Interview de M. Dominique Galouzeau de Villepin, ministre des affaires étrangères, de la coopération et de la francophonie, dans "Politique internationale" de février 2004, sur les défis et priorités de la politique étrangère de la France.

Prononcé le 1er février 2004

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Média : Politique internationale

Texte intégral

Q - Depuis que vous êtes à la tête de la diplomatie française, quelles sont les réalisations dont vous êtes le plus fier, le plus satisfait et celles qui vous inspirent les plus grands regrets ?
R - Un diplomate n'est pas un potier ou un peintre. Il ne peut pas faire un pas en arrière pour contempler son uvre. Le monde n'attend pas : il faut sans cesse s'efforcer de donner une forme au chaos et du sens à l'événement, en accord avec notre vision du monde et nos intérêts nationaux. La France se veut fidèle à son ambition, partout en initiative. Qu'il s'agisse de l'Afrique où nous sommes intervenus pour trouver une solution à la crise malgache, pour appuyer le processus de crise dans les Grands Lacs, puis pour éviter un conflit ouvert en Côte-d'Ivoire, de l'Europe où notre pays a relancé le moteur franco-allemand et pris une part importante dans tous les débats de l'Union depuis plus d'un an, ou encore des dossiers comme la prolifération en Iran ou les efforts menés aux Nations unies pour l'adoption de la résolution 1441 qui a mis en place les inspections en Irak. Mon regret, c'est aussi l'Irak et la désunion contre nature de l'Europe sur ce sujet, alors que les opinions convergeaient et que nous voulions tous la même chose : le respect du droit international.
Au-delà, l'objectif de la France c'est bien de contribuer à inscrire au coeur de la conscience mondiale qui se forge progressivement des principes fondamentaux auxquels nous sommes attachés comme l'universalisme et le multilatéralisme. Dans un monde où l'équilibre de la vie internationale a cessé d'être ordonné a priori par l'affrontement des blocs, nous avons besoin d'un nouvel ordre fondé sur des principes et des règles applicables par tous.
Q - A quels principes pensez-vous ?
D'abord, l'exigence de justice car le statu quo et les déséquilibres actuels présentent des risques majeurs pour le monde. Personne ne peut se satisfaire de l'instabilité politique, des déséquilibres économiques ou sociaux, de la persistance des menaces liées au terrorisme ou à la prolifération des armes de destruction massive. La sécurité et la justice dont devenues indissociables. L'action, la prise de risques, l'audace sont donc nécessaires.
Ensuite, le souci de dialogue, de respect des identités et de partage, car les peuples en expriment l'exigence. Face à la mondialisation qui élargit les horizons tout en rétrécissant le globe, les hommes attachent un prix nouveau à leur culture, à leur identité. Il faut respecter ce sentiment et savoir en tenir compte.
Cela doit nous conduire à définir une vision du monde où chacun trouve sa place. L'action collective et la cohésion de la communauté internationale constituent désormais la condition nécessaire pour agir efficacement, car aucun Etat n'est à la mesure des défis et l'action unilatérale n'est pas perçue comme légitime.
Cela ne signifie pas que tous les Etats ont à intervenir ensemble pour résoudre n'importe quelle crise contemporaine. Mais que toute intervention d'un Etat, ou d'un groupe d'Etats, en fonction de ses intérêts ou de ses capacités, doit avoir l'appui du reste de la communauté internationale. Prenez l'exemple de la Corée du Nord : cinq Etats ont décidé de tout mettre en oeuvre pour apporter une solution pacifique à la crise de prolifération nucléaire dans ce pays. Chacun d'entre eux a une légitimité particulière pour jouer ce rôle : la Chine et la Russie en tant que pays voisins, le Japon et la Corée du Sud qui se sentent directement menacés par les programmes nord-coréens, les Etats-Unis en raison du rôle qu'ils jouent dans la sécurité de cette région. Leur initiative est saluée par tous. Nous ne pouvons qu'espérer qu'elle réussisse.
Q - Ça c'est la satisfaction.
R - Mais nullement de l'autosatisfaction. Un début de bilan. Vu l'extraordinaire mobilité de la vie internationale où des phénomènes de décomposition se produisent en permanence, nous sommes tenus à une vigilance de tous les instants.
Pourquoi ? Je voudrais partir d'un constat que nous faisons tous : nous sommes dans un monde plus petit, de sorte qu'aucun danger ne peut être durablement tenu à distance ; nous sommes également dans un monde plus mobile, où tout change plus vite et qui, ce de fait, est aussi plus difficile à déchiffrer.
C'est en outre un monde où les menaces sont multiples avec des phénomènes tels que le terrorisme, la prolifération, le crime organisé, les trafics d'armes et de drogue, l'argent sale ; avec l'existence de très fortes injustices quand on voit l'épidémie de sida ravager des continents entiers alors que les médicaments existent ou la famine toucher encore 13 millions de personnes en Afrique ; avec la déforestation ou les changements climatiques liés aux atteintes à l'environnement.
Mais en même temps, des espoirs nouveaux se lèvent, sur lesquels il faut bâtir. D'abord une conscience mondiale est en train de s'affirmer : le monde se révèle comme une totalité et les peuples, comprenant qu'ils appartiennent à une même communauté et sont confrontés aux même menaces, font entendre leur voix et se mobilisent. Ensuite, de grands pôles de paix et de prospérité se constituent : l'exemple le plus accompli en est l'Europe, sur laquelle nous reviendrons. Mais on constate presque partout sur la planète, de l'Asie à l'Amérique latine ou à l'Afrique, une dynamique de coopération régionale qui doit être encouragée. En outre, la fin du système des blocs et la généralisation progressive du pluralisme démocratique rendent possible la réalisation de l'unité de la communauté internationale.
Au fond, nous le voyons bien, nous traversons une phase de transition. De nouveaux acteurs majeurs sont en train d'émerger : Russie, Chine, Inde, Brésil, Afrique du sud. Il faut qu'ils trouvent progressivement leur place dans leur environnement régional et dans le système mondial. Notre devoir est de travailler à ce que ce monde soit organisé pour les accueillir et garantir une stabilité durable. C'est-à-dire pour assurer la paix et favoriser la prospérité. Tel est le sens profond de la multipolarité que nous avons mise en avant et qui suscite tant de controverses. A tort, à mon avis. Car ces grands acteurs régionaux et mondiaux doivent s'insérer dans un monde de règles, de normes et d'institutions si l'on veut réussir la transition vers une véritable gouvernance mondiale qui fasse sa juste place à chacun. Le monde multipolaire doit être un monde multilatéral, pas celui d'un nouvel équilibre des puissances par la menace et la confrontation. L'insertion réussie des grands pays émergents est le grand défi de notre siècle. Elle représente une chance à saisir pour promouvoir le dialogue et la responsabilité collective au sein de la communauté internationale. Il ne faut pas s'inquiéter de cette évolution ni y voir le retour du concert des nations du XIXème siècle. Mais au contraire l'émergence d'une démocratie mondiale qui doit permettre le partage de la responsabilité, la maîtrise des risques et une authentique coopération à l'échelle de la planète.
Q - Que faire alors, selon vous ?
R - Il faut prendre en compte les lois nouvelles qui régissent le monde.
L'urgence d'abord : nous sommes pris dans une course de vitesse avec les menaces contemporaines. Regardez le terrorisme. Si nous tardons à réagir, nous risquons une spirale d'agressions et de représailles qui échappera à tout contrôle.
L'interdépendance ensuite : du fait de la globalisation, toutes les menaces et toutes les crises sont désormais reliées, et les phénomènes se diffusent et produisent des réactions en chaîne. C'est vrai dans le domaine de la sécurité : des conflits autrefois localisés se répercutent par des voies souterraines sur des théâtres très éloignés, comme on l'a vu avec l'Afghanistan des talibans. C'est vrai aussi dans les autres domaines : épidémies, atteintes à l'environnement, crises financières, piratages informatiques se propagent de manière quasi instantanée, transformant en désastres sanitaires, écologiques et sociaux des dérèglements au départ localisés.
La troisième loi est celle de l'affirmation des identités. On la voit à l'oeuvre dans toutes les évolutions importantes, positives comme négatives, de la réunification de l'Allemagne à l'explosion des Balkans, du drame rwandais aux déchirements ivoiriens. Quand les identités sont blessées ou niées, elles s'exacerbent. Pour le plus grand profit du terrorisme, habile à agréger les ressentiments.
Ces trois données de l'évolution du monde ne nous laissent guère qu'une attitude possible : il faut changer la réalité, sortir du statu quo lorsqu'il est source d'injustice et de ressentiment, mais dans des conditions qui ne fassent pas le jeu des forces de déstabilisation. Ceci nécessite à la fois une approche diversifiée de toutes les situations locales, dont chacune justifie un traitement particulier, et un souci de globalité dans l'appréhension des crises, produits de facteurs multiples dont aucun ne doit être laissé de côté.
Q - Comment appliquez-vous ces idées à la lutte contre le terrorisme ?
R - Aujourd'hui le terrorisme s'adapte, change, évolue à grande vitesse : il est entré lui aussi dans un nouvel âge.
Nous avons connu pendant longtemps un terrorisme politique, lié à des conflits et à des revendications spécifiques, aussi bien en Amérique latine ou au Moyen-Orient qu'en Europe. Rappelons-nous que, dès 1914, c'est l'assassinat de l'archiduc François Ferdinand à Sarajevo qui a été le déclencheur de la Première guerre mondiale.
Mais avec le 11 septembre, on est passé d'une violence ciblée à une violence aveugle, de l'assassinat au terrorisme de masse. Ce terrorisme, pour partie nihiliste, poursuit bien un dessein qui est de déstabiliser l'occident, Europe et Etats-Unis, et de frapper leurs alliés dans le monde arabe et islamique. Le combattre, c'est d'abord isoler cette mouvance marginale et empêcher sa jonction avec d'autres forces politiques et d'autres types de violence. Car cela décuplerait sa capacité de nuisance.
Ce nouveau type de terrorisme est en permanente évolution : opportuniste, il exploite toutes les failles d'un univers global mais instable et en particulier toutes les crises et tous les conflits ; son ambition est de fédérer les ressentiments pour constituer un bloc des exclus du monde nouveau. Articulant global et local, fonctionnant en réseau fédérant des groupuscules locaux, il est d'autant plus insaisissable que ses centres sont nébuleux. Difficile à déjouer, il risque à chaque instant de prendre la communauté internationale de vitesse.
Pour cela, il faut constamment adapter nos outils et nos cadres de réflexion. Les démocraties doivent se faire multiples, secrètes et diverses pour combattre et traquer ce fléau par tous les moyens : militaires si nécessaire et dans le respect du droit international, comme nous l'avons fait en Afghanistan ; mais aussi policiers, financiers, judiciaires et de renseignement. Cela demande la coopération de toute la communauté internationale, et c'est dans ce sens que la France travaille avec l'ensemble de ses partenaires.
Toutefois, une approche exclusivement sécuritaire ne peut suffire : il faut traiter le mal à la racine, lutter contre les fléaux dont le terrorisme se nourrit.
Q - Que voulez-vous dire par-là ?
R - Notre action doit tendre vers une démocratie mondiale dans un cadre multipolaire, avec une exigence constante de justice et de solidarité. C'est pourquoi le développement constitue l'un de ses piliers essentiels : sans développement, les efforts pour une nouvelle architecture internationale resteraient vains.
Cela suppose bien sûr davantage d'aide publique ; nos objectifs de ce point de vue sont clairs et ambitieux : 0,5 % du PIB en 2007, soit 50 % de plus qu'en 2001 et nous nous donnons les moyens de les atteindre. Mais, là comme ailleurs, nous ne réussirons pas seuls : le financement global du développement et le succès des négociations de Doha dans un cadre multilatéral sont une nécessité. Nécessaire aussi est la réflexion sur le financement des biens publics mondiaux, y compris par une taxation.
Au-delà des finances, le développement est aussi question de gouvernance démocratique, de réformes structurelles de l'économie, d'action en profondeur pour lutter contre les freins, y compris culturels, et naturellement de lutte contre la pauvreté et les inégalités.
Ce diagnostic est aujourd'hui partagé, de même l'idée qu'une mobilisation internationale est indispensable ; un consensus existe autour des "objectifs du millénaire". Mais la possibilité de les atteindre suppose un cadre cohérent. Il est nécessaire de fixer clairement le rôle respectif de la coopération bilatérale, de l'Europe, des institutions multilatérales ; il faut se donner des priorités simples - justice internationale, développement durable, bonne gouvernance, accès universel aux services sociaux de base, diversité culturelle - avec des déclinaisons géographiques adaptées et des modalités de l'aide modernisées et partagées avec nos partenaires.
Q - L'ensemble de ce raisonnement ne vaut-il pas aussi pour les différentes crises qui agitent le monde ?
R - Toutes les crises régionales menacent aujourd'hui de s'étendre et de se propager comme des taches d'huile. Parce qu'il n'y a pas d'ordre mondial qui structure les relations internationales et maintienne les conflits locaux sous contrôle comme durant l'ère bipolaire. Mais aussi parce que les crises se diffusent dans des zones inflammables, du Proche-Orient à l'Afrique, en profitant d'un monde plus interdépendant et rendu plus transparent par les médias.
A partir de là, des situations très complexes se créent, auxquelles on ne peut faire face que par une action collective inscrite dans la durée. Il faut mettre en oeuvre des stratégies de gestion des crises associant souci de sécurité et de stabilité régionale, renforcement de la démocratie au sein des Etats, développement économique dans un esprit de meilleur partage et reconnaissance des identités. Il y a là une véritable urgence. Regardez la géographie du terrorisme : il y a quelques années, il était encore localisé pour l'essentiel au Moyen-Orient et à une partie de l'Asie du sud. Aujourd'hui il prend appui sur les zones d'instabilité, profite de la faiblesse de certains Etats, s'étend du sous-continent indien ou de l'Asie du Sud-Est jusqu'en Afrique. Chaque crise est une nouvelle passerelle pour l'implantation d'organisations terroristes. Personne ne saurait se satisfaire de cette situation.
La tentation de la communauté internationale est d'hésiter entre l'indifférence et l'interventionnisme, au gré des intérêts géopolitiques des uns ou des autres. Il est vrai que la gamme des moyens à sa disposition est limitée et comprend pour l'essentiel les sanctions économiques ou l'usage de la force. Nous savons trop bien les faiblesses et les risques que présentent ces instruments. Le recours aux sanctions s'est révélé en particulier tout au long de l'histoire récente d'un maniement difficile : soit leur impact est faible, comme ce fut le cas pour la Rhodésie, soit les sacrifices imposés aux populations civiles, comme on l'a connu en Irak après la première Guerre du Golfe, suscitent des tensions et un mécontentement général, difficilement soutenables pour la communauté internationale. On peut aussi s'interroger sur la pertinence d'une politique qui, en privant un pays de moyens de développement, lui interdit de se réformer par lui-même : empêcher un Etat de construire des routes, n'est-ce pas faire le jeu de la stagnation et de la pauvreté ? Et donc fermer toute perspective d'évolution sous l'effet de la société civile ? C'est pourquoi, face aux effets pervers d'une utilisation trop générale des sanctions, nous assistons à un recours croissant à des mesures beaucoup plus ciblées.
Il nous faut donc inventer pour chaque situation de nouveaux moyens de sortie de crise, en nous inspirant des leçons du passé et en nous appuyant sur les compétences et les savoir-faire disponibles.
Q - Est-ce que cela vaut également pour le Moyen-Orient ?
R - Aujourd'hui les clivages se durcissent, l'implication américaine en Irak est utilisée par les organisations terroristes pour fédérer les mécontentements que suscitent l'injustice et le sentiment d'aliénation dont souffre cette région, la mauvaise répartition de la rente pétrolière, la brutalité de certains régimes. Cet amalgame de forces d'opposition, qui trouve un exutoire dans l'islamisme radical faute d'espace politique ouvert, risque de se tourner contre le monde occidental, accusé de nier les identités, de tolérer des injustices. De ce fait, les gouvernements sont fragilisés : la violence commence à se diffuser au-delà des frontières de l'Irak, les opinions publiques s'enhardissent à réclamer des réformes, les islamistes radicaux exploitent la situation. L'instabilité est d'autant plus à redouter que les enjeux économiques sont immenses.
Seule une diplomatie de la volonté et de la lucidité est à la mesure de ces défis. Nous devons nous impliquer dans la transformation de la région, objectif que nous partageons pleinement avec les Etats-Unis. Mais nous devons procéder avec discernement pour ne pas faire le jeu de la radicalisation : cela suppose de prendre en compte la spécificité de chaque peuple, son histoire, sa culture, sa religion. Est-il possible de traiter comme un seul bloc le Pakistan et l'Arabie saoudite ? L'Iran et les pays du Golfe ? Certainement pas.
Cela suppose aussi de rendre cette région à elle-même et à ses peuples : rien n'a autant encouragé l'extrémisme que l'impasse du sentiment national, l'impression d'avoir été le jeu des intérêts des autres. L'anti-américanisme et la haine de l'Occident n'ont pas d'autre cause.
Nous devons dissiper le sentiment qu'il y a deux poids deux mesures. Il existe un principe qui doit devenir le fondement de l'action internationale parce que lui seul peut établir un lien entre paix, sécurité et démocratie pouvant enclencher un cercle vertueux, c'est la justice : rechercher la sécurité et la démocratie sans se préoccuper suffisamment de la justice ne peut qu'alimenter le cercle vicieux des violences.
Aussi préconisons-nous pour le Moyen-Orient une stratégie globale à mettre en oeuvre de manière graduelle. La recherche active de solutions aux conflits, en particulier le conflit israélo-palestinien, constitue la condition nécessaire pour apaiser durablement le sentiment d'insécurité et d'injustice. En même temps, il faut encourager la dynamique interne de réforme des Etats dans le sens de la démocratie, travailler au développement économique dans un esprit de partage, avec une perspective d'intégration régionale, réfléchir aussi à l'ouverture d'un dialogue politique et de sécurité en vue d'un cadre de sécurité collective qui fait actuellement défaut, et organiser un dialogue des cultures qui favoriserait la compréhension avec le monde arabo-musulman tout en dissipant le sentiment que les identités sont ignorées. Cette stratégie, il faut l'élaborer tous ensemble de façon collégiale et la mettre en oeuvre de manière unitaire.
Q - L'administration Bush envisage une réforme en profondeur de toute la région du Moyen-Orient. Est-ce que la France participe à cette réflexion ?
R - Chacun d'entre nous souhaite contribuer le plus utilement possible à l'évolution du Moyen-Orient. Mais c'est d'abord aux habitants de la région d'en décider. Nous ne sommes plus à l'époque de la Conférence de Berlin ou de la Reine Victoria. Et si vous allez en profondeur, comme vous dites, vous touchez au soubassement culturel des peuples. Chacun a sa chronologie propre, son histoire, sa mémoire. Personne ne peut songer redessiner le monde islamique autour d'un tapis vert ou d'une carte d'état-major. Soyons sérieux ! Pour avancer, nous avons besoin de respect et de compréhension.
La France et l'Union européenne ont de nombreuses raisons pour porter une attention particulière à cette région, au-delà des liens façonnés par l'histoire et la géographie. Des raisons culturelles d'abord : nous avons des échanges multiples et un dialogue approfondi avec les peuples de cette région. Les mouvements migratoires en provenance de ces pays ont créé avec eux des liens profonds. Des raisons de sécurité ensuite : le Moyen-Orient se trouve dans le voisinage immédiat de l'Europe. C'est pour cela que l'Allemagne, le Royaume Uni et la France se sont mobilisés pour apporter une solution pacifique à la crise nucléaire iranienne et engager l'Iran au plein respect des règles de non-prolifération.. N'oublions pas non plus les aspects économiques : nous sommes l'un des principaux partenaires commerciaux de ces pays et le premier pourvoyeur d'aide au peuple palestinien.
Mais pour réussir, il faut éviter trois écueils. Le premier consisterait à décréter de l'extérieur la réforme du Moyen-Orient, sans consulter les Etats et les peuples sur leurs aspirations. Le deuxième serait de négliger le poids du sentiment national dans ces pays : la démocratie ne doit pas être perçue comme imposée par l'Occident. Le troisième serait de prendre le Moyen-Orient comme un tout, alors que la diversité est l'un de ses traits essentiels.
L'idée de réforme du Moyen-Orient renvoie trop souvent à une vision étroite du monde musulman et de l'Islam en général, considéré par les défenseurs de cette thèse comme réfractaire à la modernité. Or, l'histoire nous enseigne que les savants arabes ont joué un rôle essentiel dans la transmission de la pensée des grands philosophes grecs comme Aristote. Averroès, qui enseigna à Cordoue à l'époque du califat, en est le meilleur exemple. Son commentaire d'Aristote a longtemps servi de référence. Et le premier, il établit une distinction, qui nous semble désormais naturelle, entre les vérités rationnelles et les vérités révélées. N'oublions pas cette mémoire, ne tirons pas trop vite un trait sur tout ce que notre héritage doit au monde arabe et aux vertus universelles qu'il a en partage avec l'Islam. Le respect des Droits de l'Homme et la promotion de la démocratie sont une référence pour tous. Ils plongent leurs racines dans le terreau universaliste commun aux trois religions du livre et dans le même legs qui nous vient, à travers la culture arabe, de la philosophie humaniste grecque. Il y a un humanisme musulman, d'essence méditerranéenne, qu'il faut redécouvrir et encourager.
Si nous devons par conséquent développer une concertation avec nos partenaires du Moyen-Orient concernant aussi bien les questions de démocratie, de sécurité ou de développement économique, ce processus doit être conduit dans un esprit de coopération sincère et approfondi. A cet égard, l'Union européenne a su, à travers le partenariat euro-méditerranéen, élaborer un cadre général et développer des instruments qui représentent aujourd'hui une réserve d'expérience très utile. Une réforme du Moyen-Orient telle que certains l'envisagent ne peut être un exercice imposé ; elle doit prendre en compte les réalités historiques, politiques et sociales de chacun des pays et veiller à ce que les nécessaires évolutions se réalisent dans la stabilité. De tels choix politiques ne peuvent être acceptés du jour au lendemain. Ils demandent du temps et de la réflexion.
C'est une conviction forte de la France que le Moyen-Orient doit pouvoir prendre toute sa part dans les changements du monde. Non seulement il peut en bénéficier, mais il peut aussi y apporter sa richesse et sa diversité. Cette vision volontaire ne peut pas s'imposer de l'extérieur. Elle suppose de convaincre les peuples et les gouvernements, de leur offrir des perspectives politiques claires. La Turquie pourrait être un bon exemple de ce mouvement. Le dialogue qu'elle a entamé avec les Etats membres de l'Union européenne, la perspective d'une adhésion, ont favorisé la mise en oeuvre de réformes politiques majeures dans des délais rapides.
Q - Qu'est ce que vous répondriez à ceux qui critiquent parfois votre style un peu flamboyant et qui disent que la diplomatie française a un caractère un peu déclaratoire. Est-ce que vous leur répondriez que finalement la politique étrangère c'est aussi la création du fait par le mot ?
R - Croyez-vous qu'une explication de vote au Conseil de sécurité est un jeu de mots sans conséquence ? Faut-il voir du simple bavardage dans la Déclaration des Droits de l'Homme ou dans une déclaration de guerre ? Ce sont des actes, qui engagent notre responsabilité. Notre mobilisation diplomatique et le déploiement de nos forces à l'étranger témoignent de la priorité que nous accordons à l'action, sans laquelle effectivement les mots sont vains.
C'est dans ce contexte que nous sommes intervenus en Afrique, en Côte-d'Ivoire pour empêcher la guerre civile et appuyer une solution politique pour sortir de la crise, comme en Ituri ou encore à Madagascar. Nos militaires sont sur le terrain en Afghanistan avec 600 hommes, dans les Balkans avec 5.000 hommes, en Côte-d'Ivoire avec 4.000 hommes, et en Centrafrique avec 400 hommes. Sur l'Irak, la France a sans cesse fait des propositions pour rendre plus efficaces les inspections des Nations unies et préserver l'unité de la communauté internationale. En Iran, aux côtés de partenaires européens, elle a joué un rôle décisif pour désamorcer la crise dont nous étions menacés avec l'affaire du programme nucléaire de ce pays.
La France a présenté des propositions pour faire évoluer les grands instruments juridiques dont dispose la communauté internationale, particulièrement en matière de lutte contre la prolifération, de respect des Droits de l'Homme, de gouvernance économique. Cela dit, croire que le verbe est un détail est une profonde erreur dans le contexte actuel où une conscience mondiale est en train d'émerger en cherchant de nouveaux repères. Plus que jamais, on a besoin d'idées claires, de principes forts, exprimés dans une langue convaincue et convaincante. "Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement", mais aussi, pourquoi pas, passionnément. Les philosophes évoquent bien la "passion de la vérité".
Nous avons rarement connu depuis bien des décennies des changements d'une telle ampleur : le "concert des puissances" qui a régi l'équilibre entre les nations jusqu'à la Première guerre mondiale, a laissé la place à l'affrontement des blocs ; la fin de ce système nous fait entrer dans un monde plus ouvert et insaisissable que jamais.
Prenez la menace terroriste et les difficultés face auxquelles elle nous place aujourd'hui au Moyen-Orient et partout sur la planète. Prétendre éradiquer le terrorisme par de simples campagnes militaires serait se tromper sur la nature du mal. La répression est nécessaire et légitime. Mais le vrai succès sera de faire en sorte que le terrorisme sectaire reste marginal et ne parle que pour les quelques milliers d'individus activement engagés dans ces actes criminels. Il sera d'empêcher que les masses au nom desquelles il prétend agir ne soient tentées de se reconnaître en lui. Le terrorisme se nourrit des frustrations et des humiliations du monde et cherche à acquérir sa légitimité auprès de ceux dont l'identité est blessée, ou qui vivent un sentiment d'injustice. Notre incapacité à régler les crises régionales et à répondre au sentiment d'aliénation des peuples alimente la rhétorique anti-occidentale des terroristes et risque d'élargir leur audience. Là serait notre vraie défaite.
Comment faire pour couper la route du terrorisme ? Comment éviter que ce fléau ne continue à se répandre, comme en Irak où, avant l'intervention américaine, il y avait une vraie tyrannie mais pas de violence terroriste ? Seul un travail d'analyse et de réflexion permet de comprendre comment traiter le mal en profondeur, c'est à dire à la racine. Si nous restons à la superficie des choses, nous passerons à côté des solutions.
Voilà pourquoi il n'y a pas d'un côté le verbe et de l'autre l'action : il faut agir avec lucidité et conscience car, sinon, nous prenons le risque d'aggraver les problèmes au lieu de les résoudre. Nous sommes dans un univers où nous avons peu de visibilité, comme sur une route par temps d'orage. Il faut donc dégager les perspectives pour agir et nous entendre sur l'essentiel.
Dans ce contexte, il faut des concepts et des repères nouveaux, défricher le monde et adapter notre pensée au mouvement de mondialisation en cours. La diplomatie n'est plus seulement l'affaire des chancelleries. Les peuples sont désormais partout présents dans le débat international. L'Irak et tous les épisodes que nous avons vécus au cours de cette crise ont montré à quel point les opinions étaient concernées. Dans tous les pays, elles se sont exprimées. Aujourd'hui, une conscience internationale commence à exister.
Nous devons donc tenir compte de cette donnée nouvelle : les peuples se mobilisent sur les questions de sécurité, de justice, de Droits de l'Homme, de développement, d'environnement... Dans le combat que nous menons pour un nouvel ordre, c'est un grand atout, mais c'est aussi la source d'une exigence. Les gouvernements sont aujourd'hui comptables des résultats de leur politique devant les peuples, qui ont aussi leur vision du monde. Nous devons donc nous expliquer.
La France reste fidèle à elle-même et à ses convictions dans son message et son action. Elle appartient au petit cercle des pays qui exercent des responsabilités particulières au regard de la paix et de la sécurité internationale. Son expérience de puissance globale, ses traditions démocratiques au service de la paix et du droit lui valent audience et crédibilité. Notre pays comprend les aspirations des autres peuples. Sur tous les grands dossiers (développement, environnement, diversité culturelle), dans toutes les zones de fracture (de l'Afrique à l'Asie, des Balkans au Moyen-Orient), on sollicite son avis, sa coopération, son engagement.
Q - S'il y avait un Nobel du courage politique, vous le donneriez à qui ?
R - A tous ceux qui cherchent à donner une nouvelle conscience du monde, à le transformer, à le rendre plus juste tout en inventant les repères capables de contrer les nouveaux désordres globaux. Qu'il s'agisse des Droits de l'Homme, de l'environnement, de la médecine, un nombre important de personnes se mobilisent dans ce sens et méritent notre reconnaissance. Aujourd'hui, je pense à Vieira de Mello, l'exemple même d'un homme juste qui est allé jusqu'au bout de son engagement.
Mais je ne suis pas sûr que l'action politique se prête à la nobélisation. D'abord, les hommes politiques sont au service de leur peuple ; c'est de lui seul qu'ils peuvent attendre leur récompense Mais surtout il faut du recul pour juger la portée d'une politique quand on sait combien les succès sont parfois de courte durée : ce n'est qu'en inscrivant son action dans le long terme et dans une vision que l'on peut apporter sa pierre à la construction du nouveau monde.
Q - Ne pensez-vous pas que la mondialisation réduit les marges d'action du politique ?
R - Si la mondialisation peut réduire certaines marges de manoeuvre en politique intérieure, en revanche l'affirmation d'une conscience universelle ouvre aujourd'hui un espace international nouveau. Les conditions d'un retour au premier plan de l'action politique sont aujourd'hui créées, grâce à une meilleure prise de conscience des enjeux du monde actuel. Car la mondialisation, tel un Janus, révèle aujourd'hui ses deux faces.
Une face positive : celle de la recherche de l'unité et du partage, d'une conscience de ce qui unit les hommes, d'une meilleure compréhension entre les peuples ; autant de réalités qui conduisent à une plus grande volonté de paix. Toute l'histoire de l'humanité fait écho à cette quête de la concorde universelle, de Diogène se proclamant "citoyen du monde" à l'épanouissement de la civilisation née de l'Islam qui, à Grenade, faisait co-exister les trois religions du Livre, ou encore aux humanistes puis aux Encyclopédistes des Lumières ; à la Révolution française, au printemps des peuples ou à certains mouvements internationalistes aux XIXème et XXème siècles, ceux qui ont su éviter les pièges des systèmes clos transformés en machines à oppression.
Mais dans ce processus, nous franchissons aujourd'hui une nouvelle étape, qui crée trois occasions exceptionnelles. Celle, pour chacun, d'accéder à l'information et à la connaissance. Celle de propager et d'accroître le bien-être économique, comme c'est déjà le cas de façon spectaculaire en Asie ou en Europe de l'Est. Celle enfin d'amplifier la démocratie et les Droits de l'Homme à la surface de la terre : aujourd'hui, tous les grands Etats sont soit démocratiques, soit engagés sur le chemin de réformes qui portent en elles des ferments d'ouverture, de débat, de responsabilité : Jamais les valeurs universelles n'ont autant mérité leur nom. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y a pas de valeurs universelles parallèles à celles que nous connaissons et qui, issues d'autres cultures que l'occidentale, ont vocation à enrichir nos références.
Mais la mondialisation révèle aussi une face sombre, suscitant souvent des inquiétudes. D'un côté, elle comporte un risque d'uniformisation et d'appauvrissement culturel du monde : sur les 7 000 langues parlées à la surface de la planète, plus de 3 000 sont aujourd'hui menacées. De l'autre, les inégalités de développement restent intolérables. Près du quart de la population mondiale vit avec moins d'un euro par jour ; 45 millions de personnes meurent chaque année de faim ou de malnutrition ; le sida continue de se propager, tuant jusqu'à 5 millions de personnes par an.
C'est pourquoi la mondialisation devient un véritable enjeu politique. Il existe désormais des intérêts collectifs à défendre qui dépassent les capacités des seuls Etats, du défi de l'éducation et de la connaissance au défi de la santé ou au défi de la préservation des biens publics mondiaux comme l'eau, l'air et les ressources naturelles qui risquent de manquer dans l'avenir. Pour relever ces défis, nous devons nous doter d'une gouvernance mondiale capable d'édicter et de faire respecter les normes dont le monde global a besoin : c'est aujourd'hui la mission du politique que d'en permettre l'avènement au service de l'intérêt collectif du monde.
Q - Venons-en à des illustrations concrètes. Faut-il parler de "libération" de l'Irak ou d'"occupation" de l'Irak ?
R - Les deux réalités se chevauchent ; d'ailleurs, elles ont inspiré la première résolution des Nations unies, la 1483, qui a fait suite à l'intervention des forces américaines et britanniques dans ce pays.
Dans le débat auquel vous faites allusion, je comprends bien sûr tous ceux qui, au nom de la lutte contre un régime tyrannique, se sont sentis alors proches des Américains, jugeant l'intervention sinon légitime, du moins fondée sur une justification estimable, celle de la transformation démocratique de l'Irak. Mais outre que cette justification n'était pas celle avancée par les Etats-Unis, la réalité reste encore aujourd'hui loin des attentes des Irakiens, même si chacun peut se réjouir de la chute de Saddam Hussein.
En effet, l'Irak reste confronté à un véritable défi sécuritaire. Cette situation provient, pour une bonne part, du vide politique laissé par la guerre dont de nombreuses forces cherchent à tirer avantage. C'est pourquoi la France plaide depuis la fin de l'intervention militaire pour le passage rapide d'une logique sécuritaire à une logique politique, pour que les Irakiens recouvrent leur souveraineté et que des instances Irakiennes exercent la réalité du pouvoir dans tous les domaines.
L'accord conclu le 15 novembre à Bagdad représente un pas dans la bonne direction. Il faut désormais accélérer le processus en organisant aussi rapidement que possible le début du transfert des responsabilités gouvernementales et garantir sa légitimité en le rendant aussi inclusif que possible pour les Irakiens. Avec le concours de la communauté internationale à travers les Nations unies, qui doivent retrouver toute leur place dans ce processus, et avec celui des pays de la région qui doivent être mobilisés, en particulier pour contrôler les frontières.
Dans ce contexte, l'arrestation de Saddam Hussein peut permettre aux Irakiens de tourner définitivement la page de cette terrible dictature et reconstruire leur pays dans l'unité de toutes les forces qui entendent renoncer à la violence.
La France est prête à prendre toute sa part dans ces efforts et à répondre aux demandes qui lui seraient présentées par les autorités Irakiennes. Elle a l'ambition de faire davantage dans les secteurs de l'économie, de la coopération et de la sécurité, en particulier pour la formation de la police et de l'armée. Dans la phase qui s'ouvrira ensuite, celle d'un gouvernement Irakien constitué, la France est prête à apporter une aide significative.
Q - Est-ce le commencement de la fin des dictatures ?
R - Autant dire que nous entrons dans la fin de l'Histoire ! Or ce genre de prédiction a toujours été cruellement démenti par les faits.
En revanche, il est vrai que la très grande majorité des peuples de la planète, soit vivent en démocratie, soit sont engagés dans un processus d'ouverture de leur société. Constatons que tout au long du XXème siècle, la démocratie a progressé par vagues. On l'a constaté en Europe du Sud dans les années 70. Vint ensuite le tour de l'Amérique latine, de l'Afrique et celui de l'Europe de l'Est après la chute du mur de Berlin. Aujourd'hui, d'autres régions s'engagent à leur tour dans ce mouvement : la mondialisation, qui a mis fin à des situations d'isolement dont tiraient profit les dictatures, a créé à cet égard un contexte favorable.
La marche reste semée d'embûches. Le combat pour la démocratie suppose une tension permanente entre l'universel et le particulier, entre respect de la souveraineté et attachement aux principes qui ne peuvent souffrir aucune exception, comme les Droits de l'Homme. C'est pourquoi la démocratie ne saurait être garantie par un simple changement de dirigeants politiques et encore moins dictée de l'extérieur, d'autant qu'il n'y a pas un modèle unique et que tous les pays ne peuvent avancer au même rythme.
Nous devons donc encourager la dynamique interne de réforme des Etats dans le sens de la démocratie par des programmes adaptés aux différentes situations locales, en utilisant nos atouts spécifiques dans chaque pays. Beaucoup a déjà été fait, mais nous devons rénover nos instruments afin de les rendre plus efficaces encore et définir de nouveaux concepts. Cela suppose une stratégie de longue durée, conduite de manière graduelle, avec discernement et persévérance. Elle implique un dialogue permanent avec les pays concernés, prévoyant au besoin l'introduction de conditionnalités positives, en particulier pour les Droits de l'Homme.
Beaucoup d'exemples, en Afrique comme au Moyen-Orient, montrent que cette voie peut conduire à des résultats qui auraient pu, au départ, sembler hors de portée.
Q - Est-ce qu'objectivement un monde sans Saddam est un monde plus sûr ?
R - Je veux le croire. Mais il y a des forces très complexes à l'oeuvre dans le monde. Et même si nous parvenions à destituer d'un coup de baguette magique tous les dictateurs de la planète, nous n'aurions pas pour autant éliminé les sources de la violence et de l'insécurité qui sont accrues aujourd'hui par des sentiments de frustration et d'humiliation dont j'ai déjà parlé.
Il est vrai que la capture de Saddam Hussein est un soulagement pour le peuple irakien et la région, quand on se souvient des crimes dont il s'est rendu coupable envers son peuple et les peuples voisins : tout le monde a en mémoire l'abominable utilisation d'armes chimiques contre des populations irakiennes à Halabja en 1988 et les pratiques intolérables du dictateur envers ses compatriotes.
Une autre question est la stabilité de l'Irak et les violences qui se poursuivent dans ce pays. L'Irak est aujourd'hui le théâtre d'actions terroristes graves et répétées. Malgré les efforts, la situation de transition que nous connaissons dans ce pays conduit objectivement à un développement de l'insécurité et de la violence. Et les menaces d'un engrenage qui impliquerait les autres pays de la région sont sérieuses. A dire vrai, cela était prévisible et c'est bien pour cette raison que la France, avec d'autres pays, s'était interrogée - au-delà de la légalité - sur l'opportunité d'une intervention en Irak. Aujourd'hui, il faut dépasser ce débat et se demander comment tous ensemble, les membres de la communauté internationale peuvent travailler à combattre cette violence, notamment en accélérant le retour de la souveraineté aux Irakiens.
Q - Aujourd'hui la France se réjouit de la capture de Saddam, quels que soient les termes utilisés. Or nous nous sommes, avec beaucoup d'autres il est vrai, accommodés de son existence sans émettre la moindre critique pendant des décennies. Est-ce qu'on a eu tort de s'en accommoder ou est-ce qu'on a tort de s'en réjouir ? On ne peut pas avoir raison dans les deux cas.
R - Il faut rappeler les faits. Le régime baasiste mis en place en 1968 avant l'accession à la présidence en 1979 de Saddam Hussein se réclamait du nationalisme arabe comme plusieurs autres dans la région. Il n'a révélé que progressivement ses traits les plus inquiétants. Lorsqu'il s'est trouvé engagé dans un conflit avec l'Iran, l'ensemble des pays occidentaux a vu en lui un rempart contre l'islamisme radical, que la révolution iranienne avait dynamisé et qui était considéré comme une menace pour la stabilité régionale.
D'où le soutien apporté à l'Irak, lors de cette guerre, par les pays du Golfe, les Européens comme par les Etats-Unis, pour éviter ce qui était perçu comme un risque majeur. Dès cette époque, la communauté internationale était soucieuse de préserver l'unité du pays, formé de communautés ethniques et confessionnelles très différentes. Elle redoutait que le conflit avec l'Iran n'entraînât un éclatement qui aurait eu d'inévitables répercussions sur une région particulièrement fragile et vulnérable.
L'agression contre le Koweït a montré que le régime de Saddam Hussein rejetait l'ordre international. Là où l'on voyait un régime non démocratique certes, mais aspirant à une certaine modernité et relativement ouvert sur l'extérieur, on a découvert une tyrannie avide de conquêtes et n'hésitant pas à recourir aux procédés les plus cyniques. La sécurité des pays de la région, dont Israël, était menacée.
Aussi la France s'est-elle engagée sur le terrain, aux côtés de nombreux partenaires dont au premier chef les Etats-Unis, pour contraindre l'Irak au respect du droit international. Mais par crainte d'aggraver les déséquilibres au sein de ce pays fragile dont l'unité est essentielle à la stabilité régionale, la coalition engagée n'a pas poussé ses objectifs de guerre plus avant, ce qui a permis à Saddam Hussein de réprimer avec la violence que l'on sait la population chiite irakienne.
Par la suite, la communauté internationale n'est pas restée inactive. Elle s'est mobilisée pour empêcher Saddam Hussein de menacer à nouveau la région en se dotant d'armes de destruction massive. A cet effet, un système de sanctions économiques a été instauré. Si des fissures ont fini par apparaître dans ce front commun, c'est qu'il est progressivement apparu que ce système pesait lourdement sur le peuple irakien sans atteindre ses dirigeants. Un système d'inspections a été mis en place, qui a fonctionné jusqu'en 1998. C'est grâce à la résolution 1441, votée à l'unanimité, que ces inspections ont pu reprendre à la fin 2002.
Ensuite, il faut bien comprendre les enjeux et les évolutions intervenues. Le 11 septembre 2001 a modifié la donne. Les Etats-Unis ont été victimes ce jour là d'un acte de violence dont l'ampleur et l'injustice les ont stupéfaits. Ils ont été attaqués et se sont retrouvés en guerre. La découverte de leur vulnérabilité, le sentiment de l'innocence agressée et la confiance dans leur puissance se sont combinés pour les conduire à se mobiliser comme jamais contre les pays transgresseurs de l'ordre international. Ils ont changé leur doctrine stratégique et estimé que la discussion n'était plus à la mesure du risque représenté par le terrorisme de masse. Ils se sont réservé l'option de l'action préventive. Ils ont voulu disposer de la plus grande latitude pour agir, quitte à céder à la tentation de l'unilatéralisme. Ils ont voulu se libérer des contraintes héritées de la guerre froide, notamment celle des traités de désarmement et, dans une certaine mesure, celle que représentait à leurs yeux l'OTAN avec l'idée que la mission détermine la coalition.
Q - N'avez-vous pas sous-estimé le tournant du 11 septembre ?
R - Je vous rappelle que la France a été le premier pays à apporter son soutien aux Etats-Unis après le drame du 11 septembre. Notre pays, qui présidait alors le Conseil de sécurité, a proposé l'adoption d'une résolution condamnant cet acte abominable et reconnaissant que les Etats-Unis étaient en état de légitime défense.
Le président de la République a été le premier chef d'Etat à se rendre à Washington et à New York dès le 18 septembre pour exprimer la sympathie et la solidarité de tout le peuple français. Nous avons été parmi les premiers à engager nos forces armées en Afghanistan pour mettre fin au régime taliban et engager la lutte contre les groupes terroristes. La sécurité américaine était en cause et la France a été immédiatement présente. Cette solidarité de la France envers son allié américain a naturellement continué depuis lors dans notre lutte commune contre le terrorisme et elle ne s'est pas démentie en dépit des difficultés survenues entre nos deux pays. C'est ainsi que, le jour de Noël, nous n'avons pas hésité à annuler des vols Air France à destination de Los Angeles pour répondre à une inquiétude réelle des services américains.
Ce que nous ne cessons d'affirmer en revanche, c'est qu'il n'y a pas de raccourci pour combattre le terrorisme ; l'Irak a été, pour tout dire, un écart dangereux dans le combat long et difficile que nous menons contre le terrorisme. Il y a maintenant la nécessité d'une action réfléchie, solidaire, menée dans la durée, avec le soutien de toute la communauté internationale.
Q - Peut-on dire qu'il y a, à cet égard, deux visions du monde ?
R - Il y a deux approches : le système multilatéral, c'est-à-dire la solidarité alliée, pour garantir la légitimité et l'efficacité de l'action de la communauté internationale ; l'autre qui souhaite s'affranchir des contraintes de ce système. De toute évidence, la première école inspire la vision française. L'administration américaine, pour sa part, oscille entre les deux écoles : le discours du président Bush devant les Nations unies en septembre 2002, de même que les déclarations du Secrétaire d'Etat au début 2004, ont souligné l'importance du cadre multilatéral et de la concertation entre les Etats. Mais les initiatives américaines de l'année 2003 ont été largement inspirées par les néo-conservateurs, qui estiment que les Etats-Unis n'ont de compte à rendre à personne sinon au peuple américain et doivent user librement de leur puissance dans un monde voué à l'affrontement et où leur sécurité paraît menacée.
Q - Cette opposition est-elle durable et même irréconciliable ?
R - Je suis convaincu que ces deux conceptions sont réconciliables autour de l'exigence d'action légitime. L'approche multilatérale est la seule à même de concilier la volonté de résoudre les crises, de répondre aux défis contemporains, avec l'assentiment des peuples et des Etats.
Pour cela, il faut un vrai esprit de concertation. Ce qui manque le plus aujourd'hui, à propos de l'Irak, c'est une démarche collective : la France a proposé à cet égard que le Conseil de sécurité se réunisse chaque fois que nécessaire en conseil de paix pour constituer une enceinte plus efficace de gestion des crises. Le paradoxe est là : c'est au moment où on paraît le plus s'opposer que se multiplient les possibilités d'une authentique responsabilité collective fondée sur une démocratie mondiale qui n'a jamais été aussi forte.
Q - Pour en revenir à Saddam Hussein...
R - La chute et aujourd'hui la capture de Saddam Hussein vont bien sûr dans le sens de l'exigence de justice. Il y avait en Irak une terrible dictature ; cette dictature est tombée, celui qui l'incarnait est capturé et il doit donc être jugé conformément aux règles de droit.
Mais posons-nous la question : est-il possible d'étendre cette méthode d'action de manière universelle ?
Q - Si je vous comprends bien, ça ne changera pas les choses fondamentalement parce que ce n'est pas là le problème. Mais je me situais sur un plan éthique. Supposons que l'on explique la politique française à un gosse de 20 ans. On lui dit : pendant 30 ans, on s'est accommodé du type de régime qu'incarne Saddam Hussein, or aujourd'hui on se réjouit que ce régime disparaisse. Quelles qu'en soient les conséquences géopolitiques. Est-ce qu'il n'y a pas là quelque chose comme une espèce de contradiction ?
R - Vous exprimez là toute la difficulté de construire un ordre international qui ne soit pas soumis au bon vouloir de tel ou tel. Il y a dans le monde des régimes dont nous pensons qu'ils prêtent à des réserves et parfois même qui sont franchement condamnables. Partant de là, se pose la question : qui, et au nom de quoi, est en mesure de déterminer si un régime doit être renversé ou non ? Ce qui nous ramène à une interrogation plus vaste : sur quelle base doit être organisée la vie internationale ?
En principe, la règle fondamentale du droit international est celle de la souveraineté des Etats. Eux seuls se reconnaissent entre eux comme interlocuteurs légitimes et il est interdit de faire intrusion, sous quelque forme que ce soit, dans les affaires intérieures d'un Etat souverain étranger. Depuis bien longtemps toutefois, certains acteurs de l'action humanitaire - depuis Henri Dunant déjà - se sont plaints du fait que cette situation permettait à certains Etats de faire régner en toute impunité la terreur parmi leur population. Récemment, sous l'impulsion de personnalités comme Bernard Kouchner, l'ONU a accepté de prendre en compte l'idée d'un droit d'ingérence "humanitaire", lorsque les populations civiles sont menacées de génocide ou de crime contre l'humanité. Je le dis sans réserve : c'est une bonne chose et la France est fière d'avoir été à l'origine de cette inspiration. C'est d'ailleurs cette démarche qui a guidé nos interventions en Bosnie, au Kosovo ou encore au Rwanda.
Le principe de la souveraineté des Etats a donc dû accepter des limitations au nom d'exigences humanitaires, du refus de l'indifférence. Mais ce droit d'ingérence a ses limites qui sont la condition même de son efficacité et de sa légitimité
Il suppose d'abord, il faut le reconnaître, un certain réalisme : il n'est tout simplement pas possible de le faire jouer à l'égard de certains Etats dont la puissance militaire est telle qu'une intervention extérieure conduirait inévitablement à des conséquences inattendues, pires que le mal qu'on chercherait à éviter. Il y a là une réalité qui ne peut être ignorée de ceux-là mêmes qui défendent le droit d'ingérence.
Ensuite, il faut pour intervenir que la communauté internationale ait donné son aval. L'intervention ne peut être légitime que dans le cadre du droit, c'est-à-dire appuyée par un consensus de la communauté internationale.
Enfin, une telle intervention ne peut s'assigner aucun objectif de conquête politique, territoriale, ni même économique.
Beaucoup de ceux qui se retrouvent aujourd'hui aux côtés des Américains le font parce que les institutions internationales leur paraissent encore inabouties, pas assez efficaces. Si la nouvelle architecture que nous avons en tête était mise en oeuvre, les actions unilatérales perdraient de leur légitimité aux yeux de tous. Dans ce monde en gestation, il nous appartient de faire, chacun, notre part du chemin pour, dans l'immédiat, agir ensemble dans le respect des règles de droit et, à plus long terme, saisir toutes les occasions pour que la conscience mondiale qui émerge établisse, avec l'aide de l'ONU, des institutions et des exigences démocratiques à la hauteur des enjeux de notre temps.
Pour faire triompher la démocratie, la clé est de mettre en place une démocratie des nations à l'échelle mondiale, fondée sur le respect de chacun, le partage, et la prise de conscience d'une vraie communauté de valeurs. C'est à quoi la France travaille, en particulier à travers ses propositions de nouvelle architecture internationale, qu'il s'agisse d'élargir la composition de l'actuel Conseil de sécurité, de mettre en place un conseil de sécurité économique et social pour promouvoir la gouvernance économique au niveau mondial, ou encore de créer une organisation mondiale de l'environnement pour faire progresser la défense des grands équilibres écologiques. Ce sont là des idées que nous retrouverons certainement dans les travaux du groupe de réflexion mis en place par M. Kofi Annan pour renforcer l'Organisation des Nations unies.
Il faut dans l'immédiat améliorer ce qui existe et, en l'occurrence, compléter notre cadre normatif commun sur les Droits de l'Homme, la diversité culturelle, les sciences et techniques du vivant, la bonne gouvernance. Ensuite, développer une nouvelle approche dans le traitement des menaces et des crises : multiplier et mieux utiliser les instruments préventifs, avoir une appréhension suffisamment globale de problèmes qui sont tous liés, s'engager sur le terrain et dans la durée, en particulier au lendemain d'un conflit. Au nom même de l'interdépendance des problèmes, nous devons appliquer les principes de subsidiarité et de complémentarité à l'échelle mondiale, où l'on trouve une grande diversité d'organisations.
Q - Donc à vos yeux, ces principes ne se sont pas appliqués en Irak ?
R - En Irak, la communauté internationale avait fait le choix unanime de l'élimination des armes de destruction massive. C'était l'objectif clairement fixé par la résolution 1441. Selon nous, il fallait au moins aller jusqu'au terme du processus. C'était essentiel pour légitimer, le cas échéant, un acte de guerre.
Ce processus légal avait sa logique évolutive : si les résolutions des Nations unies n'étaient pas respectées, à partir de ce moment-là le recours à la force, comme nous l'avons toujours dit à l'époque, pourrait être envisagé. Encore fallait-il que le processus soit mené jusqu'à son terme. Dès lors que la communauté internationale, à un moment donné, s'était fixé un objectif, nous devions nous attacher à l'atteindre. C'est l'inverse qui s'est produit : certains ont eu la tentation de discréditer les inspecteurs et les Nations unies. La France, pour sa part, a fait en permanence des propositions pour renforcer le régime des inspections, améliorer son efficacité, diminuer les délais. A chaque session ministérielle du Conseil de sécurité, j'ai proposé des initiatives avec le souci constant de donner aux inspecteurs, à chaque étape, les moyens d'exercer leur contrôle. Dans la dernière phase du débat, nous avons même proposé, pour sortir de l'impasse dans laquelle conduisait la demande de recours automatique à la force, une réunion du Conseil de sécurité au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement pour permettre à chacun de prendre ses responsabilités. Nous avons été toujours fidèles à l'esprit et à la lettre même de la résolution 1441 qui plaçait les inspecteurs au coeur du dispositif. Mais très vite, nous avons eu le sentiment qu'il y avait deux logiques et deux calendriers différents : d'un côté, un calendrier militaire marqué par des déploiements massifs de forces qui conduisaient inéluctablement à une intervention armée, de l'autre, le travail de la diplomatie multilatérale. J'ajoute que, tout au long de cette période, la France a indiqué qu'elle était prête à intervenir militairement s'il apparaissait que les inspections avaient échoué et à condition que le Conseil de sécurité donne à cet égard un mandat clair. Cela n'a pas été le cas.
Q - Sur l'Irak, la France a voulu aller jusqu'au bout de ses convictions. Aller jusqu'à annoncer à l'avance son veto ? Aller jusqu'à faire campagne en Afrique contre les Etats-Unis et la Grande Bretagne ?
R - La France a fait campagne, avec beaucoup d'autres ; pour une position de principes et pas le moins du monde contre les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne. Elle n'a jamais, en particulier, eu un mot contre les Etats-Unis, ce qui, dans le contexte qui régnait dans les medias, n'était pas sans mérite. C'est en tout cas sans difficulté que je peux vous expliquer les motifs qui nous ont conduits à évoquer le droit de veto comme à effectuer une tournée en Afrique pour exposer nos positions.
Sur le veto, qu'avons-nous dit ? Je vous rappelle qu'il s'agissait d'un projet de résolution britannique qui envisageait le recours automatique à la force et qui venait donc remettre en cause l'équilibre difficilement atteint par la résolution 1441. La France a donc déclaré que ce texte, tel qu'il était proposé, ne pourrait recueillir son accord. D'autres pays membres du Conseil de sécurité ont dit la même chose et même proposé des amendements prévoyant une période d'observation supplémentaire pour permettre aux inspecteurs d'achever leur travail. Les positions étaient claires J'observe d'ailleurs que plusieurs responsables de haut niveau à Washington - et non des moindres - ont critiqué cette idée d'une deuxième résolution, la jugeant inutile et de nature à diviser. Le tort de la France serait donc d'avoir dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. Faut-il rappeler d'ailleurs que de nombreux membres du Conseil de sécurité, soumis à de fortes pressions pour changer leur position et voter le texte anglais, avaient demandé à notre pays de s'exprimer publiquement sur ce sujet pour les conforter dans leur attitude ?
Quant à ma tournée en Afrique, elle répondait à un besoin d'explication et de dialogue à l'égard de pays avec lesquels nous entretenons des relations étroites et anciennes. Ces pays avaient d'ailleurs été approchés de la même manière par les Etats-Unis et la Grande Bretagne. Faut-il rappeler enfin qu'ils n'ont pas changé de position au Conseil de sécurité tout au long de la crise ?
Q - Monsieur le Ministre, je connais bien votre thèse sur la primauté du droit par rapport à la force et la nécessité du dialogue plutôt que l'utilisation des armes. Mais à cela certains répondent que 17 résolutions avaient été votées depuis la première guerre du Golfe et que chacune permettait une intervention parce que Saddam les avait allègrement violées. Donc ce n'était pas une guerre préventive, c'était une guerre de sanctions. Deuxièmement, je connais aussi l'argument selon lequel il y a des interventions au Kosovo et ailleurs qui se sont passées de l'approbation des autorités onusiennes. Mais n'entrons pas dans ce débat. Ma question était plutôt : est-ce que ce raisonnement ne sert pas parfois tout simplement à cautionner un statu quo qui est très insatisfaisant ?
R - Non seulement il n'y avait pas de statu quo, mais les choses avançaient rapidement : le désarmement de l'Irak avait commencé, les missiles étaient détruits, les scientifiques interrogés. L'unité de la communauté internationale donnait toute sa force à son message. Par la suite, ce processus a été interrompu avant terme.
Q - On utilise toute sorte d'arguments pour justifier la non-action et parfois même le renoncement, Vous incarnez le contraire de cela. On dit toujours il y a deux poids deux mesures, puisqu'on n'est pas intervenu contre les Syriens pourquoi intervenir contre l'Irak etc. Est-ce qu'on est condamné à ne rien faire tout le temps par souci de cohérence ?
R - C'est en effet un risque et l'objection ne me laisse pas du tout indifférent, vous pouvez l'imaginer. Je me la suis faite maintes fois à moi-même. Mais toute la démarche que j'appuie doit permettre de dépasser ce risque d'immobilisme ou de cynisme. C'est bien pour cela que nous avons posé comme règle de base que le statu quo était inacceptable. Il faut donc agir mais la véritable question, c'est comment.
Il faut prendre la mesure de la situation : aujourd'hui plus que jamais, nous courons le risque d'affrontements majeurs. Nous sommes dans un univers complexe où les armes dont nous disposons ne doivent pas nous conduire à nous tromper sur la véritable efficacité. Parce que nous ne pouvons nous satisfaire de remèdes qui n'en sont pas. Régler par la force une situation considérée comme inacceptable peut avoir des vertus. Encore faut-il s'assurer que, dans le moyen et le long terme, cela apportera en fin de compte davantage de stabilité. Or, chacun le voit bien, une action prématurée ou injuste, qui ne serait pas légitimée par la communauté internationale, est susceptible d'avoir des conséquences négatives. Et en particulier d'amener de nouveaux soutiens au terrorisme et de nouvelles occasions de déstabilisation. C'est particulièrement vrai au Moyen-Orient, région fortement instable, où le recours à la force peut susciter des phénomènes de retour en boomerang. Il faut donc veiller à ce que la logique de confrontation ne conduise pas, par des crispations identitaires, à un engrenage de violences. Car le calcul des terroristes est d'enclencher une spirale d'affrontements qui échapperait à tout contrôle, avec le dessein de provoquer au final un choc des civilisations, une guerre entre l'Islam et l'Occident.
Nous assistons à une véritable révolution de la puissance. Autrefois, les instruments classiques de la puissance, technologique, économique, militaire, étaient la clé de la domination et de l'organisation du monde. Mais aujourd'hui cette puissance matérielle doit composer avec des facteurs immatériels tels que les données identitaires, religieux ou culturels qui secrètent des réactions d'allergie à la force. Dans ce contexte, elle devient largement inopérante. Face à l'exaltation du sacrifice manipulée par des fanatiques, la force n'est plus un rempart. Elle ne peut être qu'une composante à n'employer qu'en dernier recours d'une stratégie plus large.
Dans un monde asymétrique, de petits groupes sans vertu représentative, sans capacité de puissance comparable à celle des Etats, ont acquis une capacité extraordinaire de désorganisation. Ils peuvent frapper au coeur de pays qui se croient invulnérables. Nous devons veiller à ce que, dans ce nouveau rapport de force, qui n'est plus un rapport du fort au fort mais du fort au fou, le fou ne puisse ébranler le fort. Ou que ne se crée une nouvelle bipolarité qui opposerait les nantis de la modernité à la coalition de tous ceux qu'elle laisse en marge.
Pour éviter cette logique d'incompréhension, nous devons faire ensemble un travail de pédagogie et de réflexion. Nous nous sommes battus afin que, dans l'affaire irakienne, l'unanimité se fasse dans le cadre des Nations unies sur la résolution 1441. Aujourd'hui, dans un monde vulnérable, menacé de fractures, où les crises d'identité sont si profondes, la recherche du consensus sur la scène internationale est essentielle si l'on veut éviter la confrontation des cultures et des religions.
Q - Ce n'est pas joué !
R - Je ne vous le fais pas dire ! Le risque - et c'est pour cela que nous avons pris une position aussi forte - c'est de croire que ce qui a été fait en Irak pourrait être reproduit ailleurs. Le déploiement de la force ne peut d'un coup de baguette magique, par un effet mimétique ou d'exemplarité, créer des cercles vertueux. Une politique mondiale ne peut se réduire à une politique de sécurité. Notre conviction, c'est qu'il n'y a pas de politique de sécurité qui puisse donner des résultats si elle ne va pas de pair avec une stratégie de paix.
C'est l'idée que nous avons défendue pour le Proche-Orient. Je pense qu'une occasion a été manquée, au lendemain de la guerre en Irak, d'arriver à une réconciliation de la société internationale avec le retour des Nations unies qui apportent la légitimité. Aujourd'hui, une nouvelle occasion se présente avec la fin de la dictature, mais il ne faudrait pas la rater. Sans quoi, nous risquons de voir s'envenimer davantage ces crises.
Q - Vous, vous êtes de bonne foi, mais il y a des gens qui utilisent ce raisonnement pour précisément consacrer le statu quo aussi inique soit-il dans tous les cas de figure.
R - Vous dites dans tous les cas de figure. C'est bien pour cela que nous pensons, et nous l'avons dit, que nous devons être en permanence dans une logique d'initiative.
Nous avions dit aux Américains que, pour être efficace à Bagdad, il fallait d'abord montrer que nous étions capables d'être efficaces à Jérusalem. Une société internationale, qui aurait su régler le conflit du Proche-Orient, aurait eu une toute autre légitimité pour intervenir en Irak ! Et une fois de plus, la clé n'était pas tant le principe d'une intervention en Irak que les modalités de cette intervention.
Au Kosovo, que vous avez évoqué, la situation était tout à fait particulière. Nous étions confrontés à une crise ouverte qui créait une situation d'urgence. Il y avait une menace imminente de massacre de toute une communauté et l'essentiel des membres des Nations unies, à une exception près, s'était rallié à l'idée d'une intervention. Les principes de réflexion et d'action collective s'étaient clairement illustrés dans le cadre du Kosovo.
Dans le cas de l'Irak, les choses se présentaient différemment puisque la communauté internationale avait engagé un processus intrusif et que nous étions sur le terrain, en mesure de recueillir des informations, ce qui créait les conditions d'un progrès vers le désarmement effectif de l'Irak. C'est vrai que cela ne touchait pas à la nature même du régime, même si cela engageait un processus qui réduisait de fait sa capacité d'agir et pouvait conduire, à terme, à une évolution politique bénéfique pour le peuple irakien.
Q - Si les Américains avaient dit : le régime irakien est en soi une insulte à la loi internationale. C'est le seul régime depuis 50 ans qui ait gazé son propre peuple, c'est ce qu'on fait de pire. Quelle eût été votre réaction personnelle et quelle eût été l'attitude de la France ?
R - Le débat n'a jamais été posé en ces termes. C'est toute la question difficile du droit d'ingérence. J'ai la conviction que la souveraineté des Etats peut et doit être limitée en cas d'atteintes graves et urgentes au droit humanitaire. Mais il est essentiel de définir ensemble les règles et les modalités de ce droit. Le Conseil de sécurité travaille dans ce sens. La répression des violations les plus graves du droit humanitaire devient plus efficace avec l'établissement de la Cour pénale internationale, dont la vocation est universelle.
Les instruments dont dispose la communauté internationale ne répondent pas pleinement, aujourd'hui, à toutes les exigences. Il faut renforcer le Haut commissariat aux Droits de l'Homme, poursuivre le travail normatif entrepris par la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU, mieux assurer le respect des règles qu'elle définit en développant les mécanismes de surveillance, renforcer l'alerte précoce. Cette responsabilité internationale doit conduire à réfléchir aux nouveaux outils qui permettraient d'être plus efficaces face à des situations inacceptables.
Dans le cadre de la crise irakienne, ce qui a été mis en avant, c'était le risque de prolifération : le danger de voir l'Irak utiliser des armes de destruction massive. C'était sur la base de ce constat que tous les membres du Conseil de sécurité, Etats-Unis compris, se sont mis d'accord sur la résolution 1441. Nous avons engagé un processus actif avec des inspecteurs qui ont progressé sur le terrain, en tout cas si on s'en tient aux rapports faits devant les Nations unies. Je crois que le processus qui était engagé à travers les institutions internationales était de nature, par cercles successifs, à permettre d'aborder un certain nombre des questions que vous posez.
Mais la communauté internationale aurait pu être fondée à dire, sur la base d'un certain nombre d'informations - et les Etats Unis auraient pu apporter des éléments à cet égard - que la situation des Droits de l'Homme en Irak méritait que nous allions plus loin dans l'entreprise qui était la nôtre.
Il reste que cela aurait posé des questions de principe, en particulier vis-à-vis de la communauté régionale, parce qu'un certain nombre de pays auraient estimé qu'il y avait deux poids deux mesures. Or, il est important d'éviter, dans la vie internationale, des situations asymétriques où la règle de l'un n'est pas partagée par l'autre. Aujourd'hui il faut que la communauté internationale réfléchisse ouvertement sur un certain nombre de ces situations et cherche à se doter des outils qui nous permettraient d'agir dans ces cas-là.
En tout état de cause, nous devons développer une concertation avec l'ensemble des Etats concernés et faire en sorte que les motivations de nos interventions soient solidement étayées. Nous ne pouvons pas agir pour des raisons qui peuvent, après coup, paraître sujettes à caution, car vous voyez bien les amalgames qui peuvent être faits, les supputations sur les véritables motivations de telle ou telle intervention. Nous rentrerions dans toute une série d'interprétations dommageables pour le fonctionnement de la vie internationale.
Q - Vous avez le respect de la souveraineté des Etats d'un côté, puis vous avez le principe d'ingérence de l'autre. Vous vous souvenez de votre débat avec Glucksmann. Où se situe la limite et comment forger précisément l'instrument qui permet de l'apprécier ? C'est cela le fond du problème. Il y a un seuil au-delà duquel ça devient insupportable. Alors comment fait-on ?
R - Il y a deux types de situations. Il y a celle de l'urgence humanitaire, comme c'était le cas au Kosovo où se profilait le risque de génocide. Tous les moyens ayant échoué, restait la force.
Il y a aussi la situation où l'intégration d'un Etat dans la vie internationale permet, par le dialogue, de faire évoluer les choses. Je pense que nous avons ainsi engagé un dialogue fructueux avec l'Iran. Le pari de la réforme et de l'ouverture est susceptible d'améliorer la situation dans un certain nombre de cas. Quand nous pouvons accompagner, favoriser cette ouverture et cette réforme, je crois qu'il faut le faire.
Q - Mais avec quand même la conscience que la frontière entre l'accompagnement et la caution est parfois fragile...
R - Oui, mais posez-vous cette question essentielle : qui décide qu'une situation est acceptable ou ne l'est pas ? C'est là qu'il y a un véritable risque. Un monde où l'action unilatérale et préventive serait généralisée serait un monde infiniment plus violent. Parce qu'une fois de plus, le problème de l'arbitre, de la règle, de la légitimité des décisions se poserait.
On peut effectivement aborder les choses sous l'angle des Droits de l'Homme, mais encore faut-il être bien informé. Je vous donne un cas très concret auquel nous avons été confrontés dans l'affaire de la Côte-d'Ivoire. Des informations avaient circulé sur l'existence de charniers. La France a été le premier pays à saisir le Haut commissariat aux Droits de l'Homme. Elle a demandé qu'une enquête soit faite sur l'ensemble des faits, intervenus depuis le début de la crise, et sur la totalité du territoire : personne ni rien n'était exclu. De fait, à ma grande surprise, cette initiative a été saluée à la fois par les autorités et les rebelles de l'époque. Cela montre que, quand la communauté internationale est capable d'envoyer sur place, dans des situations de crise, une commission qui peut être à la fois, comme les inspecteurs l'étaient en Irak, son oeil et sa main, cela modifie la donne.
Le grand problème aujourd'hui, dans la vie internationale, c'est de connaître la réalité et de la faire connaître. L'enjeu de l'information, de la vérité de l'information, est extrêmement important. Si nous rentrons dans des logiques plus intrusives, il faut que l'action de la communauté internationale soit solidement fondée. Dans la crise irakienne, à chaque étape, la France a fait des propositions pour accroître la crédibilité de la parole internationale et, en l'occurrence, celle des inspecteurs, afin de renforcer l'efficacité de notre action. Il n'y a pas d'action efficace s'il n'y a pas de communauté d'information qui la justifie. C'est pourquoi nous avons proposé de créer un corps d'inspecteurs des Droits de l'Homme dans le cadre des Nations unies.
Q - Je vais me faire l'avocat du diable. Le fait de n'avoir utilisé, pour notre pays, qui est quand même celui qui nous intéresse au premier chef, le mot de dictateur appliqué à Saddam Hussein, qu'à l'issue des interventions américaines et des premiers succès américains après 30 ans, n'est-il pas en soi quelque chose qui cautionne justement les situations
R - Vous avez mal lu les déclarations faites au cours de la période. Dans toutes nos interventions, nous avons marqué notre refus de toute complaisance à l'égard de Saddam Hussein.
Q - Mais c'est récemment. Alors que c'est un régime qui est ce qu'on fait de pire depuis 50 ans. Et ça vaut pour d'autres. On a presque le sentiment que quand les régimes iniques sont fragilisés, nous avons des ressources de désignation et d'appellation qui coïncident avec la catégorie du régime. Et que, au nom d'un réalisme qui parfois consiste à cautionner le statu quo même quand il est injuste, et bien on ne le fait pas pendant les périodes où ces régimes sont solides. Et comme notre conversation porte sur les rapports entre la morale et la politique, je me permets de soumettre cette question à votre réflexion.
R - Que la communauté internationale rencontre des difficultés pour définir des outils conceptuels et des outils tout court quand il s'agit de traiter ce type de situations, c'est l'évidence. Mais il faut insister sur le fait que le principe de justice n'est pas divisible.
La clé de l'histoire mondiale aujourd'hui, c'est la question de la justice. Or si nous ne pouvons pas nous entendre sur une justice mondiale, sur la base d'une démocratie mondiale, les fondements mêmes de l'intervention et de l'action internationale seront mis en cause.
C'est en cela que l'action unilatérale et préventive peut être dangereuse. Et c'est pour cela qu'il y a une discordance entre la volonté de créer un nouvel ordre et le fait d'agir en dehors des instances internationales. Si nous voulons avancer, nous devons prendre le risque de le faire ensemble. Sans quoi une partie de la planète se dresserait contre l'autre. Si une intervention des démocraties occidentales doit donner le sentiment d'un conflit entre les valeurs des uns et celles des autres, alors elle n'a aucune chance d'aboutir et le monde que nous nous préparons sera infiniment plus violent que celui que nous connaissons. C'est pourquoi je le redis : il faut prendre en compte la complexité de la vie du monde qui connaît à la fois un certain nombre de valeurs universelles et une diversité des cultures, des religions et des croyances. Il faut faire travailler ensemble ces deux dynamiques.
Q - Je vous pousse un peu dans cette direction, car depuis votre intervention à l'ONU, vous incarnez une forme de dimension éthique. Est-ce que l'idée, par exemple, de l'axe du mal vous choque ? Est-ce qu'après tout le fait de dire "il n'y a pas de symétrie morale entre tous les régimes" est quelque chose qui intellectuellement est choquant ?
R - L'essentiel, c'est que les outils intellectuels, les mots que l'on utilise permettent de trouver les bonnes solutions. Là se situe le piège : si vous diabolisez, vous incitez à la crispation et à la surenchère.
Pourquoi croyez-vous qu'un certain nombre d'Etats aujourd'hui peuvent être tentés de se doter d'armes de destruction massive ? Tout simplement parce qu'ils se sentent vulnérables et qu'ils ont le sentiment que, dès lors qu'ils possèderont ces armes, ils seront immunisés. Vous voyez la pernicieuse incitation à la prolifération que cela peut constituer. Donc, veillons à ne pas provoquer des réflexes qui sont exactement l'inverse de ce que nous souhaitons.
Dans le même ordre d'idées, déclarer la guerre au terrorisme, n'est-ce pas, justement, le meilleur moyen de donner un statut au terrorisme, c'est-à-dire un statut de combattant aux terroristes qui se prétendent justement en guerre contre nous ? Une position qui, par notre attitude, risque d'encourager son développement. C'est pour cela, je crois, qu'il faut d'abord prendre la mesure des phénomènes, sans renoncer pour autant à rester vigilant et à ne jamais baisser la garde. Si l'on était convaincu que le terrorisme, c'est un certain nombre d'Etats, de groupes politiquement organisés, alors évidemment, déclarons-leur la guerre, et une fois qu'on les aura empêché de nuire par tous les moyens, le problème sera réglé.
Mais la question est beaucoup plus complexe. Le terrorisme peut se passer aujourd'hui de bases territoriales. Il y a dans le terrorisme des composantes extrêmement diverses, nationales, religieuses, politiques et toutes se nourrissent les unes les autres. Elles imprègnent par porosité toute une série de sphères des populations qui, par frustration, par humiliation, rejoignent par capillarité les rangs du terrorisme. Et une mauvaise gestion des crises peut conduire à gonfler ces rangs encore davantage.
Donc, il est extrêmement important d'avoir les bonnes réponses ; sans quoi, en voulant soigner le malade, on risque de le tuer. La morale, ce n'est pas forcément la bonne conscience, ce n'est pas forcément se faire plaisir. La morale, c'est fixer une règle et voir comment tous ensemble nous pouvons assurer son respect. Il n'y a pas d'un côté les bons et d'un autre les méchants. Les réalités sont beaucoup plus contrastées.
Q - Vous avez raison. S'il n'y avait que vous et moi, ce serait réglé. Le problème, c'est que beaucoup utilisent cette argumentation qui est parfaite pour cautionner un statu quo et ne rien faire. Et c'est très précisément à quoi on s'est affronté depuis des années.
R - C'est l'affrontement entre deux éthiques, celle de la conviction et celle de la responsabilité.
La première, l'éthique de la conviction, c'est le culte de la bonne conscience, ce que Hegel appelait la belle âme qui ne se soucie pas de prendre en compte les contraintes de la réalité mais préfère toujours s'en tenir à la pureté des principes. Elle a les mains propres mais le problème, c'est que, souvent, elle n'a pas de mains ou que ses mains ne sont pas à la mesure des enjeux. Du haut de ses exigences d'apparence morale, elle juge toujours que l'éthique de la responsabilité est une forme de cynisme, une concession à la "realpolitik". Je dis d'apparence parce que la seule morale valide en politique est celle de responsabilité, celle qui rend compte de l'action et de ses conséquences.
L'éthique de la responsabilité bien comprise poursuit des objectifs moraux et des convictions fermes tout en prenant en compte le réel. Du point de vue de la responsabilité, prendre le risque de l'instabilité au nom de la recherche de la démocratie est un facteur qu'on doit soupeser soigneusement avant d'agir. Ce n'est nullement par cynisme que je dis cela mais, au contraire, par réel souci éthique, c'est-à-dire par souci de réconcilier les principes et la réalité. Faute de quoi, on prend le risque, au nom de la pureté de la conscience du monde, de multiplier les effets pervers et les conséquences inattendues les plus désastreuses.
Ce n'est ni par lâcheté ni par indifférence que la France n'est pas intervenue en Irak mais parce que nous prenions en compte cette problématique des effets pervers et des conséquences inattendues. On ne peut pas construire un monde plus juste si l'on commence soi-même par ignorer le droit et par agir sans légitimité réelle.
Q - Je ne parle pas de nous en particulier.
R - Non, mais je parle du monde, je parle de la planète et je cherche à apprécier. Il faut bien comprendre l'enjeu de la politique américaine de ce point de vue-là.
Pourquoi les choses ont-elles changé, pourquoi l'Amérique aujourd'hui est-elle tentée par de nouveaux types d'action ? C'est que nous avons changé de monde. Trois grandes révolutions se sont produites.
La première, c'est la chute du mur de Berlin. Tout à coup, les blocs se sont effondrés avec leur règle de fer : nous sommes sortis d'un équilibre où la dissuasion nucléaire suffisait à geler les conflits au centre. La deuxième, c'est la mondialisation avec ses bons côtés mais aussi sa face d'ombre : aujourd'hui, toute la planète se regarde à la télévision et il y a une conscience mondiale, bonne ou mauvaise, qui se précise. A partir de là, les oppositions au plan international se trouvent exacerbées. Troisième rupture : le 11 septembre. L'Amérique, en même temps qu'elle découvrait sa nouvelle puissance issue de la chute du mur de Berlin, son statut de seule grande puissance, a découvert sa fragilité, sa vulnérabilité. Ce contraste l'amène à rechercher une organisation du monde appuyée sur sa puissance : l'économie, la technologie, le militaire. Ça, c'est relativement nouveau. La conscience qu'on a de ce monde ne date que de quelques années.
Une intervention militaire comme en Afghanistan, nous sommes pour. La France y a été présente dès le début ; elle est le 2e pays contributeur de troupes de l'OTAN. Personne ne peut donc dire que la France ne prend pas ses responsabilités sur la scène internationale.
Mais l'usage de la force ne doit intervenir qu'en dernier recours, en appui d'une véritable stratégie de paix. Si nous sommes dans une stratégie de paix au Proche-Orient, si nous sommes dans une stratégie de forte incitation, y compris intrusive, en Irak - c'était tout le sens de la résolution 1441 - si nous sommes animés d'une véritable volonté de paix en Afghanistan, alors cette dynamique-là, s'accompagnant d'une stratégie globale portée par la communauté internationale, pourra donner des résultats.
Au-delà de la constatation qui nous est commune, à savoir l'impossibilité d'en rester au statu quo, nous devons diversifier les approches. Et pour cela, il faut réfléchir en commun, élaborer un nouveau cadre de gestion des crises, inventer les instruments qui permettront d'agir et les gérer ensemble. Et cela, il faut le faire vite, très vite.
À partir de là, il faut en particulier se saisir de toutes les situations que l'on qualifiait du temps de la logique des blocs de périphériques et qui ne menaçaient pas directement la partie occidentale du monde. Aujourd'hui, nous constatons que toutes les situations, même les plus infimes, même les plus périphériques, influencent l'ordre au centre. Et donc, on peut se retrouver devant une crise mondiale née du Moyen-Orient, voire de l'Afghanistan, de la Corée du Nord ou de la Corne de l'Afrique. L'interdépendance des crises, l'interdépendance du monde, l'interdépendance entre la prolifération et le terrorisme font que tout devient plus sensible.
Nous devons donc gérer l'ensemble de ces situations, elles-mêmes extrêmement diversifiées. Certains Etats sont tombés dans le chaos : comment les prendre en charge de telle sorte qu'ils puissent se reconstruire ? D'autres sont menacés par le cycle de la violence : comment leur éviter d'y être emportés ? D'autres dans le domaine de prolifération ou de Droits de l'Homme, sont en infraction, ou soupçonnés de l'être : faut-il user à leur égard de la coercition, des pressions ou des incitations ? D'autres se sont engagés, à des degrés divers, dans la voie du dialogue avec la communauté internationale : comment les y faire progresser de manière irréversible ? Chaque cas relève d'un traitement particulier.
Q - L'Amérique n'a pas pour seule loi le recours à la force. Ainsi dans le cas de la Libye a-t-elle recouru à la négociation.
R - Cette affaire est riche d'enseignements. Elle montre qu'en l'état actuel du monde, où il n'est plus possible de jouer sur la bipolarité pour violer impunément les normes internationales, où les conditions sont créées pour que la planète s'unifie autour de valeurs universelles, les incitations à se réinsérer pleinement dans la communauté internationale sont fortes. Nous l'avions constaté pour l'Iran ; c'est désormais vrai pour la Libye. Quel changement quand on se souvient d'un passé qui n'est pas si ancien !
Cette dernière affaire a également illustré la pertinence de la voie diplomatique. Car il faut savoir que la Libye avait demandé l'ouverture de négociations avant même l'intervention militaire en Irak. Dans le cas irakien, nous aurions aimé que la communauté internationale puisse aller jusqu'au bout de sa démarche afin de voir si le résultat qu'elle visait, le désarmement complet et immédiat de l'Irak, ne pouvait pas être obtenu sans mettre en cause son unité et prendre les risques inhérents à l'usage de la force.
Q - Regrettez-vous que l'Amérique ait agi sans nous en Libye ?
R - Non, pas du tout. Dans un processus diplomatique, qui répond à des exigences de respect du droit et de légitimité, il faut se donner les meilleures chances, tirer le meilleur parti des capacités dont on dispose, s'attacher au principe d'efficacité. Souvent, à un moment donné, certains Etats sont mieux placés que d'autres pour amorcer un processus au bénéfice de tous. Ainsi dans l'affaire du programme nucléaire iranien, il s'est avéré que la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France étaient en situation favorable pour obtenir des résultats. Dans le cas libyen, ce sont les Etats-Unis et le Royaume-Uni qui étaient les mieux à même de convaincre ce pays de s'engager dans un processus de règlement du problème des armes de destruction massive. Ils l'ont fait par les moyens de la négociation et dans le respect du droit et des principes universellement reconnus. J'ajoute qu'il y avait sans doute de part et d'autre un vrai intérêt à agir pour conclure le contentieux de l'indemnisation des victimes de l'attentat de Lockerbie et lever les ultimes sanctions afin de permettre le versement des dernières tranches d'indemnités.
Aujourd'hui, l'Agence internationale de l'énergie atomique et les organismes responsables de la lutte contre la prolifération reprennent le dossier. On ne peut que se réjouir de voir que les capacités de négociation de la communauté internationale ont été maximisées, qu'une démarche nouvelle s'esquisse pour résoudre les crises de prolifération, et qu'un pas en avant est accompli par la Libye en direction de la communauté internationale. A présent, nous souhaitons qu'une solution soit trouvée au douloureux problème des victimes de l'avion d'UTA. L'accord intervenu sur les armes de destruction massive crée un nouveau contexte. Nous avons bon espoir que les négociations, réactivées au cours des derniers mois et qui ont permis d'enregistrer des progrès, puissent aboutir dans les prochaines semaines.
Q - Cette affaire n'est-elle pas une illustration supplémentaire du manque de confiance qui caractérise les relations franco-américaines ?
R - Quelles que soient les différences sur l'appréciation des méthodes à adopter pour répondre aux grands défis, nous partageons avec les Etats-Unis l'ambition d'un monde plus sûr et plus prospère où la démocratie et les Droits de l'Homme deviendraient la norme commune. Aussi notre relation se caractérise-t-elle par l'amitié et le dialogue, dont les manifestations sont nombreuses.
Aujourd'hui, il est impératif que Français, Américains et tous les membres de la communauté internationale fassent leur unité autour d'un même objectif : construire un ordre mondial stable et pacifique. Car seule l'unité de la communauté internationale est en mesure de contrer les menaces.
Q - Cet objectif vous paraît-il réaliste quand on admet, comme vous le faites, qu'il y a en réalité face à face deux visions très différentes du monde ?
R - C'est vrai qu'il y a deux attitudes différentes, en particulier s'agissant du recours à la force. Ce n'est pas surprenant d'ailleurs, car on peut y voir le résultat de deux expériences historiques différentes.
L'Europe a appris à travers l'histoire que si l'on sait quand on entre en guerre, on sait beaucoup plus difficilement quand on va en sortir. Songez à la guerre de Cent Ans ou, plus près de nous, à la Première guerre mondiale. En 1914, les peuples d'Europe étaient prêts à partir en guerre. Ils s'imaginaient que cette guerre serait courte et qu'elle établirait rapidement un nouvel ordre sur le continent européen. Quatre années plus tard, la France et l'Allemagne sortaient exsangues du conflit. Nos deux pays en ont gardé une blessure profonde, affirmant haut et fort leur volonté du "plus jamais ça". En 1939 pourtant, la guerre redevenait inévitable. Et avec elle son lot de blessures, de massacres, de destructions irréparables. Comment le continent européen n'aurait-il pas été définitivement marqué par cette expérience de haine et de douleur ? L'Europe n'est pas fille de Vénus. Elle est au contraire l'enfant conscient de Mars. Elle sait le prix de la guerre. Elle ne croit plus dans les vertus de long terme de l'usage de la force, sauf lorsque les circonstances les plus extrêmes le justifient. Les Etats-Unis, au contraire, ont la tentation de croire en l'efficacité de la guerre moderne, portée par une technologie aux performances sans limites. Et pourtant, eux aussi ont traversé l'expérience de l'échec militaire et peuvent mesurer, à partir de leur propre passé, les risques considérables liés à l'engagement des forces armées.
A partir de là, il y a sans doute deux manières différentes d'aborder et de gérer les crises. Faut-il renoncer pour autant à essayer de trouver un chemin commun ? Je ne le pense pas : il faut pour cela que chacun manifeste une volonté de dialogue. Comme je l'ai déjà indiqué, la France n'a jamais refusé, pour sa part, l'usage de la force dès lors que les instruments du droit international se révèlent insuffisants - et c'est encore souvent le cas aujourd'hui dans la défense des Droits de l'Homme - et que le recours à la force s'effectue dans un cadre précis avec le soutien de la communauté internationale.
Mais, derrière le débat sur la force, c'est bien une certaine vision de l'organisation internationale que la France défend, avec l'idée qu'une vraie démocratie doit être mise en place au niveau mondial, capable de transcender les égoïsmes des Etats et de proposer une véritable gouvernance face aux défis que nous devons affronter ensemble : pauvreté, malnutritions, chômage, insécurité, terrorisme, prolifération... Ne faisons pas preuve de naïveté, nous savons qu'il faudra du temps et des efforts patients pour instaurer. Mais nous restons convaincus qu'il faut avancer dans cette voie, car c'est la seule qui apportera des solutions durables, légitimes et efficaces aux problèmes que nous affrontons.
Q - Tournons-nous vers une autre zone, puisque qu'on est sur la limite entre la caution et au contraire l'évolution lente par le dialogue et la concertation. Du temps de Brejnev, qui avait raison ? C'est la question que Glucksman posait à voix haute au cours de cette réunion. Est-ce que c'était les Foucault, les Ionesco, les Aron qui dénonçaient les atteintes au droit de l'Homme en Russie ou est-ce que c'étaient les Giscard qui voyaient en Brejnev, je ne dirais pas un facteur de démocratisation, mais enfin ceux qui défendaient cette thèse ? Est-ce que les partisans de Sakharov n'avaient pas raison contre les partisans de Brejnev ? Est-ce qu'il n'est pas sain parfois, d'avoir raison trop tôt ?
R - Il faut nuancer. Il n'y a pas d'un côté les intellectuels qui détiendraient la vérité et de l'autre les politiques qui camperaient dans l'erreur. Les dernières décennies ont montré un tâtonnement collectif.
Combien de voix ont soutenu le régime soviétique ou encore la révolution culturelle en Chine. Pour un Gide revenu d'Union Soviétique et faisant amende honorable après avoir vu la réalité de la dictature, combien ont continué à défendre des illusions meurtrières ? Les intellectuels n'ont pas toujours eu raison ; ils n'ont pas plaidé toujours et partout pour les Droits de l'Homme. Et il nous reste, tous ensemble, à tirer les leçons de ces égarements.
La dénonciation des atteintes aux Droits de l'Homme fait partie du travail de conscience de la communauté internationale. Travail indispensable. Que des voix s'élèvent à un moment donné pour dénoncer, je trouve que c'est normal. La vraie question, c'est : au-delà de ce travail de parole indispensable, quels sont les moyens qui permettent d'agir le plus efficacement, à un moment donné de la vie internationale ?
Aujourd'hui, la problématique des Droits de l'Homme ne se pose plus dans les mêmes termes, ou en tout cas peut difficilement être gérée de la même façon qu'il y a 20 ans. Nous vivons désormais dans "l'après-mur" de Berlin. Il faut d'abord savoir comment nous pouvons encourager les processus de démocratisation pour que ces valeurs, que nous considérons comme indivisibles et universelles, puissent être mieux respectées par tous ?
Evitons d'utiliser, par bonne conscience, des moyens qui amèneraient le résultat exactement inverse. Prenons le cas du Zimbabwe. A vouloir, à un moment donné, poser un certain nombre d'exigences, on déclenche des phénomènes de solidarité régionale - on le voit bien en Afrique - ou de replis sur soi qui engendrent exactement l'inverse de ce que nous souhaitons. Comment faire évoluer un pays qui se raidit et est tenté par des comportements que nous considérons comme inacceptables sur le plan des Droits de l'Homme ? Je crois que la clé, c'est d'apprécier d'abord la situation exacte.
Prenons le cas de la Russie. C'est un pays en transition, qui a connu en quelques années - moins de quinze ans depuis 1991 - une évolution tout à fait considérable, dans le sens de l'ouverture, de la mise en place d'un système démocratique, de la réforme. Le revenu par habitant a doublé, une refonte du droit a été entreprise, l'économie s'est libéralisée et ouverte sur l'extérieur, la lutte contre les circuits financiers illicites a été engagée, ce qui a conduit à rayer la Russie de la liste noire du Gafi : les acquis du processus de transition ne manquent pas et invitent à aller plus loin. Faut-il risquer d'interrompre ce processus en isolant un pays qui aujourd'hui s'achemine vers la démocratie ?
Pour juger de l'application des valeurs indivisibles et universelles, il faut prendre en compte l'évolution des sociétés, les rythmes spécifiques et, de ce fait, indispensables pour faire bouger les choses. Quelle que soit l'exigence forte que nous avons de voir respecter les Droits de l'Homme et la démocratie, est-ce que nous pouvons dicter cela de l'extérieur ? Là, je le dis clairement, et ne crains pas de me répéter : les phénomènes d'identité, les phénomènes de société font qu'une mauvaise gestion des incitations ou des pressions provoque souvent l'effet inverse de ce que nous souhaitons. On ne peut réussir sans un véritable travail global.
Q - Comment fait-on pour faire évoluer la Russie de Poutine aujourd'hui sur le bâillonnement des médias, l'intervention en Tchétchénie, sur les élections bidons sur les types mis en taule, sur la verticale du pouvoir ? Les meilleurs observateurs de la Russie s'accordent à dire qu'il y a une reprise en main. Ce qui ne veut pas dire que Poutine n'est pas le meilleur pour la Russie aujourd'hui c'est un autre problème. Comment fait-on par la méthode intelligente et subtile que vous décrivez pour faire évoluer ces choses concrètement ?
R - On parie sur la réforme. On parie sur l'ouverture. On accélère les processus de développement de la Russie et d'intégration dans le jeu international, dans les échanges mondiaux, dans ses relations avec l'Union européenne. Je crois que tout ce qui a été fait au cours de ces dernières années, le partenariat avec l'OTAN, le partenariat avec l'Union européenne, sont autant d'éléments qui favorisent cette ouverture. Ceux qui ont connu l'URSS sous Brejnev et voient la Russie aujourd'hui constatent de singulières évolutions.
Q - Ce n'est pas grâce à Samuel Pisar et au commerce Est/Ouest ?
R - Je crois que fondamentalement, il s'agit d'évolutions profondes de la société russe. Ce serait une erreur de mélanger les données. Ce qui s'est passé récemment dans l'affaire des oligarques doit être apprécié dans le cadre du problème de la propriété en Russie, des relations entre l'Etat et les régions, entre l'Etat et les entreprises.
Cela ne remet pas en cause le fait que la Russie est entrée dans un nouvel âge. Que des règles doivent être fixées, qu'il faille du temps pour le faire, que cette évolution soit marquée du sceau de l'exigence, c'est évident. Mais encore faut-il que les choses puissent se passer selon des rythmes et suivant des processus qui permettent de définir un chemin vers le progrès.
Q - Est-ce que vous pensez qu'il est sain de fermer les yeux sur le bâillonnement de la presse en Russie, l'étouffement de toutes les voix dissidentes au nom de la stabilité du réalisme et de la progressivité du processus ? Faut-il fermer les yeux sur la Tchétchénie, et feindre de penser que les élections étaient de vraies élections ?
R - Je ne crois pas qu'il soit jamais bon de fermer les yeux sur quoi que ce soit. Ce qu'il faut, c'est s'interroger sur la meilleure façon de faire progresser les choses. Le dialogue que nous avons aujourd'hui avec Vladimir Poutine et ses ministres et que nous n'avons jamais pu avoir avec aucun de leurs prédécesseurs en Russie est un dialogue d'une transparence et d'une franchise sans équivalent. Nous parlons de tout. Nous parlons de la Tchétchénie, de la situation intérieure de la Russie.
Mais il faut prendre en compte le fait que la Russie aujourd'hui est confrontée au même moment à toutes sortes de problèmes très différents et extrêmement complexes. Cette complexité-là, il faut la gérer. On peut, effectivement, souhaiter que ces évolutions s'accélèrent, mais il faut prendre en compte les extraordinaires tâches et défis qu'il faut relever aujourd'hui dans ce pays-continent.
Q - Est-ce que vous considérez Vladimir Poutine comme un véritable démocrate et un vecteur de démocratisation ?
R - Je suis convaincu que son engagement dans le sens de la réforme et de la démocratie est sincère. Je pense qu'aujourd'hui, c'est sans doute l'homme le mieux placé en Russie pour faire avancer ce processus de démocratisation. Tous les entretiens que nous avons eus avec les Russes au cours des derniers mois - et il y en a eu beaucoup - marquent clairement cette volonté-là.
Ce qui ne veut pas dire que tout soit parfait en Russie. Qu'on puisse discuter des moyens, qu'on puisse considérer à tel et tel moment que les choses pourraient être différentes, je l'admets, mais je crois qu'il y a clairement un engagement et une volonté d'avancer dans la bonne voie de la part de Vladimir Poutine. Reste, évidemment, le problème de la Tchétchénie que nous abordons régulièrement et franchement avec tous nos interlocuteurs russes, dans l'espoir d'une solution politique à ce drame.
Q - Est-ce que vous ne croyez pas que Yasser Arafat est largement responsable de l'impasse dans laquelle se trouve le mouvement palestinien ? Après tout il s'est trompé en Jordanie au moment de Septembre Noir, il s'est trompé au Liban au moment de l'intervention israélienne en 82, il s'est trompé au moment de l'Intifada, il s'est trompé dans sa connivence avec Saddam, il s'est trompé à Camp David en refusant les concessions de Barak. Est-ce que, finalement, il n'est pas, d'une part dépassé, et d'autre part responsable, pour la partie palestinienne de l'impasse dans laquelle se trouve le mouvement palestinien ?
R - Le partage des responsabilités, l'histoire en jugera, ce n'est pas aujourd'hui le fond du problème au Proche-Orient. Avoir voulu cristalliser sur la personne d'Arafat les blocages du processus ne correspondait pas à la réalité ni à l'intérêt de la communauté internationale. Arafat a en outre le mérite d'avoir été élu.
Nous avons aujourd'hui des interlocuteurs du côté palestinien. Nous avons beaucoup travaillé pour faire en sorte que l'Autorité palestinienne puisse, au-delà de son président, être dotée d'un Premier ministre. L'important est d'encourager l'évolution, l'ouverture, l'adaptation de cette Autorité. La difficulté, c'est que nous avons un dialogue de sourds entre les uns et les autres.
Je crois que là encore, il faut enclencher un processus, c'est vraiment le maître mot de la vie internationale. La clé, c'est d'avancer, c'est d'obtenir des résultats. Et une fois que ces résultats sont atteints, on peut en obtenir d'autres. Le problème est donc de trouver le mécanisme qui nous permette d'enclencher une véritable dynamique des négociations. Nous avons aujourd'hui une feuille de route qui établit les principes de la paix, c'est-à-dire ceux fixés par le droit international, et prévoit un certain calendrier. Nous avons aussi, avec les accords de Genève, un exemple de ce que pourrait produire une négociation entre Israéliens et Palestiniens s'attaquant aux problèmes les plus difficiles : statut de Jérusalem, droit au retour des réfugiés. Ce sont des exemples parmi d'autres de ce que pourraient être des solutions. Ce qui manque, c'est le moyen d'amorcer la mise en oeuvre de la feuille de route.
En réalité, la logique des préalables donne aux groupes les plus radicaux un droit de veto sur la paix. Ce sont eux qui dictent leur agenda. Il faut donc échapper à ce chantage des terroristes qui prennent en otage le processus de paix pour, à chaque étape, le bloquer. Car chaque fois qu'il y a un progrès, il se produit un attentat qui remet tout en cause. Pour réussir, il faut une grande détermination à avancer, sortir des procès d'intention et des préalables. C'est l'intérêt de tous. Pour qu'il y ait moins de violence, que les Israéliens reprennent confiance dans la négociation et que les Palestiniens soient de plus en plus nombreux à s'associer à cette avancée vers la paix. C'est-à-dire puissent y croire. S'il y a des gestes forts de la part d'Israël, permettant un retrait des territoires, s'il y a des gestes forts des Palestiniens pour empêcher les terroristes d'agir...
Q - Peut-on sincèrement espérer cela alors que tous les efforts passés incitent plutôt au découragement ?
R - Je le redis : le monde a changé, nous avons changé d'âge. Veillons à ne pas comparer des situations qui ne sont pas comparables. Nous ne pouvons pas penser le monde d'aujourd'hui avec la situation d'hier. Il faut renouveler complètement notre approche. Dans un monde bipolaire, on pouvait avoir un certain nombre de crises, l'équilibre se faisait entre les deux grands de la planète et les choses se négociaient en marge.
Nous sommes aujourd'hui dans un monde où les vents sont infiniment plus forts. C'est ce qui explique la recrudescence du terrorisme. Et dans ce monde balayé par les grands vents, il y a à la fois plus de chances, mais en même temps plus de risques. Donc notre responsabilité collective est plus grande. Ce qui veut dire qu'il faut plus de volonté collective. Au-delà des plans de paix qui ont existé, qui sont un acquis, nous devons savoir si nous choisissons la paix ou le statu quo. Je vous renvoie à la démonstration de tout à l'heure : une approche purement sécuritaire ne peut conduire qu'à plus de violence. Parce que nous savons tous qu'aujourd'hui, il n'y a pas de solution sécuritaire dans cette région.
Q - Parlons du fond. Est-ce que vous pensez qu'aujourd'hui les Arabes et les Palestiniens sont prêts à accepter sincèrement l'existence d'un Etat juif au Proche-Orient ? D'un autre côté est-ce que vous pensez que Sharon, puisque c'est de lui qu'il s'agit pour encore un temps prévisible, est prêt à accepter l'émergence d'un Etat palestinien ? Ce sont des éléments qui résistent à tous les plans conjoncturels. Ce sont les deux données fondamentales. Quelle est votre appréciation de l'une et de l'autre ?
R - Je suis convaincu que, lors du Sommet de Beyrouth et à la suite du plan saoudien, il y a eu confirmation d'un changement profond de l'attitude du monde arabe vis-à-vis d'Israël. Le choix a été fait d'avancer dans le sens de la paix de façon claire et forte, à travers une reconnaissance pleine et entière d'Israël.
Du côté des autorités israéliennes, il y a une interrogation profonde - et comment n'y aurait-il pas une interrogation profonde sur ce sens de l'histoire - sur le fait qu'à un moment donné, l'acceptation d'Israël puisse être sans arrière-pensées. Mais aucun Israélien ne peut penser aujourd'hui que sa sécurité est mieux assurée par la situation actuelle que par la paix. La paix est la meilleure garantie de la sécurité d'Israël, une garantie plus sûre qu'un mur de séparation au tracé de surcroît illégal. J'en suis convaincu.
Pourquoi ? Parce que toute la communauté internationale devient alors garante de la paix et elle est prête à le faire. Il vaut toujours mieux avoir un interlocuteur que l'on connaît qu'un interlocuteur invisible. Tout le sens de l'histoire va justement dans cette direction. Mais on a le sentiment qu'au Proche-Orient, les hommes hésitent, l'histoire balbutie.
Pourtant, les fondements de la paix n'ont jamais fait l'objet d'un tel consensus. Nous savons tous que l'Etat palestinien sera créé sur la base des frontières de 1967. Il n'y a pas d'autre solution. C'est l'objectif de la communauté internationale ; c'est ce que les Israéliens et les Palestiniens ont accepté en approuvant la feuille de route. Mais tout se passe comme si ce processus était tellement clair qu'on hésitait à y entrer pour des raisons peu ou mal avouées. Aujourd'hui, il n'y a pas d'autre solution que d'avancer vite vers la paix. Car on voit bien que tout le destin du Moyen-Orient se joue là. Toutes les situations sont liées : Bagdad, Jérusalem, l'évolution du rapport de force entre les pays arabes, modérés ou radicaux, l'évolution de l'Iran. Si le pari de la paix et de la stabilité du Moyen-Orient n'est pas fait, il y a le risque de voir les situations se dégrader bien davantage encore. Je ne pense pas qu'Israël puisse méconnaître l'importance de l'enjeu et le danger d'un Moyen-Orient qui serait livré à des forces antagonistes, au terrorisme, à la prolifération. Ce serait un risque beaucoup plus considérable pour son destin que celui de la paix. C'est aussi un enjeu pour le monde entier, car l'évolution de l'Islam n'est pas sans lien évidemment avec le sort des peuples musulmans.
Q - Quel jugement portez-vous sur l'initiative de Genève ? Diriez-vous qu'il s'agit d'un espoir ou d'un leurre ?
R - L'initiative de Genève donne un horizon à la communauté internationale. Dans un contexte marqué par le blocage du processus de règlement, cette initiative prise par des Israéliens et des Palestiniens constitue une raison d'espérer. Elle montre que la négociation est possible et que des solutions peuvent être apportées à toutes les questions, y compris les plus délicates comme le sort de Jérusalem et celui des réfugiés.
Elle a réveillé les consciences en rappelant les enjeux à long terme. Elle a relancé le débat tant du côté palestinien, où un nouveau gouvernement est en place, que du côté israélien, où le Premier ministre s'affirme prêt à reprendre le dialogue. Aussi la France appuie-t-elle cette démarche. Elle était représentée à Genève de façon éminente par Mme Simone Veil, qui était porteuse d'un message du président de la République affirmant que notre pays continuerait d'agir sans relâche pour mettre en oeuvre la feuille de route.
L'important, à présent, est d'utiliser ces circonstances favorables pour relancer l'action diplomatique. Israël et les Palestiniens, je l'ai déjà dit, doivent sortir de la logique des préalables qui donne aux adversaires de la paix la maîtrise de l'agenda, et faire des gestes susceptibles de créer la confiance en marquant leur volonté de progresser. Le Quartet doit se ré-impliquer et l'ensemble des pays de la région se mobiliser.
La France avance des idées pour une action internationale plus audacieuse : réunir la conférence de paix prévue par la feuille de route, ce qui marquerait l'engagement de la communauté internationale au service de la paix, étudier l'hypothèse d'une présence internationale sur le terrain, ce qui contribuerait à la sécurité, avec un mécanisme de supervision associant toutes les parties, qui contrôlerait la mise en uvre parallèle des obligations qu'elles auraient souscrites.
Q - Un exemple qui nourrit le scepticisme de ceux qui sont sceptiques de manière constante. Le Liban. Depuis les accords de Taef il est question du départ des troupes syriennes, de redéploiement dans la Bekaa Les Israéliens sont partis, à part les trois fermes. Les Syriens y sont toujours. Il n'y a pas une voix sur la scène internationale qui demande la désyrianisation du Liban.
R - Nous avons marqué la nécessité du plein respect de l'indépendance du Liban. Une fois de plus, la question est de savoir comment avancer dans cette direction.
Q - J'ai posé la question à Hariri. Pourquoi est-ce que vous ne demandez pas le départ des Syriens ? Il m'a dit : ils partiront quand je le leur demanderai. Le problème c'est qu'il ne leur demande pas !
R - Au Moyen-Orient, les situations sont très imbriquées. Que progresse la paix au Proche-Orient qui, par définition, doit inclure la Syrie et le Liban, et c'est toute une situation qui évolue. Le lien paix, sécurité, démocratie, nous le connaissons tous. C'est un lien vertueux.
Une paix juste au Proche-Orient ne manquerait pas d'avoir un impact extrêmement profond. Elle ôterait, en quelque sorte, une justification aux extrémistes et aux fanatiques qui s'appuient sur la situation actuelle.
Donc, notre action vise à faire en sorte que le processus de paix progresse, et qu'il puisse concerner l'ensemble des pays de la région dont la Syrie et le Liban. Nous pensons là encore que le dialogue doit s'intensifier ; nous avons multiplié les occasions et les contacts avec les autorités syriennes non seulement pour faire avancer la recherche de solutions au conflit, mais également pour faire progresser la réflexion sur l'ouverture et les réformes intérieures en Syrie. Il faut faire en sorte que ce pays puisse apporter sa contribution à l'évolution du Moyen-Orient. Le laisser de côté ne me paraît pas le meilleur moyen d'accroître la stabilité régionale. D'où le caractère stratégique de la signature prochaine de l'accord d'association entre l'Union européenne et la Syrie.
Q - Peu importe le bout par lequel on prenne la pelote de laine.
R - En l'occurrence, je suis convaincu que le conflit israélo-palestinien, pour les peuples du Moyen-Orient, est sans doute le point crucial, celui qui a la force symbolique la plus grande.
Nous pouvons aboutir à un résultat au Moyen-Orient. Je crois qu'il est essentiel de reprendre confiance dans l'idée que les choses peuvent bouger, que l'échec n'est pas fatal. Et je crois qu'aujourd'hui la communauté internationale a un vrai devoir de faire avancer le règlement de ces crises. Quand nous voyons que se posent, dans la même région, à la fois des questions de prolifération, de terrorisme, de crises régionales, nous nous rendons compte à quel point ce lien entre ces crises est un lien vicieux.
Q - Quel sont les dirigeants arabes et israéliens qui ont le mieux compris le sens de cette dynamique ?
R - Il ne nous appartient pas de choisir les interlocuteurs qui nous arrangent. Il faut travailler avec les responsables qui sont là, ici et maintenant. Sinon, ce serait prendre le risque de créer des progrès illusoires ne s'appuyant pas sur une vraie légitimité.
Q - Vous pouvez citer des gens qui sont morts, comme Rabin, comme Sadate.
R - Bien sûr. La clé de la confiance retrouvée pour le Moyen-Orient, c'est l'idée que les choses pourraient connaître un autre cours. Quand vous vivez pendant des décennies sous le poids de la guerre, de la violence, il se crée un phénomène d'inhibition extrêmement profond, collectif, qui rend comme inimaginable que les choses puissent être différentes. C'est à nous de faire en sorte que l'espoir puisse revenir. Et quand des dirigeants se tournent vers nous pour solliciter une action et un espoir, nous avons véritablement un devoir de leur répondre.
Par ailleurs, nous devons considérer, ce qui est une évidence, que notre destin se joue en grande partie dans cette région. N'oublions pas que nous sommes aux portes du Moyen-Orient. L'Irak est frontalier de la Turquie. Les répercussions de ces conflits du Moyen-Orient sur notre propre sécurité sont évidentes. Les enjeux culturels ou de gouvernance mondiale sont évidents. Cela demande, je crois, un très fort investissement de la communauté internationale.
Q - Est-ce que la Turquie a vocation à appartenir à l'Union européenne ? Pourquoi ? Et à quelle condition ? Est-ce que vous avez le sentiment que les islamistes turcs jouent l'Europe pour mieux se débarrasser des militaires, mais qu'au fond leur conviction européenne n'est pas profonde ?
R - Je crois que la Turquie a fait un choix très profond d'ancrage et d'avancée vers l'Europe. Ce n'est pas un choix récent. N'oublions pas que les premières discussions sur une éventuelle entrée de la Turquie dans l'Europe datent de 1963. Et même d'avant : depuis Atatürk et son rêve d'une Turquie européanisée. L'Europe travaille ainsi sur cette idée depuis des décennies.
Nous devons nous interroger sur ce que doit être demain notre projet européen et faire à partir de là notre choix. A l'égard de la Turquie, cela suppose que nous approfondissions notre réflexion sur les liens culturels, historiques et géographiques entre ce pays et chacun des membres de l'Union européenne. Nous avons décidé d'inscrire la question d'une entrée de la Turquie dans le calendrier de travail de l'Union européenne. Il est important de garder ce cap. A partir des critères que nous avons établis, des principes que nous avons posés pour accepter que la Turquie entre dans un processus d'adhésion, nous devons faire cet examen sérieusement.
Nous devons aussi prêter attention aux efforts considérables accomplis par la Turquie. Un processus de réformes a été engagé, avec des évolutions importantes. Est-ce que ces réformes sont suffisantes, est-ce que la Turquie est, aujourd'hui, en mesure d'entrer dans le processus d'adhésion ? Il appartient aux chefs d'Etat et de gouvernements européens de prendre cette décision sur la base du rapport que fera la Commission. Vous savez que le rendez-vous est fixé pour la fin de 2004.
Ce qui est certain, c'est que le rejet de la Turquie pour des raisons identitaires ou confessionnelles serait une erreur. Voilà un pays qui s'ouvre, se réforme et qui s'est profondément démocratisé. L'idée que l'Europe puisse à un moment donné dire non parce que la Turquie serait de confession musulmane ne ferait qu'aviver le ressentiment.
Q - Pourrait-elle dire non, tout simplement parce qu'elle ne fait pas partie de l'Europe ? Si l'on accepte la Turquie, pourquoi pas l'Algérie, pourquoi pas la Tunisie, pourquoi pas le Mali ?
R - Ne mélangeons pas tout. Ce que je crois, c'est qu'il y a dans l'attitude constante de l'Europe une disponibilité à développer toutes les formes possibles de partenariat et qu'aujourd'hui, ce travail doit être fait sérieusement, en commun, et sur la base que nous avons posée.
Q - Votre intuition vous pousse à penser que si la Turquie répondait aux conditions qui sont posées, son appartenance à l'Europe ne devrait pas être contestée à voix haute ?
R - Voyons d'abord si la Turquie confirme clairement sa volonté de poursuivre dans la voie des réformes déjà engagées. Il appartiendra alors à la Commission européenne de nous présenter son rapport et aux membres de l'Union de décider ensemble de la suite à lui donner.
Q - Qui est responsable selon vous de la non-adoption de la Constitution Giscard ?
R - Le sommet de Bruxelles a constitué un rendez-vous manqué. Ce n'est pas le premier : depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'histoire de la construction européenne est une succession d'avancées et de tensions surmontées.
L'Europe a connu plusieurs âges : l'âge du traité de Rome qui a fixé les bases des institutions et des politiques et a permis notamment la création du marché commun, de l'union douanière, de la PAC. L'âge de Maastricht ensuite, qui a donné à l'Europe une dimension nouvelle, avec l'introduction de l'euro, l'institution d'une Union européenne et de nouveaux champs d'action comme la politique étrangère et de sécurité commune, ou encore la coopération en matière de justice et de sécurité intérieure.
Aujourd'hui nous entrons dans un nouvel âge, celui de la grande Europe élargie, qui connaît un enfantement difficile et douloureux. Pourquoi ? Nous sommes engagés dans un temps aussi important que celui des philosophes des lumières : il s'agit de trouver une réponse à la période de doute et de crise que nous traversons dans tous les domaines. Songez à la science où des phénomènes comme l'apparition des OGM, les brusques changements climatiques, la remise en cause de l'énergie nucléaire augmentent le scepticisme à l'égard de progrès techniques qui n'étaient pas contestés il y a encore une trentaine d'années. Ce type de problèmes, de même que les menaces globales du terrorisme et de la prolifération, dépassent de loin le cadre de l'Etat-nation.
Le grand défi est donc de parvenir à construire un espace politique démocratique plus vaste, capable de répondre aux défis contemporains. C'est tout l'enjeu de la construction européenne. Notre objectif est de faire vivre une démocratie pour l'Union européenne, à travers des règles communes acceptées par tous. Le projet de Valéry Giscard d'Estaing répondait à ces objectifs : la mise en uvre de la double majorité permettait par exemple de prendre en compte à la fois les aspirations des peuples et les exigences des Etats. C'est pourquoi nous nous sommes battus pour que cette conception ambitieuse l'emporte.
A côté de cette ambition, reste la nécessité, comme je l'ai dit plus haut, d'adapter notre projet européen à l'Europe élargie. Cela implique d'organiser les objectifs de l'Union de manière plus rationnelle autour de la réalisation du grand marché d'abord, mais aussi en prenant en compte les domaines politiques d'avenir comme la politique étrangère, la défense, la justice ou la sécurité intérieure ; cela nécessite aussi de définir une architecture institutionnelle adaptée à un ensemble de vingt-cinq Etats qui devrait encore s'accroître à l'avenir
Q - Avec une telle ambition, comment voyez-vous la suite des discussions sur le projet de Constitution ?
R - C'est vrai, l'enjeu est sans équivalent et, comme je l'ai dit, le défi fait passer l'Europe dans un autre âge. Mais ce choix est essentiel pour l'avenir de notre continent : il fonde notre conviction et notre confiance dans l'approche choisie par la Convention.
Nous avons constaté à Bruxelles qu'une très large majorité de participants étaient favorables aux propositions de la Convention européenne précisées et complétées par la Conférence intergouvernementale. Mais il y a eu des oppositions, ce qui n'est pas surprenant et correspond, soyons honnêtes, à la logique de ce genre de discussions. De fait, il n'y a pas eu de véritable négociation. Entrer dans le vif du sujet, c'était risquer une épreuve de force ou un "détricotage" du projet de Constitution. Sans doute valait-il mieux se donner du temps et préserver nos chances d'avoir une Constitution ambitieuse pour toute l'Europe.
Pour notre part, nous souhaitons trouver dans les mois qui viennent un accord sur une base aussi proche que possible du texte de la Convention. Nous voulons en effet un texte ambitieux. Nous sommes donc prêts à prendre le temps nécessaire pour que l'accord soit à la hauteur des enjeux.
Q - L'échec du sommet de Bruxelles ne montre-t-il pas qu'il aurait fallu procéder à l'approfondissement avant l'élargissement ?
R - D'abord, il a été clairement décidé que le seul préalable institutionnel à l'élargissement serait le traité de Nice, conclu en décembre 2000. Naturellement, nous aurions souhaité qu'il soit plus ambitieux, mais il fallait absolument trouver un accord à Nice pour permettre à l'élargissement de s'effectuer selon le calendrier prévu. C'est la raison pour laquelle le Conseil européen a décidé à Laeken, en décembre 2001, de lancer les travaux de la Convention afin de permettre cet approfondissement de l'Union.
Que nous n'ayons pas abouti à Bruxelles montre l'importance des défis auxquels est confrontée l'Europe. Elle doit surmonter l'hétérogénéité liée aux différences entre les niveaux de développement de ses membres, et la complexité institutionnelle qu'implique l'entrée de dix nouveaux partenaires, dont la plupart sont des Etats de petite taille.
Mais il lui faut surtout déterminer quelle ambition elle doit nourrir et, dans le même temps, dessiner les contours d'une Union qui devra, à l'avenir, se montrer à la fois plus efficace dans ses décisions et plus souple dans ses actions chaque fois que nécessaire. Il est clair que l'importance du nombre d'Etats membres nous contraint tous à envisager une architecture européenne plus diversifiée, fondée sur un "socle commun" de principes et de règles pour faire tourner le grand marché intérieur et, par ailleurs, sur des coopérations sectorielles pour permettre à ceux qui veulent en faire plus d'aller de l'avant sans jamais fermer la porte aux membres qui souhaiteraient les rejoindre plus tard. Ce sera là un nouveau témoignage de l'unité dans la diversité qui est au coeur de la démarche européenne.
Q - La France et l'Allemagne sont-elles toujours la locomotive de la construction européenne ?
R - Depuis plus d'un an, la France et l'Allemagne ont été à l'origine de la plupart des avancées européennes. Ainsi leur action conjointe a-t-elle rendu possible le déblocage des négociations d'élargissement et l'accord sur le financement de la politique agricole commune jusqu'en 2013, le traitement de la candidature turque, la relance de la construction de l'Europe de la défense, l'accélération des travaux de la Convention européenne.
Q - L'idée selon laquelle il pourrait y avoir des Etats pionniers (noyaux durs) au sein de l'Union européenne n'est-elle pas un "remake" de l'Union franco-allemande après l'échec du plan Fouchet
R - Plus qu'à des références historiques, ce concept d'Etats pionniers répond à la nécessité, pour l'Union élargie, de permettre aux pays les plus ambitieux d'avancer tout en restant ouverts à ceux qui voudraient les rejoindre. Ce n'est pas une avant-garde fermée mais un mécanisme à inventer pour permettre à l'Europe de se développer.
Nous l'avons déjà fait pour la libre circulation des personnes avec Schengen et pour la monnaie unique. L'instrument juridique existe : il s'agit des coopérations renforcées, introduites dans les traités à Amsterdam en 1997. Il faut aller de l'avant et tracer la voie dans l'intérêt de l'Union tout entière.
Dans ce contexte, le couple franco-allemand doit tenir toute sa place. A Bruxelles, il y a eu des progrès importants en matière de défense européenne et ce sont bien l'Allemagne et la France qui ont convaincu le Royaume-Uni de participer à ces progrès. Le partenariat franco-allemand est indispensable pour faire avancer l'Europe. Mais sa contribution ne saurait être exclusive ; dans une Europe élargie, les accords auront besoin demain de l'appui résolu du plus grand nombre.
Q - Ne pensez-vous pas que l'entrée des "nouvelles démocraties" ex-soviétiques dans l'Union européenne fera pencher cette Union européenne vers les Etats-Unis ?
R - Je ne crois pas qu'on puisse établir une division entre anciens et nouveaux membres de l'Europe. Lors de l'affaire irakienne, et récemment encore lors du sommet de Bruxelles, les lignes de partage étaient beaucoup plus complexes et passaient entre les anciens comme entre les nouveaux. Tout au plus peut-on parler d'une certaine différence de culture, les pays ayant une longue expérience de l'Europe n'ayant pas toujours les mêmes réactions que ceux qui la découvrent.
Ces nouveaux membres ont adhéré en même temps à l'Alliance atlantique et à l'Union européenne. Comme l'Otan est la garantie de leur sécurité, ils peuvent être tentés de voir dans l'Union, à ce stade, une enceinte davantage économique que politique. L'apprentissage de la réalité communautaire rééquilibrera certainement leur vision.
Q - Quel est, dans l'idéal, le lien institutionnel défense européenne/Otan qui vous semble le plus souhaitable ?
R - La défense européenne se construit en liaison étroite avec l'Alliance atlantique. Tous les textes adoptés à cet égard au sein de l'Union européenne rappellent ce lien, y compris lors du dernier Conseil européen, qu'il s'agisse de la coopération structurée, de la clause de défense mutuelle et de la cellule de planification et de conduite des opérations. Avec la mise en oeuvre des arrangements de "Berlin plus", l'OTAN a de son côté apporté son soutien au développement de la politique européenne de sécurité et de défense, la PESD.
Aujourd'hui, nous assistons à une multiplication des crises régionales et à une aggravation des menaces, avec notamment la prolifération et le terrorisme. Nous devons renforcer notre mobilisation et nos volontés. Ni les Etats-Unis ni l'Europe n'ont les moyens de répondre seuls aux besoins actuels de sécurité ; l'implication de chacun est plus que jamais nécessaire.
Aussi n'y a-t-il aucune contradiction entre l'affirmation de l'Europe de la défense et le resserrement du lien transatlantique. Nos efforts pour renforcer la défense européenne accompagnent et complètent ceux de l'Alliance. Des mécanismes de consultation réguliers existent entre les deux structures pour s'assurer, en particulier, de leur complémentarité. Entre les deux pôles de l'ensemble transatlantique, il existe une complémentarité à exploiter. Notre conviction est que l'Alliance, transformée par ses relations avec l'Union européenne comme par ses propres décisions, sera d'autant mieux à même d'affronter les défis d'aujourd'hui et de demain.
Q - Abordons maintenant l'Afrique. Quelles sont, concrètement, les innovations introduites par votre politique africaine ?
R - Elle se situent dans la droite ligne de tout ce que nous venons d'évoquer : le souci du mouvement et de l'action, l'exigence de justice, la conviction que la recherche collective du dialogue politique doit être privilégiée sur le recours unilatéral à la force, la certitude enfin que, face aux crises qui l'agitent, ce continent ne peut pas se satisfaire de l'indifférence de la communauté internationale, parce que l'équilibre et la sécurité du monde contemporain sont très directement en cause.
La permanence de conflits qui secouent encore près de la moitié des Etats du continent, comme la fracture économique qui s'élargit avec le monde développé nourrissent en effet directement la menace terroriste. En réalité, l'Afrique se situe aujourd'hui au carrefour des risques et des enjeux du monde contemporain. Et l'histoire et la géographie nous confèrent une responsabilité particulière à l'égard de ce continent immédiatement voisin du nôtre.
C'est ce sentiment qui fonde aujourd'hui notre volonté de placer en permanence le développement et la sécurité de l'Afrique au coeur des agendas internationaux, et notre implication déterminée en faveur de la résolution des crises : Madagascar, Côte-d'Ivoire, Centrafrique, Comores, République démocratique du Congo, Burundi, Soudan. Il n'y aura pas de développement durable sur le continent africain sans paix ni sécurité. Mais il n'y aura pas non plus de sécurité efficace pour le monde contemporain sans développement et pacification du continent africain.
A chaque fois, cette implication s'est faite sur la base de principes clairs : respect de la légitimité du pouvoir, préservation de l'intégrité des frontières et de la souveraineté des Etats, souci de la stabilité et de la cohésion régionale. Dans le même temps, nous avons eu le souci, dès l'origine, d'appuyer les solutions préconisées par les médiations africaines - Union africaine à Madagascar et aux Comores, CEDEAO en Côte-d'Ivoire, CEMAC en Centrafrique, IGAD au Soudan - et surtout de mobiliser les Nations unies et l'Union européenne : c'est en Ituri que la première opération de défense européenne hors d'Europe a eu lieu.
Enfin, après plusieurs années de baisse de notre aide au développement, le gouvernement a décidé de porter notre effort à 0,5% du PIB d'ici 2007, poursuivant résolument le respect des engagements pris à Monterrey et à Kananaskis. A Evian, dans le cadre de sa présidence du G8, la France a mis le développement du continent africain au coeur de l'agenda de la communauté internationale.
Q - Notre rôle en Côte-d'Ivoire est-il, ou non, un succès ?
R - Notre intervention en Côte-d'Ivoire s'est fondée sur une conviction claire : il n'y a pas de solution militaire durable à un conflit dont les racines sont profondes et les implications régionales évidentes. Seul un processus politique mis en oeuvre par l'ensemble des protagonistes, en liaison avec l'environnement régional et bien articulé avec la communauté internationale, peut permettre de surmonter la crise.
La France a donc, en appui à la force régionale africaine, déployé 4 000 soldats sur le terrain. Mais surtout, elle s'est investie pour réunir les Ivoiriens autour d'un processus de réconciliation politique, qui a abouti aux accords de Marcoussis.
Quel bilan peut-on tirer de cette action ? A l'évidence, elle a permis d'éviter la guerre civile. Des étapes essentielles ont été franchies, : cessez-le-feu généralisé, constitution d'un gouvernement de réconciliation, normalisation des relations avec les pays voisins, début des opérations de regroupement des armes et de levée des barrages, prémices d'un retour à la vie normale.
Il faut maintenant pousser les feux pour mettre en oeuvre les accords, ce qui suppose l'adoption des réformes prévues par les accords de Marcoussis sur le régime foncier ou encore la loi électorale. Beaucoup reste à faire, et des hésitations et des inquiétudes demeurent, ce qui est bien normal. Mais la France a pleinement confiance dans la volonté et la capacité de tous nos partenaires ivoiriens de mener à bien le processus en cours.
Q - Quels sont, sur le continent africain, nos principaux motifs de succès et d'insatisfaction ?
R - La situation en Afrique demeure difficile. La guerre y touche près d'un pays sur trois et certains conflits, comme celui de Somalie, restent à l'écart de l'attention internationale, constituant de ce fait des foyers dangereux. Le continent africain est toujours l'enjeu de conflits ancestraux pour le partage de la terre et de l'eau, d'antagonismes ethniques et religieux, mais aussi celui de nouvelles menaces liées aux fondamentalismes, à l'accélération de la circulation d'armements, à l'élargissement des zones de non-droit. La faim et les grandes endémies continuent d'y sévir. La marche à la démocratie n'est pas achevée. L'échec du sommet de Cancun risque de retarder l'intégration des pays africains dans les circuits commerciaux mondiaux. D'une façon générale, l'attention de la communauté internationale à l'égard de l'Afrique reste insuffisante.
Pourtant, ce continent connaît aussi des évolutions remarquables. Beaucoup d'Etats ont renoué avec la paix, comme l'Angola, ou viennent de franchir des étapes essentielles, comme la République démocratique du Congo, le Soudan, la Côte-d'Ivoire ou la Centrafrique. Alors que l'économie mondiale marche au ralenti, l'Afrique enregistre une croissance supérieure à la moyenne. S'agissant de la démocratie, les progrès sont réels, malgré un contexte économique particulièrement difficile et plusieurs pays connaissent désormais l'alternance politique. Les Etats africains souhaitent évoluer vers un partenariat plus mature. Ils commencent à se mobiliser au service du développement, comme l'atteste le Nepad, et du règlement des conflits, comme le prouve la multiplication des médiations régionales. A l'heure où une mondialisation mal contrôlée déboussole les esprits, l'Afrique constitue ainsi un réservoir de biens publics mondiaux et de valeurs fondamentales.
Aujourd'hui, le continent africain constitue pour la France, l'Europe et le monde, un devoir de solidarité et une exigence de justice, mais aussi une chance à saisir.
Q - Pour en venir à l'Amérique Latine, quelles réflexions vous inspire l'émergence d'un "axe" Lula-Chavez-Kirchner ? L'Amérique Latine vire-t-elle "à gauche" ? Quelle doit être la stratégie de la France à cet égard ?
R - Il est clair qu'en Amérique Latine il existe aujourd'hui de fortes attentes en matière de réformes sociales, de réduction des inégalités et de développement durable. Cette région du monde est, selon les statistiques internationales, la plus inégalitaire au monde : l'écart entre les revenus des classes sociales les plus aisées et ceux des plus pauvres y est, en moyenne, plus grand que partout ailleurs.
Il n'est pas surprenant, dans ces conditions, que nombre de chefs d'Etat se soient fixés pour objectif non seulement de créer les conditions d'une croissance saine, mais aussi d'en mieux répartir les fruits. Les présidents Lula et Kirchner partagent clairement cette préoccupation d'équité, à laquelle adhère aussi, par exemple, le président chilien Ricardo Lagos. Une visite prochaine, début février, au Chili, en Argentine et au Brésil me donnera d'ailleurs l'occasion de m'entretenir avec les dirigeants de ces trois pays.
Répondre aux attentes sociales n'est pas facile car les réformes à mettre en oeuvre doivent également favoriser l'insertion de ces pays dans l'économie mondiale. La politique tentée par le président Lula depuis son arrivée au pouvoir, en janvier dernier, s'efforce de créer une croissance durable tout en amorçant la nécessaire modernisation de la société brésilienne. L'Argentine, au sortir d'une crise douloureuse, semble vouloir agir dans la même direction sous la conduite de M. Kirchner. Ces deux présidents expriment une volonté commune de renforcer l'intégration de leurs deux pays au sein du Mercosur. C'est un mouvement très positif que la France veut encourager.
Dans ce contexte, notre stratégie consiste également à appuyer les efforts visant à apporter des solutions aux situations de crise politique et économique que connaissent des pays comme le Venezuela ou la Bolivie. Au sein du FMI, nous soutenons la négociation, avec les pays latino-américains, de programmes crédibles, efficaces et prenant en compte leur réalité sociale.
Je rencontre fréquemment mes homologues latino-américains et je suis toujours frappé par la grande similitude de vision et d'analyse qui ressort de nos échanges. Prenez l'exemple de la crise irakienne : le Mexique et le Chili, qui siégeaient alors au Conseil de sécurité, avaient une analyse de la situation qui était très proche de la nôtre ; eux aussi ont défendu une démarche multilatérale et plaidé pour l'unité de la communauté internationale.
Le continent latino-américain ne nous est pas indifférent malgré la distance. Nos entreprises l'ont d'ailleurs bien compris qui y sont de plus en plus actives et y investissent chaque jour davantage. Dans le monde incertain dont nous venons de parler longuement, elles voient dans cette nouvelle Amérique latine, démocratique, à la recherche d'une meilleure intégration régionale, un pôle de stabilité. Je rappelle enfin une autre dimension, essentielle pour notre relation avec cette partie du monde : la France est d'Amérique par ses départements d'Outre-mer. Notre intérêt pour la région est donc très concret.
Q - En Colombie, la politique de "la main tendue" d'Andrès Pastrana a échoué. La politique "dure" d'Alvaro Uribe ne réussit pas non plus. Que suggère la France pour sortir de cette impasse ?
R - Il y a en Colombie aujourd'hui une forte aspiration de la part de la population à la fermeté vis-à-vis des groupes armés illégaux. C'est là le contrecoup des efforts de paix avec les guerillas qui n'avaient débouché ni sur des négociations sérieuses, ni sur une diminution des violences.
La France appuie la politique de restauration de l'autorité de l'Etat mise en oeuvre par le président Uribe dans la mesure où elle a également pour objectif l'ouverture de négociations avec les guérillas. Nous estimons en effet qu'il n'y aura pas de solution durable au conflit colombien sans négociations permettant de garantir la réinsertion des membres des groupes armés illégaux dans la vie démocratique. Nous comptons à cet égard sur le rôle que peut jouer le Secrétaire général des Nations unies.
L'un des aspects les plus dramatiques du conflit colombien est la séquestration prolongée de personnes par les guérillas, à l'exemple de notre compatriote Ingrid Betancourt. Nous souhaitons qu'un accord à caractère humanitaire permette leur libération, qui serait le signe d'une volonté de s'engager enfin sur la voie de la paix.
La situation terrible des otages symbolise l'horreur de ce conflit, les milliers de familles dévastées par l'absence et le prix humain payé par la population colombienne. C'est pourquoi j'avais choisi, en novembre 2002, d'effectuer à Bogota ma première visite en Amérique latine. J'y avais dit la disponibilité de la France à rechercher, avec les Colombiens, les solutions à cet affrontement qui endeuille le continent. Cette disponibilité reste entière.
Q - Comment voyez-vous l'évolution de Cuba à la mort de Fidel Castro ? Ne devrions-nous pas préparer l'avenir en aidant davantage la dissidence intérieure cubaine ?
R - Ne brûlons pas les étapes : Fidel Castro est encore vivant. Ceci étant, Cuba est à l'évidence promis à des transformations. Nous espérons qu'elles iront dans le sens d'une véritable démocratisation de la vie publique. Naturellement, nous travaillons à favoriser ces évolutions et à faire en sorte qu'elles s'effectuent le mieux possible. Ainsi aidons-nous, dans cette perspective, la société civile à se structurer et à faire émerger en son sein les éléments d'un changement politique.
Dans l'immédiat se pose le problème du respect des droits des personnes. L'arrestation en mars 2003 de plus de 70 journalistes, écrivains ou défenseurs des Droits de l'Homme, puis leur condamnation à de lourdes peines de prison, ainsi que l'exécution en avril de trois "candidats au départ", ont amené la France et ses partenaires au sein de l'Union européenne à réagir. Nous avons restreint nos contacts politiques avec les autorités cubaines et suspendu notre coopération dans certains secteurs. Seuls des gestes forts dans le domaine des Droits de l'Homme permettront de relancer le dialogue avec Cuba.
Q - Que dire de la situation actuelle en Haïti ?
R - La démocratie haïtienne est aujourd'hui en crise. Alors que l'île commémore aujourd'hui le bicentenaire de son indépendance qui inspire toujours, à juste titre, la lutte de nombreux peuples pour la conquête de leurs droits, ce pays se retrouve parmi les plus pauvres du continent.
Mais je ne crois pas à la fatalité d'un drame haïtien. La France n'entend pas rester indifférente à la dérive actuelle. J'ai demandé à Régis Debray de réfléchir avec un groupe d'experts aux façons de relancer sur le long terme la relation franco-haïtienne. Si la France peut s'engager davantage pour aider le peuple haïtien à trouver le chemin de son avenir, soyez assuré qu'elle le fera.
Q - Pour ce qui est de l'Asie, qui s'affirme comme la nouvelle grande région du monde, quelles sont les ambitions de notre pays ?
R - Depuis plusieurs années, l'évolution de l'Asie fascine par l'ampleur de sa croissance économique et les progrès impressionnants accomplis dans les domaines scientifiques et techniques. L'envoi par la Chine d'un homme dans l'espace a été le symbole le plus spectaculaire de cette évolution.
Mais, au-delà des progrès matériels, l'Asie fascine la France parce que ce continent résume, de manière exacerbée, les grandes tendances de notre temps. La réalisation ou l'échec de notre vision du monde se jouera largement en Asie.
Le monde sera-t-il celui de purs rapports de force ou celui du respect des cadres multilatéraux et des responsabilités collectives ? Sera-t-il celui d'une culture aseptisée et nivelée ou celui de la diversité ? Sera-t-il celui de respect des autres ou celui de la confrontation violente fondée sur l'extrémisme religieux ou nationaliste ? Sera-t-il celui d'un développement maîtrisé ou celui d'une mondialisation effrénée ?
Ces questions qui sont au coeur de notre diplomatie se posent certes en de nombreux endroits du globe, mais elles se posent toutes en Asie avec une acuité particulière, et elles ne trouveront pas de réponse satisfaisante sans un engagement volontaire des pays asiatiques.
Prenez par exemple le thème de la diversité culturelle ; vous verrez que les pays asiatiques partagent les mêmes interrogations que notre pays : comme concilier l'attachement à des cultures et des identités millénaires et la volonté de modernité et d'ouverture au monde ? Plus largement, les défis de la globalité, qu'il s'agisse de l'environnement, du développement durable ou de la régulation du commerce, se posent avec une force particulière aux économies asiatiques émergentes.
S'agissant de la sécurité, l'Asie est porteuse de tous les enjeux d'aujourd'hui : le terrorisme qui, de l'attentat de Bali à celui qui a frappé nos compatriotes à Karachi, affecte une grande partie du continent. Les fondamentalismes également qui, sous différentes formes, affectent les pays asiatiques. La prolifération, enfin, dont certaines des crises les plus aiguës, je pense notamment à la Corée du Nord, se situent en Asie.
L'ambition de la France, c'est d'être présente aux côtés des pays asiatiques pour relever ces défis ; c'est d'être, en Europe, leur partenaire privilégié ; c'est de puiser dans les affinités historiques et humaines, qui nous unissent à ce continent, les capacités de façonner ensemble un monde meilleur.
Q - Précisément, comment voyez-vous l'évolution des principales crises qui affectent le continent asiatique ?
R - Là également, l'Asie offre un point d'application privilégié des principes dont la France a fait le fondement de sa diplomatie.
C'est d'abord la recherche de l'unité de la communauté internationale sur la base du respect du droit. En Afghanistan, nous sommes intervenus pour éliminer le régime des talibans et jeter les bases d'une démocratie respectueuse du droit de chacun. Nous avons pu le faire grâce aux décisions du Conseil de sécurité prises au lendemain du 11 septembre, je le rappelle sur l'initiative de la France, et grâce à la mise en place d'un dispositif des Nations unies bénéficiant du soutien de tous. C'est dans ce cadre que la France a engagé des forces militaires et qu'elle participe à l'effort de reconstruction d'un Etat afghan démocratique. Beaucoup reste à faire mais les Afghans, avec l'aide de la communauté internationale, sont sur la bonne voie. La prochaine grande étape sera l'organisation des élections.
En Corée du Nord, la communauté internationale a également manifesté sa cohésion, notamment dans le cadre de l'A.I.E.A., pour estimer que les dirigeants de Pyong Yang devaient revenir sur leur dénonciation du TNP et respecter intégralement les règles de la non-prolifération. Mais cette unanimité sur des objectifs bien définis doit s'accompagner d'imagination sur les moyens d'y parvenir. C'est pourquoi nous apportons notre entier soutien au processus de Pékin qui réunit les six pays les plus directement concernés par la situation en Corée du Nord. Nous souhaitons que le respect du droit et la persuasion par le dialogue permettent de trouver une issue pacifique à cette crise. Il appartiendra au Conseil de sécurité de se prononcer pour entériner un accord ou, le cas échéant, pour constater l'impossibilité d'y parvenir par le dialogue actuel.
Q - Quelles sont les échéances sur le calendrier asiatique de la France ?
R - Il y a tout d'abord la participation, directe ou indirecte, à la gestion des crises que l'on vient d'évoquer. Je mentionnerai également les relations très étroites que nous entretenons avec l'Inde et le Pakistan, qui nous permettent d'aborder en toute franchise les questions qui opposent les deux pays et dont chacun mesure l'ampleur stratégique. J'évoquerai dans un autre domaine, la participation de la France au processus de Bangkok qui vise, autour de la Thaïlande, à faciliter l'évolution du régime de Rangoun pour ramener la Birmanie dans le concert des nations.
Il y a d'autre part le calendrier de rencontres bilatérales avec nos principaux partenaires asiatiques. Je soulignerai tout particulièrement la visite du président Hu Jintao en France à l'occasion de la célébration du 40e anniversaire de l'établissement de nos relations diplomatiques avec la Chine. Nous sommes heureux que le nouveau président chinois ait choisi la France comme premier grand pays occidental visité. Comme vous le savez, 2004 est l'année de la Chine en France à laquelle succèdera, en retour, une année de la France en Chine qui sera un nouveau temps fort de nos relations.
Enfin je mentionnerai le Sommet de l'ASEM qui doit se tenir au mois d'octobre prochain à Hanoi. La France a été à l'origine de ce dialogue entre l'Union européenne et l'Asie. Celui-ci est plus que jamais nécessaire pour faire face aux défis du monde d'aujourd'hui. Nous sommes heureux que ce Sommet ait lieu au Vietnam auquel tant de liens nous attachent et que nous soutenons dans son processus de réformes et d'ouverture.
Vous le voyez : beaucoup de choses ont déjà été faites, si d'autres, beaucoup d'autres, restent à faire. La diplomatie est un chantier permanent où chaque jour de nouveaux problèmes se posent ou s'avivent, de nouvelles solutions imaginatives sont à trouver.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 février 2004)