Comment expliquez-vous qu’aux yeux des partis socialistes européens le Parti socialiste français paraisse « en retard » ? Il ne s’agit pas des sentiments que la droite prête à Tony Blair et dont vous avez fait justice, mais à Amsterdam, à Copenhague, à Lisbonne, à Londres, à Bonn, c’est bien ce qu’on pense.
Lionel Jospin : Si par « retard », on entend un manque d’adaptation à la modernité, alors je défie qui que ce soit de justifier cette affirmation. Sur l’option européenne comme sur le ralliement à l’économie de marché, nous avons été en avance, notamment, sur le Labour Party, avant l’arrivée de Tony Blair. Mais je connais bien cette thèse. Elle est née dans l’Internationale socialiste après 1971. Pour l’essentiel, elle était liée à notre stratégie d’alliance avec le Parti communiste, stratégie dont les autres partis européens, notamment les sociaux-démocrates allemands, pouvaient faire l’économie, puisque chez eux, le PC était marginal. C’est aussi une thèse qui a été reprise par des partis pourtant plus proches de nous par la sensibilité, la personnalité de leurs leaders et par leur appartenance à l’Europe du Sud. Mais ces partis avaient besoin de reconstruire leur légitimité pour réussir, avec la démocratie, leur retour dans l’Histoire.
C’est le cas pour le PSOE espagnol après le franquisme, comme pour le Parti socialiste portugais après le salazarisme. Ces deux partis se sont trouvés en compétition avec les Partis communistes et ont eu besoin de s’affirmer, de se construire contre eux. Pour notre part, nous avions avec les communistes des rapports dépourvus d’illusions et de craintes. Nous partions du pluralisme existant pour définir une stratégie victorieuse pour la gauche et nous entendions en même temps faire bouger le rapport de forces. Ce fut accompli. Mais je ne puis passer sous silence, surtout devant des interlocuteurs comme vous, que les rapports de l’intelligentsia française avec le communisme ne nous ont pas facilité la tâche. Les autres Européens n’ont pas eu, comme nous, une grande partie de leurs élites fascinées par le communisme y compris stalinien, avant un rejet qui a été aussi violent que tardif. C’est de ce point de vue historique qu’on pourrait parler d’une singularité nationale.
Alain Touraine : Je voudrais rebondir sur la question de Jean Daniel. Les trois quarts des Français sont mécontents du gouvernement. Quand on circule dans le pays, et vous le faites plus que nous, on trouve difficilement des gens qui défendent le gouvernement. Pourtant, en votre faveur, ce n’est pas le raz de marée à l’anglaise. Alors je vais vous proposer une explication. Est-ce que vous n’avez pas le sentiment d’incarner une transition difficile entre deux cultures, qui d’ailleurs forment l’identité de toute la gauche et d’une grande partie de la France ? Vous avez un langage moderniste concernant l’économie de marché, mais sur d’autres points vous avez des freins passéistes. Vous êtes pour le traité de Maastricht et vous vous alliez aux communistes, qui sont contre ce traité. Il y a dans le Parti socialiste deux grandes tendances. D’un côté, on est encore dans l’ancienne culture politique, nationale, sociale, ouvrière, avec des références au passé, à la Libération, au Front populaire, et de l’autre côté on a une culture politique ouverte, européenne, affirmant que le marché mondial n’exclut pas la possibilité d’une politique sociale. Alors, je vous le demande, Lionel Jospin, n’êtes-vous pas, comme la France, au milieu du gué ?
Lionel Jospin : Je préfère dire que le Parti socialiste doit être au milieu du courant dont le mouvement s’est amorcé hier, qui n’est pas fait pour s’arrêter et qui doit nous emmener vers l’avenir. C’est le courant de la mutation et de l’adaptation à la modernité. Si on acceptait votre image du gué, cela voudrait dire qu’on quitte une rive et que l’on doit, pour ne pas rester au milieu, soit revenir en arrière – démarche archaïque –, soit aller en avant en oubliant complètement ce qu’il y avait sur l’autre rive. Ce que je refuse.
Je pense donc que si je suis là, si j’ai été finalement, choisi pour succéder à François Mitterrand, c’est peut-être parce que je suis l’homme qui a refusé, au moment du Congrès de Nantes, la dichotomie ou l’opposition entre les deux gauches, entre les deux cultures. Je disais à cette époque que je me sentais appartenir également aux deux. J’avais été à l’UGS, au PSU, j’adoptais les thèmes qui caractérisaient ces formations : lutte contre le colonialisme, volonté de moderniser l’État, capacité à garder avec certains milieux chrétiens, mais c’est vrai qu’en même temps, j’étais attaché à l’union de la gauche, j’étais conscient de l’importance de l’État, et je voulais suivre une perspective de conquête du pouvoir. Vous me dites que je suis l’homme entre deux cultures. Je vous réponds que je suis riche de leur complémentarité.
Je pense que la France est un pays suffisamment particulier pour qu’on ne renie pas brutalement sa culture, ni son histoire. On doit la faire évoluer à partir de l’étatisme et du centralisme anciens, vers l’initiative, la décentralisation, des formes d’autogestion, mais sans rupture avec le service public, avec les valeurs qui ont fondé la République. Je constate qu’à l’Éducation nationale et dans l’enseignement supérieur, j’ai plus ouvert, tout en maintenant le service public, j’ai plus décentralisé, j’ai donné plus d’autonomie que ne le fait la droite avec François Bayrou qui, au contraire, recentralise. Cette droite décide de lancer un plan sur l’emploi au lendemain de l’élection et que fait Juppé ? Il s’adresse aux préfets ! C’est nous qui sommes théoriquement les bureaucrates, eux les spécialistes du marché, mais quand ils veulent mobiliser sur l’emploi, ils envoient un mot aux préfets – sans, bien sûr, aucun résultat. Nous sommes un pays trop centralisé et il faut y introduire une plus grande autonomie de gestion. Mais je ne pense pas qu’on puisse le faire en niant tout une partie de notre héritage, car on court alors le risque de se marginaliser, de ne pas être compris. Il y a une partie des milieux populaires qui, outre leur déclassement, outre les traumatismes qu’ils subissent, ou les menaces qui pèsent sur leur vie quotidienne, y compris l’insécurité, ne retrouvent plus les repères qui étaient les leurs auparavant.
Donc, si on veut faire le changement, il faut tenir compte de ce qu’est la France : un pays qui a toujours oscillé entre la culture révolutionnaire et l’immobilisme. Elle a toujours eu du mal à faire la réforme, elle a toujours été soit le pays qui faisait des mutations brusques, soit le pays qui se donnait à des despotes ou qui s’immobilisait pour dix, vingt ou trente ans. Il faut que l’on apprenne la réforme. Les forces du marché sont maintenant à l’œuvre avec une telle violence, une telle rigueur, de tels appuis politiques que je crains, si l’on n’y prend pas garde, que le pays ne bascule complètement d’un côté. C’est pourquoi toute entreprise de réforme implique une analyse lucide de la France telle qu’elle est, de ses traditions, de sa sociologie, y compris du paysage politique à gauche. Je veux un socialisme ouvert, pas un libéralisme sans frein.
Edgar Morin : Je vous rejoins pour estimer qu’il convient de tenir compte des traditions du passé qui restent vivantes aujourd’hui, qui n’ont pas à mourir. Mais je voudrais nous projeter sur l’avenir. Il me semble que ce qui manque à vos programmes, c’est la perspective historique, c’est-à-dire l’idée d’une voie, non pas d’un projet de société, de tout un programme, mais je dirais d’un grand dessein, comme disait l’un des vôtres il y a pas mal d’années, quelque chose qui ne réponde pas seulement en termes économiques immédiats au formidable défi auquel la France, comme le monde, se trouve confrontée.
Nous sommes dans des processus multiples, économiques, sociaux, démocratiques, techniques, scientifiques, qui annoncent une métamorphose de civilisation, de société. N’y aurait-il pas à promouvoir des idées à long terme qui pourraient être, pour commencer, d’humaniser les villes, de transformer les centres en zones piétonnes, de les livrer aux énergies douces, etc. ? Des idées pour changer les conditions de vie, régénérer les campagnes, créez une véritable politique de solidarité, non pas seulement en lançant le mot mais en créant des maisons de la solidarité, en favorisant des métiers de solidarité par des aides au démarrage, etc.
Ne faudrait-il pas, en fonction de cette perspective que je dirais vitale, inscrire différemment vos programmes d’aujourd’hui, pour qu’ils ne risquent pas de rester enfermés dans l’immédiat ? Quand on voit le grand nombre des indécis, on peut se demander s’ils sont dépolitisés, infrapolitisés, ou s’ils ne reflètent pas au contraire une certaine sagesse politique en traduisant, par leur indécision même, le fait qu’ils perçoivent toutes les contradictions, toutes les insuffisances des politiques qui leur sont proposées. N’est-ce pas à ces gens-là peut-être qu’il faudrait s’adresser, en leur ouvrant une voie différente ?
Lionel Jospin : Le discrédit de la politique, pour les raisons évoquées, s’accompagne d’une carence de la parole politique. D’où le manque, aujourd’hui, d’une faculté de lyrisme ou d’une capacité presque littéraire à exposer les choses.
Edgar Morin : De l’imagination simplement.
Lionel Jospin : Parce que quand vous dites revitaliser les campagnes, on n’a pas besoin d’imagination, quand vous parlez des centres piétonniers, vous vous baladez comme moi dans les villes socialistes, comme je le fais à l’occasion de la campagne actuelle, et vous voyez que tout cela est en réalité fait où en cours. La difficulté est de redonner du sens à tout cela. Je crois que si vous prenez ces perspectives, reconstruire, réhabiliter ou revitaliser les banlieues, agir sur les espaces ruraux, créer d’autres types d’activités de caractère social, tous ces éléments en réalité sont dans nos propositions, y compris les dernières.
La difficulté, aujourd’hui, c’est de leur donner, d’une part, un sens général, d’autre part, une force mobilisatrice qui leur donne la perspective et l’élan, et enfin, de les crédibiliser.
Je ne pense pas que la pensée soit en réalité plus pauvre, parce qu’elle a été dépouillée de ses oripeaux idéologiques, ni qu’elle soit plus pauvre qu’hier. Qu’il n’y ait plus d’orthodoxie, c’est plutôt une chance pour la pensée. Il lui manque peut-être, en effet, aussi la confiance de ceux auxquels elle s’adresse. Il y a une partie des Français qui, actuellement, se sentent oubliés, niés, méprisés, que l’on regarde comme ceux qui ne seront pas capables de suivre le train de la modernisation. Il faut leur montrer que le but de l’action politique, c’est leur existence même, leur dignité, leurs espoirs et leurs conditions de vie, bien sûr. C’est pourquoi je traite les problèmes d’insécurité, les problèmes de vie quotidienne, par exemple. Ils ont besoin d’un minimum de protection pour pouvoir être remis dans le sens de la marche.
Cela veut dire aussi être auprès d’eux, c’est tout le champ des valeurs qui est en cause : est-ce que les valeurs que l’on proclame s’adressent à tous et sont respectées par tous ? Est-ce que ceux qui demandent qu’on ne dépense pas plus que ses moyens, est-ce que ceux qui disent qu’il faut faire des sacrifices acceptent des sacrifices pour eux-mêmes ? Ou bien, est-ce que c’est toujours une leçon ou des conseils qu’ils donnent aux autres, mais qu’eux-mêmes ne s’appliquent pas ?
Il faudrait s’interroger sur une véritable éthique sociale et économique, et se demander qui est prêt à les respecter. Cette question me paraît essentielle par rapport à la crise du sens, aujourd’hui.
Jean Daniel : Trois questions. Je crois que, parmi les indécis, il y a une proportion assez forte de gens qui pensent que le domaine qui les concerne n’est plus à la portée d’aucun politique. Seconde chose : parmi les adaptations à la modernité, j’entends partout parler de l’exemple type d’inadaptation que serait précisément votre refus de privatiser France Télécom. Troisième chose : pensez-vous que l’euro soit la condition de tout ?
Lionel Jospin : D’abord, les indécis. On a quand même l’impression que, chez les indécis ou ceux qui ne se sentent pas concernés, il y a une fraction importante d’ouvriers et de jeunes. Les jeunes ont peut-être été deux fois déçus. C’était très frappant dans l’enquête du « Monde » – je l’ai d’ailleurs repris dans mon meeting au Zénith. Il est très frappant de voir que les 18-24 ans sont les déçus de Chirac et les 25-30 ans, les déçus de la génération Mitterrand ! Cette déception était stratifiée en tranches d’âge qui épousaient les périodes politiques ! Je ne suis pas sociologue, mais cela m’a quand même beaucoup frappé.
Donc, là, il y a à reconstruire un discours, mais à mon avis il ne pourra venir que sur une confiance retrouvée dans les actes. Quant aux ouvriers, personne n’en parle plus maintenant. Le Parti communiste ne les représente pas assez. À une époque, quand on était ouvrier en France, quand on appartenait à la classe ouvrière, on n’avait certes pas un statut social majeur, on était confronté à l’exploitation, on avait des difficultés de vie concrètes, mais il y avait une conscience de soi. Individuellement, on n’était pas valorisé dans la société réelle ; mais, comme individu appartenant à un groupe, on était valorisé historiquement, sans parler de la mission prêtée à la classe ouvrière. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui un ouvrier subit l’exploitation, sa vie quotidienne est difficile mais il ne peut plus donner un sens à sa catégorie sociale.
On est sidéré, bien sûr, de voir la proportion d’ouvriers qui votent pour Le Pen, même si Le Pen n’est pas aujourd’hui majoritaire, heureusement, dans l’électorat ouvrier – c’est le Parti socialiste qui l’est. Il y a des choses que l’on peut comprendre.
Sur France Télécom, pourquoi voulez-vous demander à la gauche d’épouser le programme des privatisations de la droite ? Ce n’est pas notre position. Donc, on a dit : « On ne va pas poursuivre le programme de privatisations. »
Nous sommes avec France Télécom dans un processus. Si c’était déjà fait, on pourrait dire : Ah ! c’est fait… Si c’était seulement à faire, on pourrait dire : on ne le fera pas. Personne ne pourrait rien objecter. Mais en l’occurrence, c’est en cours !
Selon moi, il serait intéressant de consulter le personnel de France Télécom, si on arrive aux responsabilités. Ils ne sont pas les seuls à décider, ce n’est pas le personnel qui décide de la privatisation ou de la nationalisation. Mais pendant une période, il y a deux ou trois ans, ils se sont mobilisés dans des conflits pratiquement à 90 % contre la privatisation et on me dit aujourd’hui qu’ils seraient favorables à la distribution du capital. Il faudra les interroger.
Je pense personnellement qu’on peut très bien garder un opérateur public, y compris dans ce secteur, et affronter la compétition mondiale. On l’a fait jusqu’à maintenant, je ne vois pas ce qui a changé fondamentalement.
Jean Daniel : La compétition s’est accrue.
Lionel Jospin : Oui, mais enfin je ne pense pas a priori que dans tout secteur la compétition ne peut pas être menée par des entreprises de caractère public. Ni l’aventure d’Arianespace, ni l’aventure d’Airbus, ne se seraient concrétisées si cela avait été sous égide privée. Jamais le capitalisme français n’aurait été apte à générer une entreprise d’aviation capable d’être dans la compétition mondiale avec Airbus. Et j’irai même plus loin. J’en ai discuté avec les dirigeants d’Aerospatiale : leur opinion n’est pas que Boeing veut réduire les progrès d’Airbus mais que Boeing veut éliminer Airbus. En tout cas, eux, ils l’intériorisent comme cela. Donc, la bataille est terrible et, de ce point de vue-là, il ne faut pas se tromper sur les choix stratégiques, ce que l’actuel gouvernement est peut-être en train de faire avec la privatisation de Thomson et ce qui l’entoure. On peut aussi se tromper de modernité si on laisse s’effondrer un secteur, si on n’apporte pas à un secteur les moyens dont il a besoin.
Le capitalisme français n’est pas l’américain. Le capitalisme français a toujours été plus faible que les autres et, en outre, il est devenu de plus en plus consanguin. Il faut le savoir. Nous ne sommes pas l’Allemagne, ni la Grande-Bretagne, ni même les Pays-Bas ! Regardez les grands groupes capitalistes et vous verrez qu’ils ne se trouvent pas d’abord en France. Il ne faudrait pas qu’on singe la virilité capitaliste sans en avoir les moyens ! On détruirait ou on fragiliserait de grands succès industriels français : aviation, espace, nucléaire, TGV. Cela plairait peut-être aux Américains mais où serait notre intérêt ?
Le troisième point, c’est l’euro. Je considère que tout le monde est en train de s’aligner sur les positions que j’ai défendues sur les conditions…
Jean Daniel : C’est à peu près celles de la droite, non ?
Lionel Jospin : Eh bien non… enfin, ce n’est pas ce que je lisais au départ. C’est quand même nous qui avons fait avancer la droite dans la discussion, et c’est d’ailleurs pourquoi, je disais récemment que cela ne doit pas être un problème pour la cohabitation puisque ils ont l’air d’accord pour l’entrée de l’Espagne et de l’Italie, pour un gouvernement économique européen et pour considérer que, après tout, il faut mettre l’euro à une valeur correcte par rapport au dollar, c’est-à-dire ne pas le sous-évaluer – on n’a pas besoin d’un euro faible –, mais en même temps ne pas laisser une surévaluation de l’euro par rapport au dollar, qui nous pénaliserait dans la compétition.
Qu’est-ce qui nous sépare, si c’est comme cela ? C’est le pacte de stabilité par rapport à un pacte de croissance. Eh bien, cela, ils ont eu tort de l’accepter à Dublin. Ce n’était pas dans le traité de Maastricht, en plus. Je garde la volonté forte que le point de vue de la France soit pris en compte. Donc, moi, je reste profondément européen, il n’y a aucun recul, je reste favorable à l’euro…
Jean Daniel : Européen, vous l’avez toujours été ?
Lionel Jospin : J’ai toujours été européen, mais je constate que l’idée européenne recule et, moi, je veux une articulation Europe-nation, non pas pour des raisons qui sont liées au centralisme, au protectionnisme, etc., mais pour une raison à mon avis beaucoup plus essentielle – que les théoriciens et les intellectuels devraient traiter et nous aider à traiter – qui est que, malgré tout, pour le moment, le cadre national reste le seul cadre de la démocratie. Si on évacue le cadre national, si on commence à raisonner en réseaux internationaux (marchés ou autres), si j’ose dire, on évacue la démocratie.
Il y a une démocratisation possible à un niveau de grands ensembles – le Parlement européen, d’autres formes de contrôle, la présence des syndicats (si on l’accroît), le Conseil économique et social européen. Je ne dis pas que le cadre national est le seul cadre possible de la démocratie, mais les transitions sont lentes. Donc, la nation, pour moi, est ce qui préserve deux choses : la démocratie et la notion de solidarité nationale entre tous les membres d’une même communauté et, notamment, entre les élites et le reste de la population.
Je suis quand même sidéré quand j’entends certains nous dire : si vous modifiez la fiscalité, nous délocaliserons nos entreprises ! Si vous modifiez la fiscalité sur le capital, nous irons vivre à l’étranger ou nous ferons évader nos capitaux ! Il faut quand même continuer à raisonner du point de vue de l’intérêt de la France !
Jean Daniel : Pour réussir l’euro, est-ce que vous ne craignez pas que les conditions que vous posez ne soient l’objet d’un conflit avec les Allemands, étant donné leur évolution actuelle ?
Lionel Jospin : Le paradoxe, si vous voulez, c’est que, pour moi, les conditions de passage à l’euro, en réalité, sont au moins autant les conditions de la réussite de l’euro que du passage. Alors, le problème est de savoir si les critères sont faits pour empêcher l’euro ou pour réussir l’euro, et moi, je suis pour que ce soit pour réussir l’euro, pour réussir l’Europe. Voilà mon approche.
Cela dit, je trouve que les Allemands évoluent actuellement plutôt dans le bon sens. Ils commencent à évoquer la prise en compte des réalités : il faudrait, entend-on, intégrer, du point de vue de la dette, le coût de l’unification allemande. On a déjà entendu certains d’entre eux dire qu’après tout le critère budgétaire de 3 % pouvait être examiné à deux ou trois décimales près. Je crois qu’ils commencent à entrer eux-mêmes dans un processus qui est d’ailleurs le processus de la crédibilisation, parce que…
Jean Daniel : Pourquoi insistez-vous sur la présence de l’Italie dans l’Union monétaire ?
Lionel Jospin : … Jean Daniel, je fais appel à quelqu’un qui est un amoureux de l’Italie. Comment imaginer que les gens qui étaient en Allemagne de l’Est il y a encore six ans seraient, eux, dans l’euro, c’est-à-dire dans le noyau des plus avancés, cependant que les fondateurs du Marché commun avec nous, eux, n’y seraient pas ? Alors évidemment, s’ils sont à 6 % de déficit, je reconnais que, ce serait difficile…
Alain Touraine : Et ils ont fait plus de chemin que les autres dans la diminution de leur déficit !
Lionel Jospin : Oui, absolument ! Ils font des choses que je dis que je ne veux pas faire, en plus !
J’ai déjeuné l’autre jour avec des banquiers, et à entendre certains d’entre eux parlez des « pays du Club Med » … J’avais envie de leur dire (je leur ai dit d’ailleurs et cela les a calmés) : mais écoutez, l’Italie c’est Dante ! Et puis si vous parlez de l’Espagne, c’est Cervantès ! Arrêter de parler comme cela ! L’Italie, c’est autre chose, quand même… Franchement, il y a une espèce de mépris, de vulgarité, qui est affligeante dans ces milieux.
Mais, je le répète, à partir du moment où l’on veut faire une monnaie unique, il faut des critères qui aient rapport avec une monnaie. Donc, on parle du budget, on parle de la dette, on parle de l’inflation. C’est normal. Mais au bout du compte, la décision sur l’euro sera politique et historique.
Alain Touraine : Depuis un an, il y a eu Vitrolles, la loi Debré, Strasbourg. Pourquoi le Parti socialiste n’a-t-il pas été plus présent dans la lutte contre le Front national ? Je pense qu’aujourd’hui une partie des hésitations des électeurs viennent de ce que le PS n’apparaît pas porteur d’une capacité de mobilisation populaire. Quand les conflits liés au travail dominent, ce sont les acteurs de base qui les animent. Mais quand l’exclusion est plus visible que l’exploitation, il appartient aux politiques de susciter d’abord une mobilisation sur des thèmes politiques, démocratiques, comme la lutte contre le FN et la loi Debré.
Lionel Jospin : Je crois qu’il ne faut pas amalgamer les trois événements. Vitrolles, c’est le choc créé par la victoire du Front national contre un maire sortant socialiste. Le PS a sa part de responsabilité : il n’a pas été capable de trouver un meilleur candidat. Si, comme l’annoncent les sondages, D’Attilio, notre candidat aux législatives, bat Mégret dans la 12e circonscription des Bouches-du-Rhône, disons que nous aurons gagné la deuxième manche.
Strasbourg, c’est l’inverse de Vitrolles. Vous ne pouvez pas dire que le PS n’était pas présent.
Alain Touraine : Je le sais bien, nous nous y sommes rencontrés !
Lionel Jospin : C’est déjà une preuve ! Catherine Trautmann, qui est maire de la ville et membre de la direction nationale du parti, a joué, on le sait, un rôle moteur dans la mobilisation contre le FN. Il n’y avait pas que les socialistes à Strasbourg, mais reconnaissez qu’il y en avait beaucoup ! Quant à la loi Debré, le PS s’y est opposé et il s’est mobilisé.
Mais un certain nombre de petits groupes ont eu la tentation de faire notre procès. Je pense à certains des cinéastes qui se sont exprimés avec une violence qui n’est pas justifiée. J’ai peut-être eu une réaction de fierté en disant : si ces gens-là ne me veulent pas, je ne vais pas aller à leur manif. Je ne vais pas courir derrière eux. Leur procès est trop injuste. Et je suis resté un peu à côté, j’ai participé à la manif de Toulouse. Ce sont un peu les mêmes que l’on voit resurgir en pleine campagne pour dire : nous sommes la gauche, nous sommes la gauche réelle… Je les respecte. Ils disent un certain nombre de choses qui sont justes. Ils disent : si la gauche fait ce qu’on souhaite, on sera avec elle, si elle ne le fait pas on l’interpellera. C’est une démarche qui me paraît saine. Qu’ils nous interpellent, c’est leur droit. Mais qu’ils ne nous fassent pas la leçon !
Edgar Morin : Je me suis sans doute mal exprimé tout à l’heure. Vous avez cru que je demandais de l’idéologie…
Lionel Jospin : Non, j’ai bien compris que vous demandiez une perspective.
Edgar Morin : Les socialistes, au siècle dernier ou au début de ce siècle, ont fait des diagnostics sur l’avenir, et je pense que cela manque aujourd’hui. Ils réfléchissaient et appliquaient leur pensée au réel. Voyez Marx, par exemple. C’était un penseur génial, même s’il s’appuyait sur des fondements insuffisants. Nous avons besoin plus que jamais d’une vision du monde, d’une vision de l’univers, d’une vision de la société. Tout cela est en friche.
Lionel Jospin : D’accord. Mais souvenez-vous : dans les époques où il y avait du sens, comme vous dites, où les gens se rassemblaient autour de messages forts, il y a eu aussi propension à la simplification, parfois à la mystification, une mystification tragique. Je pense au totalitarisme.
Edgar Morin : Bien sûr.
Lionel Jospin : Du coup, nous sommes tous devenus très prudents. Nous sommes des grands brûlés de l’Histoire. C’est pourquoi, nous ne parvenons pas toujours à donner du sens à une série de mesures, par ailleurs pertinentes, et à dire : voilà la perspective autour de laquelle on se réunit. Pourtant cette perspective, nous l’avons. Pour nous, le XXIe siècle sera le siècle de la bataille de l’intelligence. L’innovation, la création, la culture seront les enjeux ; l’éducation, la recherche seront les investissements. C’est pourquoi, nous en faisons notre priorité. La science doit libérer l’homme. Nous avons bien un projet de société, mais nous hésitons à le crier haut et fort, tant le chômage taraude les cœurs et les têtes !
Edgar Morin : Par ailleurs, quand vous me dites : « Regardez les villes piétonnes, ce sont les municipalités socialistes qui les ont faites », c’est vrai. Mais alors, comment se fait-il que de telles initiatives ne soient pas promues et assumées par une politique nationale qui serait une politique de qualité de la vie ? Elle prendrait en compte les besoins écologiques, et elle serait une politique rassemblant des initiatives et les intégrant dans un projet. De même, je suis frappé de voir mille initiatives pour créer des entreprises de solidarité, faire revivre des villages, redonner un sens à la vie civique du pays. Mais ces initiatives restent dispersées. Rien n’est fait pour les rassembler, les reprendre à un niveau supérieur. À mon avis, c’est un manque, de la part d’un parti dont c’est la vocation naturelle. De même, quand on parle des emplois, je crois qu’il ne faut pas partir d’une logique économique, mais les considérer dans une problématique de société, à partir des besoins criants. Il y a peut-être une demande de 100 000, 200 000 emplois pour les vieux isolés, pour l’humanisation des hôpitaux, la rénovation des moyens de transport. Il faut d’abord recenser les besoins de la société, et après s’efforcer de les chiffrer.
Lionel Jospin : Je partage votre préoccupation. Dans un livre que je devais faire paraître en septembre – et que la campagne électorale a suspendu –, j’utilise l’expression « utopie concrète ». Je propose de partir, comme vous le suggérez, des besoins de l’homme, à la fois de ses besoins fondamentaux d’individu et des besoins collectifs à l’échelle d’un pays, éventuellement de l’Europe ou même du monde. Quels sont ces besoins ? La paix, la sécurité, pouvoir se vêtir, se nourrir. Au niveau global, alphabétiser ses enfants, s’éduquer, s’épanouir, accéder à la culture. Autrement dit, ne peut-on pas essayer de regarder les choses non plus par rapport à des constructions idéologiques, à des concepts définis a priori et supposés s’appliquer à une réalité et capables de la transformer, mais partir des besoins de l’homme et essayer de définir des moyens pour les satisfaire. Voilà les vrais objectifs. Utopiques parce que difficiles, mais concrets car réalisables.
Edgar Morin : Prenez les dénonciations de Le Pen. Si elles se bornent à n’être que des dénonciations, elles deviennent vite insuffisantes parce qu’elles finissent par masquer aux partis leurs carences, leurs faiblesses, leurs scléroses qui ont précisément permis ce développement de l’électorat du Front national. Si le Parti socialiste ne se régénère pas lui-même, il ne pourra pas jouer son rôle pour régénérer la société.
Lionel Jospin : Toujours d’accord. Je sais qu’il y a encore des progrès à faire, en tout cas dans un certain nombre de villes ou de départements où il y a, comment dire, de la nécrose.
Alain Touraine : Revenons au problème qui est au cœur des préoccupations des Français : l’emploi. Leur inquiétude, c’est le sentiment que l’ouverture économique, l’ouverture internationale sont contradictoires avec le maintien d’une société nationale intégrée. Or tout l’enjeu est de montrer que les deux ne sont pas incompatibles. De ce point de vue, je reprends deux propositions que vous avez faites. D’une part, la création de 700 000 emplois pour les jeunes m’apparaît comme une mesure typiquement politico-sociale, sans lien avec l’économie. C’est la mauvaise solution. D’autre part, la bonne solution, c’est la conférence sur l’emploi et l’idée du partage du travail, qui est l’exemple même de la conciliation entre l’efficacité économique et la justice sociale. Là, vous tenez le langage juste. Je me réjouis de voir que vous avez commencé la campagne en mettant en avant le premier thème, puisque, progressivement, vous avez mis l’accent sur le second.
Lionel Jospin : Ce n’est pas faux…
Alain Touraine : … Le cœur même de votre discours ne devrait-il pas être : l’ouverture à l’économie internationale est nécessaire ? L’accélération de notre entrée dans la société de l’information aussi. Nous allons vous démontrer que non seulement l’une et l’autre ne sont pas incompatibles avec plus d’intégration et de solidarité sociale, mais qu’il y a, en l’occurrence, complémentarité des mesures économiques et sociales. J’aimerais que ce discours soit plus fortement exprimé.
Lionel Jospin : Je constate que la mesure la plus précise, celle qui a été le mieux définie – nous avons précisé la nature des emplois offerts aux jeunes et leur financement – celle qui pouvait donc apparaître comme la plus crédible est celle qui aura été la plus utilisée, et même la plus caricaturée, pour décrédibiliser notre programme économique ! On reproche aux socialistes de rester dans les généralités et au moment où ils disent quelque chose de précis, on leur répond : ça n’est pas réaliste, cela ne peut pas marcher ! En réalité, il y a dans cette mesure un aspect symbolique, une volonté de répondre à une vraie angoisse sociale. Cette réponse est effectivement para-économique. Elle est, en quelque sorte, décalée par rapport à la logique économique et sociale que nous développons par ailleurs. Ces 350 000 emplois de caractère public s’adressent plutôt à des jeunes, nombreux dans les quartiers, souvent d’origine immigrée, même s’ils ne le sont pas tous et dont les héritages culturels, le niveau de formation, les handicaps sociaux font qu’ils ne peuvent pas prétendre aisément entrer sur le marché du travail par les filières de formation habituelles. C’est dans ce sens que je défends ce programme et non pas comme un instrument de politique économique.
La cohérence économique, que j’ai essayé de traduire dans les deux articles de « Libération », consiste à faire fonctionner ensemble création d’emplois, diminution du temps de travail et progression des salaires. Il est évident que dans la même entreprise on ne peut pas à la fois faire les trois. On ferait exploser le système. La conférence salariale ne doit pas devenir une grande machine. Elle ne va pas réinventer la politique des revenus en France, version années 60. Elle doit être un cadre dans lequel on lance une série de négociations et peut-être ensuite, dans lequel on se retrouve régulièrement pour que soient vérifiés ensemble les progrès. Je suis d’accord sur ce que vous avez dit par ailleurs sur la nécessité d’investir beaucoup plus dans les technologies de pointe. On est en train de découvrir qu’on s’est raconté, pour partie, des histoires sur les emplois créés aux États-Unis. Ce ne sont pas que des petits boulots. Beaucoup sont des emplois qualifiés qui tendent à augmenter la croissance. Nous sommes acquis à cette idée qu’il faut encourager la création d’emplois à partir des PMI-PME. De même, je ne suis pas du tout en contradiction avec le discours selon lequel on ne peut pas simplement raisonner en termes de défense des acquis, qui sont parfois perçus comme des corporatismes. Je suis d’accord avec l’idée qu’on doit tenir compte des évolutions et accompagner un certain nombre de mutations pour définir de nouvelles solidarités. Mais que nous propose-t-on ? La mondialisation, le progrès technique accompagné d’une plus grande flexibilité du travail, d’une remise en cause du Smic, de la création de petits boulots ? En fait, les gens se disent : puisqu’on ne me propose rien de positif, je me bats pour garder le statut qui me protège. La mutation est perçue comme une menace, pas comme la perspective d’une situation meilleure.
C’est à nous de faire comprendre que le changement peut être une chance, un progrès. Si l’on a, face à face, une gauche figée sur la défense des statuts et une droite prête à accepter le désastre social pour mieux épouser la mondialisation, je ne sais pas qui l’emportera, mais je sais que la France sera perdante. L’enjeu de cette élection et des années qui viennent est de réconcilier les Français avec le progrès.