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Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, pilier de la Ve République ?

Temps de lecture  19 minutes

Par : Bernard Dolez - Professeur de science politique – Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Le scrutin majoritaire à deux tours a-t-il vraiment pour vertu de favoriser l’émergence de majorités stables à l’Assemblée nationale ? Ses effets méritent d’être questionnés, à l’heure où la France fait l’expérience, pour la première fois depuis 1962, d’un Parlement sans majorité.

Un legs monarchique

Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours (ou scrutin de circonscription) est un système électoral où les électeurs d'une circonscription donnée désignent un et un seul élu. Pour les élections législatives, le pays est donc divisé en autant de circonscriptions qu'il y a de députés à élire. 

Le scrutin de circonscription est un legs de la monarchie censitaire établie sous la Restauration. Le scrutin d'arrondissement, dont il est l'héritier, est partiellement utilisé dès 1820 avec la loi dite du "double vote" : 3/5e des députés sont élus au scrutin uninominal à trois tours par les collèges d'arrondissement composés de tous les électeurs censitaires ; les 2/5e restant sont élus par les collèges de département, composés uniquement des électeurs censitaires les plus imposés. Le quart le plus fortuné des électeurs censitaires vote deux fois. Le scrutin d'arrondissement prend ainsi sa source dans une loi réactionnaire qui restera en vigueur jusqu'à la chute de Charles X.

Le double vote est aboli après la Révolution de 1830. Le scrutin d'arrondissement, lui, est en revanche conservé. Il est désormais utilisé pour élire l'ensemble des députés. Il est un élément essentiel de la stabilité du régime et s'inscrit pleinement dans la devise "Ordre et liberté" de la Monarchie de Juillet. Il assure jusqu'à la chute de Louis-Philippe en 1848 le triomphe des gouvernements "juste milieu", hostiles à l'extension du droit de suffrage.

En 1848, la République choisit le scrutin de liste en même temps qu'elle proclame le suffrage universel. Mais le Second Empire revient immédiatement au scrutin de circonscription, instrument de la candidature officielle. Après avoir brièvement rétabli le scrutin de liste départemental cher à Gambetta à deux reprises, en 1870 puis en 1885, la IIIe République se convertit définitivement en 1889 au scrutin uninominal à deux tours (avec interdiction des candidatures multiples) pour briser la vague du boulangisme. L'ordre est désormais du côté de la République et le scrutin d'arrondissement, un élément essentiel de la stabilité politique du pays. Il restera en vigueur jusqu'à l'effondrement de la IIIe République, à l'exception des scrutins de 1919 et 1924.

À la Libération, de Gaulle impose la représentation proportionnelle, tant pour limiter l'influence du Parti communiste, devenu le premier parti de France, que pour rompre avec la IIIe République, dont les dernières années avaient été marquées par une forte instabilité gouvernementale. Le scrutin uninominal à deux tours n'est rétabli qu'en 1958. Il sera utilisé pour toutes les élections législatives de la Ve République sauf 1986, date où le scrutin est organisé à la représentation proportionnelle dans le cadre du département.

Le scrutin uninominal à deux tours est-il vraiment le second pilier du régime ?

Les élections législatives de 1958 n'offrent qu'une majorité relative aux gaullistes. Le "fait majoritaire" ne s'installe qu'à partir de 1962, et sa pérennité est souvent mise au crédit du scrutin uninominal majoritaire à deux tours. Pendant six décennies, de 1962 à 2022, les élections législatives accordent systématiquement une majorité absolue (ou un nombre de députés proche de la majorité absolue) au parti ou à la coalition qui remporte le scrutin. 

La Ve République devient rapidement synonyme de stabilité gouvernementale, par contraste avec la IVe République. Le scrutin uninominal à deux tours fait figure de "second pilier du régime" pour reprendre l'expression de Maurice Duverger. Très vite, remettre en question le scrutin majoritaire à deux tours revient à contester de manière sacrilège l'héritage du général de Gaulle et de Michel Debré.

La réalité est cependant plus complexe.

D'une part, les vertus prêtées au scrutin uninominal à deux tours et, en creux, les défauts attribués à la représentation proportionnelle relèvent, au mieux, de la pensée magique et, au pire, d'une méconnaissance des règles électorales en vigueur sous la IVe République. 

L'illusion commence seulement à se dissiper : Emmanuel Macron n'a obtenu qu'une majorité relative lors des législatives de 2022, ce qui l'a contraint à gouverner "sous 49-3" pendant les deux années suivantes. Les élections de 2024 ont accouché d'une chambre émiettée, difficilement gouvernable. 

Quant à la IVe République et à la représentation proportionnelle, souvent érigée en repoussoir pour refuser tout débat sur le mode de scrutin, il suffit de rappeler les faits. On compte trois scrutins législatifs sous la IVe République. La proportionnelle "pure" n'a été utilisée qu'en 1946. La loi sur les apparentements, votée à la veille des élections de 1951, a instillé une dose majoritaire dans le mode de scrutin en offrant au parti ou à la coalition recueillant plus de 50% des suffrages exprimés dans un département la totalité des sièges en jeu. La même règle a été utilisée en 1956. 

En réalité, l'instabilité gouvernementale sous la IVe République résultait moins de la loi électorale que de l'émiettement du système partisan et, surtout, de sa configuration. Aux deux bouts du spectre politique, deux forces (le PCF et le RPF) rejettent toute coalition avec le bloc central ou avec lequel il est politiquement impossible de s'allier ; au milieu, un bloc central émietté entre plusieurs forces rivales et idéologiquement divisées, contraintes de s'allier pour constituer de (fragiles) gouvernements dits de "troisième force".

D'autre part, de Gaulle n'entretenait aucun rapport fétichiste avec la règle électorale. C'était pour lui une question dont l'importance était "tout à fait secondaire par rapport à celle du régime". Durant l'été 1958, Debré rêve d'établir un régime parlementaire de type britannique et plaide vigoureusement en faveur du scrutin uninominal à un tour ou, à défaut, du scrutin de liste départemental tel qu'utilisé en 1848 et 1870. Les chrétiens-démocrates du Mouvement républicain populaire (MRP) défendent un scrutin de liste départemental à deux tours, dont la logique est similaire au système des apparentements : une liste qui réunirait plus de 50% au premier ou au second tour obtiendrait tous les sièges ; à défaut, les sièges seraient attribués à la proportionnelle. Les défenseurs du scrutin d'arrondissement se trouvent là où on ne les attend pas, du côté de la Section française de l'Internationale ouvrière (SFIO) de Guy Mollet, des Radicaux et de François Mitterrand.

En octobre 1958, de Gaulle tranche en faveur d'un système "simple et clair", le scrutin uninominal à deux tours, "le scrutin de la République". Les élections législatives de 1958 n'offrent qu'une majorité relative au parti gaulliste. La première législature de la Ve République s'achèvera par le vote d'une motion de censure et la dissolution de l'Assemblée nationale. 

Les effets du scrutin majoritaire à deux tours en question

Maurice Duverger a établi dès 1951 dans Les partis politiques que, si le scrutin majoritaire à un tour tend à produire un système bipartisan, le scrutin à deux tours favorise, comme la représentation proportionnelle, le multipartisme.
Le principal mérite de l'ouvrage de Duverger est d'offrir un cadre théorique susceptible d'expliquer l'impact de la formule électorale sur le système partisan. Duverger distingue deux types d'effets des modes de scrutin :

  • les "effets mécaniques" renvoient à la manière dont s'opère le transfert des voix en sièges : au scrutin majoritaire à un tour, le succès du parti majoritaire en voix est considérablement amplifié en sièges. Le parti arrivé en tête l'emporte dans un grand nombre de circonscriptions, alors que le parti arrivé en troisième position est gravement sous-représenté ;
  • les "effets psychologiques" désignent la propension des partis et des électeurs à anticiper les effets mécaniques de la règle électorale. Les partis sont ainsi susceptibles de modifier leur décision de participer ou non, seuls ou en alliance, à la compétition électorale, au regard de leurs chances de succès. De leur côté, les électeurs peuvent également ajuster leur comportement aux chances de succès des différents partis en compétition et délaisser leur candidat préféré s'ils estiment qu'il n'a aucune chance de l'emporter au profit d'un candidat mieux placé. Ce comportement sera plus tard qualifié de vote "stratégique" ou, en France, de vote "utile". Selon Duverger, ces deux effets ne doivent pas être dissociés. Les effets psychologiques sont le produit des effets mécaniques : c'est bien parce qu'ils ont peu de chances de remporter localement l'élection que les tiers partis finissent par perdre leurs électeurs. Au scrutin à un tour, effets mécaniques et effets psychologiques se conjuguent ainsi pour favoriser ou maintenir le bipartisme. En revanche, la représentation proportionnelle favorise ce que les Anglo-Saxons appellent le "vote sincère" et donc le multipartisme. 

Mais qu'en est-il du scrutin majoritaire à deux tours ? Théoriquement, il favorise également le multipartisme et tend donc lui aussi à fragmenter la représentation. C'est en tout cas ce qu'affirmait Duverger. Mais, selon Gary Cox, le vote stratégique existe aussi avec le scrutin à deux tours. Un électeur rationnel a tout intérêt à abandonner son candidat préféré si celui-ci n'a aucune chance d'accéder au second tour. Dans l'hypothèse où seuls les deux premiers candidats sont qualifiés (comme c'est le cas pour l'élection présidentielle), la compétition a tendance à se resserrer autour de trois candidats.

Les résultats des études empiriques sont un peu différents. La littérature scientifique montre que si le scrutin à deux tours a tendance à fragmenter le système partisan dans les nouvelles démocraties, ses effets sur la France sont particulièrement brutaux. La France est, de toutes les grandes démocraties avancées, le pays où la représentation est la plus disproportionnelle. 

Au Royaume-Uni, qui n'a jamais abandonné le scrutin à un tour, la "loi du cube" a rapidement été mise en évidence. Le rapport en sièges entre les deux principaux partis A et B (Sièges-A/Sièges-B) est égal au rapport en voix entre ces deux partis (Voix-A/Voix-B) élevé à la puissance 3, soit Sièges-A/Sièges-B = (Voix-A/Voix-B)3. Dit autrement, un déplacement de voix de 1 point est susceptible de faire basculer 3% des sièges. 

En France, on a pu mesurer que, jusqu'à la fin des années 2010, le déplacement d'un point de pourcentage du rapport droite/gauche était susceptible de faire basculer de 15 à 20 sièges, soit 4% des sièges et, ainsi, non seulement de laminer l'opposition, mais aussi de priver les petits partis isolés de toute représentation parlementaire (Bernard Dolez, "Les mystères de la chambre bleue : Des voix aux sièges lors des élections législatives de juin 2002", Revue française de science politique, volume 52, n° 5-6, octobre-décembre 2002, pp. 577-591).

Le mode de scrutin, élément d’un vaste puzzle

Comment expliquer que les effets mécaniques du scrutin à deux tours en France soient plus brutaux que ceux du scrutin à un tour au Royaume-Uni ?

La réponse tient en deux propositions : la formule électorale n'est qu'une pièce parmi d'autres du système électoral et celui-ci est lui-même enchâssé dans le système politique, comme l'ont notamment montré les travaux de Bernard Grofman. Dit autrement, le choix d'un système électoral ne se résume pas au choix d'une formule électorale, majoritaire ou proportionnelle. Les "effets mécaniques" d'un mode de scrutin, c'est-à-dire la manière dont les suffrages sont convertis en sièges, dépendent – aussi – d'autres facteurs.

Le seuil de qualification pour le second tour 

En 1958, il est fixé à 5% des suffrages exprimés. Sous la IIIe République, il était possible d'être candidat au second tour sans l'avoir été au premier. En 1958, cette pratique est interdite dans un souci de "moralisation". Le seuil de 5% des suffrages exprimés ne vise pas à limiter le nombre de candidats au second tour, juste à clarifier l'offre électorale en écartant les candidats qui n'auraient rallié qu'un nombre dérisoire de suffrages au premier tour. En 1958, on compte ainsi de très nombreuses triangulaires ou quadrangulaires, voire quelques circonscriptions où cinq candidats se maintiennent au second tour. Mais à la veille des élections de 1967, le seuil est relevé à 10% des inscrits, puis à 12,5% des inscrits avant les législatives de 1978. 

Ces seuils élevés précipitent la recomposition du paysage politique, en incitant la gauche non communiste à se rassembler au sein de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste (FGDS) en 1967 puis, au congrès d'Épinay en 1971, au sein du Parti Socialiste (PS). La droite non gaulliste en fera de même quelques années plus tard, avec la création de l'Union pour la démocratie française (UDF). En 1978, les triangulaires ont presque totalement disparu. Le paysage politique français prend désormais la forme d'un jardin à la française, ou d'un "quadrille bipolaire", avec quatre grandes forces politiques alliées deux à deux : le Parti communiste français (PCF) et le PS d'un côté, l'UDF et le Rassemblement pour la République (RPR) de l'autre. 

Le calendrier électoral

Le principe même de l'élection présidentielle contribue à structurer le système partisan. L'usage du droit de dissolution a joué un rôle décisif dans l'apparition du fait majoritaire (en 1962) et sa pérennité (en 1981 et 1988). Quand il y a deux élections décisives, le calendrier électoral doit également être pris en compte. 

Ainsi, lorsque le quinquennat a été adopté en 2002, le calendrier électoral a été "inversé" pour que les élections législatives confirment et amplifient le verdict de l'élection présidentielle, au point qu'on parle parfois de "scrutin à quatre tours" pour qualifier la séquence électorale présidentielle / législatives. Les élections législatives de 2002 en constituent une parfaite illustration. Alors que J. Chirac n'avait réuni que 20% des suffrages au premier tour de la présidentielle, la droite totalise 400 sièges au soir du second tour des élections législatives. De manière plus générale, Matthew S. Shugart a montré que plus la date des élections législatives se rapprochait de la date de l'élection présidentielle, plus le parti du Président bénéficiait d'un "état de grâce". Dès 1981, François Mitterrand l'avait bien compris en choisissant de dissoudre l'Assemblée nationale sitôt élu.

Les interactions avec d'autres systèmes électoraux

Le mode de scrutin municipal a été modifié à deux reprises au début de la Ve République, en 1959 pour limiter l'usage de la représentation proportionnelle aux plus grandes villes du pays, puis en 1965 pour instaurer un scrutin de liste (sans panachage possible) majoritaire à deux tours dans les villes de plus de 30 000 habitants à compter de 1965. Le scrutin majoritaire à deux tours, qu'il soit uninominal (pour les élections départementales depuis toujours, pour les législatives dès 1958, pour l'élection présidentielle à partir de 1965) ou de liste (pour les élections municipales de 1965 à 1977) est devenu l'alpha et l'oméga de la vie politique française pendant deux décennies, contribuant ainsi à l'édification du "quadrille bipolaire". Inversement, l'émiettement du paysage politique est pour partie la conséquence de la (contamination) proportionnelle qui gagne le système français à compter de la fin des années 1970, avec l'adoption de la représentation proportionnelle (ou l'instillation d'une dose de proportionnelle) pour les élections européennes dès 1979, puis pour les élections municipales depuis 1983 et pour les élections régionales depuis 1986.

La géographie électorale 

Les effets du scrutin à deux tours sur la représentation sont aussi fonction de facteurs proprement politiques. La nationalisation des comportements électoraux – entendue comme l'homogénéisation des scores obtenus localement par une force politique autour de sa moyenne nationale  –, observée dès les années 1960 a contribué à rendre plus brutal encore le transfert voix/sièges. La vague rose de 1981 ou les vagues bleues de 1993 ou 2002 en sont une parfaite illustration. Inversement, la relocalisation du vote qui s'esquisse depuis les élections législatives de 2022 entraîne la constitution de nouveaux fiefs (au profit de La France insoumise en Seine-Saint-Denis ou du Rassemblement national dans le Var) relativement peu sensibles aux mouvements électoraux.

Les interactions entre le système partisan et le mode de scrutin 

Avec le scrutin à deux tours, le transfert voix / sièges dépend de la capacité des uns et des autres à nouer des alliances électorales, comme l'ont montré par exemple les élections de 1962, où le désistement réciproque entre le Parti communiste et l'ancêtre du Parti socialiste, la SFIO, a permis au premier de passer de 10 à 41 députés et à la seconde de 43 à 66 députés. En 1958, socialistes et communistes avaient alors payé pour apprendre. Le mode de scrutin pousse aussi parfois les formations politiques à fusionner. La création de l'Union pour la majorité présidentielle, rebaptisée Union pour un mouvement populaire (UMP) en 2002 est la réponse politique de la droite face à la concurrence croissante du Front national. Inversement, l'isolement de celui-ci sur la scène électorale lui a longtemps interdit d'obtenir plus qu'une poignée de députés. 

Réformer le mode de scrutin ?

Le scrutin uninominal à deux tours a bien des défauts. Découper des circonscriptions débouche, parfois, sur la tentation pour le pouvoir de procéder à un découpage partisan, comme sous le Second Empire où les centres urbains avaient été morcelés pour être noyés dans des circonscriptions à dominante rurale. En 1958, le même procédé a été utilisé par le nouveau régime. Les inégalités de population entre circonscriptions électorales sont aussi susceptibles de peser sur la composition finale de l'Assemblée. En 1958, encore, le choix d'accorder au moins deux députés à chaque département avait eu pour conséquence de surreprésenter la France rurale au détriment de la France urbaine. Vingt ans plus tard, en 1978, les mouvements de population observés durant les Trente Glorieuses avaient accentué fortement ce déséquilibre : l'écart de population entre la plus petite circonscription du pays (2e de Lozère) et la plus peuplée (5e du Val d'Oise) était de 1 à 6. En 1978 toujours, on avait ainsi calculé que pour que la gauche soit majoritaire en sièges à l'Assemblée nationale, il lui aurait fallu réunir plus de 53% des suffrages exprimés.

Le scrutin uninominal ne favorise pas, non plus, la parité femmes / hommes. Après le scrutin de 2024, on ne compte toujours que 36% de femmes parmi les députés.

De plus en plus de voix s’élèvent aujourd’hui pour réclamer l’instauration de la représentation proportionnelle.  Un scrutin proportionnel, oui…. Mais lequel ? Une proportionnelle nationale, comme aux Pays-Bas ou en Israël, ou une proportionnelle dans le cadre de circonscriptions électorales ? Un scrutin à l'allemande, où la moitié des députés sont élus au scrutin uninominal à un tour, mais où la représentation parlementaire est strictement proportionnelle au poids de chacun ? Un système électoral offrant un bonus à la coalition ou au parti arrivé en tête ? D'autre part, l'électeur pourrait-il panacher son vote, c'est-à-dire voter pour des candidats issus de listes différentes ? Ou faire usage du vote préférentiel, comme en Belgique ? La gamme des scrutins proportionnels est infinie et le diable se niche, là aussi, dans les détails.

On soulignera, surtout, que les termes traditionnels du débat scrutin majoritaire versus représentation proportionnelle sont en train de se déplacer. L'émiettement et la tripartition du système partisan conduit à une représentation plus fidèle du corps électoral. La disproportionnalité observée en 2024 n'a jamais été aussi faible depuis quarante ans et elle est équivalente à celle enregistrée en 1986, lors des seules élections législatives de la Ve République organisées à la proportionnelle.

La nouvelle donne électorale permet de mettre en lumière un point essentiel. La différence essentielle entre le scrutin majoritaire à deux tours et la représentation proportionnelle tient moins à leurs effets mécaniques sur la composition de l'Assemblée qu'à leurs effets sur le système partisan, comme l'a montré Sona Golder dans une vaste étude comparative publiée en 2006. Le scrutin à deux tours pousse à la constitution de coalitions pré-électorales, surtout si le seuil de qualification est élevé ; le scrutin proportionnel favorise la constitution de coalitions post-électorales

Faut-il en conclure qu'un changement de mode de scrutin fluidifierait le jeu parlementaire, en favorisant la dissolution des blocs électoraux ? Ou, pour dire les choses plus brutalement, qu'il provoquerait l'explosion du Nouveau Front Populaire comme celle du bloc central ? On se gardera bien de répondre à la question en gardant en mémoire que, si les "effets mécaniques" d'un changement de mode de scrutin sont immédiats, ses "effets psychologiques" - pour reprendre la terminologie de Duverger - ne sont pas instantanés mais reposent au contraire sur un effet d'apprentissage et sur la manière dont les partis et les électeurs s'approprient progressivement la nouvelle règle électorale.

On terminera par deux remarques contradictoires à l'adresse des ingénieurs électoraux, pour les sensibiliser à la complexité du sujet :

  • Les effets d'une éventuelle réforme du mode de scrutin législatif ne doivent pas être surestimés. Le mode de scrutin législatif "fait système" avec les autres composantes de notre système politique, notamment l'élection présidentielle qui est l'élection-reine de la Ve République.
  • Mais l'effet "domino" de toute réforme électorale ne doit pas non plus être sous-estimé. Changer la règle change le jeu, de manière parfois difficilement prévisible. L'histoire est peuplée de réformes électorales qui se sont retournées contre leurs auteurs.