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L'agroécologie pour une agriculture durable

Temps de lecture  16 minutes

Par : Marc Dufumier - Ingénieur agronome et ancien directeur de la chaire d'agriculture comparée et de développement agricole à AgroParisTech

L'agroécologie est une rupture par rapport à l'agriculture productiviste. Elle est bénéfique tant pour l'environnement que pour la santé des hommes. Elle repose cependant sur des modes de production dont nous devons assumer les coûts si nous voulons qu'elle s'impose.

Les enjeux de l'agriculture sont connus. Il nous faut au plus vite pouvoir nourrir correcte-ment et durablement l'humanité tout entière (plus de huit milliards d'habitants sur notre planète), sans faim ni carence nutritionnelle. Et cela dans un contexte de réchauffement climatique global, avec une fréquence et une intensité accrues des accidents climatiques extrêmes : canicules, sécheresses, inondations, cyclones, etc. Les agriculteurs vont devoir impérativement adapter leurs systèmes de production à ce climat de plus en plus aléatoire et atténuer ce dérèglement en émettant moins de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d'azote) et en séquestrant toujours plus de carbone dans la biomasse et dans les sols. La question est de savoir comment conjointement corriger au plus vite les errements de notre agriculture productiviste et promouvoir les systèmes plus en lien avec l'agroécologie.

Les errements du productivisme agricole

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, à une époque où la croissance démographique était encore exponentielle, il apparaissait urgent de pouvoir accroître la production agricole et alimentaire en recourant à des variétés végétales et races animales préalablement sélectionnées pour leur haut potentiel génétique de rendement à l'hectare, et en augmentant la productivité du travail agricole grâce à l'emploi d'engins motomécanisés toujours plus puissants.

À quoi s'ajoutait la tentation d'étendre toujours davantage les surfaces cultivées et pâturées aux dépens de zones naturelles dans les pays du Sud, du Tiers-monde, les moins densément peuplés. Nous sommes désormais parfaitement conscients des méfaits occasionnés par cette extension des surfaces agricoles au détriment des forêts primaires, savanes arborées et mangroves, dans maints pays d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine : perte de biodiversité, émissions de gaz carbonique, érosion des sols mis à nu, inondations dans les fonds de vallées, etc. Il ne serait guère pertinent de vouloir poursuivre un tel développement d'agricultures extensives au préjudice de l'intérêt général.

Les limites d'un modèle productiviste

Il nous faudra donc mettre en œuvre des systèmes de production agricole intensifs afin de pouvoir alimenter correctement une population mondiale encore en croissance (aux alentours de 10 milliards d'habitants en 2050).

Sans toutefois reproduire les erreurs qui ont été commises dans de nombreux pays industrialisés au sein desquels les formes d'agricultures industrielles ont fréquemment occasionné de graves dégâts écologiques et sanitaires, du fait notamment de l'emploi des variétés végétales ou races animales dites "améliorées".

Depuis les années 1950, les centres de recherche agronomique ont en effet surtout concentré leurs efforts sur la sélection ou la création, par hybridation, de variétés de plantes à haut potentiel de rendement à l'unité de surface pouvant répondre aux critères des entreprises agro-industrielles. Mais afin de rentabiliser au plus vite les coûteux investissements réalisés dans la recherche, ils n'ont voulu finalement retenir qu'un nombre limité de variétés dont la vocation était de pouvoir être cultivées en diverses saisons et sous toutes les latitudes. De façon à pouvoir strictement comparer leurs potentiels génétiques, toutes choses égales par ailleurs, les nouvelles variétés ont été testées en stations expérimentales, dans des conditions écologiques et techniques parfaitement contrôlées : parcelles planes bénéficiant d'une totale maîtrise de l'eau, sols profonds et de grande "fertilité naturelle", emploi d'engrais chimiques et de produits phytosanitaires, implantation de chacune des variétés en "culture pure", sans association avec d'autres espèces végétales, par exemple.

Cultivées en dehors de leurs lieux de sélection, les nouvelles variétés se sont souvent révélées très sensibles à la concurrence des herbes adventices et aux dommages occasionnés par les insectes ravageurs et agents pathogènes déjà existants dans leurs diverses régions d'accueil. Nombreux ont donc été les dégâts occasionnés par l'utilisation de variétés trop exigeantes et délicates, en l'absence d'intrants manufacturés et dans des conditions de faible maîtrise de l'eau : maïs hybrides affectés par des stress hydriques en période de floraison dans le sud-ouest de la France, plants de riz attaqués par des insectes piqueurs-suceurs dans l'île de Java, cultivars de blé à paille courte concurrencés par la prolifération de folle avoine au Maghreb, etc.

Conçues à l'origine pour être "passe-partout", ces nouvelles variétés n'ont en fait été capables d'exprimer pleinement leurs potentiels génétiques que moyennant le recours à de grandes quantités d'engrais chimiques et de produits phytosanitaires (herbicides, insecticides, fongicides, etc.), avec pour effet de standardiser, simplifier et fragiliser exagérément les agroécosystèmes. Les hauts rendements obtenus avec les nouvelles variétés n'ont pas seulement exigé des dépenses monétaires importantes de la part des agriculteurs mais se sont aussi parfois traduits par des coûts écologiques et sanitaires non négligeables pour la société dans son ensemble. Les engrais azotés de synthèse (urée, ammonitrates, sulfate d'ammonium, etc.) sont par exemple très coûteux en énergies fossiles pour leur fabrication (pétrole, gaz naturel, etc.) et leur épandage s'est révélé être très émetteur de protoxyde d'azote (N2O), un puissant gaz à effet de serre.

Des conséquences similaires ont été aussi observées avec les races animales sélectionnées pour leur aptitude à une production spécifique (lait, viande, œufs, etc.), à l'opposé des races anciennes plus rustiques et multifonctionnelles. Élevés le plus souvent en espaces confinés et nourris avec des aliments concentrés, les animaux concernés font l'objet de soins vétérinaires de plus en plus fréquents avec parfois de lourdes conséquences sur la qualité sanitaire de nos aliments (antibiotiques dans la viande, fipronil dans les œufs, moindre présence d'oméga 3 dans le lait, etc.).

L'impact des normes

De plus en plus exposés à la concurrence internationale sur le marché mondial des produits agricoles et alimentaires, nombreux sont les agriculteurs qui, dans les pays industriels, ont été incités à produire toujours plus massivement, à moindres frais, sans avoir à supporter les coûts environnementaux et sanitaires auxquels ont dû néanmoins faire face les diverses sociétés dans leur ensemble. Pour ne pas perdre leurs parts de marché, il leur fallut bien souvent répondre aux cahiers des charges imposés par la grande distribution et les agro-industries. Ces dernières, dont les processus de transformation des productions agricoles à grande échelle sont de plus en plus robotisés, exigent de pouvoir disposer de produits standards et ne manquent pas d'imposer des lourdes pénalités à ceux des agriculteurs dont les livraisons ne répondent pas à leurs exigences.

Ainsi doivent-ils respecter strictement un certain nombre de normes destinées à faciliter la transformation industrielle de leurs produits : blé riche en gluten pour être aisément panifiable ; tomates calibrées et résistantes aux chocs dans les transports ; pommes de terre imitant strictement la forme d'un ballon de rugby pour la fabrication de chips parfaitement ovales ; matières premières agricoles se prêtant bien à la fragmentation (cracking) de leurs composants pour la reconstitution ultérieure d'aliments ultratransformés, par exemple.

Mais de façon à pouvoir amortir au plus vite leurs énormes immobilisations de capital, les exploitants agricoles durent orienter leurs systèmes de production vers les seules pour lesquelles ces lourds investissements avaient été consentis, et fournir massivement un nombre limité de produits standard. D'où la disparition progressive des systèmes fondés sur la polyculture-élevage et la mise en œuvre de techniques pratiquées à grande échelle dans des conditions de plus en plus homogènes.

Avec malheureusement pour effet de fragiliser excessivement les agroécosystèmes et de causer de graves dommages à notre environnement : pollutions chimiques des eaux, de l'air et des sols, occasionnées par l'usage inconsidéré de pesticides et engrais de synthèse ; moindre qualité gustative, nutritionnelle et sanitaire des aliments ; présence d'antibiotiques dans certaines viandes et de perturbateurs endocriniens dans divers fruits et légumes ; invasions intempestives d'espèces adventices ou d'insectes ravageurs ; épidémies provoquées par de nouveaux agents pathogènes (grippe aviaire, tuberculose bovine…) ; perte de biodiversité ; dépendance accrue à l'égard des énergies fossiles ; émissions croissantes de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane, protoxyde d'azote) ; diminution des taux d'humus dans les sols ; érosion ou salinisation accélérée de ces derniers ; glissements de terrains, inondations intempestives.

Et nous payons désormais très cher ces atteintes à notre environnement : intoxications du fait des résidus pesticides ; recrudescence de certains cancers hormonodépendants ; antibiorésistance ; impôts pour limiter la prolifération des algues vertes sur les littoraux, coûts financiers des mesures de dépollution, etc.

L'agroécologie, pour répondre aux enjeux d'intérêt général

Produire pour nourrir, mais sans détruire : les solutions existent déjà

À l'inverse de l'agriculture uniformisatrice inféodée aux intérêts des plus grandes entre-prises agroalimentaires, il existe d'ores et déjà des formes d'agricultures relevant de l'agroécologie qui permettraient de répondre positivement aux enjeux d'intérêt général mentionnés en tête de cet article.

Il nous faut tout d'abord rappeler que la faim et la malnutrition dont sont victimes plusieurs centaines de millions de personnes dans le monde n'ont plus fondamentalement pour origine une quelconque insuffisance de production alimentaire à l'échelle planétaire. Pour nourrir correctement l'humanité, sans faim ni carence nutritionnelle, il n'est guère nécessaire de produire plus de 200 kilogrammes de céréales (ou son équivalent énergétique sous la forme de pommes de terre, manioc, igname, banane plantain, etc.) par habitant et par an. Or nous en produisons actuellement plus de 330. Mais les populations les plus pauvres ne parviennent pas à se les procurer car les 130 kg "excédentaires" sont écoulés pour d'autres usages : gaspillage de gens bien plus fortunés ; fabrication de rations pour animaux domestiques ; confection d'agrocarburants pour voitures et avions. Ce sont donc les inégalités de revenus qui expliquent leur incapacité à se procurer sur le marché mondial les biens alimentaires qui leur seraient nécessaires pour être bien nourris.

La bonne nouvelle est que ce sont généralement les mêmes pratiques agricoles qui permettraient de fournir en quantité suffisante une alimentation de grande qualité nutritionnelle et sanitaire et faire en sorte que les agriculteurs puissent réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, adapter leurs systèmes de production au dérèglement climatique et préserver les potentialités productives des écosystèmes agricoles sur le long terme. Il s'agit de pratiques hautement diversifiées, associant polyculture et élevage, permettant la cohabitation durable d'un grand nombre d'espèces, races et variétés, domestiques et sauvages, au sein des divers terroirs.

En France, comme dans bien d'autres pays excédentaires en produits alimentaires, l'objectif ne doit plus tant être la maximisation des rendements et produits bruts à l'hectare que la diminution des coûts en intrants manufacturés, de façon à accroître et assurer une plus grande valeur ajoutée nette, sans prendre trop de risques financiers. Il nous faut alors adapter au mieux les systèmes de culture et d'élevage aux conditions écologiques environnantes en privilégiant la croissance et le développement de plantes et animaux préalablement sélectionnés pour leur tolérance à la présence d'éventuels concurrents, insectes ravageurs et agents pathogènes, de façon à ne plus devoir employer de pesticides et d'antibiotiques, à titre préventif.

Le fait est qu'il existe des systèmes de production inspirés de l'agroécologie, capables d'accroître les revenus agricoles en minorant les dépenses en énergie fossile et en excluant le recours à des engrais azotés de synthèse et produits phytosanitaires : association de diverses espèces et variétés rustiques dans un même champ de façon à intercepter au mieux l'énergie lumineuse pour les besoins de la photosynthèse ; intégration de légumineuses dans les rotations de façon à utiliser l'azote de l'air pour la synthèse des protéines ; implantation d'arbres d'ombrage ou de haies vives pour héberger des insectes pollinisateurs et lutter contre les ruissellements intempestifs ; valorisation fourragère des sous-produits de cultures (pailles, fanes, son etc.) ; emploi de fumiers et composts pour enrichir nos sols en humus ; recours à des champignons mycorhiziens pour aider les plantes à extraire les éléments minéraux du sous-sol et des argiles, etc.

À l'encontre de la monoculture ou des élevages en batterie, les systèmes de production agricole qui associent plusieurs élevages à la mise en œuvre de rotations longues et d'assolements diversifiés présentent l'avantage d'être peu vulnérables face à d'éventuels aléas climatiques ou sanitaires. Du fait de ne "pas mettre tous les œufs dans le même panier", ces systèmes de polyculture et de polyélevage ont notamment pour avantage de faire en sorte que les diverses productions ne soient pas toutes pareillement affectées en cas d'accidents climatiques extrêmes (canicules, sécheresses, grêles, gelées, inondations).

Avec une semblable diversification, les organismes les plus susceptibles de nuire aux cultures ou aux troupeaux ne peuvent plus proliférer subitement comme une traînée de poudre, du fait des barrières imposées par d'éventuels concurrents ou prédateurs. Ainsi, en France, peut-on ne pas devoir éliminer les pucerons avec des insecticides si les syrphes et les coccinelles viennent à en limiter la prolifération. Idem avec les limaces si des bandes enherbées hébergent des carabes et des hérissons. Quant aux larves du carpocapse (les vers de la pomme), elles peuvent être neutralisées si les haies champêtres abritent des mésanges bleues et des chauves-souris s'attaquant aux papillons de nuit.

Les bienfaits potentiels de l'agroécologie

Les systèmes de production qui relèvent de l'agroécologie parviennent généralement à fournir des produits de qualité tout en favorisant une couverture végétale maximale des terrains, une valorisation fourragère des résidus des cultures, le maintien de prairies permanentes enrichies en légumineuses, une fertilisation biologique des sols en azote, et le recyclage des effluents d'élevage (fumier, fientes, lisiers, etc.) au sein même des exploitations. Ils peuvent ainsi contribuer à une séquestration accrue de carbone dans la biomasse et l'humus des sols et à l'atténuation du dérèglement climatique avec de moindres émissions de protoxyde d'azote.

Le recours à des techniques de semis direct sur couvert végétal vivant ou mort, sans labour préalable, contribue à favoriser la multiplication de vers de terre et de micro-organismes (bactéries et champignons) dont le rôle peut être décisif pour entretenir la porosité des sols, favoriser l'infiltration de l'eau et la retenir à hauteur des racines. Ces organismes ne permettent généralement pas, il est vrai, de lutter contre la propagation d'éventuelles herbes adventices et les agriculteurs sont alors incités à employer des herbicides, à l'opposé du cahier des charges du secteur biologique. Quelques-uns parviennent néanmoins à pratiquer une agriculture bio et de conservation des sols en introduisant régulièrement dans leurs rotations des cultures (luzerne, chanvre) donnant un tel ombrage aux herbes adventices qu'elles ne parviennent plus à se développer ni à se reproduire.

Ces systèmes de production ne doivent pas être considérés comme "extensifs" dans la mesure où ils recourent en réalité de façon intensive aux ressources naturelles gratuites, renouvelables ou pléthoriques (l'énergie lumineuse pour sa transformation en énergie alimentaire ; le carbone du gaz carbonique de l'atmosphère pour la photosynthèse de nos glucides et lipides ; l'azote de l'air pour la fabrication des protéines, etc.), et n'excluent donc pas l'obtention de valeurs ajoutées élevées à l'hectare. Ils font cependant un usage le plus parcimonieux possible des ressources naturelles non renouvelables (énergie fossile, eaux souterraines, mines de phosphate, entre autres.) et des intrants chimiques (engrais de synthèse, pesticides, antibiotiques, par exemple.).

Modifier les politiques agricoles pour mieux rémunérer le travail

Ces formes d'agriculture qui relèvent de l'agroécologie sont plus artisanales, et plus gourmandes en main-d'œuvre, que les formes d'agricultures industrielles ; elles sont en conséquence conformes avec l'intérêt général dans les pays où sévit un chômage important.

Mais encore faudrait-il que les agriculteurs qui les mettent en œuvre puissent être rémunérés correctement et ne soient pas directement exposés à la concurrence des exploitations les plus hautement motomécanisées sur le marché mondial. Ne plus mettre les fermes paysannes en compétition avec les immenses exploitations exagérément spécialisées qui prévalent dans maints pays du Nord (États-Unis d'Amérique, Union européenne, Russie, Ukraine, etc.) et dans de nombreux pays d'Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Uruguay, etc.).

Et ne pourrait-on donc pas aussi faire en sorte que ces mêmes agriculteurs soient rémunérés par les pouvoirs publics pour leurs services environnementaux d'intérêt général ? Ces derniers ne pourraient-ils pas rémunérer directement les paysans qui mettent localement en œuvre les techniques les plus à même de séquestrer du carbone dans l'humus des sols, de façon à pouvoir être en conformité avec les engagements de neutralité carbone inscrits dans les accords de Paris de 2015, suite à la COP 21.

Si l'on taxait les engrais azotés de synthèse et utilisait le produit de cette taxe pour rémunérer aussitôt les paysans qui intègrent davantage de légumineuses dans leurs rotations et associations de cultures, il ne fait aucun doute que les paysans s'adonneraient très vite à cette technique plus conforme à la transition agroécologique.

Des pratiques telles que la plantation de haies champêtres plurispécifiques, la mise en place de bandes fleuries et l'installation de nichoirs à chauves-souris, mériteraient, elles aussi, d'être récompensées par une juste rémunération, du fait de leur impact positif sur la biodiversité sauvage et sur la possibilité accrue de ne plus avoir recours aux produits pesticides pour la protection des cultures. Allons-nous attendre encore longtemps ?

Pour aller plus loin

International Assessment of Agricultural Knowledge, Science and Technology for Development,  "Agriculture at a crossroads, global report", UNEP, Washington DC, 2009 (www.agassessment.org/reports/IAASTD/En).

Dufumier Marc, "La transition agroécologique. Qu'est-ce qu'on attend ?", Terre Vivante, Mens, 2023.

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