Interview de M. Alain Juppé, Premier ministre, à RTL le 9 septembre 1996, sur la réforme fiscale, la politique économique, la baisse des charges sociales, les relations avec la majorité, l'immigration clandestine et la réforme du mode de scrutin.

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Texte intégral

M. Cotta : Nous allons parler de la baisse de l'impôt sur le revenu, mais aussi des perspectives économiques, politiques et sociales de la rentrée et de la santé de la France. Un sondage publié par La Tribune ce matin révèle le scepticisme de 7 français sur 10 qui pensent que la baisse de l'impôt ne ramènera ni croissance, ni confiance. Vous êtes bien entendu d'un avis contraire : pourquoi ?

A. Juppé : Tout le monde, il y a quinze jours, était d'un avis contraire. J'ai écouté tous ceux qui m'ont dit, depuis des mois et des mois, ce qui explique le ralentissement de la croissance en France, c'est le poids trop lourd des prélèvements obligatoires. Je les ai écoutés d'autant plus que je le pensais moi-même. J'ai déjà dit que si nous avions, en 1995, été obligés, en urgence, de relever certains prélèvements, c'était pour boucher les trous, pour mettre un terme à la dégradation de nos finances. Mais mon objectif avait toujours été, comme le Président de la République le souhaitait, de baisser les impôts. Je le répète donc, tout le monde considérait – et la plupart des observateurs de bonne foi continuent à considérer – que la baisse de l'impôt est bonne pour la croissance. Je comprends parfaitement le scepticisme des Français. En matière d'impôt, on a fait tellement de promesses depuis des décennies qu'ils attendent de voir. Eh bien je prends l'engagement, si le Parlement me suit bien entendu, que cette réforme se concrétise dès l'année prochaine et dès le printemps prochain, dès le premier tiers provisionnel.

O. Mazerolle : Toutes taxes d'État confondues, quelle sera la baisse réelle des prélèvements obligatoires l'année prochaine ?

A. Juppé : La baisse sur les salariés, sur les revenus du travail sera de 25 milliards. Je sais bien qu'on essaie de faire des conversions...

O. Mazerolle : Il y aura des hausses de taxes par ailleurs ?

A. Juppé : Personne n'est obligé de fumer ni de boire de l'alcool de plus de 25°. Ceux qui ne consomment pas excessivement de whisky ou de cigarettes ne verront pas leurs impôts augmenter. Il ne faut pas tout mélanger, non plus.

O. Mazerolle : Et aussi sur les voitures ?

A. Juppé : Oui, mais la hausse sur l'essence... Voyez comme on commence à mélanger d'ailleurs. J'ai dit tabac et alcool : c'est un objectif de santé publique. Comment ne pas voir, à l'heure actuelle, pour nos jeunes en particulier, qu'il y a des risques graves. L'augmentation des droits sur le tabac et sur l'alcool est de ce point de vue un impératif, je le répète. En ce qui concerne l'essence que vous évoquez, j'ai dit, ou les ministres ont dit que le relèvement serait celui de l'inflation. Donc il n'y a pas d'alourdissement de la pression fiscale. Donc revenons à des choses simples. Pour ceux qui travaillent, pour ceux qui vivent des revenus de leur travail, l'impôt baissera de 25 milliards. On ne peut pas faire des plus et des moins, comme je l'entends souvent.

O. Mazerolle : Monsieur Balladur voulait plus. C'est un homme sérieux, Monsieur Balladur, non ?

A. Juppé : Je reviens à votre première question, pas la deuxième. J'entends dire, d'un autre côté, l'élargissement de l'assiette de la CSG va rapporter 7 milliards, mais ce ne sont pas les mêmes. Sur les revenus du capital, effectivement, l'élargissement de la CSG aura cet effet. Mais quelle est la ligne que j'ai choisie ? Depuis quinze ans maintenant, et c’est paradoxal d'avoir vu cela sous des gouvernements socialistes successifs, on n'a pas arrêté de favoriser d'un point de vue fiscal ceux qui vivent des revenus du capital, ce que J. Chirac appelait « l'argent qui dort », ce qu'on peut aussi appeler la rente. J'ai des chiffres très précis – je vous en fais l'économie ce matin – qui montrent que ceux-là ont vu leur impôt allégé sous tous les gouvernements socialistes qui se sont succédés depuis 1981. Aujourd'hui, le moment est venu de rétablir la balance et d'alléger, comparativement, le prélèvement sur ceux qui travaillent, qu'ils soient salariés ou travailleurs indépendants. C'est la philosophie de ma réforme et je crois qu'elle correspond à quelque chose de juste.

M Cotta : Une crainte est tout de même que les impôts locaux n'augmentent, d'autant que beaucoup de financements ont été transférés aux régions, le transport, les universités...

A. Juppé : Non. Le transport, premièrement, ce n'est pas transféré.

M Cotta : Ça va l'être.

A. Juppé : Oui, mais il faut être très précis quand on dit les choses. Deuxièmement, ça ne sera transféré qu'à ceux qui le veulent, c'est-à-dire aux régions qui le souhaitent. Troisièmement, ça sera transféré avec l'argent correspondant. Vous savez qu'il y a des mécanismes qui permettent de vérifier que ce que l'État a transféré a été accompagné de financements équivalents et ces mécanismes montrent que c'est le cas. Et c'est aux élus locaux qu'il faut demander des comptes sur ce sujet-là. Je suis moi-même élu local et je sais que nos concitoyens, dans le cadre de la commune, du département ou de la région, envoient ces messages-là. Vous observez d'ailleurs qu'il y a des départements qui maîtrisent leurs dépenses, des régions qui maîtrisent leurs dépenses, des communes qui maîtrisent leurs dépenses, et d'autres qui ne le font pas. Alors au citoyen de jouer son rôle, mais ce n'est pas la responsabilité du Gouvernement.

M Cotta : Vous parlez de commune, de région, de département. N’y aurait-il pas intérêt à simplifier pour éviter la prolifération des impôts locaux ?

A. Juppé : On en parle depuis trente ans. Vous voulez supprimer les communes, en France ? C'est une réalité. Ce qu'il faut, c'est qu'elles travaillent davantage ensemble. C'est ce qu'on appelle l'intercommunalité, ça avance. Vous voulez supprimer les départements en France ? Ils jouent un rôle. Vous voulez supprimer les régions en France ? Elles ont aussi leur fonction. Ce qu'il faut, c'est définir le champ d'intervention de chacune de ces collectivités, et le Gouvernement y travaille. Monsieur Perben est en train de préparer, en liaison avec les associations d'élus locaux, un texte sur ce sujet.

O. Mazerolle : L'engagement que vous prenez porte exclusivement sur l'impôt sur le revenu. Pour rétablir la confiance, ne conviendrait-il pas de prendre un engagement sur l'ensemble des prélèvements obligatoires ? C'est quand même là-dessus que les contribuables font leurs comptes au total.

A. Juppé : Je ne comprends pas bien le raisonnement. Il y a des impôts en France. Eh bien nous choisissons de baisser l'un de ces impôts parce que, précisément, nous voulons favoriser ceux qui travaillent. On m'a dit à plusieurs reprises, pourquoi pas la TVA, par exemple.

M Cotta : On allait vous le demander.

A. Juppé : Excusez-moi d'anticiper sur la question. Avec la même quantité d'argent, c'est-à-dire 25 milliards pour l'année prochaine parce que c'est ce dont je dispose quand je regarde comment évoluent mes dépenses et mes recettes, les dépenses et les recettes de l'État ; avec la même quantité d'argent, on aurait pu baisser l'année prochaine la TVA de 0,9 point. Eh bien je soutiens que personne ne se serait rendu compte de cette baisse et qu'elle n'aurait eu aucun effet sur la situation économique. Elle n'aurait même pas été répercutée dans les prix. J'ajoute une deuxième chose, c'est que la TVA, ce n'est pas un si mauvais impôt qu'on veut bien le dire. Vous savez très bien qu'elle ne pèse pas sur ce que nous vendons à l'étranger. En revanche, elle est ajoutée au prix des produits que nous achetons à l'étranger. C'est donc quelque chose qui protège l'emploi. La TVA est un bon impôt pour l'emploi.

O. Mazerolle : Ça veut dire qu'elle ne baissera plus, à l'avenir ?

A. Juppé : Je n'ai pas dit cela. Les Allemands vont l'augmenter, vous savez. Je n'ai pas dit qu'elle ne baisserait pas. Si la croissance est au rendez-vous, ce que je pense et ce que je souhaite, nous aurons d'autres marges de manœuvre pour continuer les baisses d'impôts. Mais j'insiste bien sur cette idée que la TVA est un bon impôt pour l'emploi. C'est tellement vrai que M. Rocard est venu, il y a quelque temps, me proposer d'aller encore plus loin dans la baisse des charges sociales en augmentant la TVA. J'ai parfois un peu de mal à suivre la logique des socialistes. Il faut bien dire d'ailleurs que le spectacle qu'ils nous donnent, depuis quelque temps, est celui du désarroi : ils n'ont rien à proposer, ils s’efforcent, maladroitement souvent, de critiquer ce que nous faisons.

O. Mazerolle : Vous évoquez la piste de la baisse des charges sociales que vous aviez d'ailleurs engagée l'année dernière. Pourquoi ne pas l'avoir accentuée cette année ? Ça n'a pas donné les résultats escomptés ?

A. Juppé : Alors là, Monsieur Mazerolle, franchement, merci de votre question. Et c'est sincère. Je me demande parfois si les commentateurs en France ne sont pas un peu déboussolés. Il y a six mois, on me reprochait d'avoir été trop loin dans la baisse des charges sociales. On me disait, vous avez mis le paquet, c'est vrai. Je le rappelle, 40 milliards de baisse des charges sociales depuis que ce Gouvernement est arrivé au pouvoir. Il y a encore une étape supplémentaire qui est franchie le 1er octobre puisqu'une nouvelle baisse de charges sociales intervient sur les bas salaires le 1er octobre, dans quelques jours. On me disait, vous avez été trop loin, ce n'est pas efficace. Je vous rappelle même qu'à l'occasion d'un sommet social, aussi bien le patronat d'un côté – Monsieur Gandois – que les syndicats de l'autre m'ont dit, il faut arrêter parce qu'on n'est pas sûr que c'est efficace. Et qu'est-ce qu'on me dit aujourd’hui ? Vous avez eu tort de renoncer à la baisse des charges sociales. Vous voyez cette espèce de volonté systématique de critiquer tout ce que fait le Gouvernement. Je ne parle pas de l'opinion qui a beaucoup plus de bon sens, bien sûr.

O. Mazerolle : Selon votre analyse, ça n'a pas donné les résultats escomptés ?

A. Juppé : Bien sûr que ça a donné les résultats escomptés, bien sûr qu'on a eu raison de le faire, bien sûr qu'on continue. Je viens de le répéter, le 1er octobre prochain. Mais aujourd'hui, j'ai choisi d'agir sur un autre volet de notre fiscalité, dans un autre but. Alors je le répète, qu'on ne me reproche pas tout et son contraire. Il faut une certaine logique dans tout cela.

M Cotta : Vous avez annoncé une formule d'épargne retraite à la carte. Qu'en attendez-vous, enthousiasme ou pas des Français ?

A. Juppé : Les chiffres, les mesures fiscales ou financières, ça ne déclenche jamais l'enthousiasme. C'est une mesure nécessaire. Je dis d'abord que les retraites par répartition, vous savez tous ce que c'est, resteront le socle, le fondement de nos régimes de retraite. Ceci n'est pas en discussion. Mais pour ceux qui le veulent et avec une participation des entreprises quand elles le souhaitent, je crois que la France doit se doter d'un instrument qui existe dans tous les grands pays modernes qui sont ces fonds d'épargne retraite qui permettent précisément d'épargner. Ainsi à l'âge de la retraite, on peut avoir une rente qui améliore la retraite de base ou la retraite complémentaire, ou d'ailleurs – je ne suis pas du tout fermé à cette idée – un capital qui permet par exemple à celui qui part à la retraite de vendre son appartement en ville pour s'acheter une maison de retraite à la campagne. Donc la rente ou le capital, et ceci sera géré par tous les organismes qui sont impliqués dans les systèmes de retraite, c'est-à-dire aussi bien les sociétés d'assurance que les mutuelles.

M. Cotta : Où en est le pays aujourd'hui ? Certains, comme A. Madelin, parlent de tendance déflationniste, d'autres comme C. Pasqua disent que la route choisie n'est pas la bonne. Quel est aujourd'hui l'état économique de la France ?

A. Juppé : J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'il était contrasté. Cela veut dire qu'il n'est ni tout rose, ni tout noir. Il y a des difficultés. La première d'entre elles, on le sait, c'est bien sûr le chômage et le fait que les objectifs que nous nous étions fixés dans ce domaine ne sont pas encore atteints. Et puis, il y a des Français qui souffrent, qui sont dans la difficulté – je le sais pour qui la vie quotidienne est dure. D'un autre côté, beaucoup d'indicateurs montrent que notre économie est saine. L'inflation est maîtrisée et nous ne sommes pas en déflation. Quand on est à un rythme prévisionnel de hausse des prix de l'ordre de 1,5 %, on n'est pas en déflation même si les prix industriels ici ou là peuvent baisser ! Nos entreprises sont compétitives puisqu'à l'exportation, elles remportent des succès considérables. Notre monnaie est stable. Bref, nous avons un certain nombre d'éléments qui montrent que l'économie française s'est assainie. Et nos finances publiques se portent beaucoup mieux naturellement, qu'elles ne se portaient lorsque nous sommes arrivés.

O. Mazerolle : Pourquoi les Français ont-ils mal à la tête ?

A. Juppé : Vous savez, tout ceci mérite d'être relativisé. Moi, je rencontre beaucoup de Français qui n'ont pas mal à la tête, qui sont conscients que c'est difficile mais qui, au total, ont plein de bon sens et nous disent : « Continuez, tenez bon ! ».

O. Mazerolle : Vous êtes gaulliste. Quand vous entendez C. Pasqua dire que la route choisie ne correspond pas à la grandeur de la France, n'amènera pas la prospérité, qu'il a peur que la France n'existe plus au XXIème siècle, alors ?

A. Juppé : Oh là là ! Vous savez, moi, j'ai une certaine philosophie dans tout ça ; Je crois que les Français sont un peu lassés de ces petites piques du dimanche. C'est une vieille tradition, un vieil exercice de notre vie politique. Ce qui compte, ce sont les faits. Vous avez observé que, depuis que je suis Premier ministre, jamais la voix de C. Pasqua n'a manqué au Gouvernement, sur aucun texte, sur aucune déclaration de politique générale et les déclarations de politique générale, c'est le moment où l'on fixe la ligne politique. Et C. Pasqua m'a apporté sa voix. Il se trouve que par les hasards du calendrier, comme je reçois tous les responsables de la majorité, j'ai rendez-vous avec C. Pasqua dans une heure.

M. Cotta : Qu'est-ce que vous allez lui dire ?

A. Juppé : C'est très simple, je vais lui dire : « Mais Charles, il paraît que tu as des propositions à faire ? Je les écoute ». Et puis, je lui dirai ce que je pense. Je ne désespère pas de le convaincre.

M. Cotta : Des voix s'élèvent, tout de même, de part et d'autre en ce moment pour demander de desserrer l'étau de Maastricht. Certains veulent avancer le calendrier de la monnaie unique, d'autres au contraire ne croient pas que la monnaie unique soit une fin en soi. Est-ce que vous attendez, vous, de la création de la monnaie unique, une amélioration de la situation en général des pays européens et de la France en particulier ?

A. Juppé : Heureusement que dans ce brouhaha, il y a quelques endroits où on tient bon et où on a une ligne claire ! Je vais vous répondre dans quelques secondes. On disait au début du journal : « les critiques fusent dans la majorité ». C'est vraiment extraordinaire de voir comment on peut avoir des perceptions différentes ! Moi, j'étais à l'UDF, samedi. J'ai été bien accueilli et F. Léotard m'a assuré de son soutien. Je lisais récemment une dépêche dans laquelle P. Méhaignerie disait qu'il soutenait la réforme fiscale du Gouvernement. Le RPR, tout entier, la soutient et sans prendre de pari aventureux, avec les amendements qui s'imposent, je suis sûr que cette réforme sera adoptée par l'Assemblée nationale et par le Sénat.

O. Mazerolle : Et quand F. Léotard dit qu'il ne veut pas de majorité de caserne ? Nous, c'est ce que l'on entend aussi ?

A. Juppé : Vous croyez que j'ai une vocation d'adjudant, moi ? Personne ne veut d'une caserne !

O. Mazerolle : Peut-être de capitaine ?

A. Juppé : Mais entre la caserne et puis la colonie de vacances, il y a peut-être en politique des choses plus sérieuses à faire ? J'en viens à la monnaie unique. Je crois que ce sera un atout pour nous. Réfléchissons trente secondes, c'est ce que j'ai essayé de faire hier avec les jeunes du RPR. Qu'est-ce qui se passe dans le monde ? Partout on s'organise. En Amérique latine qui est un continent dont la croissance est forte, qu'est-ce qu'on fait ? On fait un marché commun qui s'appelle le MERCOSUR. En Asie où cela explose sur le plan de la croissance, qu'est-ce qu'on fait ? Un marché commun, cela s'appelle le forum du Pacifique ou l'ASEAN, peu importe. Aux États-Unis, qu'est-ce qu'on fait ? On fait un marché commun avec le Canada et avec le Mexique. Et nous serions, nous, alors que nous avons pris de l'avance depuis trente ou quarante ans, les seuls à faire marche arrière ? Il faut continuer dans la voie de la construction européenne parce que sans cela, quelle que soit notre force, nous ne pèserons pas dans la compétition internationale. Et face au dollar et face au yen, si nous n'avons pas une monnaie européenne, nous serons dépassés. D'ailleurs, ce que vous me dites me rassure d'un certain point de vue parce que maintenant, de quoi on discute ? Du moment où il faut la faire et non plus du principe qui est acquis !

O. Mazerolle : Mais toute de même, Monsieur le Premier ministre, y compris chez les Juppéistes comme le député de Tours, P. Briand, on entend exprimer cette conviction finalement que la politique économique de la France est un peu trop emprisonnée par la Bundesbank. La Bundesbank est la banque centrale allemande qui est obsédée par la lutte contre l'inflation, qui, du fait de la domination économique de l'Allemagne sur l'Europe, commande un peu la politique de taux d'intérêt et que la France est donc subordonnée à cette politique. Alors qu'avez-vous à dire à ceux qui sont convaincus qu'on marche trop au pas de l'Allemagne ?

A. Juppé : Je ne crois pas que ce soit la bonne analyse. Je demande à ceux qui nous disent qu'il faut changer Je ligne de nous proposer une autre ligne. Quelle est la ligne économique du Gouvernement ? Premièrement, elle consiste à remettre de l'ordre dans nos finances, à ne pas dépenser trop et même à ne pas dépenser plus. C'est ce que nous avons fait en 1997 par rapport à 1996, pour maîtriser nos déficits et ne pas s'endetter trop. Quelle est l'autre ligne ? Dépenser plus ? Creuser plus ? S'endetter plus ? Il faut être concret ! On l'a fait cela ! On l'a fait en 1981 et 1982, on l'a fait en 1988 et 1989 et on a vu ce que cela donnait ! Deuxièmement, nous avons une politique qui consiste à dire que la France a intérêt à avoir une monnaie stable parce qu'en ayant une monnaie stable, elle a des taux d'intérêt qui baissent. Et les résultats que nous avons atteints, en ce domaine depuis un an, sont spectaculaires. Personne n'y croyait, pas même A. Madelin au mois de juillet de l'année dernière lorsqu'il me disait : « si nous arrivions à des taux d'intérêt à court terme de 4,5 %, ce serait fantastique. » On est en dessous ! Donc, voilà ma ligne politique. Il ne s'agit pas de se mettre dans les mains de telle ou telle banque centrale étrangère, fut-elle allemande.

M. Cotta : Quand attendez-vous une répercussion de cette politique sur l'emploi. Les États-Unis, par exemple, annoncent 2,5 millions d'emplois nouveaux récemment. Quelle est la perspective française à travers la monnaie unique et à travers la politique européenne ?

A. Juppé : Les Etats-Unis annoncent 250 000 emplois nouveaux.

M. Cotta : Oui, pardon, c’était 250 000 emplois supplémentaires !

A. Juppé : Vous étiez un petit peu enthousiaste mais les États-Unis viennent aussi de décider de ne plus verser de prestations sociales à tous ceux qui habitent aux États-Unis depuis moins de trois ans. La misère aux États-Unis se compte par millions de gens et il y a plusieurs millions de gens qui sont en-dessous du seuil de pauvreté ! II n'y a pas de Sécurité sociale aux États-Unis. Monsieur Clinton a essayé d'en créer une et il a échoué. Alors, regardons les choses jusqu'au bout ! Le modèle américain a peut-être aussi ses défauts. Deuxième exemple, on me dit la Grande-Bretagne est arrivée à maîtriser son chômage. Ce que l'on oublie toujours d'ajouter, c'est que la population active britannique diminue parce que ce pays est en recul démographique. Chez nous, la population augmente. Alors, voilà pour les comparaisons internationales. La France se bat contre le chômage ! Elle se bat sur tous les fronts, ce sera long mais je suis persuadé que cela peut donner des résultats. Depuis un an, nous avons obtenu le recul du chômage de longue durée, dans de petites proportions mais il a reculé, et également un léger recul du chômage des jeunes. Et en 1995, le chômage a baissé. Donc cela prouve que l'on peut y arriver ! On peut y arriver d'abord par la croissance. C'est mon intime conviction, c'est l'objectif de notre politique économique. Et on peut y arriver en se battant sur d'autres fronts : le front de la durée du travail.

J'ai déjà eu l'occasion de dire que le partage du travail pouvait, sous certaines conditions, être créateur d'emplois et qu'il fallait aller plus vite dans ce domaine. Je l'ai dit aux partenaires sociaux. Il y a également le front des emplois de proximité. Nous avons fait des emplois de ville. Nous allons commencer, au 1er janvier prochain, les emplois de dépendance pour venir en aide aux personnes âgées qui sont bloquées à leur domicile. Il y a ensuite le front des PME-PMI. Une prochaine disposition va entrer en vigueur le 1er janvier qui va alléger la fiscalité sur les petites entreprises qui investissent et qui capitalisent leur argent Et puis, il y a le front de la formation et de l'alternance sur lequel la réforme de F. Bayrou va nous permettre de franchir des étapes décisives. Voilà la cohérence de notre politique ! Notre politique économique, notre politique pour l'emploi et contre le chômage. Ce n’est pas simplement la politique monétaire, c'est l'ensemble de tout cela !

O. Mazerolle : Parlons un peu des fonctionnaires. Dans Le Figaro, samedi, vous avez dit que vous ne pouviez pas prolonger indéfiniment le gel des salaires pour les fonctionnaires et Monsieur Lamassoure, qui était l'invite du Grand Jury hier, a confirmé qu'il y aurait certainement quelque chose cette année pour les fonctionnaires, enfin en 1997 pour les fonctionnaires.

A. Juppé : Oui, en 1995, je l'ai dit, la situation était difficile sur le plan des finances publiques. J'aurais pu dire à ce moment-là, le déficit est de 360 milliards – c'était la réalité – alors laissons-le filer. Je n'ai pas choisi cette ligne et j'ai préféré prendre des mesures difficiles pour rétablir l'équilibre. A ce titre il y a eu, non pas le gel des salaires parce que la masse salariale dans la fonction publique a augmenté de plusieurs pour cent en 1995 selon les situations individuelles, mais le gel de ce que l'on appelle le point fonction publique c'est-à-dire qu'il n'y a pas eu d'augmentation générale. C'est un effort, un sacrifice qui a été demandé. Les fonctionnaires l'ont consenti et c'est courageux de leur part. Il est évident qu'au fur et à mesure que la situation se redresse, on ne peut pas continuer cette politique de gel et que des négociations vont s'engager entre le ministre et les syndicats.

M. Cotta : Pour l'année prochaine ?

A. Juppé : Pour l'année prochaine. Peut-être pour 1998 ? On peut imaginer un accord sur 1997 et 1998.

O. Mazerolle : Puisqu'il y a un peu moins de fonctionnaires, ceux qui restent pourront être un plus rétribués ?

A. Juppé : Il y a très peu moins de fonctionnaires, si je peux m'exprimer ainsi. Non, en ce qui concerne les effectifs de la fonction publique, nous avons essayé d'être réalistes. Prenez l'exemple de l'Éducation nationale où je sais qu'il y a à l’heure actuelle de l'agitation.

O. Mazerolle : Ils ne sont pas contents et ils vont se mettre en grève !

A. Juppé : Oui. Quelle est la vérité ? C'est que dans l'enseignement primaire et secondaire, il y a des dizaines de milliers d'élèves de moins parce que c'est la démographie, hélas. Je ne m'en satisfais pas mais il y a des dizaines de milliers d'élèves de moins et il nous est apparu juste de ne pas augmenter et de ne pas augmenter et même de diminuer très légèrement les effectifs d'enseignants parce que les enseignants sont faits pour être devant leur classe, bien entendu. En sens inverse, dans l'enseignement supérieur – et c'est une lourde responsabilité de nos prédécesseurs socialistes –, on n'a pas fait ce que l'on aurait dû faire pour augmenter les effectifs de professeurs afin de faire face à l'arrivée d'étudiants de plus en plus nombreux. Eh bien, nous augmentons les effectifs de professeurs dans l'enseignement supérieur. C'est une politique logique qui n'est pas doctrinaire ou idéologique mais qui est simplement réaliste.

M. Cotta : Question sur l'immigration. Après l'évacuation de l'église Saint-Bernard, votre cote dans l'opinion publique est remontée mais que se passe-t-il à partir du moment où tout de même, on a l'impression que cette affaire tourne un peu court. Tout cela pour huit expulsions seulement ! Est-ce que cela valait la peine ? Est-ce que cela ne souligne pas au fond l’impuissance d’un Gouvernement face aux flux migratoires ?

A. Juppé : Ce qui eût été de l'impuissance, c'est de faire ce que les socialistes nous proposaient de faire, c'est-à-dire affirmer urbi et orbi que l'on est contre l'immigration illégale et puis s'empresser de ne jamais appliquer la loi même quand elle doit être appliquée. Nous avons fait quelque chose de plus logique. Notre politique de l'immigration repose sur trois principes : la fidélité de la France à sa tradition d'accueil et d'asile. Il n'est pas question d'y renoncer mais dans le cadre des lois et avec une politique d'intégration qui est souvent généreuse. Ensuite la volonté d'aider les pays d'où vient l'immigration à se développer et la France, là-dessus, est numéro un dans le monde. Enfin, numéro deux après le Japon pour être tout à fait exact, mais numéro un de tous les autres grands pays. Et puis le respect de la loi et le refus de l'immigration illégale et là-dessus, je ne varierai pas ! C'est exactement ce que nous avons fait à propos de Saint-Bernard. Sur les personnes concernées, il y en a eu 35 à 40 % comme je l'avais annoncé qui ont été régularisées et les autres seront reconduits à la frontière parce que les arrêtés de reconduite à la frontière qui les frappent ont été, à différentes étapes de la procédure judiciaire, confirmés. Les Cours d'appel n'ont pas confirmé les jugements qui ont été parfois pris en première instance.

M Cotta : Donc vous avez fait du coup par coup comme certains vous le demandaient ?

A. Juppé : Non, non, je n'ai pas fait du tout du coup par coup. J'ai fait une politique cohérente et logique conforme aux avis qui m'ont été donnés par le Conseil d'État On applique la loi, on tient compte naturellement dans l'application de la loi des situations familiales ou sanitaires et c'est dans ce cas-là que nous avons régularisé. Et là-dessus, nous tiendrons le cap.

O. Mazerolle : Précisément, vous-même et le Président de la République avez annoncé qu'il fallait clarifier ce que l'on appelle les lois Pasqua, voire même les renforcer. Sur quel point vous semble-t-il qu'il y a des failles ?

A. Juppé : Il y a un premier point sur lequel il y a une faille, qui n'est pas d'ailleurs dans le champ des lois dites Pasqua, c'est le travail clandestin. Nous avons là une législation qui est insuffisante, nous n'avons pas les moyens de lutter contre ce véritable fléau qui est une injustice à bien des égards. D'abord qui place les immigrés employés dans des ateliers clandestins dans des conditions souvent inhumaines et qui est une concurrence tout à fait déloyale par rapport aux entreprises qui, elles, paient leurs impôts et leurs charges sociales. Et donc il faut se doter des moyens d'avoir une politique plus active contre le travail clandestin. Un projet de loi a été préparé, il sera examiné par un Conseil des ministres avant la fin du mois de septembre et déposé au Parlement au cours de la prochaine session.

O. Mazerolle : Conséquences financières pour les employeurs ?

A. Juppé : Je ne peux pas vous dire encore quel est le dispositif, nous en parlerons lorsqu'il sera publié. Deuxième point : ce qui s'est passé a montré qu'il y avait des ambiguïtés entre le rôle de la justice administrative, le rôle de la justice judiciaire et les procédures. Parce que c'est vrai...

O. Mazerolle : Les policiers sont très mécontents, ils disent qu'on leur fait faire le sale boulot à Saint-Bernard et les magistrats les remettent en liberté.

A. Juppé : Non, n'entrons pas dans ces bagarres de parloir.

O. Mazerolle : Vous n'y croyez pas ? Vous ne croyez pas qu'il y a une dualité justice/police ?

A. Juppé : Non, ça c'est vieux comme le monde, avant la République et après la République. C'est la vie mais ça marche plutôt bien aujourd'hui et la collaboration est bonne. En revanche les textes parfois présentent des imperfections contre lesquelles il faut lutter de façon à ce que ces cafouillages soient évités.

M. Cotta : Sur la philosophie des lois Pasqua, C. Pasqua résumait hier la sienne et a dit, la France doit pouvoir accepter qui elle veut et non pas qui le veut. Est-ce qu'au fond c'est une philosophie que vous partagez ?

A. Juppé : Je crois que c'est celle que je viens de vous exprimer il y a un instant. Mais vous savez, les lois, c'est très bien de les faire voter. Ce qui est encore plus important, c'est de les faire appliquer. Je crois que le Gouvernement actuel est un de ceux qui a mis le plus d'énergie à les faire appliquer.

O. Mazerolle : Pendant une seconde, quittons l'immigration et parlons de la Corse. Il y a encore eu un attentat cette nuit et on a vu vendredi trois personnes qui avaient été interpellées, suspectées d'actions criminelles être relâchées parce que tout simplement le juge d'instruction avait « oublié » de les voir pour leur notifier la prolongation de la garde à vue. Est-ce que c'est l'application de la loi ?

A. Juppé : C'est l'application de la loi et ceci nous amène à une réflexion que j'ai eue aussi devant les jeunes du RPR hier qui est de savoir, dans la société où nous vivons, quel doit être le bon point d'équilibre entre les libertés individuelles et l'autorité de l'État. Les procédures, c'est fait pour protéger des libertés individuelles et heureusement. Et, de ce point de vue, elles doivent être appliquées sinon on tombe dans l'arbitraire. Mais il ne faut qu'on arrive non plus à une lecture tellement procédurière ou littérale des procédures, précisément, que cela mette en cause l'autorité de l'État. Et c'est un débat que je souhaiterais aussi ouvrir devant le Parlement, devant la représentation nationale pour savoir où est le bon point d'équilibre et quelles sont les réformes à engager alors dans la procédure pénale ou, de façon plus générale, dans les procédures judiciaires. Le Garde des Sceaux a d'ailleurs demandé à une personnalité importante de réfléchir à ce sujet, un rapport sera déposé dans les prochains mois et nous en parlerons. C'est un vrai débat de société.

M. Cotta : Vous avez évoqué les universités d'été du RPR et de l'UDF qui ont eu lieu ce week-end. Quel est votre bilan ? On parle de voix discordantes mais pensez-vous que malgré cela, la majorité trouve sa cohérence ?

A. Juppé : Oui, absolument. Voyez d'ailleurs à quel point on est attentif à ce genre de choses, on parle de voix discordantes même quand les gens ne parlent pas.

M. Cotta : V. Giscard d'Estaing n'a effectivement rien dit mais Monsieur Balladur avait parlé avant.

A. Juppé : Monsieur Giscard d'Estaing n'a rien dit, Monsieur Balladur n'a rien dit mais on dit « voix discordantes ». C'est une conception un peu englobante, si je puis dire, de la discordance. Non, moi je trouve que la majorité, avec la volonté de tel ou tel de s'affirmer – c'est normal, ça a toujours été comme ça – se comporte bien, elle est unie et cohérente. Je le répète, citez-moi un seul exemple, depuis un an et demi, à l'Assemblée nationale ou au Sénat, où il y a eu un vrai problème. On m'avait dit l'année dernière, à pareille époque : oh là là, ça va être épouvantable, la loi de finances ne sera jamais votée, il n'y a pas assez d'économies, conflit entre le Parlement et le Gouvernement.

M. Cotta : Vous n'avez aucune inquiétude sur le budget ?

A. Juppé : Non, je n'ai pas d'inquiétudes sur le budget. Je le répète, ce n'est pas à prendre ou à laisser. Moi aussi, je fais comme F. Léotard, j'aime bien la discussion et pas uniquement la discipline militaire, à condition évidemment qu'on ne remette pas en cause l'architecture générale, que ça ne soit pas une dénaturation de la loi de finances. On va en discuter. Là aussi, je ne suis pas un joueur, je ne prends pas de paris, en général. Mais je suis prêt à prendre celui que cette politique économique qui s'incarne dans la loi de finances – le budget, c'est quand même l'acte essentiel –, elle recueillera l'assentiment de toute la majorité.

O. Mazerolle : E. Balladur vous réclamait une diminution des impôts avant l'été. Il vous dit maintenant que 25 milliards, ce n'est pas suffisant et qu'on pouvait faire plus. Ça va être le cactus du septennat, Monsieur Balladur ?

A. Juppé : Écoutez, il y a eu un livre de l'un de vos confrères qui s'appelait « Toujours plus ». C'est bon d'avoir dans la majorité quelqu'un qui vous incite toujours à aller de l'avant. Il y en a qui me tirent par les basques, d'autres qui me poussent. Voilà, comme ça, je tiens droit.

M Cotta : Vous avez évoqué hier pour la première fois l’idée d'un second septennat de J. Chirac en 2002. Est-ce pour décourager certaines ambitions que vous sentez poindre ?

A. Juppé : Il y en a, oui, ce n'est un secret pour personne. Non, j'ai parlé simplement du rôle des jeunes du RPR. Faisons une petite parenthèse, d'ailleurs. Je ne connais pas énormément de mouvements politiques en France qui soient capables de rassembler plus d'un millier de jeunes aussi studieux dans les forums, aussi enthousiastes vis-à-vis de la politique. Alors je leur ai dit que le rôle d'un mouvement politique, le rôle de celui dont je suis le président, c'est de faire en sorte que le Président de la République puisse avoir les moyens de poursuivre son action. Aujourd'hui, après les élections législatives de 1998 et après 2002 pourquoi pas ?

O. Mazerolle : Vous avez fait fort. Un an et demi après l'élection du Président de la République, on ne s'attendait pas à ce que vous parliez d'un second septennat.

A. Juppé : J'ai d'abord parlé de 1998, j'ai parlé de 2002. C'est une séquence temporelle logique.

O. Mazerolle : La réforme du mode de scrutin est-elle, oui ou non, une option ouverte pour 98 ou bien n'en est-il absolument pas question ?

A. Juppé : Je crois qu'il ne faut pas prendre, je ne dis pas cela pour vous Monsieur Mazerolle, le problème par le petit bout de la lorgnette. On a dit opération politicienne etc. Je crois qu'il y a des débats de société à ouvrir en France. Je parlais tout à l'heure du débat libertés individuelles-autorité de l'État. Nous avons parlé du débat immigration, immigration illégale, immigration légale etc. Il y a un débat à ouvrir sur la modernisation de notre vie politique qui, par bien des aspects aujourd'hui, est archaïque. Je prends quelques exemples. On parle beaucoup de la place des femmes dans la politique et on ne fait rien. Il va falloir qu'on se décide à faire quelque chose. J'ai évolué sur ce sujet. Je n'étais pas favorable aux quotas parce que je trouve que c'est un mécanisme trop brutal.

O. Mazerolle : L'an dernier, vous avez reçu une volée de bois vert après le congédiement d'un certain nombre de dames.

A. Juppé : Je me suis expliqué là-dessus, je sais que je ne convaincrai pas mais c'est un autre sujet. Justement, changeons les choses. Donc j’ai évolué sur ce point. Et même si beaucoup de femmes sont hostiles aux quotas, je pense que la question mérite d'être posée : comment leur assurer une meilleure place dans la vie politique ? Deuxième exemple, le cumul des fonctions. Il y a un certain nombre de formations politiques qui considèrent que ce qui a été fait en la matière n'est pas suffisant. Ce n'est pas tout à fait mon sentiment mais on peut en discuter. Je me demande parfois si on ne devrait pas aussi introduire en politique la notion de limite d'âge. Est-il normal qu'on puisse se présenter à une élection à 80 ans, à 85 ans, sans limite ? Peut-être qu'on pourrait imaginer d'avoir une limite de candidature, entre 70 et 75 ans par exemple. Et il y a les modes de scrutin. Alors là-dessus, qu'est-ce que j'ai dit ? J'ai dit qu'un bon mode de scrutin doit présenter deux caractéristiques. Premièrement, dégager des majorités de gouvernement : je suis gaulliste et je ne veux pas reconnaître la pagaille de la IIIème et de la IVème République. Ils doivent donc être d'essence majoritaire. Je suis attaché au scrutin majoritaire. Mais en même temps, ce mode de scrutin doit permettre l'expression des minorités et des courants d'idées. Le modèle – et je le dis d'autant plus volontiers que ce n'est pas nous qui l'avons fait mais les socialistes, de temps en temps il m'arrive de reconnaître qu'ils ont fait de bonnes choses –, le modèle, c'est le scrutin municipal. La liste arrivée en tête de la majorité des sièges, donc le maire peut gouverner, mais l'opposition est dans le conseil municipal. Le contre-exemple, c'est le scrutin régional où là, c'est la proportionnelle intégrale – ça, c'est les socialistes qui l'ont fait, hélas – et le résultat, c'est que c'est la pagaille dans bien des conseils régionaux, le pouvoir donné à ceux qui font 2 % des voix et non pas à ceux qui ont la majorité. Et ça, ce n'est pas bon. Il faut donc un correctif là-dessus. Et enfin se pose le problème du scrutin législatif qui assure les majorités de gouvernement mais peut-être pas l'expression de toutes les sensibilités de l'opinion. Voilà la question que j'ai posée.

O. Mazerolle : Mais la modification est-elle une hypothèse ouverte pour 1998 ou n'en est-il pas question ?

A. Juppé : Je demande aux formations politiques – je le leur ai dit – et aux groupes à l'Assemblée nationale d'en discuter. Nous allons en parler ensemble et si une sorte de consensus se dégageait, on peut envisager une réforme.

O. Mazerolle : Y compris de l'opposition ?

A. Juppé : Oui, j'ai entendu dire par M. Jospin qu'il était favorable à une dose de proportionnelle. Il lui était difficile de dire autre chose parce qu'il l'avait proposé.

O. Mazerolle : Vous êtes d'accord pour en parler avec lui ?

A. Juppé : Je suis tout à fait prêt à le recevoir. Je pense simplement que s'il y avait une petite dose de proportionnelle dans le scrutin législatif national, il ne faudrait pas créer deux catégories d'électeurs en France. Il faut que le système soit égal pour tous.

O. Mazerolle : Ça veut dire qu'il ne serait pas question de permettre que certains départements élisent leurs députés à la proportionnelle et d'autres ...

A. Juppé : Je crois qu'il ne faut pas deux catégories d'électeurs. En tout cas, ce que je veux dire, c'est qu'aujourd'hui, il n'est pas interdit au Gouvernement de réfléchir. Il m'arrive souvent d'avoir des propositions précises et on m'accuse alors de les faire trop ficelées. J'ai présenté une réforme fiscale, on va en discuter, elle est claire et précise. Sur ce sujet-là, j'en suis au stade de la réflexion, je n'ai pas de projet tout prêt Je dis simplement que c'est une bonne question dont il faudrait débattre avec les responsables politiques de notre pays.

M Cotta : Un mot sur la place faite aux minorités. La place qu'ouvrirait une représentation proportionnelle au Front national ne vous gêne pas ?

A. Juppé : Quel est le mode de scrutin qui a fait entrer, pour la première et la seule fois dans l'histoire de la République, le Front national à l'Assemblée nationale ? Celui que les socialistes ont fait voter avant 86. Alors sur ce point-là, je n'accepterai en aucune manière des leçons de morale.

O. Mazerolle : Vous est-il arrivé de douter, cet été, lorsque le Président de la République recevait non seulement des membres de l'opposition comme M Rocard et P. Mauroy mais aussi des membres de la majorité qui ne vous disent pas toujours des choses aimables, comme E. Balladur, C. Pasqua et d'autres ?

A. Juppé : Douter de quoi ?

M. Cotta : Douter de vous, peut-être ?

O. Mazerolle : De votre pérennité.

A. Juppé : Les gens qui ne doutent jamais d'eux-mêmes sont des gens inquiétants.

O. Mazerolle : Douter de votre pérennité au poste de Premier ministre ?

A. Juppé : De ce point de vue-là, excusez-moi, je suis peut-être naïf mais non, parce que je connais le Président de la République.