Conférence de presse de M. Hubert Védrine, sur l'attitude russe dans le conflit en Tchétchénie, le rôle du Conseil des affaires générales, la constitution d'une force de réaction rapide européenne et son positionnement par rapport à l'Otan, sur l'évolution de la situation en Serbie et dans les Balkans, sur le dossier du boeuf britannique et sur les relations des Etats-Unis avec le reste du monde, Paris le 16 novembre 1999.

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Circonstance : Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec l'Association de la presse diplomatique à Paris le 16 novembre 1999

Texte intégral

Q - On a eu l'impression qu'au début, la France était assez prudente sur la question de la Tchétchénie, ne voulait pas froisser la Russie, évitait de trop s'engager, ensuite il y a eu une position plus affirmée. Cela veut-il dire que finalement, les problèmes humanitaires sont devenus les éléments dominants de la diplomatie française ? Et, est-ce cela qui détermine votre engagement plus accentué sur la Tchétchénie ?
R - En ce qui concerne la Tchétchénie, il me semble au contraire que c'est la France qui, jusqu'ici, a été la plus nette et qui a parlé le plus vite. La première déclaration remonte à peu près à un mois. La structure du raisonnement reprise par tous les autres Occidentaux, au départ, se trouve dans une déclaration conjointe de Fischer, Dini et moi. A l'époque, cela n'a pas été repris. Un certain nombre de gens continuent à dire que nous ne disions rien. Pendant longtemps, nous avons parlé, mais le regard était fixé sur Washington en général et les uns et les autres observaient que, de Washington, on ne disait pas grand chose dans cette première déclaration qui a été suivie par plusieurs déclarations nationales. Ensuite, il y a eu un durcissement de ton. Il y avait la structure de base du raisonnement qui était que personne ne conteste la souveraineté russe sur ce territoire, - la légitimité de la lutte contre le terrorisme n'est pas contestable en soi non plus -, on ne peut pas considérer que cette question ne soit qu'une pure invention à propos du Caucase du nord. Et on a vu toutes sortes de manifestations, y compris celles dont nous avons eu à souffrir directement, nous ou les membres d'organisations humanitaires ou d'ONG. Je dis cela sans me prononcer sur les attentats de Moscou car je n'en sais rien en réalité. Il y a un problème qui n'est pas complètement inventé mais dès le début, nous avons dit que tout cela ne justifiait pas cette fuite en avant militaire, cette stratégie purement militaire, cette escalade qui frappait de plus en plus de populations sur place ou de gens condamnés à s'enfuir lorsque les routes étaient ouvertes... Nous l'avons dit dès le début.
Avec la conclusion que nous reprenons depuis en disant que cette question appelle une solution politique. Il y a un problème tchétchène qui ne se ramène pas à un problème de terrorisme, qui doit être traité politiquement. On sait que, dans le passé, les Russes s'étaient engagés dans cette voie - il y avait eu un accord en 1996 - que celui-ci n'a été appliqué, ni par les uns ni par les autres, et qu'ils sont revenus à la case départ, il n'y a plus d'autre projet politique que de rétablir l'ordre par la force militaire massive. C'est par rapport à cela que nous avons exprimé une contestation radicale, parce que nous ne croyons pas que cela puisse apporter la solution.
Ensuite, il y a eu une série de prises de positions, mais nous avons commencé, dans un premier temps, à parler aux Russes : chaque fois que quelque chose a été dit publiquement, c'est après que nous l'ayons fait savoir aux Russes, à une occasion ou à une autre (conversations téléphoniques, rencontres ou discussions). C'est dans cette période que j'ai reçu Igor Ivanov à Paris - je l'avais invité il y a longtemps, dans le cadre de nos consultations régulières mais évidemment, cela a été marqué par ce contexte.
Nous avons ensuite, j'ai eu l'occasion de le dire à l'Assemblée nationale, résumé notre analyse. J'ai dit que la Russie se fourvoie dans cette aventure. Nous pensons qu'elle se trompe et qu'il n'y a pas de solution à la fin de ce type d'actions, sauf précaires, provisoires ; ils peuvent avoir le sentiment de contrôler la situation, mais on voit bien que cela ne règle rien.
C'est la tonalité qui est en train de monter. Les Européens ont en gros repris cette idée, les Américains aussi et nous espérons qu'à l'occasion d'Istanbul, - même si ce n'est pas à l'ordre du jour d'Istanbul, cette réunion n'est pas faite pour cela - il y aura une prise de conscience par le président Eltsine et par son Premier ministre M. Poutine qu'ils ne peuvent pas, durablement, ignorer la réaction internationale unanime sur ce point. Ensuite, nous ne pouvons bâtir une solution à leur place. Il faut examiner ce qui est encore valable dans la démarche de 1996. Un dialogue suppose des interlocuteurs, donc des interlocuteurs tchétchènes. Ils ont réagi très vivement à la présence en Europe d'un membre du gouvernement autonome de la Tchétchénie, M. Akhmadov. Mais avoir des contacts, à un niveau approprié, avec un représentant du gouvernement autonome, c'est tout à fait conforme aux usages, ce n'est pas une violation, ce n'est une agression contre personne, cela fait partie de notre travail normal d'être informé sur tous les aspects d'un conflit et d'écouter. Lorsque M. Akhmadov circulait en Europe avec un visa Schengen, j'ai lu deux ou trois interprétations fantaisistes là-dessus, il n'y a eu aucun refus de notre part, il était en Europe, il pouvait aller et venir comme bon lui semblait, il savait plusieurs jours avant qu'il pouvait venir quand il le voulait.
Q - Qui lui a donné le visa ?
R - Au départ, les Pays-Bas. Toute la construction sur un refus de visa, je ne sais pas sur quoi elle est fondée, en tout cas, sur une mauvaise connaissance des conditions de circulation en Europe aujourd'hui. Nous sommes d'ailleurs le seul pays où un membre du gouvernement autonome tchétchène ait été reçu par un directeur dans un ministère et nous avons écouté ce qu'il avait à dire. Ce qui était important car il a fait une description terrible des conséquences des actions militaires sur les populations tchétchènes et sa conclusion était qu'ils devaient et pouvaient encore parler avec les Russes. C'est très important.
Q - De quand date cette première déclaration de MM. Fischer, Dini et vous-même ?
R - Un mois à peu près, mais personne ne l'a reprise, je ne sais pas pourquoi et j'ai lu dans la plupart des journaux qu'il continuait à y avoir des papiers sur le sujet, en général par des correspondants à Washington qui se concentraient sur le fait que les Américains ne disaient rien. Je ne dis pas que ce que l'on va dire répond aux attentes générales, mais nous avons été les premiers à dire quelque chose de précis et dans lequel il y avait le raisonnement que je viens de développer.
Q - Comment les Russes vous décrivent-ils la contradiction apparente qui consiste à bombarder les gens qui sont avec Mashkadov pour punir Bassaiev ?
R - L'explication, je ne la reprends pas à mon compte, je réponds simplement à la question sur leur explication : la situation dans le Caucase du nord et notamment en Tchétchénie est parvenue à un point tel que l'on peut plus la démêler. Il s'est créé une situation dans laquelle les autorités légales, le terrorisme, les actions de brigandage sont en quelque sorte fusionnés. Il n'y a donc plus d'autre moyen que d'utiliser la force militaire pour reprendre le contrôle de la situation et rebâtir une situation institutionnelle et politique différente. Voilà ce qu'ils disent. Les Russes ramènent toutes leurs interventions à une lutte contre les bandits, ils englobent tout. Même si l'on ne peut pas nier qu'il y a un élément de terrorisme à partir du Caucase du nord ou dans le Caucase du nord, on ne peut pas penser qu'ils arriveront à régler le problème durablement par cette seule politique militaire de bombardements massifs.
Q - Et les influences extérieures, avez-vous une idée de qui est présent ?
R - Je n'ai pas d'éléments détaillés ou précis, mais il est évident qu'il y a au Caucase un certain nombre de combattants qui viennent d'ailleurs : combien ? Où ? Comment ? A la demande de qui ? Par quel réseau ? Je n'en sais rien. Mais, je ne pense pas que ce soit cela qui ait déclenché les événements.
Q - Si on parle de changement de ton à propos de la Tchétchénie, il y a aussi un changement de ton du côté russe car lorsque M. Ivanov était à Paris, même après vous avoir vu, il est sorti en faisant état d'une grande compréhension, il avait donc mal compris, mais maintenant, il y a un ton très différent des Russes. Pensez-vous qu'il y a une détérioration des relations entre la Russie d'une part, les Européens, les Occidentaux à propos de la Tchétchénie, ou bien est-ce de la gesticulation russe avant justement le sommet d'Istanbul ?
R - Quand M. Ivanov est venu, il a dit que leurs positions étaient tout à fait comprises, c'est ce qu'ils ont dit durant cette période un peu partout : je lui ai dit que nous ne croyions absolument pas à la solution militaire pour l'affaire des otages et qu'il fallait revenir sur un terrain politique, dialoguer et trouver des interlocuteurs. Il a répondu qu'il n'était pas contre le dialogue mais qu'il n'avait pas les interlocuteurs qu'il faudrait. Il a essayé de présenter les choses de façon moins abrupte parce qu'il était à Paris, mais le désaccord n'avait pas été caché sur la façon de traiter ce problème et sur le type de solutions auxquelles il fallait parvenir. Ensuite, il y a eu un durcissement, peut-on parler de crise ? Il y a un désaccord majeur en tout cas, on peut parler de crise si cela affectait l'ensemble des relations avec l'ensemble des pays occidentaux mais nous verrons à Istanbul que le président russe rencontrera M. Clinton, M. Chirac. C'est une tension très forte, un désaccord majeur, sur un point important qui jusqu'ici n'a pas atteint l'ensemble des relations avec l'ensemble des pays occidentaux. Mais le désaccord est quand même de plus en plus net et c'est pour cela aussi que je disais que, dans l'ambiance d'Istanbul, le président Eltsine et M. Poutine verront que leur argumentation ne passe pas.
Q - Il est quand même vraisemblable qu'à quelques semaines des élections russes, le président Eltsine et M. Poutine ne vont pas à Istanbul pour baisser le ton et se conformer à ce que leur diront les Occidentaux. Cela ne refléterait pas vraiment la nature de la géopolitique russe actuelle. Dans ce cas, vous allez vous trouver devant un problème difficile à gérer dans les prochaines semaines, si la guerre se développe. Comment réagir à ce phénomène ? Entre ne rien faire et bombarder Moscou, quelle est la gamme des possibilités ?
R - Le problème est réellement difficile, mais ce qui est difficile, ce n'est pas tellement une question de posture, c'est de savoir quoi faire qui soit utile, c'est le problème en soi qui est difficile. D'abord, je n'écarte pas complètement l'hypothèse que les Russes, d'une façon ou d'une autre, modifient leur position. Vous mettez en avant le fait que le calendrier ne s'y prête pas, sans doute, surtout si on considère qu'il y a un lien entre ceci et cela. Mais, ils doivent aussi raisonner à plus long terme que quelques semaines, raisonner en fonction des relations de la Russie avec le reste du monde, entre la Russie et l'Europe et entre la Russie et les Etats-Unis. Je n'exclus pas qu'à l'occasion d'Istanbul, les Russes puissent montrer une compréhension plus grande de cette impasse dans laquelle ils sont en train de se fourvoyer et par conséquent, qu'ils puissent faire tel ou tel geste qui redonne corps à l'hypothèse d'une solution politique.
Sinon, de toute façon, nous allons poursuivre notre politique, une combinaison de mise en garde, de persuasion et d'actions diverses sur lesquelles il faut que les Occidentaux se mettent d'accord. Le premier domaine c'est l'humanitaire, c'est soulager les conséquences pour les populations civiles touchées, c'est toute la question des organisation qui doivent pouvoir travailler, la question de l'Ingouchie mais ce n'est pas le fond du sujet, qui est la recherche d'une solution politique et l'acceptation par Moscou d'interlocuteurs tchétchènes.
C'est un blocage que l'on connaît, cela nous rappelle des souvenirs historiques divers, lorsque des sociétés sont arc-boutées dans un refus, qu'elles sont remises en cause sur le plan de leur intégrité territoriale, avec une conviction absolue du bon droit, des sondages qui sont massivement dans le sens de l'action, c'est quelque chose qui est très difficile à faire évoluer.
Q - Peut-il y avoir des actions autres qu'humanitaires ?
R - Nous poussons très fort pour qu'une action humanitaire puisse se développer, nous allons continuer et l'OSCE est un cadre particulièrement propice mais nous verrons après. Je voudrais réserver ma position à partir des analyses des conclusions d'Istanbul pour savoir si nous devons aller plus loin. Mais la question est posée.
Q - Quand le secrétaire général de l'OTAN dit que la Tchétchénie est une affaire intérieure russe, ce qui n'est pas tout à fait votre vision, le dit-il à titre individuel ?
R - Non, c'est une constatation légale, c'est une affaire qui se passe en Russie, en effet. Personne ne le conteste, la Tchétchénie n'est pas un pays indépendant reconnu comme tel, ce n'est pas un conflit entre deux Etats.
Q - Ce n'est pas tout à fait ce qu'il exprime ?
R - Il exprime le fait que l'OTAN ne doit pas aller bombarder Moscou, mais cela n'épuise pas le sujet. Aujourd'hui nous sommes dans un monde où il y a une combinaison, un conflit entre plusieurs principes parmi lesquels la souveraineté n'est pas seule en cause et dans lesquels il y a des modalités d'intervention dans certaines affaires intérieures. Ce n'est pas une innovation récente, c'est dit dans la charte des Nations unies.
Q - L'utilisation de menace, notamment sur le plan financier avec le FMI vous paraît-elle contre productive ou prématurée ?
R - La question principale est : est-ce utile ou contre productif ? Ce n'est pas évident, on peut plaider les deux, cela dépend de l'analyse que l'on fait - et ce sera plus facile après Istanbul qu'avant ou pendant - cela dépend de l'analyse que l'on fait du conditionnement exact des autorités russes et notamment de M. Eltsine ; cela dépend s'il cherche une façon de bouger ou non. Si on a à faire à des autorités russes complètement bloquées et dopées par les sondages qui donnent passivement raison à M. Poutine, à mon avis, une menace financière de ce type ne peut que durcir, car cela agitera la détermination interne d'avoir à mener une politique enfin décisive et courageuse contre le terrorisme du Caucase. Je ne suis pas sûr qu'à court terme en tout cas, cela produise de bons effets. Par contre, si nous avons des interlocuteurs russes conscients de la résolution internationale croissante sur ce point et qui se posent des questions sur la nature de leurs relations, dans les cinq ans qui viennent avec le monde extérieur, il peut y avoir une vraie discussion sur les conditions à remplir pour que la coopération entre la Russie et le reste du monde notamment sur le plan financier puisse continuer. Ce qui s'ajoute d'ailleurs à une autre problématique : il n'y a pas que la Tchétchénie qui nous préoccupe aujourd'hui, mais toute une problématique sur l'avenir de la coopération financière et économique entre le monde occidental et la Russie.
Q - S'ils sont très méchants, on ne peut rien faire, et s'ils marquent une certaine flexibilité, on pourra s'en sortir ?
R - La question n'est pas de savoir si ce que je dis est étonnant mais si ce que je dis est vrai ou non, à moins qu'un spécialiste de la Russie parmi vous ait une analyse plus fine de la situation, de ce qu'il faut faire. Je ne discute pas le fait de brandir maintenant, dans le contexte russe que vous-même vous décrivez très bien tous les jours, telle ou telle menace, je n'exclue pas que cela renforce les "durs" dans l'immédiat. Qu'est-ce que cela produirait à trois mois, à six mois, à un an ? On peut en discuter, c'est plus complexe. Si on raisonne au court terme, je ne crois pas vraiment à l'efficacité de ce moyen, ou je me trompe sur les mécanismes de fonctionnement de la société russe et des objectifs russes actuels. Mais, on ne peut rien écarter, on ne va pas décider non plus qu'il est tout à fait impossible, parce que c'est la Russie, parce qu'elle est au Conseil de sécurité, qu'il est impossible de faire de pressions qui donnent des résultats.
Q - Le président Chirac a toujours été dans le camp des gens les plus tolérants à l'égard de Boris Eltsine et du clan au pouvoir ?
R - C'est vous qui le dites. En plus, cela ne portait pas sur la Tchétchénie, c'était plutôt un débat sur ce qu'il fallait faire concernant M. Eltsine à propos des accusations lancées sur le gaspillage dans l'utilisation des fonds du FMI.
Q - A Istanbul, M. Chirac sera là, il suffit qu'il dise qu'il y a eu un petit geste, un mouvement des Russes et de suite, l'on considère que cela va dans le bon sens.
R - Le président a repris, il y a deux ou trois jours, comme je l'ai fait moi-même, une expression que les Russes eux-mêmes ont employé en parlant "d'erreurs tragiques". Ils ont employé une expression comme cela à propos d'erreurs de tirs. C'était la première fois et nous l'avons reprise et c'est pour cela nous disons aux Russes que nous persistons à penser que vous faites fausse route, que vous ne réglerez pas ce problème par des moyens purement militaires, vous-mêmes en êtes à déplorer vos propres erreurs tragiques sur la population, etc. Je suis à peu près sûr que nous sommes sur la même ligne et que nous pensons ensemble que nous avons atteint un stade où il faut absolument convaincre la Russie de changer de politique. D'autre part, Istanbul n'est pas un sommet franco-russe. C'est un rassemblement plus vaste avec un débat général comme il y en a eu un, hier, à Quinze. Ce que je vous dis résume assez bien l'état d'esprit à Quinze en ce moment.
Q - Vous avez dit que vous n'écartiez pas complètement l'hypothèse que les Russes manifestent une plus grande compréhension des réactions de l'occident, qu'ils feraient un geste. Avez-vous des indications dans ce sens ?
R - Pure hypothèse pour l'instant. Je n'ai pas d'indice sauf la petite ouverture, qui a disparu après, qu'avait donnée Ivanov lorsqu'il était à Paris à propos de telle ou telle forme de dialogue.
Q - Nous avons reçu Igor Ivanov, il a longuement développé un parallèle avec le Kosovo à propos de la Tchétchénie avec, manifestement une certaine inquiétude en disant que c'est un précédent, que les situations sont différentes, les prises de position aussi, personne ne conteste l'appartenance de la Tchétchénie à la Russie, mais enfin, visiblement, le précédent les préoccupe. Que leur répondez-vous ?
R - C'est eux qui en font un précédent. Ils s'en servent pour justifier l'opération militaire, ils comparent l'opération militaire russe pour reprendre le contrôle de la Tchétchénie avec l'opération militaire de l'OTAN au Kosovo. On leur répond que cela n'a aucun rapport ni dans l'objet à traiter, ni dans les méthodes employées, ni dans les mécanismes de décision. L'intervention au Kosovo, c'était l'ensemble des pays de l'OTAN, après deux résolutions certes incomplètes mais qui existaient quand même, avec l'unanimité des pays d'Europe et notamment de tous les pays voisins et après un travail politique et diplomatique extraordinairement long et insistant qui, malheureusement, avait échoué. Ils ne sont passés à cette action qu'après avoir tout tenté sur le plan politique.
Q - (...)
R - C'est peut-être plutôt l'inverse, s'il y avait un lien. Les choses ne sont pas toutes liées. Il arrive un stade, dans les relations internationales ou dans les crises où tout se lie et où on lie la dimension politique, le désarmement, le stratégique, le commerce. Si la Russie persiste dans son erreur, ce qui va se passer c'est que, petit à petit, il y aura un lien plus grand entre les différents aspects de nos relations avec la Russie, alors que jusqu'ici, dans l'espoir d'un ressaisissement des dirigeants russes sur ce point, les différents dossiers ont continué à être gênés relativement séparément. Mais, le temps travaille pour un rapprochement des différents dossiers. Pour le moment, il n'y a aucun lien entre les deux à ce stade, le désarmement bute sur des problèmes qui lui sont propres, qui sont liés à la situation intérieure russe, à la Douma, comme ailleurs d'autres sont liés au Congrès.
Q - N'y a-t-il pas un lien dans le domaine de la réduction des armements conventionnels ?
R - Il y a un petit lien avec les forces conventionnelles en Europe puisque la concentration de forces en Tchétchénie enfreint certains plafonds.
Q - Ce n'est pas grand chose ?
R - C'est un dépassement, il n'est pas considérable, pas forcément durable, il pose un problème à Istanbul et il va être traité à Istanbul précisément. Faut-il adopter des éléments complémentaires à ce traité que l'on doit adopter à Istanbul ? Que vont-ils dire sur ce point ? Ne serait-ce que sur cela, ils vont être obligés de s'expliquer à Istanbul avant que l'on conclut.
Q - C'est un problème pour la Turquie ?
R - Non, c'est un problème pour tout le monde. Les Turcs ne se sentent pas menacés directement, ils se sentent menacés par des phénomènes d'instabilité régionale. Au Caucase du sud, c'est un problème général, posé à tous les membres de l'organisation.
Q - Le CAG marche de moins en moins bien, les ministres sont de moins en moins présents, le Conseil lui-même est déséquilibré par rapport au rôle de la commission et du parlement. Comment prenez-vous cette question ? Et en fait, vous ne la prenez pas cette question.
R - Je dois répondre à votre question ou à votre réponse ?
Le rôle du Conseil me paraît essentiel, tout simplement parce qu'aucun autre organe actuel dans l'Union européenne ne joue et ne peut jouer le rôle qui est dévolu au Conseil et notamment au CAG. Personne d'autre ne le fait, ce qui ne veut pas dire que le CAG arrive à remplir toute sa mission : il s'est compliqué au fil des années, au fur et à mesure que les institutions européennes se compliquent. Mais c'est un problème plus global car on ne peut pas dire qu'aucune des institutions européennes actuelles ne répond exactement à ce que l'on attend d'elle. Il y a matière à les perfectionner et à les améliorer toutes.
Au Conseil, c'est plus aigu parce que normalement, c'est le lieu de la synthèse, de l'arbitrage, de la coordination sur l'ensemble des affaires. C'est l'organe qui doit préparer les Conseils européens qui ne peut se concentrer que sur quelques sujets majeurs à un moment donné. C'est un vrai sujet, c'est un serpent de mer, tous les spécialistes de l'Europe savent que cette question se pose et elle ne fait que s'accroître à chaque élargissement. A chaque fois, c'est un peu plus compliqué de rassembler les points de vues, un peu plus compliqué de faire un tour de table, un peu plus long, l'équilibre à l'intérieur pour dégager une solution est un peu plus long à trouver. On peut prévoir que ce problème sera, de façon exponentielle, de plus en plus compliqué à chaque nouvel élargissement. A partir de cela, que faire ? Depuis plusieurs années, il y a une amélioration en cours, un vrai progrès sur notre proposition, à Pierre Moscovici et moi, pendant la présidence autrichienne, qui consiste à mieux séparer dans l'ordre du jour les questions qui relèvent de la PESC, les relations extérieures de l'Union et les questions qui relèvent des Affaires générales. Nous avons obtenu de vrais résultats, l'ordre du jour est mieux fait, il est plus clair, il permet de mieux répartir justement la présence des ministres. Parce que si beaucoup de ministres n'étaient assez présents, c'est parce que l'ordre du jour était incomplet avant et que personne ne savait à quelle heure passait tel sujet. L'emploi du temps d'un ministre est très compliqué, en terme de priorités, et sur le CAG, les ministres calculent au plus juste. Nous étions d'avis qu'un élément complémentaire serait que tous les ministres s'engagent à être là toute une journée voire 36 heures. Nous serons obligés d'y venir compte tenu des initiatives que nous prenons en matière de défense. La France a fait des propositions, dans le plan d'actions, pour donner corps aux idées de Cologne, pour avancer à Helsinki : même si nos propositions sont amendées par les autres, car on ne peut pas imposer nos positions à tout le monde en Europe, il y a tout un débat sur l'éventuel comité de politique et de sécurité. Nous allons certainement décider à Helsinki quelque chose qui va renforcer encore ce que l'on attend du CAG. Il devra suivre très vite, et donner des positions politiques et des arbitrages par rapport à l'activité de ce nouveau dispositif. Dans tous les cas, il faudra renforcer la présence des ministres, mieux nous organiser en peu de temps.
En résumé, il n'y a aucun mécanisme de remplacement par rapport au rôle du CAG, il faut le renforcer, j'ai indiqué des pistes. Ensuite, c'est une question de travail interne dans chaque pays, cela dépend si les sujets sont bien préparés, bien avancés, avec un travail suffisant. C'est une question aussi de discipline de chacun.
Je trouve que nous avons fait certains progrès, c'est bien sûr insuffisant par rapport à la complexité du problème actuel.
Q - Sur les problèmes de défense, comment va s'organiser ce triangle entre Paris, Londres et Berlin à propos notamment de ce projet de force de réaction rapide ? Il semblerait que les Britanniques soient réticents à élargir l'Eurocorps en force de réaction rapide ; comment se présente le dossier ?
R - Le dossier se présente à plusieurs niveaux, à quinze, mais il s'agit de créer un consensus politique et un mécanisme institutionnel permettant à l'Union européenne d'avoir une capacité qu'elle n'avait pas. Lorsque l'on parle de déclaration de Cologne, lorsque l'on parle de plan d'actions, lorsque l'on parle de décisions qui seront prises à Helsinki, on parle de ce travail qui est fait au niveau des Quinze. Nous avons à faire à des pays qui sont dans des situations différentes. Il y a des pays qui s'estiment encore neutres et qui ne veulent pas participer à n'importe quelle action, qui ne veulent surtout pas que la décision des autres les entraînent contre leur gré. Il faut tenir compte de tout cela. On a beaucoup évolué en un an, il y a de moins en moins de blocage par rapport au fait que l'Union européenne ait un rôle et des moyens dans ce domaine.
Donc, on progresse plus que vous ne pouvez le pensez et la preuve en est l'inquiétude américaine récurrente sur ce point. Avant chaque réunion du Conseil européen et même avant chaque réunion du CAG, dont ils ont découvert l'existence et c'est un hommage en quelque sorte, ils se préoccupent énormément de savoir ce que l'on va décider. il y a une activité intense dans les jours qui précèdent. C'est une preuve du fait que nous avançons. Mais il faut distinguer le travail à Quinze et ce que peuvent faire un petit nombre de pays, beaucoup plus déterminés, qui ont plus de moyens, qui ont une vision plus claire. Et là, on repart dans la démarche franco-britannique élargie à d'autres. C'est vrai qu'en termes militaires, en termes d'organisations, il y a des propositions qui sont différentes pour le moment, mais c'est plutôt un signe de richesse et de foisonnement qu'autre chose. Nous avons le temps de nous organiser, tout cela a stagné durant des décennies : on faisait des colloques où il ne se passait rien, on ne va donc pas se plaindre du fait qu'il y ait plusieurs conceptions de ce que va devenir l'Eurocorps, de ce que pourrait être la force de réaction, sa composition. Alain Richard disait hier qu'il serait logique que l'Eurocorps soit le noyau. Mais il peut y avoir d'autres approches, laissez-nous un peu de temps, ce ne sera pas très long d'ailleurs puisque nous sommes dans un mouvement pour décanter tout cela. Il y a un progrès à Quinze pour faire accepter de façon consensuelle le fait que l'Union européenne ait une légitimité à intervenir dans ce domaine, et d'autre part, une sorte de noyau moteur qui n'est pas défini, - la circonférence n'est pas fixe, on pense aujourd'hui à la France, à la Grande-Bretagne, à l'Allemagne, à l'Italie, à l'Espagne, et à tous ceux qui le veulent - et c'est une sorte de coopération renforcée : pas au sens institutionnel, parce que ce n'est pas passé par le mécanisme de la décision des coopérations renforcées comme cela a été conçu à Amsterdam, mais les pays d'Europe gardent absolument la capacité pour ceux qui le veulent avec une motivation spéciale d'avancer. Ils ne peuvent pas contredire les engagements qu'ils prennent au sein du traité à Quinze, mais ils peuvent faire plus entre eux.
Lorsque l'on travaille sur le plan institutionnel, il est clair qu'il faut trouver un consensus à quinze, lorsque l'on travaille en terme de capacité, on est plutôt en train de parler du noyau. Les choses avancent bien pour ma part.
Q - Comment voyez-vous la force de réaction rapide par rapport à l'OTAN ? Restera-t-elle chapeautée par l'OTAN ? Sera-t-elle une force qui, institutionnellement et tactiquement sera autonome et pourra intervenir sur une décision des Quinze ou du petit noyau ?
R - Le débat est un peu différent. Lorsque les Britanniques parlent du sujet, il parlent d'un pilier européen dans l'alliance.
Q - Et vous ?
R - Quand la France en parle, nous pensons à un pilier européen dans l'Alliance ou autonome, nous voulons préserver les deux options. Nous sommes les seuls à dire cela comme cela mais nous avons accepté, il y a quelques temps, de dire qu'il y aurait un pilier européen dans l'Alliance pour que les choses bougent.
Q - Vous vous repliez sur le fait qu'il n'y ait pas de consensus ?
R - Non, on ne se replie pas car si nous n'avions pas fait ce mouvement sur lequel le président et le gouvernement étaient d'accord, nous n'aurions pas bougé et nous n'aurions pas pu faire Saint-Malo. Le mouvement qu'ont fait les Britanniques avant, dans l'été dans le discours de Tony Blair, était d'accepter l'idée que l'Union européenne puisse jouer un rôle dans ce domaine, car ils partaient d'un point de vue extrémiste inverse qui était de dire que l'Union européenne n'avait aucun rôle à jouer, aucune compétence : "nous n'en parlons pas au Conseil européen, ni au CAG, il n'y a pas de force supervisée par l'Europe. Il y a l'OTAN, c'est ce dont nous avons besoin".
En France, nous cultivions seuls l'idée d'une défense européenne autonome, spécifique, avec une armée européenne. Nous avons bougé, nous, en acceptant que ce pilier européen puisse se développer dans l'Alliance tout en préservant la possibilité, même si elle paraît encore théorique, de le voir un jour être également autonome avec deux options. Mais on n'en est pas là, il faut procéder par étapes, et les Britanniques ont bougé en acceptant le fait que l'Union européenne puisse se doter d'une capacité d'autonomie. Ils tirent toujours les choses du côté de l'OTAN mais ils acceptent qu'il y ait un pilier autonome à l'intérieur de l'Europe. Et, aux Etats-Unis, ceux qui sont les plus inquiets de cette évolution, le Pentagone en général, parfois au département d'Etat, ne sont pas contents de la position britannique, ils ne s'y retrouvent pas. C'est pour cela qu'il fallait qu'il y ait des mouvements entre Français et Britanniques, car si c'était entre Français et Allemands, cela n'aurait rien apporté, rien prouvé à personne. Il fallait que ce soit les deux pays qui incarnaient les deux phases jusque-là incompatibles de l'approche du problème qui démontrent à tout le monde, par leur initiative, qu'il y avait lieu de bouger.
Ensuite, nous travaillons avec les autres pays principalement concernés. Je raisonne en terme de petit groupe. C'est le fait des accords. Est-ce entièrement ou exclusivement dans l'Alliance ou est-ce que cela peut être dans l'Alliance et à l'extérieur ? Et aujourd'hui, c'est un désaccord qui est théorique, qui ne nous gêne pas pour avancer, qui n'est surtout pas un préalable et si nous en faisions un vrai problème, nous en reviendrions à des postures que nous avions dans le passé, qui étaient apparemment logiques, mais en fait théoriques. Ce n'est pas du tout notre vision. Maintenant, sur le mode de fonctionnement exact, les Anglais acceptent tout à fait une définition d'un mécanisme de décisions européen. Il y aura le Conseil européen, le Conseil Affaires générales élargi ayant un rôle plus que jamais d'orientation et de décision politique, et en dessous, un comité. Nous sommes encore en train de discuter sur le comité. Je ne peux pas vous dire comment il sera. Nous disons qu'il faut, à notre avis, créer un comité politique et de sécurité. Nous sommes en train d'adapter nos idées en fonction des réponses de nos partenaires. On commence à voir mieux qu'il faut distinguer le fonctionnement de ce comité, selon que l'on est en train de gérer une crise aiguë ou si nous sommes dans une période normale. Ensuite, il y a des comités militaires et un état-major européen. Les Britanniques ne contestent pas cela. Et nous ne sommes pas dans une phase de désaccord. Nous avons des différences, des solutions qui ne sont pas les mêmes, mais cela bouge dans le bon sens et c'est plutôt cela qui caractérise cette période.
Q - Et l'idée d'un Conseil permanent comme à l'OTAN, cela vous plaît ?
R - Non, c'est celui dont je parlais. A l'heure actuelle, il y a un comité politique qui prépare les travaux du CAG, et l'idée est de le rendre permanent, en ajoutant la politique étrangère et les questions de défense et de sécurité.
(...)
Dans la période normale, le COP est une sorte de comité politique permanent qui prépare les prises de position des ministres sur tout sujet nouveau. Si on est en temps de crise, il pourrait y avoir une délégation de décision pour la sécurité.
Q - Ce ne serait pas la composition du comité ?
R - Non, cela modifierait ces attributions. On pourrait dire, en temps de crise, sur décision du CAG, pendant un temps limité, pour être plus efficace et plus rapide, on pourrait accepter que ce comité décide.
Q - Dans cet organigramme, le rôle de M. Solana, comment le situez-vous ?
R - Il faut examiner globalement le rôle de M. Solana : il est Haut-représentant pour la PESC. La situation actuelle en Europe est qu'il y a des politiques étrangères nationales et une partie commune, comme pour le débat sur la monnaie. Mais, là, l'Europe n'a pas conclu "politique étrangère unique", elle a conclu "politique étrangère commune", ce qui est déjà un progrès énorme et qui doit être travaillé, développé pour que ce soit efficace : M. Solana n'est pas chargé de substituer aux politiques étrangères nationales diverses que nous cherchons à rendre le plus convergentes possible, il est chargé de donner corps et plus d'efficacité à la partie commune de politique étrangère. Et d'autre part, de donner plus d'efficacité aux stratégies communes, c'est-à-dire que, dans certains cas, on décide d'avoir une stratégie commune pour éviter la dispersion des démarches et des instruments de l'Europe. Par exemple, nous avons décidé une stratégie commune sur la Russie, mais jusqu'ici, nous n'avons pas encore réussi à démontrer que c'était autre chose que l'empilement de toute une série d'actions menées par l'Europe. Pour en faire une vraie politique étrangère de l'Europe par rapport à la Russie, il y a un travail du Haut-représentant.
Hier, nous avons eu un débat sur la question des sanctions, par rapport à la Serbie. Il y a quelques semaines, j'ai écrit à mes homologues européens en leur disant que j'étais de plus en plus convaincu que notre politique actuelle, dans son immobilisme, ne nous rapprochait pas de la chute de M. Milosevic, que ce dernier était plutôt renforcé qu'affaibli par cette politique de sanctions indiscriminée, en rappelant que nous avions bien dit pendant la guerre que nous ne faisions pas la guerre au peuple serbe mais uniquement à un régime, nous sommes incapables de bouger et s'adapter. L'ensemble des opposants nous ont demandé de lever les sanctions dont ils disent que c'est ce qui sert le plus la propagande du régime. On a réfléchi, - il faut être prudent, il ne faut rien faire qui puisse être utilisé par M. Milosevic -, je suis quand même arrivé à la conclusion qu'il fallait affiner, c'est-à-dire maintenir et durcir les sanctions contre le régime et les principaux dirigeants, et d'autre part, lever les autres à l'intérieur d'un dialogue avec l'opposition démocratique, pour montrer à l'opinion publique serbe que l'opposition démocratique est porteuse d'une amélioration et que c'est avec elle que l'on parle en préfiguration de l'avenir. Nous avons débattu de ce changement, les idées évoluent nettement dans notre sens, surtout que Mme Albright elle-même a fait un petit mouvement il y a quelques jours en disant qu'elle envisageait la levée des sanctions, après les élections municipales, si l'opposition les avait remportée. Je continue à penser qu'il faut peut-être attendre ce moment pour aller jusqu'au bout mais qu'il ne faut pas attendre ce moment pour commencer d'envoyer les signaux qui soient utilisables par l'opposition démocratique par rapport à l'opinion serbe. Si je vous raconte tout cela, c'est que dans les dispositifs que nous avons adoptés hier, nous avons confié à Javier Solana une mission d'évaluation de la situation en contact avec tous les opposants serbes. Voilà un bon exemple d'un rôle très utile que peut avoir M. Solana. Tous les européens sont en contact avec les opposants serbes. On dit qu'ils ne sont pas assez coordonnés, mais nous non plus. Nous progresserions sensiblement à travers l'action menée par M. Solana qui va les rencontrer, qui va affiner notre évaluation politique, qui va faire des propositions, ce qui peut dialectiquement entraîner d'ailleurs une évolution du côté des opposants serbes. Voilà je crois une bonne insertion : il fait quelque chose qui est un plus, qui n'est un moins pour personne et qui est parfaitement coordonné.
Q - Vous les avez tous reçus les uns après les autres, quelle est votre impression ?
R - Mon impression est la frustration. Ils disent tous vouloir changer, mais on n'a pas l'impression qu'ils en aient les moyens, qu'ils aient établi un véritable programme pour cela, ni pour la phase de changement, ni pour après. En même temps, ce sont des gens courageux parce que ce n'est pas très facile d'être un opposant démocrate en Serbie; je crois qu'ils doivent aller plus loin, avoir des positions plus claires et qu'ils devraient se démarquer plus clairement du nationalisme de M. Milosevic en montrant au peuple serbe que l'on peut être patriote, on peut défendre les intérêts de son pays sans être un nationaliste à la Milosevic et on peut le faire sans employer aucun des moyens épouvantables qui ont été employés. La coupure n'est pas assez nette et ils auraient des problèmes par rapport à une certaine partie de l'opinion qui est complètement intoxiqué par cette rhétorique nationaliste. C'est cela qui leur permettrait une nouvelle dynamique politique.
Ils n'ont pas vraiment encore un programme de gouvernement. Ils ont des éléments, c'est pour cela que nous avons multiplié les initiatives des uns et des autres en Europe, pour les voir, les recevoir, pour parler avec eux, pour faire des séminaires, pour les amener à se projeter dans l'avenir, sur ce qu'ils feraient dans une Serbie démocratique et retrouvant sa place en Europe. Nous essayons de stimuler de l'extérieur, nous ne pouvons pas nous substituer à leur propre démarche. C'est pour cela que dans un domaine comme cela, je crois que le travail de Javier Solana peut être extrêmement utile.
Q - Concernant le Monténégro, comment évaluez-vous la situation ?
R - Nous essayons d'aider les dirigeants du Monténégro, à commencer par le président, à résister à la pression de la séparation mais nous savons bien que la situation est compliquée pour eux. C'est pour cela que nous avons finalement admis les dispositions qui sont prises sur le plan monétaire parce qu'ils n'ont pas le choix. Nous ne les encourageons pas à aller plus loin, pour être clair. La fragmentation de cette région de l'Europe ne nous paraît pas être une bonne solution en soi. A chaque fois, c'est difficile à dire parce que ce sont des gens qui sont soumis à des pressions, à des tensions, et les raisons à court terme, apparemment logiques, d'aller plus loin dans l'autonomie ou l'indépendance paraissent nombreuses. Mais nous ne pensons pas que ce soit une bonne solution pour le fond. Plus la région des Balkans sera fragmentée, plus ce sera difficile d'y reconstruire un espace politique et économique de coopération. C'est plus facile à dire ici qu'à leur place, je le reconnais. Et c'est pour cela que nous le faisons dans un dialogue amical et confiant et pas sous forme critique. Nous essayons de les aider à traiter les problèmes les plus urgents, depuis des semaines et des semaines, pour que le Monténégro soit le moins frappé possible par l'action de guerre qu'il a fallu mener au Kosovo, et de les aider économiquement pour qu'ils soient le moins touchés possible par la politique de sanctions. Je dois dire qu'à cet égard, si on arrivait à convaincre, - on va y arriver d'ailleurs -, lorsque nous aurons réussi à convaincre l'ensemble des Européens d'aller dans le sens d'une dissociation un peu plus subtil de la politique des sanctions, je crois que cela donnera un ballon d'oxygène au Monténégro que cela posera le problème autrement et que le Monténégro pourra attendre le changement qui finira par se produire à Belgrade pour réaborder calmement la question des relations dans une Yougoslavie future, réformée. Ce serait mieux pour tout le monde. Quant à la Croatie, nous verrons.
Q - Que pourrait-il se passer après le décès du président Tudjman ?
R - La Croatie hésite encore entre plusieurs futurs possibles. Il y a des facteurs qui jouent à l'ancienne et quand même des facteurs d'ouverture et des forces pro-européennes qui joueront autrement. Ce sera à nous, Européens, dans ce cas particulier, de présenter à la Croatie des options claires et lui montrer ce qu'elle aura à gagner en adoptant une attitude résolument tournée vers l'avenir européen. La clarté de ce que nous dirons, la présentation des options au moment de l'échéance que vous évoquez sont très importantes pour la suite et je crois que nous aurons du poids.
Q - Sur le rôle à venir de la brigade franco-allemande ?
R - Je ne crois pas que ce soit le mode naturel d'approche de ce problème mais il ne faut pas être attaché de façon dogmatique à telle ou telle forme d'organisation. Cette brigade avait un sens militaire, mais aussi politique et symbolique. Cela faisait partie d'une initiative prise entre la France et l'Allemagne pendant des années. Je crois qu'aujourd'hui, il faut privilégier le résultat. Si nous voulons avoir un pilier européen en matière de défense, une identité européenne de défense, il faut que nous ayons des mécanismes de décision et des forces et des troupes qui aillent au bout. Nous n'allons pas commencer à nous bloquer, en amont, sur tel ou tel mode d'organisation. Tout ce qui nous permettra d'arriver à cette capacité, une force de réaction rapide, est une bonne chose. Nous serons pragmatiques et concrets. Si à un moment donné, il faut aller plus loin dans une certaine intégration et que c'est possible, que l'on peut surmonter tous les problèmes, très bien, mais il ne faut pas en faire un blocage. L'essentiel est que l'on arrive à un outil qui ait une capacité militaire significative.
Q - Au Kosovo, la majorité des policiers qu'on avait promis à Bernard Kouchner n'est pas arrivée, notamment les Français ?
R - Je réponds que nous faisons un très gros effort pour le Kosovo pour aider la MINUK, que c'est très compliqué car les critères de sélection pour les policiers sont tellement drastiques que la plupart des policiers que l'on propose, que nous avons par ailleurs du mal à fournir en ce qui nous concerne car il n'y a pas assez de policiers par rapport au territoire français, sont recalés car ils n'ont pas telle ou telle caractéristique définie par l'ONU ou l'OSCE. Il n'y a pas de mauvaise volonté du tout.
Q - En France, on n'a pas de policiers assez compétents ?
R - Ils ne parlent pas anglais, ni allemand, ni serbe, ni albanais.
Q - Je vais vous poser une question concernant le boeuf britannique. Dans votre qualité de ministre des Affaires étrangères, membre du Conseil Affaires générales chargé de coordonner toute cette politique européenne autant que faire se peut, vous n'êtes pas en première ligne, vous avez peut-être un droit de regard sur le dossier. Où en est-on avec nos amis anglais ?
R - Je pense que nous sommes en train de progresser, que notamment, les travaux et les discussions qui ont eu lieu hier après-midi tard, entre les experts et entre les ministres à Bruxelles ont permis d'avancer, d'autant que les demandes que nous mettons en avant sont des demandes que l'on ne peut pas balayer d'un revers de main. Ce que nous demandons, ce sont des garanties supplémentaires pour les consommateurs, compte tenu du fait qu'il y a une véritable incertitude scientifique. Même si on ne fait pas une lecture maximaliste de la question du risque, il y a quand même une incertitude, les consommateurs doivent être informés, respectés. Et quand nous demandons qu'il y ait plus de contrôle à l'exportation, que les tests soient plus fiables, que l'on fasse des progrès concernant l'origine des viandes, que l'on y voit plus clair dans la traçabilité, il est clair que nous allons non seulement dans le sens des consommateurs français mais aussi des consommateurs européens. Il ne faut pas oublier qu'il y a une quarantaine de pays dans le monde qui ont maintenu cet embargo. Hier soir, je dînais à côté du président du sénat jordanien. Il m'a dit "j'espère que ce n'est pas du boeuf britannique" et il rappelé que la Jordanie avait mis l'embargo. Il y a embargo dans 9 länder en Allemagne, ce qui veut dire que tout cela n'est pas une invention française, c'est évidemment tout sauf du protectionnisme et ce n'est pas inventé par des scientifiques qui auraient une vue spéciale sur le sujet. C'est une question qui est largement posée. Tony Blair a fait une intervention qui est très juste : il parle à l'opinion britannique en disant que son objectif n'est pas de remporter une grande victoire bureaucratique ou judiciaire, c'est de convaincre les autres d'acheter à nouveau notre viande. Pour cela, il faut y arriver par la discussion, il faut apporter des réponses aux questions que l'on nous pose.
Q - Vous dites que l'on progresse, et les Britanniques ont demandé à la Commission de saisir la Cour européenne ?
R - Oui, ils l'ont demandé mais il me semble que les progrès qui sont intervenus hier soir et cette nuit, cela reste une possibilité ce n'est pas forcément ce qui va se produire et si jamais cette démarche était entamée, cela n'empêcherait pas de continuer les discussions dont je pense qu'elles permettront d'aboutir à une solution.
Q - Avant le Sommet de Londres ?
R - C'est bien possible mais il ne faut pas mettre en balance un sommet où l'on parle de tout et une question de fond sérieuse. Hier à Bruxelles, interrogé là-dessus, j'ai dit que je pensais que nous pouvions aboutir à une bonne solution pour tout le monde et depuis, il y a des éléments plus positifs encore dans les contacts de Jean Glavany et dans les travaux des experts et je pense que nous allons aboutir à une solution qui fera faire un progrès à tout le monde sur le plan de la mécanique européenne, sur le plan de la santé et de la sécurité des consommateurs, et sur le plan de l'information. Et tout ce qui a été fait en matière d'étiquetage, d'information, de traçabilité, vous verrez que ce sera une nouvelle base de départ pour traiter cette question de la sécurité sanitaire en Europe et que, peut-être, nous dirons avec le recul, qu'à quelque chose, malheur était bon. Parce que cette crise aura fait progresser l'ensemble du système européen. Je ne suis donc pas pessimiste.
Q - Quand vous allez à Londres, mangez-vous du boeuf britannique ?
R - Je mange ce que l'on me donne, peut-être du boeuf écossais.
Q - On a pu percevoir dans la presse américaine mais également à travers les déclarations du porte-parole du département d'Etat, un certain énervement de l'autre côté de l'atlantique à propos du thème récurent de l'hyperpuissance. Y voyez-vous juste un petit échauffement à l'approche de Seattle ou bien quelque chose de plus profond à relier à ce regain d'isolationnisme aux Etats-Unis ?
R - J'y vois une marque d'intérêt pour ce que nous pensons et je suis heureux qu'un dialogue puisse se nouer, un dialogue à la fois intellectuel et géopolitique. Je trouve en plus ce débat assez stimulant. Dans les rapports franco-américains, il y a toujours des sujets sur lesquels il y a un désaccord et des sujets sur lesquels nous sommes d'accord. La façon que nous avons de gérer ce problème, la façon du président ou celle du gouvernement, il me semble que c'est la même, - c'est de coopérer lorsque nous sommes d'accord, sans complexe et même avec plaisir, et d'exprimer des désaccords lorsqu'il y en a sans en faire une exploitation mais sans les cacher non plus. Il faut être prêts à faire obstacle en essayent d'inscrire cela dans un dialogue pour avoir une anticipation, la meilleure possible sur les sujets à venir, les éventuels sujets de blocage et les autres. Ensuite, il y a une conjoncture ; il y a des périodes dans lesquelles il y a objectivement des sujets de désaccord nombreux, ce n'est pas nous qui les fabriquons. Par exemple, l'approche de Seattle par exemple et du cycle de l'OMC fait que reviennent à la surface un certain nombre de désaccords : sur la Politique agricole commune parce que les Américains voudraient à nouveau affaiblir ou démanteler cette politique européenne, ou à propos de la question culturelle. Il y a coïncidence avec d'autre part, des débats touchant à la sécurité sanitaire qui préoccupent les Européens apparemment plus que ces Américains. C'est une question de culture, de mode de vie, mais on n'a pas inventé exprès le fait que des questions se posent sur les hormones, - question que je ne tranche pas du tout scientifiquement, je n'en ai évidemment pas la capacité -, mais les problèmes se posent. Ils n'ont pas été inventés.
Au sein de l'OMC, il y a des contentieux qui sont traités, qui aboutissent à donner tort aux uns et aux autres, nous avons à peu près tous autant perdu que gagné, ce qui montre que l'organe de règlement des différends n'est pas partial, - n'est pas systématique dans un sens ou dans l'autre. Sur certains sujets, cela relance une tension, comme dans l'affaire des bananes, par exemple. Tout cela s'accumule, nous n'y pouvons rien, nous ne le cherchons pas. Nous ne nous sommes pas dit que nous allions augmenter le nombre de désaccords franco-américains parce que cela aurait un intérêt quelconque. C'est ainsi, il faut bien les traiter ces sujets.
Les Etats-Unis relancent la question de la défense antimissiles. Nous sommes attachés au respect du traité ABM, dont nous ne sommes pas signataires mais qui nous paraît être, encore aujourd'hui, une pierre d'angle de la stabilité stratégique, on ne peut pas ne pas le dire.
Par ailleurs, nous avons coopéré au Kosovo.
Q - Vous avez des critiques sur le fond ?
R - Oui, mais il y a un mélange et la façon que nous avons de traiter ces sujets et d'en parler ne donne pas l'impression, me semble-t-il, à un observateur américain honnête que nous avons cherché des problèmes, que nous les fabriquons, parce que ce sont des postures qui seraient avantageuses. C'est le contexte, et nous le gérons le mieux possible, au cas par cas, à l'intérieur d'un dialogue qui est constant. Ce qui me frappe, c'est que lorsqu'on essaie de décrire le système international actuel, il y a une extrême sensibilité des Etats-Unis, même lorsque l'on dit des évidences. Ensuite, il y a plusieurs gros différends, qui évoquent des problèmes différents et il y a ce que j'ai dit, et ce que le président a dit dans son discours à l'IFRI, dans d'autres interventions. Lorsque je parle de "l'hyperpuissance", je dis, sans allusion anglo-saxonne, que le mot "hyper" n'a pas de connotation pathologique ; les Anglo-Saxons disent que ce mot hyper est forcément pathologique, anormal : non, c'est simplement "plus gros". Et la meilleure définition de ce qu'est l'hyperpuissance, c'est le discours que Sandy Berger vient de faire récemment à New York : les 4 ou 5 premières pages sont tout à fait fascinantes sur ce plan. Il décrit en effet une Amérique dont le rôle est dominant, prédominant, incontestable, indispensable et c'est la meilleure définition de ce que je dis. Mais, c'est descriptif. Il serait étonnant que l'on ne puisse plus dire qu'il fait jour à midi. Mais là où il y a un débat, c'est sur l'unilatéralisme et lorsque nous en parlons, c'est une interprétation critique. L'unilatéralisme concerne essentiellement la politique de sanctions telle qu'elle est conçue par le Sénat, et les sanctions qui ne passent pas par le Conseil de sécurité. Ce sont des démarches dans lesquelles les Etats-Unis veulent imposer leur loi sans discuter, en n'arrivant pas à s'inscrire dans une logique de partenariat. C'est un vrai sujet qui mérite d'être posé, comme c'est normal entre alliés. L'amitié ne doit pas empêcher cette franchise dans le dialogue et l'interprétation.
Ensuite, il y a la question de l'isolationnisme, qui est un problème différent. Moi, je ne crois pas que nous ayons à faire à une véritable vague isolationniste aux Etats-Unis. Je crois que nous avons à faire à un pays qui voudrait que ses principes, ses orientations, ses valeurs, ses intérêts prédominent, sans pour autant avoir à s'engager trop pour y parvenir. C'est pour cela que, souvent, la politique de sanctions fait l'unanimité chez eux, car c'est une façon de dire que c'est un contrôle externe en ne s'engageant pas. C'est normal que nous en parlions lorsque cela nous pose des problèmes, c'est normal que nous soulignions la contradiction entre cette volonté américaine globale et le refus de s'engager dans beaucoup de mécanismes qui sont des mécanismes multilatéraux.
Bref, c'est un débat absolument normal entre alliés, surtout des alliés aussi anciens et amis. Nous avons le droit de continuer à décrire le monde tel qu'il est, de mettre en avant nos objectifs, d'expliquer en quoi le monde multipolaire serait une bonne chose à condition qu'il soit équilibré et que l'Europe en soit un pôle important, que les pratiques multilatérales sont meilleures que les pratiques unilatérales, que la diversité est meilleure que l'uniformité. Nous n'allons pas renoncer à ce que nous sommes, mais au-delà de ces quelques échanges et déclarations qui ont eu lieu se poursuit parallèlement un dialogue qui reste très soutenu, très clair, très loyal, aussi bien entre les deux présidents qu'entre Mme Albright et moi, suivent les mêmes mécanismes que ce que je décris souvent à beaucoup d'entre vous : nous nous parlons sans arrêt et nous essayons de voir à l'avance les sujets sur lesquels nous allons être en désaccord, ceux sur lesquels nous devons travailler en essayant de gérer au mieux le sujet en désaccord. Il n'y a pas de changement dans cette méthode, mais nous devons poursuivre cette discussion et provoquer des réactions aux Etats-Unis pour les amener, pas simplement à répéter que les ministres ont une relation indispensable au monde d'aujourd'hui, mais les obliger à se demander quel type de relations ils auront dans l'avenir avec les autres pôles éventuels et notamment avec leurs alliés et partenaires. Je crois que c'est un débat sain.
Q - L'un des points de désaccord, c'est la politique à l'égard de l'Iraq, où en est-on sur les discussions ?
R - Elles se poursuivent.
Q - Il vous faut le préciser ?
R - Oui, parce que beaucoup de gens pensent qu'elles sont interrompues. Cela n'a l'air de rien, mais le fait qu'elles se poursuivent est quelque chose d'important en soi, et depuis ces derniers mois, nous avons fait des vrais progrès et je considère que les Britanniques et même les Américains ont fait des progrès dans le sens de nos propositions : établir un vrai contrôle qui permettrait de suspendre l'embargo, devenu inutile et dont nous pensons d'ailleurs qu'il est déjà inutile et cruel. Ce débat se poursuit, il n'est pas interrompu, les Etats-Unis ne sont pas totalement satisfaits de la situation actuelle. Le statu quo les arrange par certains côtés, mais l'absence totale de contrôle n'est pas satisfaisante, même de leur point de vue. Il y a là une motivation et à partir de cette motivation, le dialogue s'est poursuivi. Et encore, il y a quelques jours, je ne peux pas entrer dans le détail, je préfère en parler lorsque nous aurons abouti, et c'est très compliqué, nous butons encore sur quelques points. Depuis quelques jours nous avons progressé, et l'hypothèse d'un aboutissement au sein du Conseil de sécurité dans son ensemble d'une nouvelle résolution permettant d'établir un nouveau contrôle, ce qui permettrait, au bout d'un moment, l'Iraq ayant coopéré, de suspendre l'embargo, n'est pas forcément inatteignable.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 novembre 1999)