Intervention de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, sur le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), la réglementation de ces technologies, la protection de la vie privée, le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales et la coopération internationale en la matière, Paris, le 15 décembre 2000.

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Circonstance : Séminaire consacré aux "Enjeux juridiques de la société de l'information", à Paris, le 15 décembre 2000

Texte intégral

Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de venir aujourd'hui conclure vos travaux. Ce séminaire consacré aux enjeux juridiques de la société de l'information vous a permis de débattre et de réfléchir pendant deux jours sur un sujet essentiel : le cadre dans lequel devrait se développer les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC).
Face à la rapidité et à l'ampleur du développement de ces technologies, les sujets que vous avez choisi de traiter figurent parmi les plus importants. Il s'agit des garanties accordées aux consommateurs, du respect des libertés publiques, d'assurer la meilleure protection de la propriété intellectuelle.
Définir une régulation adaptée
Au-delà de l'intitulé un peu austère de ce séminaire, ce sont bien des interrogations fondamentales que vous avez soulevées. Si l'on devait chercher une problématique générale à vos travaux, elle serait de savoir comment, dans cet espace encore évolutif et surtout instable qu'est l'Internet, nos sociétés parviendront à trouver des mécanismes pour garantir la confiance et la sécurité, sans lesquelles il est impossible d'opérer un plein épanouissement des activités humaines.
Car l'objectif, pour tous, est d'abord celui-là : tirer pleinement parti des immenses possibilités que recèle la société de l'information. Possibilités en terme d'échanges commerciaux sans doute, car les entreprises figurent parmi les pionniers et les acteurs les plus dynamiques du secteur. Mais aussi perspectives nouvelles pour l'accès à l'éducation et à la culture, puisque on peut désormais effacer les barrières physiques et surmonter les obstacles de l'éloignement et de la distance. Progrès également en terme de gouvernance, dès lors que les citoyens ont un accès immédiat à l'information publique et aux services que propose l'administration. Enfin, n'oublions pas l'apport de ces technologies au développement de réseaux citoyens, ce qui débouche sur des solidarités nouvelles à l'échelle de la planète.
C'est donc la nécessité d'entrer avec résolution dans la société de l'information mondiale qui guide notre démarche. Mais, dans toute société, l'émergence d'activités nouvelles nécessite des règles. La question est de savoir sur quels postulats seront fondées ces règles et comment elles seront édictées.
Pour nous, en France et en Europe, ces règles doivent avant tout refléter un certain nombre de valeurs.
- Elles doivent d'abord refléter les valeurs de liberté qui constituent le fondement des sociétés démocratiques et que, fort heureusement, l'extension des nouveaux réseaux favorise.
- Elles doivent ensuite s'inscrire dans le respect des droits de l'homme, qu'il s'agisse de protéger les minorités ou de rejeter les messages qui véhiculent la haine ou le racisme.
- Elles doivent enfin assurer la protection de la vie privée aussi, car l'un des effets pervers des nouvelles technologies réside dans le risque de nouvelles formes d'inquisition.
Ces principes, - l'Internet va si vite qu'il a tendance parfois à les négliger, voire à les malmener - découlent pour l'essentiel des grands textes dont s'est dotée la communauté internationale, notamment la Déclaration des Droits de l'Homme et le Pacte des Droits Civils et Politiques. Des garde-fous sont nécessaires face aux nouvelles possibilités qu'offre l'Internet. Il est bon que la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui vient d'être signée à Nice énonce clairement un droit à la protection des données personnelles.
Avec les nouveaux réseaux, les connaissances qui pouvaient paraître lointaines voire, inaccessibles, circulent à présent de façon quasi-immédiate au coeur même de nos sociétés. On ne dispose pas encore aujourd'hui de moyens adaptés pour faire respecter un juste équilibre entre la promotion de valeurs universelles et la prise en compte de la diversité des sensibilités culturelles. Les acteurs de l'internet doivent donc se doter d'une éthique et prendre leurs responsabilités.
Difficile à définir au sein même de nos sociétés, cet équilibre est encore plus complexe au niveau international où la diversité des cultures peut favoriser la rencontre mais aussi la confrontation. Il ne serait pas acceptable de ce point de vue, et pour résoudre cette confrontation, que certains ordres juridiques s'imposent à d'autres. La tâche est difficile, mais elle est impérative : nous devons, vous devez, par le dialogue et la prise de conscience des responsabilités des acteurs de l'Internet contribuer à définir ces nouveaux équilibres acceptables par la société internationale.
Dans la définition même de ces équilibres, nous devrons tenir compte du fait que le succès de la société de l'information ne se fera pas seulement au regard de critères marchands. L'accès aussi large que possible à des contenus éducatifs ou culturels et, parallèlement, l'expression de la diversité des cultures sont parfaitement compatibles avec le développement de l'Internet. Il nous faudra veiller à ce que ces orientations soient bien respectées.
Un vaste chantier de coopération internationale
La société de l'information implique, c'est clair, dans tous ses aspects, un vaste chantier de coopération internationale. Ce chantier, nous l'avons abordé d'abord au sein de l'Union Européenne avec la volonté de progresser sur des assises solides, en adaptant chaque fois que c'est nécessaire les dispositifs existants. Les nouveaux textes communautaires - directives sur la signature électronique, sur le commerce électronique, sur les droits d'auteur - illustrent la richesse des avancées déjà réalisées en Europe. Je crois pouvoir dire que l'ensemble des acteurs européens - citoyens, entreprises, administrations - voient leurs préoccupations satisfaites par ces premiers résultats.
Ce chantier a aussi trouvé un début de mise en uvre entre pays développés. Dans les enceintes du G8 et de l'OCDE sont discutés des thèmes tels que la lutte contre la cybercriminalité, la protection des données personnelles, où les règles applicables au commerce électronique. La France a soutenu l'initiative qui a conduit à l'adoption de la Charte d'Okinawa sur la société de l'information pour tous. Elle participe aux travaux qui associent aux membres du G8, les pays du Sud, le secteur privé et le monde associatif pour accélérer et faciliter l'accès aux nouvelles technologies de l'information.
Ces ouvertures sont indispensables. Mais, trop souvent, encore le débat reste confiné aux pays du Nord. Il manque une dimension véritablement internationale. C'est pour cela que nous avons soutenu l'organisation de ce séminaire. Il a permis de mieux connaître les expériences de chacun. Vous aurez par vos échanges pu aborder ces questions dans un contexte international plus large et plus divers.
Ces efforts doivent aussi conduire les organes multilatéraux à prendre davantage en compte ces enjeux. Une impulsion a été donnée en ce sens par le Conseil Economique et Social des Nations Unies, qui a consacré en juillet dernier, son segment de haut niveau à la question des nouvelles technologies de l'information et de la communication.
Certaines institutions internationales ont déjà pris des initiatives et je me limiterai à en mentionner quelques unes :
- L'UNESCO développe ses programmes sur l'accès et sur la mise en valeur des contenus éducatifs et culturels pour le plus grand nombre ;
- Le CNUCED s'efforce d'intégrer les pays en développement aux mécanismes du commerce électronique ;
- Le Conseil de l'Europe, parmi d'autres travaux, travaille sur un projet de convention sur la cybercriminalité ;
- L'Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle (OMPI) s'efforce d'adapter au monde numérique les règles qu'elle a édictées.
Des initiatives nouvelles sont en préparation à l'Union Internationale des Télécommunications (UIT) et dans d'autres enceintes. Ce foisonnement est sans conteste bienvenu, mais il comporte un risque : celui de voir les compétences et l'efficacité des uns et des autres mal définies et mal maîtrisées. D'autant que les Etats restent le lieu naturel pour la définition des choix politiques et des règles qui en découlent. Ce qui ne doit pas empêcher bien sûr que, dans ce processus, nos gouvernements prennent en compte les travaux, réflexions et débats qui ont lieu dans les pays partenaires, afin d'anticiper une harmonisation qui s'imposera certainement au niveau international. Au niveau européen cette méthode se pratique déjà. Dans les directives européennes sur les données personnelles ou sur la signature électronique, des " clauses externes " préparant une négociation ultérieure avec les partenaires de l'Union, ont ainsi déjà été introduites.
Parallèlement, il existe un vaste domaine pour l'intervention des acteurs de la société de l'information - les entreprises ou les intermédiaires techniques, - dont l'action peut et doit se compléter harmonieusement avec celle des Etats. Du point de vue français, la volonté de ne pas opposer l'autorégulation de ces acteurs et les règles de droit commun qui s'appliquent à l'Internet nous a conduit à réfléchir au concept de co-régulation. Vous en avez parlé durant vos travaux et il suscite l'intérêt de la communauté internationale.
Au niveau international, la prise en compte des thèmes relatifs à la société de l'information reste encore très embryonnaire. La coopération internationale doit se renforcer. La matière ne manque pas. Mais il faudra être vigilant sur les priorités. D'abord il y a des cas où les gouvernements doivent être en mesure d'exercer leurs prérogatives (l'un des exemples qui vient à l'esprit est la lutte contre la cybercriminalité). Ensuite la règle du consensus doit subsister sur certains sujets (c'est le cas pour la protection de la propriété intellectuelle).
Le fossé numérique
J'en viens à un aspect qui nous intéresse particulièrement et qui prolonge votre ordre du jour : celui qui concerne le fossé numérique.
Un écart dangereux se creuse entre les utilisateurs privilégiés des nouvelles technologies et ceux qui manquent de moyens pour y accéder. Les pays en développement, qui attendent beaucoup des NTIC, ont toutes les raisons de craindre d'être dans l'avenir les " laissés pour compte " de la société de l'information.
Pour eux, et c'est particulièrement vrai dans les pays les plus pauvres, la société de l'information peut être un moyen de se dégager de la marginalisation, de mieux accéder à la connaissance, de faire rayonner leur identité et leur message. Ces NTIC sont pour le développement des outils très utiles et leur appropriation est aisée, en particulier par les jeunes générations. Les domaines d'application pour les pays les plus pauvres sont nombreux et vitaux : les NTIC peuvent favoriser les échanges commerciaux, elles ouvrent de nouvelles perspectives dans des domaines comme ceux de l'éducation et de la santé. Elles constituent aussi en elles-mêmes un nouveau secteur d'activité aux effets modernisateurs et favorables aux investissements étrangers.
Toutes les difficultés du développement ne seront pas résolues par ces technologies. Et pour saisir les opportunités qu'elles offrent, les handicaps à surmonter sont lourds : manque d'infrastructures, de moyens financiers, de compétences humaines. C'est précisément parce que l'accès de ces pays à la Société de l'information est rendu plus difficile par leur niveau de développement que la communauté internationale doit d'autant plus se mobiliser pour les aider. Les laisser à l'écart est une perspective inacceptable.
Le 10 novembre dernier, à l'occasion du Conseil développement de l'Union Européenne qui a décidé d'une réforme sans précédent de la politique de développement de la Communauté, j'ai demandé à la Commission et à nos partenaires de prendre en considération la question du fossé numérique dans sa politique d'aide et dans les programmes de coopération communautaire.
Les nouvelles initiatives françaises
Les projets concrets sur lesquels nous travaillons en France pour lutter contre le fossé numérique s'inscrivent dans trois lignes directrices :
1. D'abord, la question de l'accès au réseau. Dans les pays ou régions les moins développés, la société de l'information restera largement théorique tant que des infrastructures permettant une "connectivité" suffisante n'existeront pas. Notre réflexion nous porte à cet égard, du fait de la difficulté et des coûts d'accès des connections individuelles, vers le développement d'accès mutualisés. C'est sans aucun doute en Afrique que les besoins et les attentes sont les plus grands. Nous travaillons déjà à des initiatives dans le domaine des accès mutualisés à l'Internet pour nos pays partenaires.
2. Deuxième ligne directrice : l'encouragement au développement de contenus spécifiques par les pays du Sud. D'abord par souci de ne pas simplement répliquer des modèles du Nord. Mais aussi parce que le développement de la société de l'information passe par une appropriation de ses usages. Le Fonds francophone des inforoutes a commencé à y apporter son appui. Le Premier ministre, Lionel JOSPIN, l'a annoncé récemment : la France a décidé de contribuer en 2001 à hauteur de 23 millions de francs à ce fonds.
Alors que notre pays accueille depuis aujourd'hui, et pour trois jours, la troisième édition des "Assises de l'Internet non marchand", je voudrais souligner combien l'implication de la société civile - à travers les collectivités locales ou les organisations non-gouvernementales - est nécessaire pour concevoir des actions de terrain adaptées à l'esprit de l'Internet.
J'en citerai quelques exemples :
- L'association " Planet finance " utilise les nouveaux réseaux pour fédérer les organismes de micro-crédit,
- Les militants de Colombbus fournissent une formation et un accès à l'Internet aux enfants des bidonvilles de Caracas,
- Le tout premier hébergeur "web" gratuit en Afrique va être installé cette semaine à Dakar par l'ONG Enda Tiers monde .
Ces initiatives ont reçu le soutien de la France ces derniers mois. Il y en a chez nos partenaires du Sud beaucoup d'autres. Les exemples ne manquent pas. Je tiens à souligner que ces projets ne constituent en rien des éléphants blancs numériques, qui viendraient détourner l'aide internationale d'objectifs de développement plus essentiels. Bien au contraire, ils profitent directement aux populations locales et permettent la promotion des cultures et des savoir-faire nationaux. Surtout à les examiner de près, on s'aperçoit que leur coût demeure très raisonnable au regard de l'impact que l'on peut en attendre.
- La troisième ligne directrice nous ramène à vos travaux. Elle concerne les enjeux de la régulation. Il est indispensable d'inclure dans ce débat toute la communauté internationale, y compris les pays en développement.
Dans ce but, et en prolongement des travaux de ce séminaire, le Ministère des Affaires Etrangères a décidé d'apporter son soutien à une initiative de l'Institut des Nations unies pour la formation et la recherche, l'UNITAR. Ce projet compte mettre en réseau des experts juridiques sur les questions touchant la société de l'information. Intitulé "Droit et toile", il est actuellement en cours de finalisation. Il devrait être mis en uvre dès les prochaines semaines. Nous comptons aussi participer activement aux réflexions que mène la Fondation Nationale des Sciences Politiques sur la mise en place d'un pôle spécifiquement consacré aux questions juridiques de la société de l'information. Il comprendra des composantes d'enseignement, de recherche et aussi de coopération internationale.
En conclusion de ce séminaire, je voudrai rendre hommage à tous ceux qui ont apporté leur contribution à sa conception et à son organisation. Je félicite les intervenants ainsi que tous ceux qui ont pris part aux différentes sessions et ateliers. Je n'oublie pas les contributions du Conseil d'Etat, de la Commission européenne, des ministères de la Justice, de la Culture et de la Communication, de l'Economie des Finances et de l'Industrie, ni celles qui ont émané nos partenaires de la Fondation nationale des sciences politiques et du CNRS. Elles ont été essentielles pour la qualité de vos travaux.
Il me reste à remercier nos invités étrangers, venus parfois de très loin,. Leur présence témoigne de leur engagement sur ces sujets et de l'intérêt qu'a suscité notre invitation à en débattre de manière ouverte. J'espère que ces deux jours vous auront paru utiles et je forme le vu que les contacts noués aujourd'hui ici puissent demain se prolonger ailleurs.
La société de l'information nous ouvre un vaste et passionnant chantier de coopération. Continuons, tous ensemble, à y uvrer./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 décembre 2000)