Texte intégral
Le Premier ministre est interviewé par O. Mazerolle, G. Leclerc et F. Laborde.
O. Mazerolle : Nous allons parler avec vous ce soir de cette actualité politique, économique, sociale qui fait les gros titres des journaux depuis un peu plus d'un mois en France. Vous avez coutume de dire que depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir les Français ont retrouvé la confiance et vous soulignez également que la France compte maintenant un million de chômeurs en moins qu'en 1997. Mais depuis quelques semaines les Français vous disent des choses moins conviviales. Il y a eu les municipales avec des résultats qui n'étaient pas à la hauteur de vos espérances, il y a eu une grève longue à la SNCF, il y a des revendications, il y a des récriminations, y compris dans votre propre camp. Au bout de quatre ans, vous avez envie de dire que les Français sont incorrigibles, ingouvernables ?
- "Je n'ai certainement pas envie de m'adresser aux Français de cette façon. C'est vrai que cela fait presque quatre ans - dans un mois et demi cela le fera - que nous gouvernons. Cela ne s'était pas produit en France depuis 20 ans ; cela s'est d'ailleurs très peu souvent produit dans l'histoire politique de notre pays. Donc, c'est un phénomène un peu nouveau qui créé un certain nombre d'événements. D'ailleurs, comme je vais assez peu souvent à la télévision dans ce genre d'émission, à chaque fois que j'y suis venu c'était plutôt dans des moments un peu inconfortables plutôt que dans des moments de confort."
O. Mazerolle : Ils sont turbulents, les Français ?
- "Les Français ont leur tempérament. C'est ce peuple qu'on connaît - je ne vais pas rappeler ses origines parce qu'en plus maintenant, malgré tout, nous avons intégré beaucoup d'hommes et de femmes d'origines différentes -, c'est un peuple passionnant, c'est un peuple intelligent, mais c'est aussi un peuple vif et qui n'a pas toujours le sens de la perspective et du temps, mais ça, c'est le rôle des gouvernants."
O. Mazerolle : Précisément, face à ça, est-ce qu'il vous arrive parfois de dire que là maintenant c'est trop, je vais rendre mon tablier ?
- "Non, sûrement pas. J'ai un mandat qui m'a été confié et donc je l'exercerai, du moins tant que j'ai une majorité pour le faire parce que je dépends d'une majorité parlementaire. Le problème ne m'est pas posé de cette façon. Simplement, en quatre ans, depuis 1997, est-ce qu'on peut dire que cela a été des mauvaises années pour la France ? Honnêtement, je ne crois pas. Nous avons une croissance forte, le chômage a reculé - là, ce n'est pas interpréter l'humeur des Français, c'est un fait : 1million 500 000 emplois créés, 1 million 50 000 chômeurs de moins -, nous avons réduit nos déficits publics, réduit notre endettement, nous avons fait des réformes sociales.
Il me semble donc que nous allons dans la bonne direction. Mais en tant que chef du Gouvernement, je trouve tout à fait normal d'être interpellé dans un moment d'humeur, dans un moment où on amalgame des problèmes différents. Parce qu'au fond gouverner c'est quoi ? C'est sûrement faire face à des crises ou à des accidents : l'Erika, les tempêtes, la fièvre aphteuse, l'inondation de la Somme ou cet événement que nous essayons de bien contrôler à Vimy avec ce stock d'explosif ; c'est régler des problèmes : l'emploi, l'éducation."
O. Mazerolle : C'est prendre des coups aussi, y compris de votre propre camp.
- "Je crois qu'il faut inscrire ce moment où nous sommes dans une perspective. C'est répondre à des crises, régler des problèmes et donner du sens. Au double sens du mot "sens" c'est-à-dire à la fois le sens dans lequel on va - la perspective : et j'espère pouvoir la retracer - et en même temps la signification de ce que l'on fait : pourquoi on agit , autour de quelles valeurs et dans quel intérêt ? A la fois de la France et si possible des Français."
G. Leclerc : Justement jeudi, après une réunion des ministres, des mesures d'ajustement ont été annoncées. Elles ont été sévèrement critiquées par la droite qui a parlé de "saupoudrage", de "fond de tiroirs" et l'accueil a été également très mitigé à gauche. "Le compte n'y est pas" a dit R. Hue ; "des mesurettes" ont dit les Verts. Est-ce que ce n'est pas, là, le signe d'un manque d'imagination, d'un essoufflement du Gouvernement ?
- "Je ne le pense pas. Demain au Conseil des ministres nous aurons un projet sur la mutualité qui va permettre de l'adapter au droit européen - ce qui était une obligation - mais en respectant les principes de la mutualité en France. Nous allons adopter une série de mesures touchant la réforme économique, notamment en faveur des entreprises. Il y aura une communication sur la simplification des formalités administratives en direction des PMI et des PME, et c'est très important alors que nous allons vers le passage à l'euro, alors qu'elles passeront aux 35 heures en 2002. L'actualité même, nous montre que le Gouvernement est en action constamment. Et puis j'écoutais dans votre journal, avant que nous venions ici, cette décision sur l'allocation personnalisée à l'autonomie : voilà encore une réforme absolument fondamentale."
O. Mazerolle : A propos de sens et de choix, beaucoup à gauche disent : "dans le fond l'erreur tactique, voire stratégique du gouvernement Jospin c'est d'avoir réduit les impôts parce que du coup il n'a plus de marge de manoeuvres pour redistribuer aux plus déshérités".
- " Que voulons-nous faire ? Nous voulons à la fois armer la France dans la compétition mondiale, dans ce monde global dont on parle, parce que si la France reculait tout le monde reculerait dans ce pays. Et nous ne reculons pas. La France, regardée de l'extérieur est considérée aujourd'hui comme le moteur économique de l'Europe et est même le pays qui a le plus fort taux de croissance des grands pays développés.
Nous voulons donc inscrire la France de façon positive dans la bataille économique mondiale et en même temps, nous voulons que les Français vivent mieux, soient plus heureux à l'intérieur même de leur pays. Nous voyons qu'il y a ce qu'on appelle un atterrissage de l'économie américaine. On ne sait pas s'il va être dur, durable ou doux et si le ressort va repartir parce que cette économie américaine a une énergie et une puissance extraordinaire. Aujourd'hui c'est la croissance en Europe et c'est la croissance en France. Alors je pense que, face à ce coup de tabac, ce problème que peut poser sur la conjoncture mondiale l'atterrissage de l'économie américaine, distribuer du pouvoir d'achat en baissant les impôts c'était une mesure intelligente économiquement. Je crois qu'elle est justifiée et qu'en 2000 cela a commencé, en 2001 cela va se poursuivre notamment par l'impôt sur le revenu et je pense que cela va donner du pouvoir d'achat aux Français. C'est bien pour eux et c'est à mon avis ajusté économiquement."
F. Laborde : Puisque vous parlez de la croissance mondiale est-ce que vous n'êtes pas tout de même un peu inquiet - vous parlez du ralentissement aux Etats-Unis ? Est-ce que le trou d'air ne risque pas d'être plus dur que prévu ou en tout cas anticipé plus durement par les entreprises et les acteurs économiques qui, on le voit, multiplient les annonces de plans ?
- "Je ne le pense pas. D'abord, je voudrais faire remarquer que depuis 1997 nous avons traversé plusieurs trous d'air. Il y a eu la crise russe, il y a eu la crise asiatique, il y a la crise latino-américaine ou brésilienne, il y a eu la montée des prix du pétrole et pourtant nous avons gardé une croissance forte en France autour de 3 %, même légèrement supérieur à 3 %. Je pense que la politique économique suivie par le Gouvernement n'a pas été étrangère à cette croissance, même si naturellement elle est faite par l'investissement des entreprises et la consommation. Le fait que nous n'ayons pas pénalisé les entreprises - contrairement à ce qui a été dit au début puisqu'elles ont continué à investir massivement - et le fait que nous avons réussi à soutenir la consommation en France fait que les deux moteurs de la croissance en France sont allumés raisonnablement. Et donc, à condition que nous ne changions pas le cap de cette politique, je crois que la France et l'Europe peuvent aller dans le bon sens."
O. Mazerolle : La France va pouvoir continuer. En Europe, l'Allemagne est touchée aussi par un ralentissement important de la croissance ?
- "Ecoutez, si avec la même conjoncture l'Allemagne, plus forte puissance industrielle que la France, est plus touchée que nous cela peut peut-être quand même signifier que notre politique économique n'est pas si mauvaise."
O. Mazerolle : Cela peut nous toucher aussi ?
- "Je constate que nous sommes moins touchés. Nous sommes moins touchés parce que notre politique économique est, je crois, correctement ajustée depuis déjà trois ans."
F. Laborde : L'augmentation des dépenses que vous annoncez pour financer les mesures d'ajustement est-elle raisonnable quand on sait que la France n'est pas exactement le meilleur élève de l'Europe en matière de déficit public ? Est-ce que cela va suffire à calmer la grogne ?
- "Tout d'abord, même si ceux qui gouvernent doivent résoudre des contradictions, arbitrer entre des demandes différentes, on ne peut pas à la fois nous demander de prendre des mesures pour répondre à un déficit social réel ou supposé - il est toujours réel d'une certaine façon mais la politique du Gouvernement, elle, a contribué à combler ce déficit - et puis s'interroger sur les moyens par lesquels on va le faire. Ces moyens sont en partie les dépenses de l'Etat. En fait, nous avons réduit le déficit budgétaire depuis 1997. Il était largement au-dessus de 3 %, il s'avance maintenant vers les 1 % : nous l'avons maîtrisé. Et ce que nous avons décidé pour le budget 2002, c'est une norme de dépense publique en progression de 0,5 %. Cela permet un ajustement mais ce n'est pas un changement par rapport à notre politique parce que si on lâchait la bride aux dépenses publiques, on recréerait du déficit et on risquerait d'avoir la Banque centrale européenne qui dirait : "attention, puisque c'est comme ça je vais augmenter les taux d'intérêt". Donc on le payerait du point de vue de l'économie. Non, je crois que le choix est un choix d'ajustement dont on pourra trouver d'autres exemples ailleurs : mesures sociales, actions peut-être sur les salaires, les bas salaires."
G. Leclerc : A défaut de coup de barre à gauche, une mesure qui est très attendue est celle sur le Smic. Est-ce qu'il va y avoir un coup de pouce au-delà des 3,2 % au 1er juillet qui sont automatiques ? Est-ce que vous allez vers les 4 %, voire avancer cette augmentation au 1er mai comme certains le demandent ?
- "Nous sommes en avril et c'est toujours au 1er juillet que se font ces ajustements. Soit on met ça au niveau de l'inflation, soit on donne un coup de pouce. On ne le fait jamais sans avoir consulté formellement les partenaires sociaux. Cette décision sera prise en juillet après consultation de partenaires sociaux et je ne vais pas, naturellement, l'annoncer maintenant. C'est une hypothèse que nous examinerons. Nous l'examinerons d'autant plus que la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, E. Guigou, entend discuter avec les syndicats et le patronat des grilles collectives et notamment des bas salaires parce qu'il nous semble qu'un effort peut être fait dans ce domaine. C'est aussi en fonction de ces discussions menées dans la commission des conventions collectives que nous prendrons notre décision sur le Smic."
O. Mazerolle : Cela veut dire en gros que vous dites au Medef : "Si vous ne le faites pas, nous on le fera." ?
- "Non, parce que de toute façon nous, nous traitons du Smic et quand il s'agit de ces bas de grille, cela ne concerne pas simplement le salaire minimum mais les salaires bas dont un certain nombre peuvent heureusement être au-dessus du Smic.
Ce que je voulais vous dire c'est que l'emploi et le pouvoir d'achat ne sont pas des objectifs antagonistes. Lorsque 1 500 000 emplois sont créés dans l'économie française en moins de quatre ans cela veut dire que 150 milliards de salaires nouveaux, de revenus sont diffusés dans l'économie. Lorsque le chômage recule fortement dans un pays cela veut dire que la situation relative des salariés pour défendre leurs intérêts face aux chefs d'entreprise s'améliore puisqu'il y a moins de chômage, plus de demandes - on parle parfois même de pénurie - : cela veut dire que les salariés se trouvent dans une meilleure situation pour le faire. Le pouvoir d'achat en France a progressé en moyenne depuis 1997 de 1 % par an et de 2,5 % après impôt et prestations sociales. Donc c'est un progrès, minime mais régulier, et je pense que la situation s'améliorera dans l'année 2001 et aussi en 2002 parce que le cours du pétrole est moins élevé et parce que, je l'ai dit, nous allons également avoir ces baisses d'impôts qui vont améliorer le pouvoir d'achat."
G. Leclerc : Il reste les fonctionnaires. L'Etat employeur est en conflit avec les syndicats. Ils vous demandent là aussi un geste. Est-ce que vous êtes prêt à leur accorder ?
- "Qu'est-ce que c'est le budget de l'Etat ? Ce sont des sommes qui sont prélevées sur les Français et qui sont redistribuées aux Français. Ce n'est pas autre chose. Ce budget n'appartient à personne, même si c'est l'Etat, le Gouvernement et notamment le ministre de l'Economie et des Finances et la secrétaire d'Etat au Budget, L. Fabius et F. Parly, qui le gèrent. Lorsque nous augmentons les dépenses de la Fonction publique - et nous l'avons fait dans un accord précédent qui a été positif pour les fonctionnaires, d'autant plus positif que le taux d'inflation a été plus faible que ce qui avait été prévu dans l'accord : donc ils y ont gagné -, quand nous augmentons les salaires de la Fonction publique - et nous entendons le faire, les faire progresser au moins pour qu'ils soient au niveau du pouvoir d'achat - cela veut dire que nous pouvons mettre moins dans les autres dépenses de fonctionnement ou autres dépenses d'investissement. Il faut constamment faire des ajustements."
O. Mazerolle : Ils disent qu'ils veulent leur part du gâteau.
- "Oui, mais les agriculteurs, lorsqu'ils sont face à la crise de l'ESB, à la chute de la consommation et aux conséquences de la maladie de la fièvre aphteuse disent aussi qu'il faut les aider. Nous avons d'ailleurs dégagé 1,4 milliard d'aides directes en leur faveur."
O. Mazerolle : Donc, il n'y aura rien de plus pour les fonctionnaires ?
- "Non. Nous annoncerons des décisions pour les fonctionnaires mais je ne suis pas sûr à ce stade, compte tenu des revendications qui sont formulées, qu'il puisse y avoir un accord salarial dans la fonction publique, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de mesures de point sur les bas salaires en particulier, soit des mesures pour l'ensemble des fonctionnaires, afin que le pouvoir d'achat soit garanti.
Par ailleurs, il y a également des créations d'emplois qui sont faites dans un certain nombre de secteurs et il y a aussi des augmentations faites notamment dans le secteur hospitalier. Donc, il faudrait regarder cela de façon assez diversifiée."
F. Laborde : Concernant les entreprises, souhaitez-vous vraiment une loi qui sanctionne d'une façon ou d'une autre les entreprises bénéficiaires qui licencient ? Jusqu'où peut-on aller sur ce chemin-là dans une économie ouverte ?
- "Disons une chose : des emplois massifs sont créés, le chômage recule et donc logiquement, les licenciements économiques reculent également. Ils étaient au-dessus de 400 000 en 1997, ils sont à 250 000 aujourd'hui. Donc, la tendance est positive : elle est à la baisse. Mais sur cette tendance positive, il y a des moments où des plans sociaux sont décidés, où des licenciements sont proposés ou provoqués. Le Gouvernement n'a pas accepté les licenciements qui ont été proposés ou décidés par Marks Spencer et par Danone : ni dans la forme ni dans le fond en ce qui concerne Marks Spencer car ils n'ont pas respecté le droit du travail, pas dans le fond en ce qui concerne Danone. Les questions qui ont été posées sont des questions fondamentales car elles soulèvent la question des droits des salariés et des droits des actionnaires. Cet équilibre entre les actionnaires et les salariés est fondamental pour la vie des entreprises. Nous avons déjà pris des mesures. Des mesures qui concernent les licenciements sont actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, dans le cadre de la loi de modernisation sociale, qui prévoient notamment qu'il ne peut pas y avoir un plan social s'il n'y a pas eu une négociation sur les 35 heures avant, qui prévoient que les mesures du plan social doivent être fonction de la richesse de l'entreprise."
G. Leclerc : C'était avant Danone. Maintenant ?
- "Maintenant, je pense que nous pouvons ouvrir des directions différentes d'action. Nous allons en discuter avec les partenaires sociaux là aussi, avec la ministre de l'Emploi et avec les parlementaires de la majorité. Je pense qu'il y a trois directions dans lesquelles nous pouvons aller : renchérir le coût de licenciements pour les entreprises qui font des profits ; exiger de leur part des efforts en termes de réindiustrialisation sur le site ; leur demander de renforcer leurs efforts de reclassement."
O. Mazerolle : Ce sont les trois exigences à la fois et non l'une ou l'autre ?
- "Ce sont trois pistes dans lesquelles on peut aller, trois pistes qui s'additionneraient. Mais nous allons en discuter avec les parlementaires car je n'accepte pas l'argument que j'ai entendu, notamment de la part de M. Madelin, qui consistait à dire qu'il est normal que les entreprises licencient quand elles font des profits car c'est pour éviter de le faire quand elles seraient en difficulté. Comme je constate que lorsque les entreprises sont en difficulté elles licencient, si elles licencient aussi quand elles font des profits, alors il y a véritablement problème. Je pense que le Gouvernement a marqué clairement qu'il n'acceptait pas ces évolutions."
F. Laborde : Autant on a le sentiment que Marks Spencer n'avait pas respecté la procédure, autant on a le sentiment que Danone a fait des efforts pour présenter un plan social avec des mesures qui vont notamment dans le sens de la réindustrialisation, qui proposent de nouveaux emplois. N'est-ce donc pas au fond l'exemple de ce que pourrait faire Danone ? Danone n'est-il pas victime finalement de l'environnement politique ?
O. Mazerolle : "Bouc-émissaire politique" dit F. Riboud.
- "Je pense que les médias n'ont pas été les derniers à faire beaucoup de bruit autour de Danone. C'est donc que l'idée qu'une entreprise qui, c'est vrai, n'a pas la réputation d'être une entreprise aux pratiques anti-sociales mais qui faisait de très larges bénéfices soit amenée à prendre des plans de licenciements les a choqués. Nous n'avons pas, au Gouvernement, traité de la même manière Marks Spencer, qui n'a absolument pas respecté les formes - et les formes c'est important car c'est le respect du droit du travail et du droit des syndicats - et Danone qui a respecté les formes normales, qui a discuté, mais dont nous pensons qu'elle peut revoir une partie de ses propositions. C'est ce que nous avons dit : nous voulons rendre les licenciements plus difficiles pour les entreprises qui font des profits spectaculaires."
F. Laborde : Le boycott est-il une bonne mesure ? Est-il légitime que des politiques appellent à boycotter les produits d'une entreprise ? N'y a-t-il pas un côté un peu démagogique alors que les syndicats sont contre ?
- "Les syndicats sont partagés. Quand j'ai été interrogé sur cette question, j'ai dit que c'est aux syndicats d'en discuter. Je constate que jusqu'ici, les formes proposées sont quand même assez symboliques. Donc, je ne crois pas que ce soit une mesure qui ait un véritable effet sur les décisions de l'entreprise."
F. Laborde : Je parlais des mesures relatives au boycott.
- "Les syndicats, y compris ceux des entreprises en question, ne le proposent pas non plus. Entre la leçon, le coup de semonce qui est donné et les conséquences pour l'entreprise elle-même, ils sont dans un choix cruel. Je pense donc que c'est dans d'autres directions qu'il faut aller. Mais quand l'opinion parle beaucoup de ces questions, pour les grandes entreprises françaises qui ont une réputation, c'est un problème. Elles y regardent à deux fois."
G. Leclerc : Dans votre camp, il y en a qui disent, comme J.-P. Chevènement par exemple, que le Gouvernement Jospin est en train de montrer les limites de son action : il se contenterait de gérer la mondialisation libérale.
- "D'abord, je constate que quand il y a des problèmes, c'est quand même vers le gouvernement qu'on se tourne, dans tous les domaines de la vie sociale et économique, ce qui prouve que nos concitoyens considèrent que l'Etat et le gouvernement en particulier, ont un rôle à jouer et peuvent peser. Nous avons pesé, je l'ai dit précédemment à propos de la politique économique et de ses premiers résultats. J'apprécie J.-P. Chevènement."
G. Leclerc : Il vous titille.
- "Je l'apprécie quand même, le mérite en est augmenté. Il n'y a pas de rupture avec la mondialisation. Je ne suis pas un libéral personnellement, donc je ne me résigne pas à la mondialisation. Je pense que le Gouvernement peut peser par sa politique économique en France, il le fait. Le Gouvernement peut agir dans un cadre européen, nous le faisons. Nous avons proposé par exemple une directive sur l'information et la consultation des travailleurs, notamment face aux plans sociaux, à la suite de l'exemple malheureux de Vilvorde. L'Europe est aujourd'hui une zone de croissance économique alors que le Japon est en crise et que les Etats-Unis atterrissent parce que depuis 1997, nous menons des politiques tournées vers la croissance et l'emploi. C'est le Gouvernement français notamment qui l'a proposé, deuxième marge d'action au niveau européen. Nous pensons aussi que puisque le monde est globalisé, nous devons le réguler par le jeu d'instances internationales représentant une sorte de conscience internationale. Quand des organisations internationales de toute nature vont à Seattle ou vont au contre-sommet de Davos, à Porto Allegre au Brésil - j'étais au Brésil il y a quelques jours - elles s'adressent à cette conscience internationale. Elles se tournent vers les organisations mondiales comme le FMI, la Banque mondiale, l'OMC et elles pressent d'organiser ce monde. C'est ce que je propose. Il me semble que la vision de J.-P. Chevènement est un peu trop nationale alors que le monde est globalisé. Je pense que l'Etat doit intervenir ; nous le faisons. C'est pourquoi je ne suis pas un libéral au sens économique du terme. Par ailleurs, je suis assez libéral sur d'autres sujets."
G. Leclerc : Autre sujet : la SNCF sort de 15 jours de grève qui ont empoisonné la vie des Français, perturbé les entreprises. On dit que les salariés de la SNCF représentent 1% des salariés français mais qu'ils représentent 25% des jours de grève, qu'il y a davantage de préavis de grève déposés qu'il n'y a de jours dans l'année. Est-ce une situation normale ?
- "La SNCF est une entreprise qui va bien - je ne parle pas de ce mouvement de grèves. C'est une entreprise qui s'est redressée, qui a toujours été performante techniquement mais qui regagne des parts de marché. Nous l'avons d'ailleurs favorisée par rapport à la route car c'est souhaitable pour des raisons d'environnement, de sécurité. C'est une entreprise qui débauchait ; c'est une entreprise où aujourd'hui on embauche. C'est une entreprise où il y a eu un accord sur les 35 heures signé par de grandes organisations syndicales. C'est donc une entreprise qui est engagée dans une marche positive. Elle est bien gérée par un bon président. Il y a eu un conflit qui a commencé je crois le 5 avril, posé par les différentes organisations syndicales. Une négociation a été ouverte, qui devait donner des résultats positifs. Ce qui s'est passé après, c'est la persistance excessive, trop longue, d'un conflit minoritaire pour des motifs catégoriels. Je crois que c'est un problème pour la SNCF. Cela a d'ailleurs provoqué débat au sein du monde syndical. Les conducteurs jouent un rôle essentiel, leur métier est difficile - ils conduisent des trains très rapides - mais la SNCF ne peut pas plus se réduire aux conducteurs qu'Air France aux pilotes, même si eux aussi jouent un rôle essentiel. Je pense qu'il faut que l'esprit de responsabilité et de dialogue guide les partenaires sociaux à la SNCF. C'est dans cette direction qu'il faut aller."
G. Leclerc : Dans tous les pays européens, il existe soit des services minimum soit des procédures pour éviter trop de perturbations. Pourquoi n'y en a-t-il pas en France ? Pourquoi ne prenez-vous pas l'initiative ? Cela fait des années que cela dure !
- "Si cela fait des années que cela dure, cela veut dire que ceux qui prônent cette solution ne l'ont pas mise en oeuvre lorsqu'ils étaient au pouvoir. Je parle de l'opposition."
G. Leclerc : C'est le passé. On pourrait le faire maintenant ?
- "Il faut savoir pourquoi la droite le propose quand elle est dans l'opposition et ne le met pas en oeuvre ...."
O. Mazerolle : Il y a ceux qui doivent prendre le train pour aller travailler et qui en ont assez tous les jours.
- "Bien évidemment, j'en parlerai. Mais ce service minimum n'a jamais été proposé quand la droite était en mesure de le faire. Pourquoi ? Elle sait très bien que dans la culture syndicale française, y compris à la SNCF, cela mettrait tout simplement l'entreprise en rideau pour plusieurs semaines. Je vous ferai remarquer que le service minimum ne règle pas le problème du fret, problème essentiel pour les entreprises, car il est prévu essentiellement pour les voyageurs. Je vous ferai remarquer également que lorsqu'il y a eu 30 ou 40% de grévistes, et même à un moment où il n'y avait plus de grévistes que parmi les conducteurs, on était d'une certaine façon au-dessus du service minimum et cela n'empêchait pas les perturbations. On me demande avec force, et je l'ai fait avec force au Conseil européen de Stockholm il y a 15 jours, de défendre le service public européen. Je crois au service public, non seulement à la française mais aussi à ce qu'on appelle les services d'intérêt général en Europe. On a vu ce que donnait la privatisation des chemins de fer par exemple en Grande-Bretagne ou celle de l'électricité en Californie. Je crois au service public mais pour que je puisse défendre réellement le service public dans l'Union européenne, il faut aussi que l'ensemble des acteurs du service public, en l'espèce de la SNCF - je sais que la CGT, la CFDT et d'autres grandes organisations syndicales sont ouvertes à cette perspective -trouvent une façon de dialoguer autrement."
O. Mazerolle : Sinon ?
- "A la SNCF, il est souhaitable de négocier avant de faire grève plutôt que de faire grève avant de négocier."
O. Mazerolle : Sinon ?
- "Je vous ai dit que je ne suis pas pour un service minimum qui ne serait pas instauré."
O. Mazerolle : Vous dites : il faut que je puisse défendre le service public à la française en Europe. Alors si vous ne pouvez plus le faire, que se passe-t-il ?
- "Je pense que les esprits évoluent : si un accord 35 heures a été signé à la SNCF, si des formes de dialogue se sont nouées, si le fait qu'un syndicat très minoritaire et une organisation catégorielle qui se sont soudées ensemble en bloquant l'entreprise est apparu comme négatif, cela veut dire que les esprits évoluent. C'est sur cette évolution des esprits que je compte."
F. Laborde : Les sages-femmes en France réclament un statut. Elles soulignent la crise des vocations, et parmi leurs slogans, il y en a un qui doit résonner particulièrement à vos oreilles, puisque parfois elles scandent : "Mireille, parle à Lionel". Mireille, c'est votre maman, qui est sage-femme à la retraite. Qu'est-ce qu'elle vous dit quand elle rentre de la manif, Mireille ?
- "Elles disent aussi : "Lionel, écoute ta mère"... Une chose de ce genre. "
O. Mazerolle : C'est un sage concept pour un fils...
- "Surtout pour un fils de sage-femme... Ce métier est magnifique. J'en connais les problèmes pour les avoir vécus, y compris enfant. Ma mère est profondément attachée à ce métier et à sa défense. Nous avons agi avec la ministre de l'Emploi et de la Solidarité et B. Kouchner, le ministre de la Santé, nous avons négocié : pour les sages-femmes du public, un protocole a été signé dans le cadre des statuts actuels des sages-femmes, et des avancées très importantes en terme de salaires, de formation, de statut, ont été accomplies. Pour les sages-femmes dans les cliniques privées, où le conflit est peut-être plus vif aujourd'hui, la difficulté est qu'il s'agit de patrons privés. Nous ne fixons pas le salaire dans les cliniques privées, bien évidemment, mais nous avons dégagé une somme de 100 millions pour les cliniques privées en demandant que ces sommes soient "fléchées", comme on dit, vers le secteur de la gynécologie ou de l'obstétrique en l'espèce. Naturellement, nous comptons sur la loyauté des cliniques privées pour que cela aille vers les sages-femmes. Nous faisons là aussi une pression dans ce sens. Je crois que des pas en avant sont en train d'être faits en direction, non pas de cette corporation, mais de ce métier magnifique et essentiel".
G. Leclerc : La sécurité est une autre préoccupation des Français. Le Gouvernement a défini six axes de lutte contre la violence, notamment en ce qui concerne la délinquance des jeunes, avec la lutte contre les bandes, les centres de placement immédiat. Mais beaucoup voient là-dedans des demi-mesures. Pourquoi ne pas aller au bout de la logique et pourquoi ne pas revenir sur la fameuse ordonnance de 1945, ce qui permettrait par exemple d'abaisser l'âge de la majorité pénale à treize ans, voire en-dessous, et de recourir davantage à des unités pénitentiaires pour les mineurs ? Les jeunes d'aujourd'hui ne sont plus ceux de 1945. Pourquoi n'en tirez-vous pas les conséquences ?
- "Il n'y avait pas de consensus pour cela, non seulement dans la majorité, mais hors même de la majorité. Et il n'y avait pas non plus de consensus dans les personnels qui s'occupent des jeunes, notamment au ministère de la Justice.
C'est une donnée qu'il faut prendre en compte. C'est un très grand texte, hérité de la Résistance, avec une philosophie particulière ; peut-être faudra-t-il le faire évoluer. Nous avons fait beaucoup de réformes ; nous verrons si celle-ci pourra être examinée plus tard. Je ne pense pas qu'elle le sera dans le cadre de cette législature. En attendant, il faut agir, car tout ne se résume pas à la réforme d'un texte. C'est comme le service minimum : il faut voter une loi, mais il faut pouvoir la faire voter. Tout ne se résume pas à cela. D'abord je voudrais dire que le Gouvernement que je conduis a quand même tout à fait rompu avec une conception un petit peu angélique des problèmes de l'insécurité. J'y ai contribué moi-même, y compris bien avant d'être Premier ministre, parce que je pensais que la violence et l'insécurité frappaient notamment les milieux populaires".
O. Mazerolle : Les Français ne semblent pas convaincus ; ils ont retenu la loi sur la présomption d'innocence et ils disent que tous les petits délits, pour lesquels d'ailleurs les plaintes ne sont même pas toujours enregistrées par la police, ne sont ni punis ni sanctionnés. D'un côté, présomption d'innocence - bravo pour les Droits de l'homme -mais où est la sanction ?
- "Je rappelle que la loi sur la présomption d'innocence, qui est garante des libertés, a été votée à la quasi-unanimité par l'Assemblée nationale. Donc cela n'a pas été un débat entre la gauche et la droite. Par ailleurs, nous considérons que l'insécurité est un problème, et notamment la violence des jeunes."
G. Leclerc : Il y a des plans et des mesures depuis des années, et on voit que l'an dernier encore, la délinquance a progressé de 5 %. Pourquoi ne pas dire carrément la "tolérance zéro" ?
- "Chacun utilise les termes qu'il veut. Le terme que nous avons utilisé, c'est l'idée de dire que tout acte d'incivilité ou bien sûr pire, de violence ouverte, devait trouver sa réponse. Et c'est de cette façon que nous agissons Nous avons accru les effectifs de police, nous avons surtout changé la conception de la police vers une police de proximité. La police de proximité est présente dans les quartiers en permanence, le jour mais aussi la nuit. Nous avons mis en place cette police de proximité en une, puis en deux étapes. Nous allons la compléter par des créations de postes ; nous faisons travailler ensemble le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur, et ce n'est pas toujours facile : ce sont des cultures de corps, des traditions...
O. Mazerolle : Il paraît que Vaillant-Lebranchu, cela va mieux que Chevènement-Guigou...
- "Je n'en sais rien. Ils s'entendaient assez bien, mais là, cela va très bien".
O. Mazerolle : C'est une bonne nouvelle, mais quand est-ce que va s'arrêter cette montée de la délinquance ?
- "Nous viendrons à bout de la délinquance comme nous avons vaincu - ou commencé à vaincre - le chômage. La violence est dans la société elle-même : elle a des sources sociales, des sources urbaines, il y a des problèmes d'intégration, des problèmes de non-connaissance de règles et nous sommes là pour rappeler les règles. Je veux que le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur travaillent ensemble, notamment sur ce qu'on appelle "la chaîne pénale", c'est-à-dire depuis les infractions constatées par les policiers jusqu'à l'intervention du juge. Par rapport aux jeunes délinquants, nous ne sommes pas du tout restés inactifs : nous avons au contraire mis en place une politique particulière contre la délinquance des mineurs, avec la mise en place de centres d'éducation renforcée, en prenant les jeunes des quartiers en difficulté, et nous avons l'intention d'insister notamment sur le phénomène des bandes. Nous allons mener des actions à la fois de la police, de la justice, de la fiscalité aussi, pour débusquer cette économie souterraine et faire que ces phénomènes de bandes qui empoisonnent les quartiers soient progressivement disloqués. Voilà une série d'actions. Quant à la police municipale, nous allons certainement proposer, y compris dans le prochain texte de loi sur la police au quotidien et la police de proximité, d'associer mieux les maires à ce travail, comme nous le faisons déjà d'ailleurs dans les contrats locaux de sécurité. Ils auront un rôle accru mais nous ne voulons pas créer des polices municipales au sens de confier le pouvoir de police aux maires, parce que c'est le devoir de l'Etat ; il faut des professionnels.
O. Mazerolle : Avez-vous vraiment peur qu'en France, les maires se comportent comme des shérifs ? Vous aviez dit cela après les propositions du Président de la République et de l'opposition.
- "Il y a beaucoup de maires qui ne réclament pas de se voir confier cette mission, parce qu'ils ont d'autres responsabilités ; ils considèrent que c'est une responsabilité régalienne de l'Etat. Les phénomènes de bandes et de criminalité ne s'arrêtent pas aux frontières d'une commune. Donc seule une Police nationale est en mesure d'agir lorsqu'une bande passe d'une commune à une autre, d'un département à un autre. Donc c'est une fausse solution".
G. Leclerc : Monsieur le Premier ministre, où en sont vos relations avec le Président de la République ? On a perçu quelques tensions au moment de l'interdiction des farines animales, de la Corse, de l'inversion du calendrier, de la politique agricole commune. Qu'en est-il exactement ?
- "La cohabitation n'est pas un problème. Je pense que ce n'est pas le meilleur système pour diriger un Etat. Je souhaite que les Français - ils en seront juges - fassent un choix différent par rapport à la question de la cohabitation. Je ne tranche pas sur "vers qui" iront leurs suffrages aux élections législatives ou à l'élection présidentielle. Mais la cohabitation au bout de quatre ans n'est pas un problème."
G. Leclerc : On a quand même le sentiment que c'est plus tendu que ça ne l'était il y a quelques années. Est-ce que cela ne risque pas de l'être de plus en plus, au fur et à mesure qu'on s'approchera de l'élection présidentielle ?
- "Non, pas en tout en cas à mon initiative, je ne le pense pas."
F. Laborde : Pensez-vous que J. Chirac aurait dû accepter d'être entendu par le juge Halphen ?
- "En tant que Premier ministre, je n'ai pas à exprimer un point de vue sur ce sujet. Il relève de la décision du Président de la République."
F. Laborde : Pensez-vous, comme d'autres, que le juge Halphen s'y est peut-être un peu mal pris, qu'il aurait pu décrocher son téléphone, appeler directement l'Elysée ?
- "Je respecte l'indépendance de la justice, et je ne porte pas de jugement sur les affaires judiciaires. Vous savez que nous avons coupé totalement le lien, que le garde des Sceaux ne donne plus d'instruction sur des affaires particulières. Il peut donner des instructions de procédure pénale, par exemple dans la lutte contre la délinquance des jeunes, et d'ailleurs la ministre, M. Lebranchu, va le faire dans très peu de temps maintenant. Mais en ce qui concerne des affaires particulières, le Gouvernement respecte l'indépendance de la justice, n'intervient en rien, ni le Garde des Sceaux, ni moi-même."
O. Mazerolle : Et monsieur Montebourg, qui est député socialiste et qui voudrait recueillir des signatures pour envoyer le Chef de l'Etat devant la Haute cour, il vous agace ?
- "C'est sa responsabilité. Je crois qu'il l'exerce de façon un peu solitaire."
O. Mazerolle : Un peu solitaire. Bien.
G. Leclerc : Sur deux dossiers importants, la Corse et le rétablissement du calendrier, l'opposition et sans doute l'Elysée comptent sur le Conseil constitutionnel pour rejeter ou retoquer vos projets. Le craignez-vous et, si c'est le cas, qu'est-ce que vous ferez ?
- "Pour le moment, nous allons présenter ce projet dans l'ordre prévu, au moment prévu. Je pense que c'est un projet d'équilibre..."
G. Leclerc : La Corse et le rétablissement du calendrier ...
- "Oui, je parlais de la Corse qui a été approuvée par la très grande majorité des élus de la Corse, qui est à mon sens respectueux de la Constitution et qui peut permettre une évolution politique intelligente, faisant baisser la violence - elle a déjà baissé d'ailleurs, beaucoup, on le constate mois après mois - dans le cadre de la République et de l'attachement à la France qui est celui de la très grande majorité des Corses. Donc, nous allons présenter ce texte. Nous avons dit que nous étions ouverts à la discussion pour mieux veiller sur sa constitutionnalité, dans le débat parlementaire, et cela ne pose pas de problème. Sur le calendrier, quelle est votre question ?"
G. Leclerc : La même chose : est-ce que vous ne craignez pas que le Conseil constitutionnel rejette le texte ?
- "Le Conseil constitutionnel s'exprimera souverainement lorsqu'il sera saisi. Pour être saisi, il faut que le texte soit voté. J'ai vu que l'étape du Sénat avait été franchie en fin de journée. Il paraît quand même évident que dans les institutions de la France telles qu'elles sont, rétablir le calendrier à partir du moment où les deux élections étaient séparées par un mois et demi quasiment, et mettre l'élection présidentielle avant l'élection législative est quand même la logique. L'inventeur de ces institutions de la Vème République, c'est le Général de Gaulle. Vous avez le moindre doute sur ce qu'aurait fait le Général de Gaulle ? Lui aurait accepté d'être candidat à une élection ?..."
O. Mazerolle : Vous êtes un interprète du Général de Gaulle ?
- "Mais vous avez une opinion différente ? Vous pensez ..."
O. Mazerolle : Ah ! moi je ne sais pas.
- "Ah ! vous ne savez pas ! Eh bien, je n'ai pas le droit de vous interroger, donc je ne peux aller plus loin dans l'exercice. Mais vous pensez une seconde que le Général de Gaulle aurait dit : oui je me présenterai après un mois et demi que les députés auront été élus, comme une sorte de solde de l'élection législative ? Personne ne le croit."
O. Mazerolle : Vous avez vu sans doute dans les journaux que la droite se frotte les mains. Elle se dit : "L. Jospin est en difficulté, il engueule les journalistes - Le Monde a fait un édito là-dessus cet après-midi - cela montre qu'il est nerveux, qu'il est tendu ; au bout de quatre ans, il est usé. On va enfin pouvoir envisager de remporter les législatives" ?
- "D'abord, nous verrons dans quel sens se font les élections. Ce sera peut-être l'élection présidentielle avant les élections législatives. Donc c'est très difficile de se prononcer."
O. Mazerolle : Ils vous taperont dessus aussi si l'élection présidentielle survient la première ?
- "Oui. Enfin, encore faudrait-il que j'y sois candidat. C'est une question qui n'est pas encore tranchée."
O. Mazerolle : Mais en admettant...
- "Cela fait quatre ans que nous gouvernons. Je pense qu'on a fait avancer le pays. Je pense que nous restons, dans l'année qui vient, avec des projets : la loi sur l'autonomie pour les personnes âgées, le projet de loi sur les droits des malades pour les faire mieux accéder à leur dossier médical, le projet de loi sur la Corse pour essayer de régler cette question endémique, hors de la violence. Nous avons une série de projets. Nous sommes dans des dynamiques, nous pouvons être dans des dynamiques...."
O. Mazerolle : La nervosité, monsieur Jospin ?
- "Non, je ne me crois pas particulièrement nerveux. D'ailleurs, dans ce voyage au Brésil, je pense au contraire que les journalistes, jusqu'à cet incident, n'avaient pas eu, je crois, l'impression que j'étais particulièrement nerveux. J'ai eu effectivement un accrochage avec deux journalistes, parce que, dans un débat, dans une université où je parlais de toute autre chose, répondant à deux questions de deux étudiants sur les élections, je leur ai donné mon sentiment, et j'étais naïvement convaincu que cela ne serait pas repris par la presse, parce que je ne voulais pas ne pas répondre à ces étudiants. A la suite de cela, j'ai eu quelques mots. Je ne pense pas que cela soit un événement quand même dont on doive parler dans le pays pendant des semaines."
O. Mazerolle : Non, mais la nervosité globalement ?
- "Moi, j'ai le sens d'un travail que je fais. J'ai l'intention de continuer à le remplir. Je le fais avec toute mon âme, tout mon courage, toute ma force. Nous avons eu des résultats. Je pense que nous devons continuer dans la direction où nous sommes, parce qu'elle est positive. Je fais mon devoir en quelque sorte. Cela me laisse dans une attitude qui est plutôt celle au contraire de la sérénité - du goût pour ce que je fais, mais de la sérénité sur les échéances qui viennent. Donc, je crois que ça serait illusoire de compter sur une nervosité particulière."
G. Leclerc : Vous l'évoquiez tout à l'heure, dans un entretien à la presse quotidienne régionale, vous avez dit qu'il n'était pas sûr que vous soyez candidat à la prochaine élection présidentielle. Cela a surpris beaucoup de gens. Ce serait la logique que le Premier ministre - que le chef de la majorité - soit le candidat à la présidentielle. Quelles sont les raisons qui pourraient vous y faire renoncer ?
- "D'abord, l'élection présidentielle n'est pas le problème d'aujourd'hui. Moi je reste encore dans une phase qui est une phase gouvernementale, et les Français sont aussi dans cette optique. Je ne crois pas qu'ils se posent le problème de l'élection présidentielle. Je vais vous faire une confidence : je suis convaincu que la campagne présidentielle, qui que soient les acteurs, sera une campagne qui se nouera et se jouera en quelques semaines, sur des questions essentielles dont les termes ne sont pas encore posés clairement, aujourd'hui. Il ne faut pas comparer l'élection qui vient avec les élections antérieures. Elles viendront d'ailleurs après une cohabitation de plus de cinq ans, si la majorité restait ensemble bien sûr d'ici là. Ce que j'ai voulu dire simplement, c'est que naturellement, je connais bien les données de la vie politique, je sais ce que j'ai fait, ce que je continue à faire. Donc, je peux être candidat. Mais je n'en ai pas besoin, comme homme, comme responsable politique. Je suis en accord avec moi-même et donc, cette question ne pourrait se poser - elle se posera peut-être - le moment venu que si cela est souhaité - souhaité par tous ceux qui m'entourent, souhaité par les Français aussi d'une certaine façon, et que si cela a un sens, véritablement un sens. Si ce n'est pas le cas, pour moi, en tant qu'homme, je vous le dis, mais même en tant que responsable politique, ce n'est pas un problème. Voilà ce que j'ai voulu dire et ce que je vous reprécise ce soir."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 18 avril 2001)
O. Mazerolle : Nous allons parler avec vous ce soir de cette actualité politique, économique, sociale qui fait les gros titres des journaux depuis un peu plus d'un mois en France. Vous avez coutume de dire que depuis l'arrivée de la gauche au pouvoir les Français ont retrouvé la confiance et vous soulignez également que la France compte maintenant un million de chômeurs en moins qu'en 1997. Mais depuis quelques semaines les Français vous disent des choses moins conviviales. Il y a eu les municipales avec des résultats qui n'étaient pas à la hauteur de vos espérances, il y a eu une grève longue à la SNCF, il y a des revendications, il y a des récriminations, y compris dans votre propre camp. Au bout de quatre ans, vous avez envie de dire que les Français sont incorrigibles, ingouvernables ?
- "Je n'ai certainement pas envie de m'adresser aux Français de cette façon. C'est vrai que cela fait presque quatre ans - dans un mois et demi cela le fera - que nous gouvernons. Cela ne s'était pas produit en France depuis 20 ans ; cela s'est d'ailleurs très peu souvent produit dans l'histoire politique de notre pays. Donc, c'est un phénomène un peu nouveau qui créé un certain nombre d'événements. D'ailleurs, comme je vais assez peu souvent à la télévision dans ce genre d'émission, à chaque fois que j'y suis venu c'était plutôt dans des moments un peu inconfortables plutôt que dans des moments de confort."
O. Mazerolle : Ils sont turbulents, les Français ?
- "Les Français ont leur tempérament. C'est ce peuple qu'on connaît - je ne vais pas rappeler ses origines parce qu'en plus maintenant, malgré tout, nous avons intégré beaucoup d'hommes et de femmes d'origines différentes -, c'est un peuple passionnant, c'est un peuple intelligent, mais c'est aussi un peuple vif et qui n'a pas toujours le sens de la perspective et du temps, mais ça, c'est le rôle des gouvernants."
O. Mazerolle : Précisément, face à ça, est-ce qu'il vous arrive parfois de dire que là maintenant c'est trop, je vais rendre mon tablier ?
- "Non, sûrement pas. J'ai un mandat qui m'a été confié et donc je l'exercerai, du moins tant que j'ai une majorité pour le faire parce que je dépends d'une majorité parlementaire. Le problème ne m'est pas posé de cette façon. Simplement, en quatre ans, depuis 1997, est-ce qu'on peut dire que cela a été des mauvaises années pour la France ? Honnêtement, je ne crois pas. Nous avons une croissance forte, le chômage a reculé - là, ce n'est pas interpréter l'humeur des Français, c'est un fait : 1million 500 000 emplois créés, 1 million 50 000 chômeurs de moins -, nous avons réduit nos déficits publics, réduit notre endettement, nous avons fait des réformes sociales.
Il me semble donc que nous allons dans la bonne direction. Mais en tant que chef du Gouvernement, je trouve tout à fait normal d'être interpellé dans un moment d'humeur, dans un moment où on amalgame des problèmes différents. Parce qu'au fond gouverner c'est quoi ? C'est sûrement faire face à des crises ou à des accidents : l'Erika, les tempêtes, la fièvre aphteuse, l'inondation de la Somme ou cet événement que nous essayons de bien contrôler à Vimy avec ce stock d'explosif ; c'est régler des problèmes : l'emploi, l'éducation."
O. Mazerolle : C'est prendre des coups aussi, y compris de votre propre camp.
- "Je crois qu'il faut inscrire ce moment où nous sommes dans une perspective. C'est répondre à des crises, régler des problèmes et donner du sens. Au double sens du mot "sens" c'est-à-dire à la fois le sens dans lequel on va - la perspective : et j'espère pouvoir la retracer - et en même temps la signification de ce que l'on fait : pourquoi on agit , autour de quelles valeurs et dans quel intérêt ? A la fois de la France et si possible des Français."
G. Leclerc : Justement jeudi, après une réunion des ministres, des mesures d'ajustement ont été annoncées. Elles ont été sévèrement critiquées par la droite qui a parlé de "saupoudrage", de "fond de tiroirs" et l'accueil a été également très mitigé à gauche. "Le compte n'y est pas" a dit R. Hue ; "des mesurettes" ont dit les Verts. Est-ce que ce n'est pas, là, le signe d'un manque d'imagination, d'un essoufflement du Gouvernement ?
- "Je ne le pense pas. Demain au Conseil des ministres nous aurons un projet sur la mutualité qui va permettre de l'adapter au droit européen - ce qui était une obligation - mais en respectant les principes de la mutualité en France. Nous allons adopter une série de mesures touchant la réforme économique, notamment en faveur des entreprises. Il y aura une communication sur la simplification des formalités administratives en direction des PMI et des PME, et c'est très important alors que nous allons vers le passage à l'euro, alors qu'elles passeront aux 35 heures en 2002. L'actualité même, nous montre que le Gouvernement est en action constamment. Et puis j'écoutais dans votre journal, avant que nous venions ici, cette décision sur l'allocation personnalisée à l'autonomie : voilà encore une réforme absolument fondamentale."
O. Mazerolle : A propos de sens et de choix, beaucoup à gauche disent : "dans le fond l'erreur tactique, voire stratégique du gouvernement Jospin c'est d'avoir réduit les impôts parce que du coup il n'a plus de marge de manoeuvres pour redistribuer aux plus déshérités".
- " Que voulons-nous faire ? Nous voulons à la fois armer la France dans la compétition mondiale, dans ce monde global dont on parle, parce que si la France reculait tout le monde reculerait dans ce pays. Et nous ne reculons pas. La France, regardée de l'extérieur est considérée aujourd'hui comme le moteur économique de l'Europe et est même le pays qui a le plus fort taux de croissance des grands pays développés.
Nous voulons donc inscrire la France de façon positive dans la bataille économique mondiale et en même temps, nous voulons que les Français vivent mieux, soient plus heureux à l'intérieur même de leur pays. Nous voyons qu'il y a ce qu'on appelle un atterrissage de l'économie américaine. On ne sait pas s'il va être dur, durable ou doux et si le ressort va repartir parce que cette économie américaine a une énergie et une puissance extraordinaire. Aujourd'hui c'est la croissance en Europe et c'est la croissance en France. Alors je pense que, face à ce coup de tabac, ce problème que peut poser sur la conjoncture mondiale l'atterrissage de l'économie américaine, distribuer du pouvoir d'achat en baissant les impôts c'était une mesure intelligente économiquement. Je crois qu'elle est justifiée et qu'en 2000 cela a commencé, en 2001 cela va se poursuivre notamment par l'impôt sur le revenu et je pense que cela va donner du pouvoir d'achat aux Français. C'est bien pour eux et c'est à mon avis ajusté économiquement."
F. Laborde : Puisque vous parlez de la croissance mondiale est-ce que vous n'êtes pas tout de même un peu inquiet - vous parlez du ralentissement aux Etats-Unis ? Est-ce que le trou d'air ne risque pas d'être plus dur que prévu ou en tout cas anticipé plus durement par les entreprises et les acteurs économiques qui, on le voit, multiplient les annonces de plans ?
- "Je ne le pense pas. D'abord, je voudrais faire remarquer que depuis 1997 nous avons traversé plusieurs trous d'air. Il y a eu la crise russe, il y a eu la crise asiatique, il y a la crise latino-américaine ou brésilienne, il y a eu la montée des prix du pétrole et pourtant nous avons gardé une croissance forte en France autour de 3 %, même légèrement supérieur à 3 %. Je pense que la politique économique suivie par le Gouvernement n'a pas été étrangère à cette croissance, même si naturellement elle est faite par l'investissement des entreprises et la consommation. Le fait que nous n'ayons pas pénalisé les entreprises - contrairement à ce qui a été dit au début puisqu'elles ont continué à investir massivement - et le fait que nous avons réussi à soutenir la consommation en France fait que les deux moteurs de la croissance en France sont allumés raisonnablement. Et donc, à condition que nous ne changions pas le cap de cette politique, je crois que la France et l'Europe peuvent aller dans le bon sens."
O. Mazerolle : La France va pouvoir continuer. En Europe, l'Allemagne est touchée aussi par un ralentissement important de la croissance ?
- "Ecoutez, si avec la même conjoncture l'Allemagne, plus forte puissance industrielle que la France, est plus touchée que nous cela peut peut-être quand même signifier que notre politique économique n'est pas si mauvaise."
O. Mazerolle : Cela peut nous toucher aussi ?
- "Je constate que nous sommes moins touchés. Nous sommes moins touchés parce que notre politique économique est, je crois, correctement ajustée depuis déjà trois ans."
F. Laborde : L'augmentation des dépenses que vous annoncez pour financer les mesures d'ajustement est-elle raisonnable quand on sait que la France n'est pas exactement le meilleur élève de l'Europe en matière de déficit public ? Est-ce que cela va suffire à calmer la grogne ?
- "Tout d'abord, même si ceux qui gouvernent doivent résoudre des contradictions, arbitrer entre des demandes différentes, on ne peut pas à la fois nous demander de prendre des mesures pour répondre à un déficit social réel ou supposé - il est toujours réel d'une certaine façon mais la politique du Gouvernement, elle, a contribué à combler ce déficit - et puis s'interroger sur les moyens par lesquels on va le faire. Ces moyens sont en partie les dépenses de l'Etat. En fait, nous avons réduit le déficit budgétaire depuis 1997. Il était largement au-dessus de 3 %, il s'avance maintenant vers les 1 % : nous l'avons maîtrisé. Et ce que nous avons décidé pour le budget 2002, c'est une norme de dépense publique en progression de 0,5 %. Cela permet un ajustement mais ce n'est pas un changement par rapport à notre politique parce que si on lâchait la bride aux dépenses publiques, on recréerait du déficit et on risquerait d'avoir la Banque centrale européenne qui dirait : "attention, puisque c'est comme ça je vais augmenter les taux d'intérêt". Donc on le payerait du point de vue de l'économie. Non, je crois que le choix est un choix d'ajustement dont on pourra trouver d'autres exemples ailleurs : mesures sociales, actions peut-être sur les salaires, les bas salaires."
G. Leclerc : A défaut de coup de barre à gauche, une mesure qui est très attendue est celle sur le Smic. Est-ce qu'il va y avoir un coup de pouce au-delà des 3,2 % au 1er juillet qui sont automatiques ? Est-ce que vous allez vers les 4 %, voire avancer cette augmentation au 1er mai comme certains le demandent ?
- "Nous sommes en avril et c'est toujours au 1er juillet que se font ces ajustements. Soit on met ça au niveau de l'inflation, soit on donne un coup de pouce. On ne le fait jamais sans avoir consulté formellement les partenaires sociaux. Cette décision sera prise en juillet après consultation de partenaires sociaux et je ne vais pas, naturellement, l'annoncer maintenant. C'est une hypothèse que nous examinerons. Nous l'examinerons d'autant plus que la ministre de l'Emploi et de la Solidarité, E. Guigou, entend discuter avec les syndicats et le patronat des grilles collectives et notamment des bas salaires parce qu'il nous semble qu'un effort peut être fait dans ce domaine. C'est aussi en fonction de ces discussions menées dans la commission des conventions collectives que nous prendrons notre décision sur le Smic."
O. Mazerolle : Cela veut dire en gros que vous dites au Medef : "Si vous ne le faites pas, nous on le fera." ?
- "Non, parce que de toute façon nous, nous traitons du Smic et quand il s'agit de ces bas de grille, cela ne concerne pas simplement le salaire minimum mais les salaires bas dont un certain nombre peuvent heureusement être au-dessus du Smic.
Ce que je voulais vous dire c'est que l'emploi et le pouvoir d'achat ne sont pas des objectifs antagonistes. Lorsque 1 500 000 emplois sont créés dans l'économie française en moins de quatre ans cela veut dire que 150 milliards de salaires nouveaux, de revenus sont diffusés dans l'économie. Lorsque le chômage recule fortement dans un pays cela veut dire que la situation relative des salariés pour défendre leurs intérêts face aux chefs d'entreprise s'améliore puisqu'il y a moins de chômage, plus de demandes - on parle parfois même de pénurie - : cela veut dire que les salariés se trouvent dans une meilleure situation pour le faire. Le pouvoir d'achat en France a progressé en moyenne depuis 1997 de 1 % par an et de 2,5 % après impôt et prestations sociales. Donc c'est un progrès, minime mais régulier, et je pense que la situation s'améliorera dans l'année 2001 et aussi en 2002 parce que le cours du pétrole est moins élevé et parce que, je l'ai dit, nous allons également avoir ces baisses d'impôts qui vont améliorer le pouvoir d'achat."
G. Leclerc : Il reste les fonctionnaires. L'Etat employeur est en conflit avec les syndicats. Ils vous demandent là aussi un geste. Est-ce que vous êtes prêt à leur accorder ?
- "Qu'est-ce que c'est le budget de l'Etat ? Ce sont des sommes qui sont prélevées sur les Français et qui sont redistribuées aux Français. Ce n'est pas autre chose. Ce budget n'appartient à personne, même si c'est l'Etat, le Gouvernement et notamment le ministre de l'Economie et des Finances et la secrétaire d'Etat au Budget, L. Fabius et F. Parly, qui le gèrent. Lorsque nous augmentons les dépenses de la Fonction publique - et nous l'avons fait dans un accord précédent qui a été positif pour les fonctionnaires, d'autant plus positif que le taux d'inflation a été plus faible que ce qui avait été prévu dans l'accord : donc ils y ont gagné -, quand nous augmentons les salaires de la Fonction publique - et nous entendons le faire, les faire progresser au moins pour qu'ils soient au niveau du pouvoir d'achat - cela veut dire que nous pouvons mettre moins dans les autres dépenses de fonctionnement ou autres dépenses d'investissement. Il faut constamment faire des ajustements."
O. Mazerolle : Ils disent qu'ils veulent leur part du gâteau.
- "Oui, mais les agriculteurs, lorsqu'ils sont face à la crise de l'ESB, à la chute de la consommation et aux conséquences de la maladie de la fièvre aphteuse disent aussi qu'il faut les aider. Nous avons d'ailleurs dégagé 1,4 milliard d'aides directes en leur faveur."
O. Mazerolle : Donc, il n'y aura rien de plus pour les fonctionnaires ?
- "Non. Nous annoncerons des décisions pour les fonctionnaires mais je ne suis pas sûr à ce stade, compte tenu des revendications qui sont formulées, qu'il puisse y avoir un accord salarial dans la fonction publique, ce qui ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de mesures de point sur les bas salaires en particulier, soit des mesures pour l'ensemble des fonctionnaires, afin que le pouvoir d'achat soit garanti.
Par ailleurs, il y a également des créations d'emplois qui sont faites dans un certain nombre de secteurs et il y a aussi des augmentations faites notamment dans le secteur hospitalier. Donc, il faudrait regarder cela de façon assez diversifiée."
F. Laborde : Concernant les entreprises, souhaitez-vous vraiment une loi qui sanctionne d'une façon ou d'une autre les entreprises bénéficiaires qui licencient ? Jusqu'où peut-on aller sur ce chemin-là dans une économie ouverte ?
- "Disons une chose : des emplois massifs sont créés, le chômage recule et donc logiquement, les licenciements économiques reculent également. Ils étaient au-dessus de 400 000 en 1997, ils sont à 250 000 aujourd'hui. Donc, la tendance est positive : elle est à la baisse. Mais sur cette tendance positive, il y a des moments où des plans sociaux sont décidés, où des licenciements sont proposés ou provoqués. Le Gouvernement n'a pas accepté les licenciements qui ont été proposés ou décidés par Marks Spencer et par Danone : ni dans la forme ni dans le fond en ce qui concerne Marks Spencer car ils n'ont pas respecté le droit du travail, pas dans le fond en ce qui concerne Danone. Les questions qui ont été posées sont des questions fondamentales car elles soulèvent la question des droits des salariés et des droits des actionnaires. Cet équilibre entre les actionnaires et les salariés est fondamental pour la vie des entreprises. Nous avons déjà pris des mesures. Des mesures qui concernent les licenciements sont actuellement en discussion à l'Assemblée nationale, dans le cadre de la loi de modernisation sociale, qui prévoient notamment qu'il ne peut pas y avoir un plan social s'il n'y a pas eu une négociation sur les 35 heures avant, qui prévoient que les mesures du plan social doivent être fonction de la richesse de l'entreprise."
G. Leclerc : C'était avant Danone. Maintenant ?
- "Maintenant, je pense que nous pouvons ouvrir des directions différentes d'action. Nous allons en discuter avec les partenaires sociaux là aussi, avec la ministre de l'Emploi et avec les parlementaires de la majorité. Je pense qu'il y a trois directions dans lesquelles nous pouvons aller : renchérir le coût de licenciements pour les entreprises qui font des profits ; exiger de leur part des efforts en termes de réindiustrialisation sur le site ; leur demander de renforcer leurs efforts de reclassement."
O. Mazerolle : Ce sont les trois exigences à la fois et non l'une ou l'autre ?
- "Ce sont trois pistes dans lesquelles on peut aller, trois pistes qui s'additionneraient. Mais nous allons en discuter avec les parlementaires car je n'accepte pas l'argument que j'ai entendu, notamment de la part de M. Madelin, qui consistait à dire qu'il est normal que les entreprises licencient quand elles font des profits car c'est pour éviter de le faire quand elles seraient en difficulté. Comme je constate que lorsque les entreprises sont en difficulté elles licencient, si elles licencient aussi quand elles font des profits, alors il y a véritablement problème. Je pense que le Gouvernement a marqué clairement qu'il n'acceptait pas ces évolutions."
F. Laborde : Autant on a le sentiment que Marks Spencer n'avait pas respecté la procédure, autant on a le sentiment que Danone a fait des efforts pour présenter un plan social avec des mesures qui vont notamment dans le sens de la réindustrialisation, qui proposent de nouveaux emplois. N'est-ce donc pas au fond l'exemple de ce que pourrait faire Danone ? Danone n'est-il pas victime finalement de l'environnement politique ?
O. Mazerolle : "Bouc-émissaire politique" dit F. Riboud.
- "Je pense que les médias n'ont pas été les derniers à faire beaucoup de bruit autour de Danone. C'est donc que l'idée qu'une entreprise qui, c'est vrai, n'a pas la réputation d'être une entreprise aux pratiques anti-sociales mais qui faisait de très larges bénéfices soit amenée à prendre des plans de licenciements les a choqués. Nous n'avons pas, au Gouvernement, traité de la même manière Marks Spencer, qui n'a absolument pas respecté les formes - et les formes c'est important car c'est le respect du droit du travail et du droit des syndicats - et Danone qui a respecté les formes normales, qui a discuté, mais dont nous pensons qu'elle peut revoir une partie de ses propositions. C'est ce que nous avons dit : nous voulons rendre les licenciements plus difficiles pour les entreprises qui font des profits spectaculaires."
F. Laborde : Le boycott est-il une bonne mesure ? Est-il légitime que des politiques appellent à boycotter les produits d'une entreprise ? N'y a-t-il pas un côté un peu démagogique alors que les syndicats sont contre ?
- "Les syndicats sont partagés. Quand j'ai été interrogé sur cette question, j'ai dit que c'est aux syndicats d'en discuter. Je constate que jusqu'ici, les formes proposées sont quand même assez symboliques. Donc, je ne crois pas que ce soit une mesure qui ait un véritable effet sur les décisions de l'entreprise."
F. Laborde : Je parlais des mesures relatives au boycott.
- "Les syndicats, y compris ceux des entreprises en question, ne le proposent pas non plus. Entre la leçon, le coup de semonce qui est donné et les conséquences pour l'entreprise elle-même, ils sont dans un choix cruel. Je pense donc que c'est dans d'autres directions qu'il faut aller. Mais quand l'opinion parle beaucoup de ces questions, pour les grandes entreprises françaises qui ont une réputation, c'est un problème. Elles y regardent à deux fois."
G. Leclerc : Dans votre camp, il y en a qui disent, comme J.-P. Chevènement par exemple, que le Gouvernement Jospin est en train de montrer les limites de son action : il se contenterait de gérer la mondialisation libérale.
- "D'abord, je constate que quand il y a des problèmes, c'est quand même vers le gouvernement qu'on se tourne, dans tous les domaines de la vie sociale et économique, ce qui prouve que nos concitoyens considèrent que l'Etat et le gouvernement en particulier, ont un rôle à jouer et peuvent peser. Nous avons pesé, je l'ai dit précédemment à propos de la politique économique et de ses premiers résultats. J'apprécie J.-P. Chevènement."
G. Leclerc : Il vous titille.
- "Je l'apprécie quand même, le mérite en est augmenté. Il n'y a pas de rupture avec la mondialisation. Je ne suis pas un libéral personnellement, donc je ne me résigne pas à la mondialisation. Je pense que le Gouvernement peut peser par sa politique économique en France, il le fait. Le Gouvernement peut agir dans un cadre européen, nous le faisons. Nous avons proposé par exemple une directive sur l'information et la consultation des travailleurs, notamment face aux plans sociaux, à la suite de l'exemple malheureux de Vilvorde. L'Europe est aujourd'hui une zone de croissance économique alors que le Japon est en crise et que les Etats-Unis atterrissent parce que depuis 1997, nous menons des politiques tournées vers la croissance et l'emploi. C'est le Gouvernement français notamment qui l'a proposé, deuxième marge d'action au niveau européen. Nous pensons aussi que puisque le monde est globalisé, nous devons le réguler par le jeu d'instances internationales représentant une sorte de conscience internationale. Quand des organisations internationales de toute nature vont à Seattle ou vont au contre-sommet de Davos, à Porto Allegre au Brésil - j'étais au Brésil il y a quelques jours - elles s'adressent à cette conscience internationale. Elles se tournent vers les organisations mondiales comme le FMI, la Banque mondiale, l'OMC et elles pressent d'organiser ce monde. C'est ce que je propose. Il me semble que la vision de J.-P. Chevènement est un peu trop nationale alors que le monde est globalisé. Je pense que l'Etat doit intervenir ; nous le faisons. C'est pourquoi je ne suis pas un libéral au sens économique du terme. Par ailleurs, je suis assez libéral sur d'autres sujets."
G. Leclerc : Autre sujet : la SNCF sort de 15 jours de grève qui ont empoisonné la vie des Français, perturbé les entreprises. On dit que les salariés de la SNCF représentent 1% des salariés français mais qu'ils représentent 25% des jours de grève, qu'il y a davantage de préavis de grève déposés qu'il n'y a de jours dans l'année. Est-ce une situation normale ?
- "La SNCF est une entreprise qui va bien - je ne parle pas de ce mouvement de grèves. C'est une entreprise qui s'est redressée, qui a toujours été performante techniquement mais qui regagne des parts de marché. Nous l'avons d'ailleurs favorisée par rapport à la route car c'est souhaitable pour des raisons d'environnement, de sécurité. C'est une entreprise qui débauchait ; c'est une entreprise où aujourd'hui on embauche. C'est une entreprise où il y a eu un accord sur les 35 heures signé par de grandes organisations syndicales. C'est donc une entreprise qui est engagée dans une marche positive. Elle est bien gérée par un bon président. Il y a eu un conflit qui a commencé je crois le 5 avril, posé par les différentes organisations syndicales. Une négociation a été ouverte, qui devait donner des résultats positifs. Ce qui s'est passé après, c'est la persistance excessive, trop longue, d'un conflit minoritaire pour des motifs catégoriels. Je crois que c'est un problème pour la SNCF. Cela a d'ailleurs provoqué débat au sein du monde syndical. Les conducteurs jouent un rôle essentiel, leur métier est difficile - ils conduisent des trains très rapides - mais la SNCF ne peut pas plus se réduire aux conducteurs qu'Air France aux pilotes, même si eux aussi jouent un rôle essentiel. Je pense qu'il faut que l'esprit de responsabilité et de dialogue guide les partenaires sociaux à la SNCF. C'est dans cette direction qu'il faut aller."
G. Leclerc : Dans tous les pays européens, il existe soit des services minimum soit des procédures pour éviter trop de perturbations. Pourquoi n'y en a-t-il pas en France ? Pourquoi ne prenez-vous pas l'initiative ? Cela fait des années que cela dure !
- "Si cela fait des années que cela dure, cela veut dire que ceux qui prônent cette solution ne l'ont pas mise en oeuvre lorsqu'ils étaient au pouvoir. Je parle de l'opposition."
G. Leclerc : C'est le passé. On pourrait le faire maintenant ?
- "Il faut savoir pourquoi la droite le propose quand elle est dans l'opposition et ne le met pas en oeuvre ...."
O. Mazerolle : Il y a ceux qui doivent prendre le train pour aller travailler et qui en ont assez tous les jours.
- "Bien évidemment, j'en parlerai. Mais ce service minimum n'a jamais été proposé quand la droite était en mesure de le faire. Pourquoi ? Elle sait très bien que dans la culture syndicale française, y compris à la SNCF, cela mettrait tout simplement l'entreprise en rideau pour plusieurs semaines. Je vous ferai remarquer que le service minimum ne règle pas le problème du fret, problème essentiel pour les entreprises, car il est prévu essentiellement pour les voyageurs. Je vous ferai remarquer également que lorsqu'il y a eu 30 ou 40% de grévistes, et même à un moment où il n'y avait plus de grévistes que parmi les conducteurs, on était d'une certaine façon au-dessus du service minimum et cela n'empêchait pas les perturbations. On me demande avec force, et je l'ai fait avec force au Conseil européen de Stockholm il y a 15 jours, de défendre le service public européen. Je crois au service public, non seulement à la française mais aussi à ce qu'on appelle les services d'intérêt général en Europe. On a vu ce que donnait la privatisation des chemins de fer par exemple en Grande-Bretagne ou celle de l'électricité en Californie. Je crois au service public mais pour que je puisse défendre réellement le service public dans l'Union européenne, il faut aussi que l'ensemble des acteurs du service public, en l'espèce de la SNCF - je sais que la CGT, la CFDT et d'autres grandes organisations syndicales sont ouvertes à cette perspective -trouvent une façon de dialoguer autrement."
O. Mazerolle : Sinon ?
- "A la SNCF, il est souhaitable de négocier avant de faire grève plutôt que de faire grève avant de négocier."
O. Mazerolle : Sinon ?
- "Je vous ai dit que je ne suis pas pour un service minimum qui ne serait pas instauré."
O. Mazerolle : Vous dites : il faut que je puisse défendre le service public à la française en Europe. Alors si vous ne pouvez plus le faire, que se passe-t-il ?
- "Je pense que les esprits évoluent : si un accord 35 heures a été signé à la SNCF, si des formes de dialogue se sont nouées, si le fait qu'un syndicat très minoritaire et une organisation catégorielle qui se sont soudées ensemble en bloquant l'entreprise est apparu comme négatif, cela veut dire que les esprits évoluent. C'est sur cette évolution des esprits que je compte."
F. Laborde : Les sages-femmes en France réclament un statut. Elles soulignent la crise des vocations, et parmi leurs slogans, il y en a un qui doit résonner particulièrement à vos oreilles, puisque parfois elles scandent : "Mireille, parle à Lionel". Mireille, c'est votre maman, qui est sage-femme à la retraite. Qu'est-ce qu'elle vous dit quand elle rentre de la manif, Mireille ?
- "Elles disent aussi : "Lionel, écoute ta mère"... Une chose de ce genre. "
O. Mazerolle : C'est un sage concept pour un fils...
- "Surtout pour un fils de sage-femme... Ce métier est magnifique. J'en connais les problèmes pour les avoir vécus, y compris enfant. Ma mère est profondément attachée à ce métier et à sa défense. Nous avons agi avec la ministre de l'Emploi et de la Solidarité et B. Kouchner, le ministre de la Santé, nous avons négocié : pour les sages-femmes du public, un protocole a été signé dans le cadre des statuts actuels des sages-femmes, et des avancées très importantes en terme de salaires, de formation, de statut, ont été accomplies. Pour les sages-femmes dans les cliniques privées, où le conflit est peut-être plus vif aujourd'hui, la difficulté est qu'il s'agit de patrons privés. Nous ne fixons pas le salaire dans les cliniques privées, bien évidemment, mais nous avons dégagé une somme de 100 millions pour les cliniques privées en demandant que ces sommes soient "fléchées", comme on dit, vers le secteur de la gynécologie ou de l'obstétrique en l'espèce. Naturellement, nous comptons sur la loyauté des cliniques privées pour que cela aille vers les sages-femmes. Nous faisons là aussi une pression dans ce sens. Je crois que des pas en avant sont en train d'être faits en direction, non pas de cette corporation, mais de ce métier magnifique et essentiel".
G. Leclerc : La sécurité est une autre préoccupation des Français. Le Gouvernement a défini six axes de lutte contre la violence, notamment en ce qui concerne la délinquance des jeunes, avec la lutte contre les bandes, les centres de placement immédiat. Mais beaucoup voient là-dedans des demi-mesures. Pourquoi ne pas aller au bout de la logique et pourquoi ne pas revenir sur la fameuse ordonnance de 1945, ce qui permettrait par exemple d'abaisser l'âge de la majorité pénale à treize ans, voire en-dessous, et de recourir davantage à des unités pénitentiaires pour les mineurs ? Les jeunes d'aujourd'hui ne sont plus ceux de 1945. Pourquoi n'en tirez-vous pas les conséquences ?
- "Il n'y avait pas de consensus pour cela, non seulement dans la majorité, mais hors même de la majorité. Et il n'y avait pas non plus de consensus dans les personnels qui s'occupent des jeunes, notamment au ministère de la Justice.
C'est une donnée qu'il faut prendre en compte. C'est un très grand texte, hérité de la Résistance, avec une philosophie particulière ; peut-être faudra-t-il le faire évoluer. Nous avons fait beaucoup de réformes ; nous verrons si celle-ci pourra être examinée plus tard. Je ne pense pas qu'elle le sera dans le cadre de cette législature. En attendant, il faut agir, car tout ne se résume pas à la réforme d'un texte. C'est comme le service minimum : il faut voter une loi, mais il faut pouvoir la faire voter. Tout ne se résume pas à cela. D'abord je voudrais dire que le Gouvernement que je conduis a quand même tout à fait rompu avec une conception un petit peu angélique des problèmes de l'insécurité. J'y ai contribué moi-même, y compris bien avant d'être Premier ministre, parce que je pensais que la violence et l'insécurité frappaient notamment les milieux populaires".
O. Mazerolle : Les Français ne semblent pas convaincus ; ils ont retenu la loi sur la présomption d'innocence et ils disent que tous les petits délits, pour lesquels d'ailleurs les plaintes ne sont même pas toujours enregistrées par la police, ne sont ni punis ni sanctionnés. D'un côté, présomption d'innocence - bravo pour les Droits de l'homme -mais où est la sanction ?
- "Je rappelle que la loi sur la présomption d'innocence, qui est garante des libertés, a été votée à la quasi-unanimité par l'Assemblée nationale. Donc cela n'a pas été un débat entre la gauche et la droite. Par ailleurs, nous considérons que l'insécurité est un problème, et notamment la violence des jeunes."
G. Leclerc : Il y a des plans et des mesures depuis des années, et on voit que l'an dernier encore, la délinquance a progressé de 5 %. Pourquoi ne pas dire carrément la "tolérance zéro" ?
- "Chacun utilise les termes qu'il veut. Le terme que nous avons utilisé, c'est l'idée de dire que tout acte d'incivilité ou bien sûr pire, de violence ouverte, devait trouver sa réponse. Et c'est de cette façon que nous agissons Nous avons accru les effectifs de police, nous avons surtout changé la conception de la police vers une police de proximité. La police de proximité est présente dans les quartiers en permanence, le jour mais aussi la nuit. Nous avons mis en place cette police de proximité en une, puis en deux étapes. Nous allons la compléter par des créations de postes ; nous faisons travailler ensemble le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur, et ce n'est pas toujours facile : ce sont des cultures de corps, des traditions...
O. Mazerolle : Il paraît que Vaillant-Lebranchu, cela va mieux que Chevènement-Guigou...
- "Je n'en sais rien. Ils s'entendaient assez bien, mais là, cela va très bien".
O. Mazerolle : C'est une bonne nouvelle, mais quand est-ce que va s'arrêter cette montée de la délinquance ?
- "Nous viendrons à bout de la délinquance comme nous avons vaincu - ou commencé à vaincre - le chômage. La violence est dans la société elle-même : elle a des sources sociales, des sources urbaines, il y a des problèmes d'intégration, des problèmes de non-connaissance de règles et nous sommes là pour rappeler les règles. Je veux que le ministère de la Justice et le ministère de l'Intérieur travaillent ensemble, notamment sur ce qu'on appelle "la chaîne pénale", c'est-à-dire depuis les infractions constatées par les policiers jusqu'à l'intervention du juge. Par rapport aux jeunes délinquants, nous ne sommes pas du tout restés inactifs : nous avons au contraire mis en place une politique particulière contre la délinquance des mineurs, avec la mise en place de centres d'éducation renforcée, en prenant les jeunes des quartiers en difficulté, et nous avons l'intention d'insister notamment sur le phénomène des bandes. Nous allons mener des actions à la fois de la police, de la justice, de la fiscalité aussi, pour débusquer cette économie souterraine et faire que ces phénomènes de bandes qui empoisonnent les quartiers soient progressivement disloqués. Voilà une série d'actions. Quant à la police municipale, nous allons certainement proposer, y compris dans le prochain texte de loi sur la police au quotidien et la police de proximité, d'associer mieux les maires à ce travail, comme nous le faisons déjà d'ailleurs dans les contrats locaux de sécurité. Ils auront un rôle accru mais nous ne voulons pas créer des polices municipales au sens de confier le pouvoir de police aux maires, parce que c'est le devoir de l'Etat ; il faut des professionnels.
O. Mazerolle : Avez-vous vraiment peur qu'en France, les maires se comportent comme des shérifs ? Vous aviez dit cela après les propositions du Président de la République et de l'opposition.
- "Il y a beaucoup de maires qui ne réclament pas de se voir confier cette mission, parce qu'ils ont d'autres responsabilités ; ils considèrent que c'est une responsabilité régalienne de l'Etat. Les phénomènes de bandes et de criminalité ne s'arrêtent pas aux frontières d'une commune. Donc seule une Police nationale est en mesure d'agir lorsqu'une bande passe d'une commune à une autre, d'un département à un autre. Donc c'est une fausse solution".
G. Leclerc : Monsieur le Premier ministre, où en sont vos relations avec le Président de la République ? On a perçu quelques tensions au moment de l'interdiction des farines animales, de la Corse, de l'inversion du calendrier, de la politique agricole commune. Qu'en est-il exactement ?
- "La cohabitation n'est pas un problème. Je pense que ce n'est pas le meilleur système pour diriger un Etat. Je souhaite que les Français - ils en seront juges - fassent un choix différent par rapport à la question de la cohabitation. Je ne tranche pas sur "vers qui" iront leurs suffrages aux élections législatives ou à l'élection présidentielle. Mais la cohabitation au bout de quatre ans n'est pas un problème."
G. Leclerc : On a quand même le sentiment que c'est plus tendu que ça ne l'était il y a quelques années. Est-ce que cela ne risque pas de l'être de plus en plus, au fur et à mesure qu'on s'approchera de l'élection présidentielle ?
- "Non, pas en tout en cas à mon initiative, je ne le pense pas."
F. Laborde : Pensez-vous que J. Chirac aurait dû accepter d'être entendu par le juge Halphen ?
- "En tant que Premier ministre, je n'ai pas à exprimer un point de vue sur ce sujet. Il relève de la décision du Président de la République."
F. Laborde : Pensez-vous, comme d'autres, que le juge Halphen s'y est peut-être un peu mal pris, qu'il aurait pu décrocher son téléphone, appeler directement l'Elysée ?
- "Je respecte l'indépendance de la justice, et je ne porte pas de jugement sur les affaires judiciaires. Vous savez que nous avons coupé totalement le lien, que le garde des Sceaux ne donne plus d'instruction sur des affaires particulières. Il peut donner des instructions de procédure pénale, par exemple dans la lutte contre la délinquance des jeunes, et d'ailleurs la ministre, M. Lebranchu, va le faire dans très peu de temps maintenant. Mais en ce qui concerne des affaires particulières, le Gouvernement respecte l'indépendance de la justice, n'intervient en rien, ni le Garde des Sceaux, ni moi-même."
O. Mazerolle : Et monsieur Montebourg, qui est député socialiste et qui voudrait recueillir des signatures pour envoyer le Chef de l'Etat devant la Haute cour, il vous agace ?
- "C'est sa responsabilité. Je crois qu'il l'exerce de façon un peu solitaire."
O. Mazerolle : Un peu solitaire. Bien.
G. Leclerc : Sur deux dossiers importants, la Corse et le rétablissement du calendrier, l'opposition et sans doute l'Elysée comptent sur le Conseil constitutionnel pour rejeter ou retoquer vos projets. Le craignez-vous et, si c'est le cas, qu'est-ce que vous ferez ?
- "Pour le moment, nous allons présenter ce projet dans l'ordre prévu, au moment prévu. Je pense que c'est un projet d'équilibre..."
G. Leclerc : La Corse et le rétablissement du calendrier ...
- "Oui, je parlais de la Corse qui a été approuvée par la très grande majorité des élus de la Corse, qui est à mon sens respectueux de la Constitution et qui peut permettre une évolution politique intelligente, faisant baisser la violence - elle a déjà baissé d'ailleurs, beaucoup, on le constate mois après mois - dans le cadre de la République et de l'attachement à la France qui est celui de la très grande majorité des Corses. Donc, nous allons présenter ce texte. Nous avons dit que nous étions ouverts à la discussion pour mieux veiller sur sa constitutionnalité, dans le débat parlementaire, et cela ne pose pas de problème. Sur le calendrier, quelle est votre question ?"
G. Leclerc : La même chose : est-ce que vous ne craignez pas que le Conseil constitutionnel rejette le texte ?
- "Le Conseil constitutionnel s'exprimera souverainement lorsqu'il sera saisi. Pour être saisi, il faut que le texte soit voté. J'ai vu que l'étape du Sénat avait été franchie en fin de journée. Il paraît quand même évident que dans les institutions de la France telles qu'elles sont, rétablir le calendrier à partir du moment où les deux élections étaient séparées par un mois et demi quasiment, et mettre l'élection présidentielle avant l'élection législative est quand même la logique. L'inventeur de ces institutions de la Vème République, c'est le Général de Gaulle. Vous avez le moindre doute sur ce qu'aurait fait le Général de Gaulle ? Lui aurait accepté d'être candidat à une élection ?..."
O. Mazerolle : Vous êtes un interprète du Général de Gaulle ?
- "Mais vous avez une opinion différente ? Vous pensez ..."
O. Mazerolle : Ah ! moi je ne sais pas.
- "Ah ! vous ne savez pas ! Eh bien, je n'ai pas le droit de vous interroger, donc je ne peux aller plus loin dans l'exercice. Mais vous pensez une seconde que le Général de Gaulle aurait dit : oui je me présenterai après un mois et demi que les députés auront été élus, comme une sorte de solde de l'élection législative ? Personne ne le croit."
O. Mazerolle : Vous avez vu sans doute dans les journaux que la droite se frotte les mains. Elle se dit : "L. Jospin est en difficulté, il engueule les journalistes - Le Monde a fait un édito là-dessus cet après-midi - cela montre qu'il est nerveux, qu'il est tendu ; au bout de quatre ans, il est usé. On va enfin pouvoir envisager de remporter les législatives" ?
- "D'abord, nous verrons dans quel sens se font les élections. Ce sera peut-être l'élection présidentielle avant les élections législatives. Donc c'est très difficile de se prononcer."
O. Mazerolle : Ils vous taperont dessus aussi si l'élection présidentielle survient la première ?
- "Oui. Enfin, encore faudrait-il que j'y sois candidat. C'est une question qui n'est pas encore tranchée."
O. Mazerolle : Mais en admettant...
- "Cela fait quatre ans que nous gouvernons. Je pense qu'on a fait avancer le pays. Je pense que nous restons, dans l'année qui vient, avec des projets : la loi sur l'autonomie pour les personnes âgées, le projet de loi sur les droits des malades pour les faire mieux accéder à leur dossier médical, le projet de loi sur la Corse pour essayer de régler cette question endémique, hors de la violence. Nous avons une série de projets. Nous sommes dans des dynamiques, nous pouvons être dans des dynamiques...."
O. Mazerolle : La nervosité, monsieur Jospin ?
- "Non, je ne me crois pas particulièrement nerveux. D'ailleurs, dans ce voyage au Brésil, je pense au contraire que les journalistes, jusqu'à cet incident, n'avaient pas eu, je crois, l'impression que j'étais particulièrement nerveux. J'ai eu effectivement un accrochage avec deux journalistes, parce que, dans un débat, dans une université où je parlais de toute autre chose, répondant à deux questions de deux étudiants sur les élections, je leur ai donné mon sentiment, et j'étais naïvement convaincu que cela ne serait pas repris par la presse, parce que je ne voulais pas ne pas répondre à ces étudiants. A la suite de cela, j'ai eu quelques mots. Je ne pense pas que cela soit un événement quand même dont on doive parler dans le pays pendant des semaines."
O. Mazerolle : Non, mais la nervosité globalement ?
- "Moi, j'ai le sens d'un travail que je fais. J'ai l'intention de continuer à le remplir. Je le fais avec toute mon âme, tout mon courage, toute ma force. Nous avons eu des résultats. Je pense que nous devons continuer dans la direction où nous sommes, parce qu'elle est positive. Je fais mon devoir en quelque sorte. Cela me laisse dans une attitude qui est plutôt celle au contraire de la sérénité - du goût pour ce que je fais, mais de la sérénité sur les échéances qui viennent. Donc, je crois que ça serait illusoire de compter sur une nervosité particulière."
G. Leclerc : Vous l'évoquiez tout à l'heure, dans un entretien à la presse quotidienne régionale, vous avez dit qu'il n'était pas sûr que vous soyez candidat à la prochaine élection présidentielle. Cela a surpris beaucoup de gens. Ce serait la logique que le Premier ministre - que le chef de la majorité - soit le candidat à la présidentielle. Quelles sont les raisons qui pourraient vous y faire renoncer ?
- "D'abord, l'élection présidentielle n'est pas le problème d'aujourd'hui. Moi je reste encore dans une phase qui est une phase gouvernementale, et les Français sont aussi dans cette optique. Je ne crois pas qu'ils se posent le problème de l'élection présidentielle. Je vais vous faire une confidence : je suis convaincu que la campagne présidentielle, qui que soient les acteurs, sera une campagne qui se nouera et se jouera en quelques semaines, sur des questions essentielles dont les termes ne sont pas encore posés clairement, aujourd'hui. Il ne faut pas comparer l'élection qui vient avec les élections antérieures. Elles viendront d'ailleurs après une cohabitation de plus de cinq ans, si la majorité restait ensemble bien sûr d'ici là. Ce que j'ai voulu dire simplement, c'est que naturellement, je connais bien les données de la vie politique, je sais ce que j'ai fait, ce que je continue à faire. Donc, je peux être candidat. Mais je n'en ai pas besoin, comme homme, comme responsable politique. Je suis en accord avec moi-même et donc, cette question ne pourrait se poser - elle se posera peut-être - le moment venu que si cela est souhaité - souhaité par tous ceux qui m'entourent, souhaité par les Français aussi d'une certaine façon, et que si cela a un sens, véritablement un sens. Si ce n'est pas le cas, pour moi, en tant qu'homme, je vous le dis, mais même en tant que responsable politique, ce n'est pas un problème. Voilà ce que j'ai voulu dire et ce que je vous reprécise ce soir."
(source http://www.premier-ministre.gouv.fr, le 18 avril 2001)