L'euro a un peu plus de 20 ans mais déjà son histoire est mouvementée. Depuis sa création en 1999, la monnaie unique a connu des fluctuations. Après avoir surmonté une certaine fragilité initiale (en octobre 2000, l'euro ne valait plus que 0,85 dollar), l'euro a entamé une solide phase de remontée le conduisant à 1,60 à l'été 2008. Avec la crise financière de 2008, qui se transforme, dans la zone euro, en crise des dettes souveraines, la monnaie unique baisse, mais la politique de la Banque centrale européenne (BCE) et les efforts budgétaires des pays membres contribuent à la stabiliser. En 2022, en revanche, la baisse s'accélère et conduit la monnaie unique en automne en dessous de la parité avec le dollar. Cette chute semble enrayée en juin 2023, l'euro a retrouvé de la vigueur et s'échange environ à 1,10 dollar pour 1 euro.
L'euro faible risque d'accélérer l‘inflation
L'effet du taux de change sur la stabilité des prix et la croissance est réel : "Lorsqu'un euro s'échange contre davantage de dollars (en d'autres termes, lorsque l'euro s'apprécie), les produits américains deviennent moins onéreux pour les habitants de la zone euro. Les prix à l'importation reculent. Ce mouvement a une incidence directe sur l'inflation dans la zone euro via les prix des biens de consommation importés, mais exerce également une influence indirecte via les prix des matières premières importées et des biens intermédiaires utilisés pour la production", précise la BCE.
La dépréciation de l'euro a les mêmes effets, mais au sens opposé: elle améliore la compétitivité des biens et services vendus vers la zone dollar et elle renchérit les importations qui viennent de cette zone (biens de consommation, biens intermédiaires, matières premières). In fine, les conséquences de la dépréciation dépendent de l'effet qui l'emporte sur l'autre. Actuellement, en période de prix d'énergie élevés, l'effet négatif pèse davantage : la zone euro est importatrice d'énergie et les énergies fossiles sont facturées en dollars. La dépréciation de l'euro rend les importations d'énergie (gaz et pétrole) encore plus chères et contribue à l'accélération du taux d'inflation en zone euro. Cet effet était très fort en 2022, il s'est affaibli en 2023. Dans le sillage de l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, les prix de l'énergie avaient d'abord fortement augmenté, depuis ils ont retrouvé un niveau proche de l'avant-crise ukrainienne.
La faiblesse de l'euro n'est en revanche pas générale. Si elle s'observe également face au franc suisse (un peu moins de 10% de baisse depuis le 1er janvier 2022), l'euro est stable vis-à-vis de la livre sterling et il s'est apprécié par rapport au yen japonais (de 10% depuis début 2022). La relative faiblesse de l'euro ne concerne donc pas toutes les monnaies, elle se manifeste davantage vis-à-vis du dollar, qui a été renforcé en 2022 par un vaste plan de relance de l'administration Biden en mars 2022, certes réduit depuis.
L'euro pénalisé par la situation économique et monétaire
L'évolution des taux de change reflète largement celle des fondamentaux économiques, notamment de la croissance, de la situation du marché de l'emploi, du taux d'inflation et de la balance commerciale. Globalement, les États-Unis et l'Europe font face à un ensemble de facteurs macroéconomiques et géopolitiques communs, mais dont les effets et la gestion de ces facteurs varie :
- la relance après deux ans de pandémie, des chaînes d'approvisionnement qui se reconstituent mais qui n'ont pas encore retrouvé la vigueur d'avant-crise, une politique commerciale chinoise qui privilégie davantage son marché intérieur et qui empêche de retrouver un commerce mondial aussi fluide qu'avant ;
- l'inflation qui s'est brusquement élevée en 2022 et qui, après un pic en octobre à 10%, se situe toujours à des niveaux élevés : 6,1% en zone euro en mai 2023, elle est à peine moins élevée aux États-Unis ;
- tensions géopolitiques dues à la guerre en Ukraine ;
- tension sur les marchés de l'énergie avec hausse des prix.
Crise énergétique et balance commerciale
Sur le front de l'énergie, le choc a été particulièrement fort en Europe. La zone euro a noué des relations énergétiques étroites avec la Russie, notamment dans le domaine du gaz naturel. Dans certains pays d'Europe centrale et orientale (Hongrie, Républiques slovaque et tchèque), la dépendance au gaz russe en pourcentage de la consommation totale d'énergie atteint jusqu'à 40%. Elle est moins forte en Autriche, Italie et Allemagne (la plus grande économie de la zone), mais suffisamment élevée pour peser sur l'activité en cas d'arrêt des livraisons.
En réaction au conflit en Ukraine, l'Union européenne a mis en place des sanctions économiques et financières conte la Russie et décidé de mettre fin à sa dépendance énergétique. La nouvelle donne a nécessité de coûteuses réorganisations vers de nouveaux fournisseurs d'énergie. Il faut gérer une phase de transition inédite : trouver de nouveaux fournisseurs sur les marchés mondiaux du gaz naturel liquéfié (GNL), améliorer les infrastructures d'importation et de distribution du gaz pour réduire les goulets d'étranglement, mieux organiser le partage des approvisionnements en cas d'urgence dans toute l'UE (voir l'accord de solidarité réciproque entre la France et l'Allemagne sur l'approvisionnement en gaz), encourager les économies d'énergie. En été 2023, la situation semble moins tendue, mais de nouvelles tensions sont possibles à l'approche de l'hiver 2023/2024.
La situation est très différente aux États-Unis qui sont aujourd'hui autonomes énergétiquement et même exportateur net d'hydrocarbures – tout le contraire de la situation lors des chocs pétroliers du siècle dernier. Ils sont moins touchés par la crise énergétique et profitent pleinement de la hausse des prix pétroliers et gaziers. La balance commerciale américaine s'apprécie depuis mars 2022, ce qui soutient le dollar.
La situation est très différente en zone euro, dépendante d'importations d'énergie. Les besoins d'importations d'énergie ont fortement pesé sur la balance commercial de la zone euro en 2022 et exercé un effet à la baisse du taux de change de l'euro. En nette amélioration se dessine en 2023: si on compare janvier-avril 2022 et 2023, le déficit de la zone euro avec le reste du monde s'est réduit de 94,2 milliards d'euros à 17,2 milliards d'euros. Cette amélioration commerciale a soutenu l'euro qui s'est un apprécié face au dollar.
Inflation, valeur refuge et monnaie de réserve
Le taux de change est également influencé par l'inflation. La dépréciation d'une monnaie exerce un effet de dilution sur la devise, elle perd de sa valeur et devient ainsi moins attractive sur le plan internationale.
Cet effet peut être contrebalancé par :
- un "effet de valeur refuge" ;
- un fort rôle de la devise comme monnaie de réserve.
Le dollar coche ses deux points : les tensions en Ukraine ont ravivé la fonction du billet vert comme monnaie refuge et le dollar devance toujours largement l'euro dans les réserves mondiales des banques centrales. Seulement 20% des réserves de change mondiales sont détenues en euro, environ trois fois moins qu'en dollar. Le taux de change du dollar est donc moins affecté par l'actuelle envolée inflationniste. L'inflation, plus fort en Europe et qu'aux États-Unis, pèse davantage sur l'euro que sur le dollar.
Rôle international de l'euro: résilience en 2022
Malgré la guerre en Ukraine, la hausse des prix de l'énergie et l'inflation, l'euro est resté la deuxième monnaie la plus utilisé dans le monde en 2022. Sa part dans les avoirs de réserves de change officiels à l'échelle mondiale a augmenté de 0,5 point de pourcentage pour atteindre 20,5% en 2022. Dans certains d'autres compartiments de marché comme le règlement des opérations de change et dans les encours de titres de créance internationaux, son rôle est encore plus important. Le rôle du dollar continue son recul, il ne représente moins de 60% des réserves de change.
La BCE fait également état d'une anomalie qui s'est produit en 2022. Elle concerne la demande de billets en euro qui s'est brusquement renforcé début 2022, dans le sillage du déclenchement du conflit en Ukraine pour dépasser très nettement sa moyenne historique. Cette hausse concerne à la fois les pays proches de la zone de conflit comme les pays baltes, mais également d'autres pays en Europe de l'est hors zone euro. La demande s'est ensuite normalisée en deuxième moité de 2022.
Croissance et emploi
Concernant l'emploi, la situation s'est nettement améliorée de part et d'autres de l'Atlantique après le pic enregistré durant la pandémie, mais la situation est plus favorable aux États-Unis: avec un taux de chômage de 3,4% en juillet 2022 (contre près du double pour la zone euro, 6,7%), le marché de l'emploi américain est proche du plein-emploi. Les données sur la croissance confirment ce différentiel : les États-Unis bénéficient d'un cumul de croissance 2019-2022 de 3,8% contre seulement 1,8% pour la zone euro.
Afin de contrer les effets de la crise inflationniste, de soutenir le pouvoir d'achat et d'accélérer la transition verte, les gouvernements mettent en place diverses formes d'aides (bouclier tarifaire, chèque énergie, baisse des tarifs des transports publics, etc.). Ces dépenses pèsent sur les budgets publics et augmentent la charge future de la dette. En France, la dette des administrations publiques a augmenté de 440,2 milliards d'euros pour s'établir à 2 950 milliards d'euros, soit 111,8 % du PIB (les critères de Maastricht prévoient un niveau de 60%) – une augmentation d'environ 100% sur vingt ans. Aux États-Unis, l'endettement est encore plus élevé, mais ils ont le dollar : "Le dollar est notre monnaie, mais c'est votre problème" (John Bowden Connally).
Politique monétaire
La BCE a pour mission d'assurer la stabilité de l'euro. Pour cela, elle vise un taux d'inflation annuel de 2% à moyen terme. En revanche, la BCE n'a aucun objectif en termes de taux de change. Elle ne cherche pas à influencer ce taux, tout comme les autres plus grandes économies du monde, réunies au sein du G20. L'euro évolue donc dans un régime de changes flottants en fonction de l'offre et de la demande.
Toutefois, la politique monétaire de la BCE peut influer sur le taux de change, notamment via le canal du taux directeur. Aux États-Unis et dans la zone euro, les banques centrales ont commencé à mettre fin aux politiques monétaires quantitatives très accommodantes (taux d'intérêt très bas et achat massif d'actifs financiers), mais ni l'agenda, ni le rythme de ce changement ne sont les mêmes.
Pour contrer l'envolée de l'inflation, la Réserve fédérale des États-Unis (Fed, banque centrale américaine) et la BCE ont décidé de rendre plus coûteux les conditions de refinancement des banques auprès d'elles. Mais la Fed a agit plus tôt, dès le début 2022, la BCE seulement à partir de l'été. De nombreuses hausses des taux ont suivis de part et d'autres de l'Atlantique avec comme résultat un différentiel de taux de plus de 150 points de base en défaveur de la monnaie unique (situation fin juin 2023 pour les principales opérations de refinancement).
Plus une monnaie est rémunérée, plus elle est attractive aux yeux des investisseurs internationaux, toujours à la recherche d'obligations d'État comme les obligations assimilables du Trésor (OAT) ou le Bund allemand. Ces titres garantis par l'État sont considérés sans risque et particulièrement appréciés par les investisseurs. Dans la situation actuelle, les investisseurs ont tendance à vendre l'euro pour acheter le dollar afin de pouvoir se placer sur son marché. Les mouvements de capitaux qui se dirigent davantage vers la zone dollar exercent un effet de dépréciation de l'euro vis-à-vis du dollar : l'euro baisse.
La relative faiblesse de l'euro vis-à-vis du dollar résulte donc en grande partie d'une incertitude plus grande sur les économies européennes, de tendances propres à la zone euro (inflation plus élevée, niveau plus faible des taux d'intérêt) et d'un effet refuge en faveur du dollar qui rendent l'euro un peu moins attractif.
Éviter la fragmentation de la zone euro
La politique monétaire de la BCE peut influer sur le taux de change par les variations des taux directeurs, mais également par des modifications des spreads souverains. Ces spreads désignent la marge qui s'applique à un État ou un gouvernement dès lors qu'il souhaite emprunter sur les marchés de capitaux. La marge varie en fonction de la solvabilité de l'État et des anticipations des investisseurs ; elle est mesurée par rapport aux conditions de taux appliqués aux emprunts émis par les États bénéficiant des meilleures notations. En zone euro, la référence est toujours l'Allemagne (avec l'obligation la plus courante : le Bund allemand).
Une politique monétaire plus accommodante, donc des conditions de refinancement plus favorables dans la zone euro, pourrait réduire le risque d'écarts trop importants entre les États, et donc de fragmentation (sortie d'un État de la zone euro), en facilitant le refinancement des pays en situation économique plus difficile. Elle renforcerait ainsi la solidité de l'union monétaire, rassurerait les investisseurs et pourrait ainsi exercer un effet d'appréciation sur l'euro. Toutefois, il n'y a aucune certitude quant à l'interprétation par les investisseurs. Une politique particulièrement accommodante pourrait également être vue par certains investisseurs comme une entrave à la solidité de l'euro (par exemple via un risque de mutualisation des dettes).
Cette dernière interprétation ne semble cependant pas dominer car la Banque de France a observé dans le passé une relation négative entre l'évolution du taux de change et celle des spreads souverains des pays considérés plus risqués de la zone euro, notamment en période de forte tension financières dans la zone : le taux de change baisse quand les spreads augmentent et vice versa.
Actuellement, nous ne sommes pas en forte tension de ces spreads, mais en phase de remontée des taux. Après les décisions de la BCE d'augmenter ses taux directeurs, les conditions de refinancement sont plus difficiles, notamment pour les États les plus endettés. Suivant la perception du risque par les investisseurs, les spreads pourraient cependant augmenter.
Définir une politique monétaire pour un ensemble de pays qui ne représente pas une zone monétaire optimale n'est pas aisé : quand la BCE prend une décision sur la base de données agrégées sur l'ensemble de la zone, il est possible que cette dernière ne convienne pas parfaitement à la situation locale dans un pays membre donné, compte tenu de sa situation budgétaire et économique. Lors de sa conférence en juillet 2022, la BCE a montré qu'elle ne perd pas de vue l'objectif de stabilité de l'union : le nouvel "instrument de protection de la transmission" est destiné à s'assurer que les coûts d'emprunt des États membres de la zone euro ne s'écartent pas de manière trop importante.
La BCE a donc une tâche particulièrement difficile, probablement plus délicate que celle de la Fed : elle doit non seulement assurer la stabilité interne de sa monnaie, mais également, assurer la stabilité de l'union monétaire (ce que n'a pas à faire la Fed). Cette double tâche, tout comme les données économiques moins favorables en zone euro par rapport aux États-Unis risquent de peser sur le taux de change de l'euro vis-à-vis du dollar.