Interview de M. Christian Poncelet, président du Sénat, dans "Le bulletin des élus locaux" d'octobre 2000, sur les "nouvelles frontières" de la décentralisation et sur la proposition d'une autonomie fiscale des collectivités locales.

Prononcé le 1er octobre 2000

Média : Le Bulletin des élus locaux

Texte intégral

1) Le Sénat vient de réaliser le bilan de la décentralisation. Celle-ci vous semble-t-elle menacée ? En la matière, l'opposition n'a-t-elle pas opéré un revirement depuis 1982 ?
Un des axes majeurs de mon action à la présidence du Sénat consiste à favoriser la relance du mouvement de décentralisation en France.
J'ai en effet constaté que cette grande réforme avait tendance à s'enliser. D'aucuns ont pu dire que la décentralisation était en panne, voire même menacée par un mouvement de " recentralisation ".
C'est pourquoi, j'ai décidé de constituer, dès mon élection, une mission d'information sur l'avenir de la décentralisation, tandis que, pour ma part, j'engageais les Etats généraux des élus locaux qui m'ont d'ores et déjà conduit devant les élus locaux d'Alsace, du Nord-Pas-de-Calais, de Basse-Normandie, d'Aquitaine, d'Auvergne et, bientôt, de la région Centre.
Dans leur rapport intitulé : " Pour une République territoriale, l'unité dans la diversité "1(*), les sénateurs, Jean-Paul Delevoye et Michel Mercier, respectivement président et rapporteur de la mission d'information, ont présenté de remarquables conclusions.
Pour résumer, je dirai que nous avons l'ambition de répondre aux deux principales menaces qui planent sur la décentralisation : d'une part, le découragement du véritable socle humain de la démocratie de proximité que sont les élus locaux et, d'autre part, le démantèlement de la fiscalité locale qui conduit à une déresponsabilisation des gestionnaires locaux.
En ce qui concerne le " malaise des maires ", je note avec satisfaction que votre précédent numéro a très largement rendu compte de la " loi Fauchon " qui constitue un élément essentiel de ma volonté de redonner l'envie aux élus locaux de rester au service de leurs concitoyens.
Je me félicite donc de l'aboutissement de la proposition de loi Fauchon qui, après avoir été inscrite à mon initiative à l'ordre du jour des travaux du Sénat du 27 janvier dernier, a été adoptée par l'Assemblée nationale pour devenir la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels. Cette réforme, applicable à tous les justiciables, a déjà produit des effets bénéfiques. Deux juridictions, le tribunal de grande instance de La Rochelle et la cour d'appel de Rennes, ont en effet relaxé au pénal des maires poursuivis pour des fautes non intentionnelles.
En ce qui concerne l'autonomie fiscale, le Sénat est décidé à mener le combat, j'y reviendrai.
Aujourd'hui, les lois de 1982 font partie, à l'image de la Constitution de 1958, du " patrimoine républicain " auquel adhère, à l'exception de quelques rares jacobins nostalgiques, l'ensemble des forces politiques de notre pays.
Je profite de cette occasion pour tordre le cou à une contrevérité consistant à dire que la " droite " aurait combattu les lois de décentralisation. Des centaines de pages au Journal officiel des débats de l'Assemblée nationale et du Sénat sont là pour témoigner de la richesse des débats et des inquiétudes soulevées à l'époque touchant, pour l'essentiel, l'insertion des régions dans le paysage institutionnel et, surtout, les insuffisantes garanties fiscales et financières instaurant les transferts de compétence.
Vingt années de décentralisation ont démontré que, sur ce dernier point, nos inquiétudes n'étaient pas infondées...
Par ailleurs, je rappelle que la loi de décentralisation relative à la répartition des compétences a été votée en termes identiques par l'Assemblée nationale et le Sénat, en janvier 1983.
2) Vous avez vous-même co-signé une proposition de loi constitutionnelle tendant à garantir l'autonomie fiscale des collectivités locales. Quel est le sens de cette initiative ?
J'ai en effet pris l'initiative, avec mes collègues MM. Jean-Paul Delevoye, Jean-Pierre Fourcade, Jean Puech et Jean-Pierre Raffarin, respectivement président de l'Association des maires de France, du Comité des finances locales, de l'Assemblée des départements de France et de l'Association des régions de France, de déposer une proposition de loi constitutionnelle " relative à la libre administration des collectivités territoriales et à ses implications fiscales et financières ".
La consécration de l'autonomie fiscale des collectivités locales dans notre pays est bien plus nécessaire que dans d'autres Etats, notamment fédéraux, pour que nos collectivités puissent asseoir leur autonomie politique dans un pays marqué par une tradition multi-séculaire de centralisation.
Il s'agit donc, pour nous, de marquer un coup d'arrêt au processus de démantèlement de la fiscalité locale que j'ai déjà évoqué.
Année après année, les collectivités locales subissent, de la part des Gouvernements successifs, une politique de suppression partielle ou totale d'une certain nombre d'impôts, dont elles ont la maîtrise : part salaire de la taxe professionnelle, droit de mutation à titre onéreux, part régionale de la taxe d'habitation et, dernièrement, la vignette...
Je récuse ce processus pour deux raisons : premièrement, il s'agit de baisses d'impôts factices, puisque le contribuable national continuera à payer les mesures de compensation versées aux collectivités locales ; deuxièmement, cette orientation est anti-économique, dans la mesure où elle supprime une des motivations premières de la maîtrise des dépenses des collectivités locales, puisque les élus locaux n'auront plus à assumer les conséquences fiscales de leurs choix.
J'ai donc la volonté de défendre et de promouvoir " une certaine idée " de la décentralisation : une décentralisation gestionnaire et responsable et non une décentralisation assistée et dépendante !
C'est pourquoi j'ai demandé l'inscription de ce texte à l'ordre du jour du Sénat qui en débattra le 26 octobre prochain.
3) Les enjeux de la décentralisation ne sont pas uniquement financiers. Souhaitez-vous aller plus loin dans le transfert des compétences de l'Etat aux collectivités locales ? Les Français semblent marquer des signes de désintérêt pour les questions institutionnelles. Comment peut-on, selon vous, sensibiliser les citoyens à ces enjeux, et notamment au débat sur la décentralisation ?
Si les enjeux de la décentralisation ne sont pas uniquement financiers, cette question est néanmoins une condition sine qua non d'un exercice responsable des compétences des collectivités locales.
Dans ce domaine, je considère qu'il faut poursuivre dans la voie de nouveaux transferts de compétences de l'Etat aux collectivités locales. La gestion de proximité, fondée sur une connaissance concrète des réalités, présente, à l'évidence, de nombreux avantages.
La décentralisation doit franchir de " nouvelles frontières ", en particulier dans le domaine de l'éducation et de l'enseignement supérieur, de la mise en oeuvre des politiques de sécurité ainsi que dans la politique de l'environnement.
En matière d'éducation, il s'agit de mieux impliquer les collectivités locales, aujourd'hui simples " gestionnaires des murs et des bâtiments ", dans la mise en oeuvre des politiques éducatives. Il s'agit aussi d'ouvrir un nouveau territoire d'intervention dans le domaine de l'enseignement supérieur.
En ce qui concerne la sécurité, l'heure me semble venue d'admettre la possibilité pour les conseils municipaux de villes importantes d'instituer, de façon expérimentale, des " polices territoriales de proximité ", issues de la fusion des polices municipales et des unités territoriales de la police nationale ou de la mise à disposition de ces dernières.
En ce qui concerne la protection de l'environnement, dont les collectivités locales assument l'essentiel de la charge, je plaide en faveur d'un renforcement des pouvoirs des départements et des régions.
Dans tous ces domaines, il faudra néanmoins surmonter de traditionnelles et solides réticences jacobines. C'est au terme de ce processus que nous pourrons fonder une " République territoriale ".
La mise en évidence des bienfaits de la démocratie et de la gestion de proximité constitue, à n'en pas douter, un moyen d'intéresser les Français aux questions institutionnelles qui touchent à leur vie quotidienne.
La décentralisation est le meilleur antidote aux effets négatifs de la mondialisation.
Je suis donc certain qu'un large débat démocratique sur le renouveau des pouvoirs locaux mobiliserait nos concitoyens.
4) Que pensez-vous du " processus de Matignon " sur la Corse ? Les conditions qui ont entouré ces discussions vous semblent-elles satisfaisantes ?
D'une manière générale, je pense que la question Corse doit être débattue dans la transparence et la clarté, sans ambiguïtés, sans faux semblants, sans fausses excuses et avec un préalable : le renoncement à la violence ; je ne suis pas sûr que ce soit l'ambiance qui ait prévalu lors des discussions du " processus de Matignon ".
Je suis opposé à la reconnaissance de l'existence du peuple corse, notion qui irait à l'encontre de la vraie communauté spirituelle que représente la Nation française.
En revanche, je suis favorable à un accroissement du pouvoir réglementaire et non pas législatif des autorités locales corses ; ce nouveau pouvoir devant bien évidemment être limité et encadré par la loi.
En effet, dans le cadre d'un état unitaire décentralisé, il me semble possible et parfois souhaitable pour maintenir l'unité de notre République, d'admettre de nécessaires adaptations aux spécificités d'une région ou d'un territoire et même de reconnaître un droit à la différence institutionnelle locale ; pour cela je ne suis donc pas hostile au transfert de nouvelles compétences réglementaires favorisant l'aménagement et le développement de la Corse.
1 Rapport du Sénat n° 447 (1999-2000).
(Source http://www.senat.fr, le 27 novembre 2000)