Texte intégral
Entretien avec RFI le 14 avril 2000
Q - On a l'impression que l'Union européenne a décidé d'accélérer le processus d'ouverture aux pays de l'Est européen. Si c'est le cas, est-ce la conséquence de la guerre au Kosovo ?
R - Non, je n'ai pas le sentiment que l'Union européenne ait décidé d'accélérer le processus. D'ailleurs, nous sommes en train de réfléchir à son rythme. Nous devons bien penser à ce que sera demain l'Europe à trente et ce n'est absolument pas évident. Simplement, nous avons voulu revenir sur un processus qui avait été choisi à Luxembourg, notamment du point de vue français, il ne nous paraissait pas pertinent qu'il y ait deux vagues, qu'il y ait un premier groupe de pays et que les autres soient laissés, en quelque sorte, dans la salle d'attente. Et donc, on a remis tout le monde sur la même ligne de départ. Simplement, maintenant, il y a douze pays qui sont en négociations. A chacun de conduire ses négociations. A nous, d'évaluer le résultat de ces négociations en fonction des mérites propres de chacun. Donc, oui, il y a douze négociations avec douze pays. Nous voulons toujours l'élargissement, nous voulons réussir, mais en même temps, attention : d'abord, il faut réformer les institutions européennes auparavant, et ce n'est pas chose simple. Et ensuite, il faut, pour adhérer à l'Union européenne, que les choses soient prêtes et ce n'est pas forcément le cas.
Q - Parmi les nouveaux pays invités à engager des négociations avec l'Union européenne, ne figure aucun des pays de l'ex-Yougoslavie, à part la Slovénie. Les raisons sont-elles de nature économique ou politique ?
R - Il y a eu, effectivement, dans l'ex-Yougoslavie, toute une série de conflits que l'on connaît. Nous pensons, avec beaucoup de force, que la perspective pour les pays de l'ex-Yougoslavie est effectivement l'Union européenne et l'Europe. Ils appartiennent à la même famille, mais il faut d'abord, que toute cette région retrouve la stabilité, la démocratie, la capacité à vivre ensemble, parce que l'Union européenne, ce n'est pas n'importe quoi. C'est un espace, qui, par définition, est pacifique et c'est un espace où nous avons une communauté de valeurs démocratiques. Donc nous suivons avec beaucoup d'attention l'évolution dans les pays de l'ex-Yougoslavie, nous aidons ces pays à retrouver, justement, cette sécurité, cette stabilité et cette démocratie. Ensuite, nous pourrons envisager la perspective européenne. Pour le moment, nous sommes dans une situation un peu intermédiaire avec le Pacte de stabilité pour les Balkans.
Q - Alors, il y a quand même un paradoxe qui me semble commun à l'OTAN et à l'Union européenne. L'OTAN a fait adhérer des pays qui ne sont pas menacés, la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, alors qu'elle est installée dans des pays qui ont peu d'espoir d'adhérer rapidement, la Bosnie, l'Albanie et la Macédoine. On a l'impression que l'Union européenne suit la même ligne. Elle invite dans son sein les pays les plus développés, alors que ceux qui ont vraiment besoin d'être soutenus sont laissés au bord du chemin, malgré les efforts réalisés ces dix dernières années ?
R - Si je peux me permettre, il y a une contradiction dans votre question, la Bulgarie ou la Roumanie ne peuvent pas être considérés parmi les pays les plus développés d'Europe. Encore une fois, nous avons une tâche, qui est une tâche réellement historique. Le mur de Berlin est tombé en 1989. Ces pays ont retrouvé la liberté, la stabilité, la démocratie, je ne vous parle pas des pays de l'ex-Yougoslavie justement, je parle de ceux qu'on a appelé les PECOS. Nous avons le devoir de les accueillir dans l'Union européenne, et pour cela, il faut une double préparation. Une préparation de l'Union européenne elle-même, d'où l'urgent besoin de la réforme des institutions et donc, de la réussite de la future Conférence intergouvernementale. Et puis, il faut que ces pays eux-mêmes, se mettent en situation d'être face à ce choc où nous sommes confrontés aux réalités du marché, et elles sont extrêmement dures. Il peut y avoir derrière cela, des politiques d'ajustement fortes, des finances publiques. Nous avons des critères. Dessinons cette communauté économique, ce grand marché de 600 millions d'habitants, dessinons aussi cette communauté de valeurs politiques, cette communauté de sécurité. Voilà ce que nous voulons faire. Cela n'a rien à voir avec l'OTAN.
Q - Une fois membres de l'Union européenne, à cause de l'instauration des visas, plusieurs pays seront coupés des minorités des pays voisins. C'est le cas, par exemple, de la Hongrie qui a une frontière avec la Slovaquie, la Roumanie et la Serbie. Ne risque-t-on pas d'assister à une immigration massive vers le pays d'origine ?
R - La question des minorités doit être, effectivement, réglée, mais, d'abord réglée par les pays d'origine, et par ces pays - si j'ose dire - entre eux. Nous ne connaissons pas cela, justement. Notre principe, il est différent. Dans l'Union européenne, il n'y a pas de frontières, il n'y a pas de barrières douanières, c'est un pays, un espace, plutôt, dans lequel il existe une liberté de circulation des personnes et des biens. Et donc, la question des minorités est une question qui concerne les nations, et ce n'est pas une question qui est directement liée à l'identité européenne.
Q - Il y a une autre question qui me semble délicate : l'introduction des visas risque d'interrompre des relations économiques, comme c'est le cas, par exemple, entre la Pologne et l'Ukraine ?
R - Encore une fois, il faut savoir ce qu'est l'Union européenne. C'est une communauté de valeurs, qui doit bien connaître des frontières. Et la règle est la suivante : pas de frontières intérieures. Donc, si demain, la Pologne est dans l'Union européenne, évidemment, il n'y aura plus d'obligation de visa, c'est clair. En revanche, nous avons des frontières extérieures. Et on ne peut pas accepter, parce qu'on accepterait tel ou tel pays - je pense à la Pologne - que ce pays maintienne des accords privilégiés avec ses voisins. En entrant dans l'Union européenne, on doit pouvoir bénéficier des avantages qui y sont liés, et on doit aussi acquitter les devoirs de cette appartenance.
Q - Justement dans une décennie, on le suppose, la frontière orientale de l'Union européenne touchera, sans doute, celle de la Russie. On se pose la question de savoir quelles seront les limites géographiques de l'Union européenne, le continent européen traditionnel ou au-delà ?
R - Au-delà, sans doute, puisque nous venons d'accepter la candidature de la Turquie. Et qui dit candidature, dit perspective d'adhésion un jour. Ce n'est pas simple, parce que la Turquie doit faire des progrès considérables en matière de démocratie et des Droits de l'Homme, de respects de ces minorités, mais nous pensons que la Turquie a une vocation européenne. On peut discuter de l'Ukraine, il y a un débat là-dessus, on peut discuter de certains pays du pourtour. La Russie ne peut pas appartenir à l'Union européenne. La Russie est un grand partenaire, mais qui, en même temps, est un pays qui est partiellement en Europe, mais qui n'est pas un pays d'Europe, par sa culture, par son histoire. Et donc, il faut bâtir des relations spécifiques entre l'Union européenne et la Russie sans envisager l'adhésion de la Russie ou de telle ou telle partie de la Russie à l'Union européenne.
Q - Oui, et c'est assez intéressant, parce que la Russie et la Turquie possèdent une partie européenne et une partie asiatique. Donc, oui à Ankara, et pas à Moscou ?
R - Nous ne disons pas oui à Ankara sans conditions. Je pense honnêtement, que ni les Russes, ni nous-mêmes, ne sommes dans la perspective de l'adhésion.
Q - Monsieur Moscovici, la France va présider l'Union européenne pendant le deuxième semestre de cette année. Quels sont les projets qui devraient aboutir sous la présidence française ?
R - Il y a d'abord toute une perspective qui concerne l'Europe elle-même, qui est de poursuivre la voie vers une Europe de la croissance, une Europe du plein-emploi, une Europe qui soit proche des citoyens. Mais il y a aussi toute une série de grands chantiers. Nous devons, effectivement, maintenant, avoir une vue d'ensemble de ce que seront les négociations d'élargissement. C'est important. On attend cela de nous. Nous devons surtout réformer les institutions européennes, avec la conférence intergouvernementale. J'espère qu'il y aura à la fin de l'année, à Nice, un traité. Disons-le, d'ailleurs, clairement : le lien que nous faisions à Amsterdam entre la réforme institutionnelle et l'élargissement demeure, non pas, parce que nous souhaitons retarder l'élargissement, au contraire, mais parce que nous voulons réussir l'élargissement, et on ne peut pas réussir l'élargissement, si l'Europe n'a pas réformé ses institutions. Et je citerais aussi la construction d'une Europe de la Défense qui soit articulée avec l'OTAN, sans doute, mais distincte de l'OTAN, complémentaire de l'OTAN, dans une logique qui soit une logique un peu différente, et même substantiellement différente. Vous voyez que nous avons beaucoup de pain sur la planche.
Q - Alors, il y a exactement un an, vous m'avez dit que l'adhésion des pays de l'Est à l'Union européenne devrait être finalisée en 2010. Vous confirmez ces prévisions ?
R - Elles restent valables. Je pense que dans la décennie qui vient, on doit pouvoir envisager de passer d'une Europe à quinze à une Europe à vingt-sept. Oui, sans doute, nous l'espérons. Et d'ailleurs, je dirais que ce qui s'est passé depuis a suivi à peu près mon calendrier, puisque nous avons maintenant les négociations, non seulement avec les six de Luxembourg, mais avec les six autres de Helsinki, ce qui fait douze. 2010, nous ne sommes pas à une année près, mais je crois que cela situe à peu près l'horizon. Cela veut dire que dans les dix années qui viennent, oui, l'Europe ne sera plus un continent, ou plutôt une union qui rassemble quinze pays prospères, liés entre eux par des solidarités politiques nées de la Seconde guerre mondiale, mais bien une Europe réunifiée, une Europe à vingt-sept, au moins, avec la perspective d'aller plus loin, vers une Europe à trente ou trente-cinq. Mais cette Europe-là sera différente de l'Europe actuelle. Et nous devons vraiment la penser, et ne pas procéder par agrégation successive, sans y réfléchir.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 avril 2000)
Extraits de l'entretien avec "Radio J" le 23 avril 2000
Q - Monsieur Pierre Moscovici, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Et merci d'avoir accepté cette invitation du Forum Radio J. Alors, dans deux mois, la France va présider l'Union européenne. Vous nous direz donc monsieur le ministre des Affaires européennes ce qu'il faut attendre de cette présidence française, quels seront les objectifs de la France, en particulier en ce qui concerne l'Europe sociale, la lutte contre le chômage à l'échelle de l'Union ou bien aussi la réforme des institutions. Comment envisagez-vous également le partage des rôles entre Jacques Chirac et Lionel Jospin pendant ces six mois de présidence de l'Union, y a-t-il un risque de tension au sein de la cohabitation, de marginalisation du Premier ministre, de coups politiques du chef de l'Etat ? Et puis, ce débat européen laissera-t-il suffisamment de place au débat politique français en pleine campagne pour les élections municipales ? Autant de questions qui vont vous être posées par Marie-Eve Malouines de France Info, Florence Muracciole, du Journal du Dimanche et Francis Laffont de L'Alsace va vous poser la première question de cette émission.
Q - Cette question porte, bien évidemment, sur la présidence française. A quoi pourra-t-on mesurer le succès ou éventuellement l'échec de la présidence française de l'Union européenne ?
R - Vous savez, c'est une présidence qui s'inscrit dans une continuité. Il n'y a pas un pays qui dirige l'Europe, qui passerait de l'ombre à la lumière. Il y aura eu d'autres présidences avant nous et bien sûr, notre succès est fonction de la qualité du travail qu'elles ont fait. Plus la présidence portugaise avance, plus nous réussirons. Il y aura d'autres présidences après nous, elles nous transmettront le relais. Il faut peut-être expliquer aux auditeurs qu'une présidence, c'est six mois et qu'en l'occurrence, en plus, la présidence
Q - C'est un mauvais système
R - C'est un mauvais système et ce sera de plus en plus un mauvais système parce que, aujourd'hui, c'est six mois à quinze. Si c'est six mois à trente, cela veut dire qu'un pays comme la France présiderait l'Union une fois tous les quinze ans et cela fait partie des réformes qu'il faudra envisager à moyen terme. Mais en attendant, c'est six mois dont quatre utiles, parce que dans la présidence d'été, il y a le mois d'août et, à partir du 20 décembre Donc, il faut concentrer son action et je dirais que, effectivement, c'est sur deux terrains qu'on pourra juger cette présidence ; d'une part, le terrain de la croissance, de l'emploi, du chômage. Comment pouvons-nous accentuer ce que nous entreprenons depuis trois ans pour réorienter la construction européenne dans un sens plus volontariste, plus favorable au retour à la société de plein emploi ? Ce sont les conclusions du récent Conseil européen de Lisbonne où les Européens se sont fixés un objectif de 3 % de taux de croissance au moins pour les années à venir et le retour, dans la décennie, au plein emploi avec toute une série de mesures volontaristes, encore une fois, qui impliquent la puissance publique, qui supposent la coordination des politiques économiques. Nous allons le faire et puis, j'ajoute un certain nombre de dossiers sociétaux auxquels les Français sont, bien entendu, très attachés.
Q - Lesquels, par exemple ?
R - Je pense à la sécurité maritime après le naufrage de l'Erika, tout ce qui pourrait être fait pour renforcer
Q - Le dossier alimentaire.
R - La prévention, le contrôle, la responsabilisation des opérateurs, je pense à la sécurité alimentaire et à l'application du principe de précautions
Q - Le dopage, aussi ?
R - Absolument. Comment faire en sorte que les rapports entre le sport et l'argent deviennent plus sains dans l'Europe. Je lisais, l'autre jour, plusieurs interviews de Michel Platini, qui est maintenant conseiller du président de la Fédération internationale de football. Il a raison. L'arrêt Bosman, c'était une bonne chose mais enfin, il faut quand même que dans une équipe, il y ait au moins six nationaux. Pourquoi pas le système six plus cinq, six nationaux, cinq étrangers au maximum. Quand on voit certaines équipes anglaises, on croit rêver quand il y a dix étrangers, je ferme la parenthèse mais ce sont des dossiers que nous devons traiter pour bien marquer que l'Europe, c'est du concret.
Q - Le FC Sochaux est encore dans cette norme.
R - Le FC Sochaux n'est pas encore Arsenal ou Chelsea, il n'en a pas tout à fait les moyens, il n'en a pas encore tout à fait le niveau, non plus, bien que je l'espère - mais je serai demain au sommet de la division 2, entre Lille et Sochaux -, que Sochaux pourra encore monter dès cette année.
Q - Cela veut dire que cela va être une présidence concrète et pas seulement une suite de déclarations de bonnes intentions ?
R - C'est une présidence concrète qui doit traiter des dossiers parce que, vous savez, si l'Europe n'est pas l'Europe concrète, elle ne convaincra pas les Français. Et puis, il y a un deuxième terrain qui est, quand même disons-le, celui sur lequel on jugera la réussite ou l'échec, même si ce n'est pas celui qui est le plus grand public, c'est celui qui est politiquement déterminant, c'est la réforme des institutions européennes
Q - Finalement, le Traité d'Amsterdam était fait pour la réforme de ces institutions et cela n'a pas abouti
R - Cela n'a pas abouti, pour deux raisons à mon avis. Nous avons deux chances. La première, c'est que la prise de conscience a mûri. Au lendemain d'Amsterdam, seuls trois pays, la Belgique, l'Italie et la France expliquaient qu'il fallait réformer les institutions avant d'élargir. Et maintenant, le fait qu'on ait remis une nouvelle conférence intergouvernementale à l'ordre du jour de l'Europe signifie que tout le monde en est conscient. C'est très important et deuxièmement
Q - Il y a des pays qui ont évolué, qui ont changé de point de vue réellement ?
R - J'en viens à la deuxième chance, c'est qu'il y a une pression forte qui s'exerce sur tous. Je continue à dire : " Oui, il faut réformer avant d'élargir ". Il ne serait pas responsable de procéder à l'élargissement de l'Europe, si les institutions européennes n'étaient pas réformées. Ce n'est pas du tout quelque chose qui est contre l'élargissement. Je considère que l'élargissement est une très grande chance économique et politique et c'est un devoir pour nous de réunifier l'Europe mais en même temps ce ne serait l'intérêt de personne, ni des pays candidats pour qui ce serait un choc, ni des pays de l'Union européenne d'élargir sans réformer. Donc, nous devons absolument réformer avant d'élargir et je crois que ce sera un élément dont nous userons pendant les négociations.
Q - Quels sont les points où vous pensez qu'un accord peut aboutir ? Le nombre de commissaires ou
R - Je vois quatre thèmes, il y a les trois thèmes qui ont été laissés de côté à Amsterdam. La Commission, elle doit être moins nombreuse, fonctionner mieux, être mieux hiérarchisée ; bref, faire en sorte que cette Commission devienne, non pas un gouvernement mais un exécutif efficace
Q - Moins nombreuse mais alors qu'on élargit, comment on fait ?
R - Cela veut dire en pratique plafonner
Q - A combien ? Combien de commissaires ?
R - Au niveau actuel. C'est-à-dire que, aujourd'hui, il y a vingt commissaires pour quinze Etats ; si demain, on est trente, il faut qu'il y ait toujours vingt commissaires.
Q - Cela veut dire que la France n'en aurait qu'un, par exemple. Serait-on prêt à l'accepter ? Parce que j'imagine qu'il faut faire des concessions aussi ?
R - Vous savez à Amsterdam, la France avait proposé qu'il y ait douze commissaires et donc, nous étions prêts à faire toutes les concessions parce que notre logique à nous, c'est que le commissaire de chaque nation ne représente pas son Etat, c'est qu'il devient une émanation de l'Europe. Alors, les choses sont un peu plus complexes en pratique mais nous, nous sommes favorables au plafonnement.
Q - Cela veut dire qu'il y a aussi des Etats qui n'auraient pas de commissaires ?
R - Absolument mais de toute façon, si on passe à vingt, alors qu'on est trente, par exemple, cela veut dire qu'il y a une rotation qui est organisée et qu'il y a des moments où certains pays n'ont pas de commissaires du tout, y compris
Q - La France.
R - Le nôtre, bien sûr.
Q - Donc, c'est le programme mais le point clé le plus lisible pour l'opinion, c'est celui du mode de vote. Alors, est-ce que là-dessus concrètement, on avance ?
R - J'allais y venir, le deuxième grand thème, c'était
Q - Il y avait quatre thèmes, donc on était au premier thème, la Commission et puis, les autres thèmes
R - Le deuxième thème est effectivement pour moi le plus important. La Commission, c'est fondamental parce que c'est un élément du fonctionnement de l'Union européenne qu'on connaît mal mais qui est déterminant. Si la Commission ne fonctionne pas, l'Europe ne fonctionne pas et les critiques qui sont faites à M. Prodi sont, de ce point de vue-là, injustifiées parce qu'en réalité, c'est le système, lui-même, qui ne fonctionne plus. Le thème le plus important, c'est le vote à la majorité qualifiée et je m'explique ; aujourd'hui, la plupart des décisions dans l'Union européenne sont prises à l'unanimité. Alors, respectons les intérêts nationaux. Le problème, c'est que si on procède ainsi, il y a un risque de blocage de plus en plus important et puis, quand on passe de quinze à trente et qu'on a des nations de plus en plus hétérogènes avec des intérêts nationaux de plus en plus divers, avec aussi le problème des minorités qui émerge, cela veut dire que cela ne fonctionnerait plus. Donc, il faut
Q - Cela fait des années qu'on parle de ça, cela ne s'est jamais fait.
R - Alors, il est temps de faire ce saut. C'est pour cela que la France veut avoir un profil haut, contrairement à ce que j'ai lu dans cette CIG. Nous voulons une CIG ambitieuse parce que nous pensons que l'instant est historique et qu'à un instant historique, on ne peut pas jouer " petits bras ". Donc, il faut une extension extrêmement large du vote à la majorité qualifiée dans toutes les matières. Je crois que cela doit être le principe avec quelques exceptions. Parmi ces exceptions, il peut y avoir, par exemple les négociations commerciales internationales, chacun aura les siennes. Je souhaite que la liste des exceptions soit extrêmement restreinte et pour donner un exemple, à titre personnel mais je crois que c'est partagé par beaucoup dans l'exécutif, même si nous n'avons pas encore totalement arrêté nos positions là-dessus, je suis favorable au vote à la majorité qualifiée dans certaines matières fiscales parce qu'on voit bien qu'on ne parviendra pas à l'harmonisation fiscale
Q - Paradis fiscaux anglais
R - Absolument, voilà. Et cela, tant qu'on donne d'aucun un pouvoir de veto sur des matières comme celles-là, on voit bien que c'est le blocage pour demain. Il y a un troisième sujet, c'est ce qu'on appelle la pondération des voix au sein du Conseil, c'est très technique mais chaque pays a un certain nombre de voix au Conseil des ministres, puisqu'il arrive qu'on vote, d'autant plus qu'on vote à la majorité qualifiée. Il faut savoir qu'entre le pays le plus peuplé, l'Allemagne et le pays le moins peuplé, le Luxembourg, il y a un rapport de 1 à 200 et en terme de voix, il y a un rapport de 1 à 5.
Q - Donc, il faut revoir cela.
R - Il faut revoir cela, sans pénaliser les petits mais en même temps, en tenant compte du poids politique et démographique parce qu'il serait absurde que dans l'Europe élargie de demain, des pays comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, ensemble, avec l'Italie ou l'Espagne, soient mis en minorité par une coalition hétéroclite. Il faut quand même garder un sens, une direction et les grands pays jouent aussi ce rôle-là. Et puis, il y a un quatrième sujet qui est pour moi, je vais dire, en importance peut-être le second, qui est ce qu'on appelle les coopérations renforcées. L'Europe de demain doit être plus flexible.
L'Europe de demain à trente, on ne pourra pas tout faire ensemble. On n'aura pas des mêmes niveaux de développements, on n'aura pas des intérêts politiques exactement convergents, on ne peut pas faire toutes les politiques à plusieurs et donc, il faut aller vers ce qu'on appelait jadis, une géométrie variable ; autrement dit sur certaines politiques, quelques-uns démarrent ensemble. D'ailleurs, il faut qu'il y ait un cur, une avant-garde, les Allemands parlent d'un noyau dur. Moi, je ne suis pas pour un noyau dur institutionnalisé, je ne suis pas pour un petit traité dans le traité, je suis pour qu'on puisse, à géométrie variable, avancer sur des politiques différentes et je vais vous donner trois exemples de ce qu'on a fait en la matière
Q - L'euro
R - L'euro d'abord, nous l'avons fait à onze pour commencer, il y aura les Grecs bientôt. Si on était à quinze, si on était toujours à l'unanimité, il n'y aurait pas d'euro aujourd'hui puisque les Britanniques ont choisi un outil " out " comme on dit, c'est-à-dire de ne pas y être. Deuxième thème, l'Europe de la défense, c'était l'initiative de quelques-uns ralliés par plusieurs mais tout le monde n'est pas dans la même situation
Q - Là, il y a l'Angleterre
R - Là, il y a l'Angleterre, c'est fondamental. C'est très important parce que cela été beaucoup franco-anglais, ce qui prouve d'ailleurs, par rapport au couple franco-allemand, qu'il faut à la fois le renforcer, c'est fondamental, mais aussi introduire de nouveaux partenaires. Le troisième exemple, c'est ce qu'on appelait l'espace Schengen, qui maintenant est dans l'Union européenne, qui a été fait à sept, c'est-à-dire une politique d'immigration, de sécurité et de justice commune.
Q - Dans ce cadre-là, on peut aussi parler des politiques économiques communes, par exemple le cas de l'Airbus qui a permis de
R - C'est autre chose parce que ce n'est pas exactement une politique européenne mais je crois que l'image est juste, c'est bien de cela dont il s'agit. Il s'agit, quand nous prenons des initiatives, de pouvoir les prendre à quelques-uns parce que, ensuite, les autres rattrapent ou s'agrègent un peu selon leur volonté et pour cela, il faut rendre le processus plus facile. Alors, il y a un mécanisme qui est dans le Traité d'Amsterdam, qui s'appelle les coopérations renforcées, qui était déjà là à Maastricht. Il faut le rendre plus souple, plus aisé, faire en sorte qu'un petit nombre d'Etats, je dirais huit, puissent lancer des coopérations entre eux, sans qu'il y ait des possibilités, là aussi, de veto ou de blocage. Voilà les quatre thèmes de la CIG. Cela paraît évident mais en pratique, c'est formidablement complexe parce qu'on voit des oppositions d'intérêt entre les supposés et les supposés petits Etats, entre ceux qui sont des intégrateurs et ceux qui le sont moins, ceux qui sont très favorables à leurs intérêts nationaux et ceux qui sont le moins, les neutres et les autres.
Q - A partir de quel moment on pourra dire que la présidence française a été réussie, parce que, effectivement, vous avez une ambition mais un jour, vous aviez dit, " on aura une présidence modeste, tout en étant ambitieux ", donc à partir de quel moment on pourra dire que la France a réussi parce que les quatre points ne seront certainement pas acceptés
R - Ah non, moi, je ne suis pas du tout pour signer à Nice ou pour décider d'un traité au rabais
Q - Juste pour nos auditeurs, qui clôturera la présidence française.
R - Absolument, c'est le conseil européen de fin d'année. Vous savez, les opinions évoluent, y compris la mienne et j'ai acquis la certitude, à y réfléchir beaucoup, que l'Union européenne aujourd'hui était dans une situation suffisamment difficile pour qu'on soit extraordinairement exigeants sur la CIG et je pense qu'il faut que nous élevions nos exigences, que nous élevions nos standards. On ne peut pas se permettre de jouer " petits bras " ; encore une fois, une CIG médiocre, un mauvais traité, une cote mal taillée, accepter finalement ce que nous avons refusé à Amsterdam, cela déboucherait sur une autre forme de crise
Q - Cela veut dire que
R - Ou alors qui ne fonctionnerait pas.
Q - Vous allez prendre votre bâton de pèlerin, là pendant les six mois et aller de capitale en capitale avec le président de la République
R - Oui, oui
Q - Avec le Premier ministre ?
R - Le président de la République va faire ses tournées, je ne sais pas s'il en fera une ou deux. Traditionnellement, il y a une tournée du président de la République avant chaque Conseil européen. Il y en aura deux sous la présidence française. Avec Hubert Védrine, nous allons participer à tout cela et personnellement, je me consacrerai davantage encore à la CIG puisque je serai à ce niveau de négociations. Il faut convaincre et il faudra convaincre avec à la fois, je le répète, exigence et fermeté. La présidence française sera exigeante et ferme. Sur la CIG, elle ne sera pas laxiste. Elle peut être modeste dans son comportement, elle ne doit pas être modeste dans ses ambitions.
Q - Sur la coopération renforcée dont vous parliez tout à l'heure, est-ce qu'une réforme fiscale au niveau européen pourrait commencer à se faire de cette façon, d'abord un petit groupe de pays puisque c'est une des questions qui a été soulevée récemment autour de Laetitia Casta mais le problème est plus global que cela. Cela servirait à quoi de faire une réforme fiscale en France, si on ne la fait pas avec les voisins ?
R - Les coopérations renforcées dans mon esprit, sont pour les nouvelles politiques, elles ne sont pas pour les politiques communautaires actuelles parce que si, sur les politiques communes actuelles, on commence à faire des coopérations renforcées ; alors à ce moment-là, c'est l'inverse. Des coopérations renforcées, cela consiste à partir à quelques-uns, quitte à ce que les autres s'agrègent. Si on fait l'inverse, c'est-à-dire si on part des politiques communes et qu'on les restreint à quelques-unes, alors, à ce moment-là, on désagrège l'Union européenne et cela veut dire que toutes les politiques qui sont à l'heure actuelle dans le traité, qui sont communautaires, qui sont ce qu'on appelle l'acquis communautaire, doivent rester communes.
Q - Mais pour l'instant, la réforme fiscale, il y a encore beaucoup de chemin à faire.
R - On peut toujours l'envisager mais honnêtement, à ce moment-là, cela voudrait dire qu'il y aurait un geste de défiance vis-à-vis de la Grande-Bretagne, qui aurait bloqué le système définitivement, ce ne serait pas une coopération renforcée. Ce serait une décision à quatorze, ce n'est pas la même chose. Une coopération renforcée, c'est fait pour construire, pas pour lever des blocages.
Q - Toujours sur la coopération renforcée mais dans un autre domaine, une question de Francis Laffont.
Q - Est-ce que durant cette présidence française, il y aura encore une exception autrichienne ou une banalisation totale du cas autrichien qui a un gouvernement auquel participe l'extrême-droite ?
R - Il ne peut pas y avoir de banalisation ; d'ailleurs, vous savez, tous les jours
Q - Mais on a plutôt l'impression que c'est ce qui est en train de se passer aujourd'hui.
R - Non pas du tout. Là-dessus, je peux vous dire ce qu'est l'attitude de la France, ce que sera l'attitude de la France. Nous considérons depuis le départ que cette coalition n'est pas une bonne chose parce que les conservateurs, qui sont un parti traditionnellement européen et avec lesquels nous avons très bien travaillé, c'est vrai qu'on voit souvent M. Schüssel et moi échanger, par voie de presse, des positions extrêmement fermes. C'est un homme que je connais bien, avec qui j'ai bien travaillé quand il était dans une autre coalition. Mais là, ils se sont alliés avec un parti qui ne partage pas les valeurs fondamentales de l'Union européenne, qui est un parti qui n'a pas renié le parti nazi et tous les jours, je vois des motifs pour ne pas regretter notre attitude de fermeté. Quand je vois le ministre des Finances, appartenant au parti de M. Haider, expliquer que l'Autriche doit suspendre ses paiements à l'Union européenne, quand je vois M. Haider, lui-même, déclarer comme il l'a fait, que la question pour l'Autriche de quitter l'Union européenne est désormais posée, je me dis qu'on ne peut pas travailler dans la durée avec ces gens-là et je pense que dans la durée, en Autriche, cette coalition ne peut pas tenir parce que les conservateurs vont se trouver dans une double dynamique néfaste. Première dynamique, c'est celle de la contradiction. Ils sont tous les jours en train de contredire ce que dit M. Haider ou les ministres de son gouvernement et deuxième contradiction ou deuxième dynamique, c'est celle de la surenchère. Pour ne pas se laisser déborder en politique interne, ils sont eux-mêmes amenés à prendre des positions peu européennes, qui sont en contradiction avec ce que devraient être leurs convictions profondes. Et donc, il ne faut pas harceler l'Autriche, il faut rester dans notre attitude actuelle de très grande fermeté. C'est en tout cas ma position.
Q - Sur l'Autriche et même maintenant sur l'Italie aussi parce que Berlusconi vient de remporter les élections régionales avec l'extrême-droite. Est-ce qu'il ne reste pas à d'Alema à démissionner ? Est-ce qu'il ne risque pas d'y avoir le même problème en Italie et puis dans d'autres pays ? On a l'impression qu'il y a vraiment une montée en puissance de l'extrême-droite en Europe, après une majorité sociale-démocrate.
Q - Retour de balancier vers la droite et vers le libéralisme.
Q - Donc, à chaque fois, est-ce qu'on exclut
R - Ne confondez pas tout cela. Je veux dire que s'il y a un retour de balancier vers la droite et le libéralisme, j'allais dire que c'est la vie politique, démocratique.
Q - C'est l'alternance
R - C'est l'alternance et je veux dire, on peut tout à fait accepter cela.
Q - Oui mais là, en Italie, il y a aussi alliance avec l'extrême-droite
R - Non, je disais, ne confondons pas parce que je distingue là, les deux problèmes. Ecoutez ; s'il y a eu une vague de droite dans les années 80, qui était une vague libérale, il y a eu dans les années 90 une vague sociale-démocrate dont je pense qu'elle est toujours la réponse aux problèmes de la société européenne. Si un jour, le plus tard possible, il y a une autre vague et qu'elle est libérale ou de droite, de centre droit, c'est la vie mais
Q - Mais ce n'est pas quand même une vague d'associations de la droite traditionnelle avec l'extrême-droite pour revenir au pouvoir
R - J'allais y venir, il y a deux phénomènes. Il y a d'abord un phénomène qui est un peu préoccupant pour les droites, qui est une mutation des droites. Quand on regarde, par exemple, ce qui se passe au Parlement européen de Strasbourg, on s'aperçoit que le PPE, le parti populaire européen, n'est plus ce qu'il était ; autrement dit, il a longtemps été dominé par des démocrates chrétiens très pro-européens ; désormais, il est dominé par des conservateurs qui sont peu européens, qu'ils soient anglais, même la CDU allemande fait une évolution qui n'est pas totalement rassurante de ce point de vue-là. Il y a donc un changement de nature et ce n'est pas seulement moi qui le dit, quelqu'un comme Jean-Louis Bourlanges ou même François Bayrou observent cela et cela les inquiète. Par exemple, sur l'Autriche, il y a eu une fracture au sein du PPE, entre ceux qui étaient partisans de la fermeté et ceux qui étaient partisans de davantage de compromission. Et puis, la deuxième chose, c'est vrai qu'il y a des alliances qui se nouent avec l'extrême-droite. Moi, ce qui me préoccupe en Italie ; d'abord, première chose, en Italie il faut calmer le jeu, la coalition a essuyé une défaite dans les élections régionales, pas dans des élections nationales, qui sont prévues
Q - Mais en France, on ne démissionne pas pour autant.
R - Non, en France, on ne démissionne pas pour autant, parce qu'on respecte les rites de la démocratie.
Q - Ou on ne respecte pas le suffrage universel, c'est comme on veut.
R - Si mais le suffrage universel, c'est que chaque mandat est élu pour sa durée. Imaginez un maire, par exemple, qui démissionnerait parce que dans sa ville, ses partisans perdent législatives, cantonales, etc., etc.
Q - C'est vrai.
R - On n'aurait pas de stabilité du tout, donc. La logique, c'est qu'ils poursuivent, sans M. d'Alema qui a de façon très digne tiré les conséquences d'une défaite qu'il s'est attribuée personnellement parce qu'il s'était beaucoup investi. Mais si d'aventure, et à un moment donné, devait arriver au pouvoir une nouvelle coalition, il faudrait l'examiner, oui, c'est vrai.
Q - M. Fini ?
R - M. Umberto Bossi, le patron de la Ligue, la Lega, qui est un parti régionaliste avec des tendances xénophobes, M. Gianfranco Fini, l'alliance nationale, il a longtemps été le patron du MSI mais il a
Q - Il a été à Canossa
Q - A-t-il vraiment évolué ?
R - Bien sûr qu'il a évolué, je veux dire, je le dis, encore une fois sans aucune sympathie et cela me serait extrêmement difficile de me trouver dans cette situation-là mais on peut dire au moins que par rapport au parti de M. Haider, le parti de M. Fini a eu une attitude claire. Cela ne me le rend pas sympathique, qu'on comprenne et puis, il est aussi allié dans ces élections régionales avec ceux qui restent du MSI, avec la vraie extrême-droite. Tout cela pourrait poser, le moment venu tout cela pourrait poser des problèmes.
Q - Cela veut dire que la jurisprudence autrichienne pourrait
R - Je ne fais pas de politique fiction et je viens de m'exprimer là-dessus. Je dis que l'alliance de M. Berlusconi avec des partis xénophobes et d'extrême-droite poserait - et je crois que ce n'est pas pour maintenant - un problème également à l'Union européenne, c'est vrai. ()./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2000)
Extraits de l'entretien avec France - Culture le 26 avril 2000
Q - Un mot sur la Charte européenne des droits fondamentaux qui est actuellement en gestation. Comment va-t-elle s'articuler avec la Convention européenne des Droits de l'Homme, qui, d'ailleurs, permet déjà de s'adresser à la Cour de Strasbourg.
R - La Convention européenne des Droits de l'Homme est un grand texte, mais elle concerne par définition le Conseil de l'Europe, c'est-à-dire la grande Europe, celle qui fait aujourd'hui 40 pays dont la Russie. Nous pensons que nous avons besoin, en Europe, d'un texte plus spécifique, parce que nous sommes 15, nous serons sans doute un jour 25 ou 30, mais enfin nous sommes 15 avec les droits plus avancés. Des droits qui peuvent être des droits comme la liberté et l'égalité, mais aussi des droits
Q - Ce sont des grands principes.
R - des droits de la citoyenneté, le droit de vote, par exemple des ressortissants de l'Union européenne aux élections. C'est très important, et puis aussi des droits économiques et sociaux, le droit au logement, le droit à l'éducation, aussi peut-être le droit à la bioéthique. Je crois que c'est quelque chose qu'on doit pouvoir introduire, une génération de nouveaux droits dans les droits européens, le droit de grève, le droit à un salaire minimum etc. et donc ce texte sera plus avancé que la Convention européenne des Droits de l'Homme. En même temps, il doit être bien articulé avec la Convention européenne des Droits de l'Homme, faire en sorte qu'il n'y ait pas de contradictions. Je crois qu'il y a une solution simple du point de vue juridique, c'est que lorsqu'un droit est, si j'ose dire, importé de la Convention européenne des Droits de l'Homme dans la Charte qui concerne l'Union européenne, il faudra qu'il soit rédigé dans les mêmes conditions, de façon à ce que le justiciable, parce que c'est de cela qu'il s'agit, n'ait pas affaire à des contradictions de juridictions entre la Cour de Luxembourg, la Cour européenne, et la Cour de Strasbourg, la Cour européenne des Droits de l'Homme. voilà ce à quoi nous travaillons.
Q - L'Autriche continue de demander la levée des sanctions de ses 14 collègues européens à la suite de l'entrée au gouvernement du parti de Jörg Haider, quelle est votre position aujourd'hui ?
R - Nous ne devons absolument pas nous résigner à une quelconque banalisation de cette situation, parce que cette situation contrevient à ce que sont les valeurs de l'Union européenne. L'alliance entre un parti conservateur, tout à fait européen, classique, connu, et un parti xénophobe qui n'a pas fait le clair sur le nazisme, n'est pas quelque chose que nous pouvons accepter. De la même façon, d'ailleurs, je me préoccupe d'une évolution générale des droites en Europe, qui sont de moins en moins européennes et qui sont parfois enclines à accepter des alliances avec l'extrême droite. Mais c'est un autre sujet. Aujourd'hui il faut maintenir la pression sur l'Autriche, les sanctions, toutes les sanctions, rien que les sanctions, car nous ne devons pas non plus exclure le peuple autrichien de l'Europe à laquelle il appartient.
()./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2000)
Entretien avec "FRANCE INTER" le 26 avril 2000
Q - La France prendra dans un petit peu moins de deux mois la présidence de l'Union européenne. Quelle sera l'influence des choix économiques plutôt libéraux - quand ils ne sont pas résolument libéraux - de la majorité des membres de l'Union sur le débat français concernant les nouvelles régulations économiques ? Dans l'espace économique européen une politique économique peut-elle encore être décidée et appliquée dans une logique nationale ? Est-ce que le récent Sommet de Lisbonne n'a pas déjà répondu au débat français sur les régulations économiques ?
R - Je ne crois pas. C'est vrai que nous avons fait le choix de nous rapprocher économiquement les uns les autres depuis maintenant une dizaine d'années. Quand on a adopté le principe de la monnaie unique, adopté des critères de finances publiques, nous nous sommes bien dit que nous allions avoir des politiques qui étaient comparables de ce point de vue-là. D'ailleurs, les engagements budgétaires de la France sont compris dans un programme pluriannuel de finances publiques qui est remis à Bruxelles et que l'on sait nous rappeler à l'occasion, même si c'est parfois de façon injuste. Et puis, depuis la fin des années 1990, on est entré dans une autre phase : la croissance est revenue, l'objectif n'est plus de lutter contre la crise mais de revenir au plein-emploi. Et il y a une démarche qui, c'est vrai, est plus libérale par certains aspects mais qui est aussi plus volontariste par beaucoup d'autres. La lecture que je fais de Lisbonne est plus contrastée que cela. C'est vrai qu'il y a eu des aspects libéraux - que nous avons d'ailleurs en partie combattus : sur la libéralisation des services publics qui n'est pas, pour nous, une priorité dans certains secteurs, je pense à l'énergie et aux transports -, mais c'est vrai qu'il y a l'affirmation d'objectifs politiques volontaristes : 3 % de croissance au moins, le retour au plein-emploi, l'équipement de chaque école à Internet, la volonté de mettre sur place et sur pied un agenda social ou un espace européen de la recherche. Tout cela fait que j'aurai envie de décrire la situation de l'économie européenne de la façon suivante : nous avons une communauté d'objectifs. Cet objectif est le retour au plein-emploi. Mais en même temps, il demeure une liberté de moyens pour chaque Etat, chaque nation. Et la politique économique que nous suivons par exemple en France n'est pas la même que celle que suivait le gouvernement d'Alema en Italie, le gouvernement Aznar en Espagne ou le gouvernement Blair en Grande-Bretagne. Donc nous avons encore des marges de manuvre à l'intérieur d'un objectif qui est commun aux Européens et avec des disciplines que nous partageons.
Q - Serait-ce caricatural de dire que deux projets vont se regarder, même se confronter : un projet à la Blair, qui est quand même plus libéral, un projet à la Jospin, qui est quand même plus social ? Il y a tout le projet européen qui est inscrit dans ce débat-là. Y compris ce qui se passe à l'Assemblée aujourd'hui d'ailleurs.
R - Il y a des différences entre Blair et Jospin et en même temps, il y a toujours cette communauté d'objectifs. Vous parliez d'une Europe libérale. N'oublions quand même pas qu'elle est dirigée encore pour l'essentiel par des partis sociaux-démocrates qui tiennent compte du fait que nous sommes dans une économie de marché mondialisée, donc qui s'adaptent au réel mais qui, en même temps, ont toujours la volonté de transformer les sociétés et de parvenir à une forte cohésion sociale. Moi, je serai plus nuancé que cela. Je ne dirai pas qu'il y a d'un côté un blairisme libéral et de l'autre côté un Jospin qui serait arc-bouté sur des certitudes archaïques. Pas du tout. Il y a un modèle qui est un modèle de cohésion sociale, d'une Europe sociale mais d'une Europe sociale dans le marché.
Q - Mais cette Europe on voit bien qu'elle se cherche et qu'elle a un petit peu de mal à se trouver dans ces différents projets. Est-ce ainsi que vous expliqueriez la remontée de la droite en Europe ? Certains se demandent s'il n'y a pas un mouvement de balancier qui est amorcé.
R - C'est vrai qu'il y a deux phénomènes. D'une part, un phénomène d'inquiétude par rapport à l'Europe qui est d'ailleurs justifié par un certain nombre d'évolutions qu'il nous faut maîtriser. Je pense notamment aux évolutions institutionnelles. C'est vrai que la Commission est en crise. On parle beaucoup de son président. Mais son président fait ce qu'il peut avec une institution qui est en difficulté. Le Conseil des ministres ne fonctionne pas suffisamment bien parce qu'il est notamment un peu paralysé par la règle de l'unanimité. Le Parlement européen cherche sa voie. Parfois il avance beaucoup sur des domaines où il ne devrait pas et parfois pas suffisamment sur les domaines où il devrait. Les Européens perçoivent cela. Et puis, il y a le grand défi de l'élargissement. C'est cela je crois, qui explique en partie les craintes d'aujourd'hui. L'élargissement n'est pas encore devenu un projet commun pour les Européens. Il n'est pas - un sondage récent le prouve - un projet pour les Français. Donc, ces craintes d'une ouverture encore supplémentaire de l'Europe, je crois que c'est ce qui explique certains phénomènes de repli. La remontée de la droite peut être expliquée en partie par cela ; en partie aussi par le retour du balancier qui se produit parfois dans les démocraties, même si encore une fois tout cela doit encore être apprécié avec prudence. Je pense que la social-démocratie, le mouvement socialiste reste fort, très fort en Europe.
Q - La social-démocratie se cherche, elle aussi. C'est normal, on ne fait pas l'Europe d'un coup de baguette magique. N'empêche que tout le monde s'interroge et on finit par se demander si les intérêts nationaux ne sont pas en train de reprendre le pas sur les enjeux européens. Comment attirer les chefs d'entreprise, comment attirer les implantations et les capitaux, chacun chez soi en Europe ? N'y a-t-il pas un retour de ces tentations-là ?
R - C'est vrai que si on se retourne vers les droites européennes, on s'aperçoit qu'il y a une évolution qui est pour moi assez préoccupante et qui est double : d'abord, ces droites sont moins européennes qu'elles ne l'étaient hier. Elles ne sont pas dominées comme elles l'étaient par les partis chrétiens-démocrates - ce n'est pas moi qui le dit mais c'est quelqu'un comme Jean-Louis Bourlanges qui est lui-même un chrétien-démocrate. Il n'y a plus de domination des centristes dans les droites européennes. Et deuxièmement, il y a la tentation qui est forte de s'allier avec des extrêmes. Il y a le cas autrichien, mais il y aussi ce qui s'est passé en Italie aux élections régionales où M. Berlusconi a été chercher des voix du côté de la Ligue qui est quand même un parti nationaliste parfois xénophobe, voire du côté des anciens fascistes. Donc, tout cela est un challenge, pas seulement pour les gauches mais pour l'Europe elle-même. Comment articuler un projet qui soit un projet commun - et on vient de voir à l'instant qu'il était capable de très brillants succès y compris en matière industrielle - et respecter les nations parce que l'Europe ne doit pas s'opposer aux nations ? Vous parliez tout à l'heure du débat entre Blair et Jospin. Je dirais que c'est peut-être là qu'on trouve des différences et que nous respectons les nations. Nous avons un projet qui est à la fois très européen - peut-être plus que celui de Tony Blair parce que nous sommes un pays fondateur de l'Union, parce que nous sommes un pays membre de l'euro, ce que la Grande-Bretagne n'est pas -, mais en même temps, chacun trouve sa propre voie. Je pense que si on avait l'idée d'un modèle européen qui homogénéise, qui vienne par dessus les nations, qui les contredise, alors on aurait un reflux anti-européen que nous devons combattre. Donc, il faut bâtir l'Europe, mais il faut respecter les nations. Il faut certes avoir des objectifs communs. Il faut avoir des politiques communes de plus en plus fortes. Il faut avoir un horizon commun. Et, pour moi, c'est bien cette Europe réunifiée. En même temps, il faut être capable de définir des politiques nationales qui sont conformes à ce que nous souhaitons les uns et les autres pour nos pays. En l'occurrence nous, pour la France.
Q - L'euro : est-ce que vous êtes inquiet de sa plongée ? 25 % de perte par rapport à son entrée en service. C'est pas mal quand même ?
R - Je crois qu'il faut surtout parler dans la période d'une certaine montée du dollar. Je crois que c'est cela le phénomène plus que la baisse de l'euro. Mais moi, j'ai confiance dans l'euro.
Q - Le fait que les croissances européenne et américaine ne soient pas au même niveau expliquerait cela ?
R - Pas seulement. Il y a des phénomènes spéculatifs qui existent ou des phénomènes psychologiques parce que l'économie est beaucoup due à des phénomènes psychologiques. Mais j'ai confiance dans l'euro. Je crois, comme on dit, dans son potentiel d'appréciation. Moi, ce qui me préoccupe du côté de l'euro, ce n'est pas exactement la même chose. C'est comment nous allons faire en sorte de nous préparer quotidiennement à l'avoir dans la poche dans finalement peu de temps en ce début 2002. C'est la priorité de travail que nous devons avoir, et qui doit être la nôtre, notamment dans le cadre de la présidence française et non l'ajustement de la politique monétaire qui, je le rappelle, est du domaine de la Banque centrale européenne.
Q - Quel contenu souhaitez-vous donner à cette présidence française ? Quel sera l'objectif majeur, parce que la question de l'élargissement inquiète beaucoup de gens - on le voit bien aussi dans les sondages.
R - Il y aura deux axes. Il y aura d'abord celui dont on vient de parler depuis le début de cette émission qui est : comment faire en sorte que nous allions vers une Europe de la croissance, du retour au plein-emploi qui traite des questions sociétales ou sociales importantes comme la sécurité maritime, la sécurité alimentaire, le sport et l'argent, dont on voit les dégâts ? Et puis il y a un deuxième axe qui est sans doute le plus délicat même s'il est moins grand public qui est : comment préparer une Europe politique dans le cadre de la réunification de l'Europe ? C'est tout ce qui concerne les réformes institutionnelles. J'y insiste une seconde. Parce que si on n'est pas capable de réformer nos institutions, de retrouver un système politique qui marche alors l'Europe se diluera dans l'élargissement. Elle ne sera plus grand-chose. Et là, il y a un défi qui est fondamental et je crois que la présidence française doit aborder ce défi avec des exigences hautes, avec beaucoup de fermeté parce qu'il faut dire aux uns et aux autres : "Ces réformes sont indispensables, elles doivent être conduites maintenant avant l'élargissement." L'élargissement dont nous allons poursuivre les négociations tout en avançant dans la mise en place de l'Europe de la défense. Voilà les deux axes : une Europe qui reconquiert le plein-emploi et une Europe qui retrouve un système politique qui fonctionne pour se préparer au grand défi des quinze prochaines années qui est l'élargissement. Les sondages prouvent que les Français par exemple ne sont pas encore convaincus de la pertinence de cet élargissement qui est pourtant nécessaire après la chute du bloc soviétique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2000)
Q - On a l'impression que l'Union européenne a décidé d'accélérer le processus d'ouverture aux pays de l'Est européen. Si c'est le cas, est-ce la conséquence de la guerre au Kosovo ?
R - Non, je n'ai pas le sentiment que l'Union européenne ait décidé d'accélérer le processus. D'ailleurs, nous sommes en train de réfléchir à son rythme. Nous devons bien penser à ce que sera demain l'Europe à trente et ce n'est absolument pas évident. Simplement, nous avons voulu revenir sur un processus qui avait été choisi à Luxembourg, notamment du point de vue français, il ne nous paraissait pas pertinent qu'il y ait deux vagues, qu'il y ait un premier groupe de pays et que les autres soient laissés, en quelque sorte, dans la salle d'attente. Et donc, on a remis tout le monde sur la même ligne de départ. Simplement, maintenant, il y a douze pays qui sont en négociations. A chacun de conduire ses négociations. A nous, d'évaluer le résultat de ces négociations en fonction des mérites propres de chacun. Donc, oui, il y a douze négociations avec douze pays. Nous voulons toujours l'élargissement, nous voulons réussir, mais en même temps, attention : d'abord, il faut réformer les institutions européennes auparavant, et ce n'est pas chose simple. Et ensuite, il faut, pour adhérer à l'Union européenne, que les choses soient prêtes et ce n'est pas forcément le cas.
Q - Parmi les nouveaux pays invités à engager des négociations avec l'Union européenne, ne figure aucun des pays de l'ex-Yougoslavie, à part la Slovénie. Les raisons sont-elles de nature économique ou politique ?
R - Il y a eu, effectivement, dans l'ex-Yougoslavie, toute une série de conflits que l'on connaît. Nous pensons, avec beaucoup de force, que la perspective pour les pays de l'ex-Yougoslavie est effectivement l'Union européenne et l'Europe. Ils appartiennent à la même famille, mais il faut d'abord, que toute cette région retrouve la stabilité, la démocratie, la capacité à vivre ensemble, parce que l'Union européenne, ce n'est pas n'importe quoi. C'est un espace, qui, par définition, est pacifique et c'est un espace où nous avons une communauté de valeurs démocratiques. Donc nous suivons avec beaucoup d'attention l'évolution dans les pays de l'ex-Yougoslavie, nous aidons ces pays à retrouver, justement, cette sécurité, cette stabilité et cette démocratie. Ensuite, nous pourrons envisager la perspective européenne. Pour le moment, nous sommes dans une situation un peu intermédiaire avec le Pacte de stabilité pour les Balkans.
Q - Alors, il y a quand même un paradoxe qui me semble commun à l'OTAN et à l'Union européenne. L'OTAN a fait adhérer des pays qui ne sont pas menacés, la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, alors qu'elle est installée dans des pays qui ont peu d'espoir d'adhérer rapidement, la Bosnie, l'Albanie et la Macédoine. On a l'impression que l'Union européenne suit la même ligne. Elle invite dans son sein les pays les plus développés, alors que ceux qui ont vraiment besoin d'être soutenus sont laissés au bord du chemin, malgré les efforts réalisés ces dix dernières années ?
R - Si je peux me permettre, il y a une contradiction dans votre question, la Bulgarie ou la Roumanie ne peuvent pas être considérés parmi les pays les plus développés d'Europe. Encore une fois, nous avons une tâche, qui est une tâche réellement historique. Le mur de Berlin est tombé en 1989. Ces pays ont retrouvé la liberté, la stabilité, la démocratie, je ne vous parle pas des pays de l'ex-Yougoslavie justement, je parle de ceux qu'on a appelé les PECOS. Nous avons le devoir de les accueillir dans l'Union européenne, et pour cela, il faut une double préparation. Une préparation de l'Union européenne elle-même, d'où l'urgent besoin de la réforme des institutions et donc, de la réussite de la future Conférence intergouvernementale. Et puis, il faut que ces pays eux-mêmes, se mettent en situation d'être face à ce choc où nous sommes confrontés aux réalités du marché, et elles sont extrêmement dures. Il peut y avoir derrière cela, des politiques d'ajustement fortes, des finances publiques. Nous avons des critères. Dessinons cette communauté économique, ce grand marché de 600 millions d'habitants, dessinons aussi cette communauté de valeurs politiques, cette communauté de sécurité. Voilà ce que nous voulons faire. Cela n'a rien à voir avec l'OTAN.
Q - Une fois membres de l'Union européenne, à cause de l'instauration des visas, plusieurs pays seront coupés des minorités des pays voisins. C'est le cas, par exemple, de la Hongrie qui a une frontière avec la Slovaquie, la Roumanie et la Serbie. Ne risque-t-on pas d'assister à une immigration massive vers le pays d'origine ?
R - La question des minorités doit être, effectivement, réglée, mais, d'abord réglée par les pays d'origine, et par ces pays - si j'ose dire - entre eux. Nous ne connaissons pas cela, justement. Notre principe, il est différent. Dans l'Union européenne, il n'y a pas de frontières, il n'y a pas de barrières douanières, c'est un pays, un espace, plutôt, dans lequel il existe une liberté de circulation des personnes et des biens. Et donc, la question des minorités est une question qui concerne les nations, et ce n'est pas une question qui est directement liée à l'identité européenne.
Q - Il y a une autre question qui me semble délicate : l'introduction des visas risque d'interrompre des relations économiques, comme c'est le cas, par exemple, entre la Pologne et l'Ukraine ?
R - Encore une fois, il faut savoir ce qu'est l'Union européenne. C'est une communauté de valeurs, qui doit bien connaître des frontières. Et la règle est la suivante : pas de frontières intérieures. Donc, si demain, la Pologne est dans l'Union européenne, évidemment, il n'y aura plus d'obligation de visa, c'est clair. En revanche, nous avons des frontières extérieures. Et on ne peut pas accepter, parce qu'on accepterait tel ou tel pays - je pense à la Pologne - que ce pays maintienne des accords privilégiés avec ses voisins. En entrant dans l'Union européenne, on doit pouvoir bénéficier des avantages qui y sont liés, et on doit aussi acquitter les devoirs de cette appartenance.
Q - Justement dans une décennie, on le suppose, la frontière orientale de l'Union européenne touchera, sans doute, celle de la Russie. On se pose la question de savoir quelles seront les limites géographiques de l'Union européenne, le continent européen traditionnel ou au-delà ?
R - Au-delà, sans doute, puisque nous venons d'accepter la candidature de la Turquie. Et qui dit candidature, dit perspective d'adhésion un jour. Ce n'est pas simple, parce que la Turquie doit faire des progrès considérables en matière de démocratie et des Droits de l'Homme, de respects de ces minorités, mais nous pensons que la Turquie a une vocation européenne. On peut discuter de l'Ukraine, il y a un débat là-dessus, on peut discuter de certains pays du pourtour. La Russie ne peut pas appartenir à l'Union européenne. La Russie est un grand partenaire, mais qui, en même temps, est un pays qui est partiellement en Europe, mais qui n'est pas un pays d'Europe, par sa culture, par son histoire. Et donc, il faut bâtir des relations spécifiques entre l'Union européenne et la Russie sans envisager l'adhésion de la Russie ou de telle ou telle partie de la Russie à l'Union européenne.
Q - Oui, et c'est assez intéressant, parce que la Russie et la Turquie possèdent une partie européenne et une partie asiatique. Donc, oui à Ankara, et pas à Moscou ?
R - Nous ne disons pas oui à Ankara sans conditions. Je pense honnêtement, que ni les Russes, ni nous-mêmes, ne sommes dans la perspective de l'adhésion.
Q - Monsieur Moscovici, la France va présider l'Union européenne pendant le deuxième semestre de cette année. Quels sont les projets qui devraient aboutir sous la présidence française ?
R - Il y a d'abord toute une perspective qui concerne l'Europe elle-même, qui est de poursuivre la voie vers une Europe de la croissance, une Europe du plein-emploi, une Europe qui soit proche des citoyens. Mais il y a aussi toute une série de grands chantiers. Nous devons, effectivement, maintenant, avoir une vue d'ensemble de ce que seront les négociations d'élargissement. C'est important. On attend cela de nous. Nous devons surtout réformer les institutions européennes, avec la conférence intergouvernementale. J'espère qu'il y aura à la fin de l'année, à Nice, un traité. Disons-le, d'ailleurs, clairement : le lien que nous faisions à Amsterdam entre la réforme institutionnelle et l'élargissement demeure, non pas, parce que nous souhaitons retarder l'élargissement, au contraire, mais parce que nous voulons réussir l'élargissement, et on ne peut pas réussir l'élargissement, si l'Europe n'a pas réformé ses institutions. Et je citerais aussi la construction d'une Europe de la Défense qui soit articulée avec l'OTAN, sans doute, mais distincte de l'OTAN, complémentaire de l'OTAN, dans une logique qui soit une logique un peu différente, et même substantiellement différente. Vous voyez que nous avons beaucoup de pain sur la planche.
Q - Alors, il y a exactement un an, vous m'avez dit que l'adhésion des pays de l'Est à l'Union européenne devrait être finalisée en 2010. Vous confirmez ces prévisions ?
R - Elles restent valables. Je pense que dans la décennie qui vient, on doit pouvoir envisager de passer d'une Europe à quinze à une Europe à vingt-sept. Oui, sans doute, nous l'espérons. Et d'ailleurs, je dirais que ce qui s'est passé depuis a suivi à peu près mon calendrier, puisque nous avons maintenant les négociations, non seulement avec les six de Luxembourg, mais avec les six autres de Helsinki, ce qui fait douze. 2010, nous ne sommes pas à une année près, mais je crois que cela situe à peu près l'horizon. Cela veut dire que dans les dix années qui viennent, oui, l'Europe ne sera plus un continent, ou plutôt une union qui rassemble quinze pays prospères, liés entre eux par des solidarités politiques nées de la Seconde guerre mondiale, mais bien une Europe réunifiée, une Europe à vingt-sept, au moins, avec la perspective d'aller plus loin, vers une Europe à trente ou trente-cinq. Mais cette Europe-là sera différente de l'Europe actuelle. Et nous devons vraiment la penser, et ne pas procéder par agrégation successive, sans y réfléchir.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 avril 2000)
Extraits de l'entretien avec "Radio J" le 23 avril 2000
Q - Monsieur Pierre Moscovici, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Et merci d'avoir accepté cette invitation du Forum Radio J. Alors, dans deux mois, la France va présider l'Union européenne. Vous nous direz donc monsieur le ministre des Affaires européennes ce qu'il faut attendre de cette présidence française, quels seront les objectifs de la France, en particulier en ce qui concerne l'Europe sociale, la lutte contre le chômage à l'échelle de l'Union ou bien aussi la réforme des institutions. Comment envisagez-vous également le partage des rôles entre Jacques Chirac et Lionel Jospin pendant ces six mois de présidence de l'Union, y a-t-il un risque de tension au sein de la cohabitation, de marginalisation du Premier ministre, de coups politiques du chef de l'Etat ? Et puis, ce débat européen laissera-t-il suffisamment de place au débat politique français en pleine campagne pour les élections municipales ? Autant de questions qui vont vous être posées par Marie-Eve Malouines de France Info, Florence Muracciole, du Journal du Dimanche et Francis Laffont de L'Alsace va vous poser la première question de cette émission.
Q - Cette question porte, bien évidemment, sur la présidence française. A quoi pourra-t-on mesurer le succès ou éventuellement l'échec de la présidence française de l'Union européenne ?
R - Vous savez, c'est une présidence qui s'inscrit dans une continuité. Il n'y a pas un pays qui dirige l'Europe, qui passerait de l'ombre à la lumière. Il y aura eu d'autres présidences avant nous et bien sûr, notre succès est fonction de la qualité du travail qu'elles ont fait. Plus la présidence portugaise avance, plus nous réussirons. Il y aura d'autres présidences après nous, elles nous transmettront le relais. Il faut peut-être expliquer aux auditeurs qu'une présidence, c'est six mois et qu'en l'occurrence, en plus, la présidence
Q - C'est un mauvais système
R - C'est un mauvais système et ce sera de plus en plus un mauvais système parce que, aujourd'hui, c'est six mois à quinze. Si c'est six mois à trente, cela veut dire qu'un pays comme la France présiderait l'Union une fois tous les quinze ans et cela fait partie des réformes qu'il faudra envisager à moyen terme. Mais en attendant, c'est six mois dont quatre utiles, parce que dans la présidence d'été, il y a le mois d'août et, à partir du 20 décembre Donc, il faut concentrer son action et je dirais que, effectivement, c'est sur deux terrains qu'on pourra juger cette présidence ; d'une part, le terrain de la croissance, de l'emploi, du chômage. Comment pouvons-nous accentuer ce que nous entreprenons depuis trois ans pour réorienter la construction européenne dans un sens plus volontariste, plus favorable au retour à la société de plein emploi ? Ce sont les conclusions du récent Conseil européen de Lisbonne où les Européens se sont fixés un objectif de 3 % de taux de croissance au moins pour les années à venir et le retour, dans la décennie, au plein emploi avec toute une série de mesures volontaristes, encore une fois, qui impliquent la puissance publique, qui supposent la coordination des politiques économiques. Nous allons le faire et puis, j'ajoute un certain nombre de dossiers sociétaux auxquels les Français sont, bien entendu, très attachés.
Q - Lesquels, par exemple ?
R - Je pense à la sécurité maritime après le naufrage de l'Erika, tout ce qui pourrait être fait pour renforcer
Q - Le dossier alimentaire.
R - La prévention, le contrôle, la responsabilisation des opérateurs, je pense à la sécurité alimentaire et à l'application du principe de précautions
Q - Le dopage, aussi ?
R - Absolument. Comment faire en sorte que les rapports entre le sport et l'argent deviennent plus sains dans l'Europe. Je lisais, l'autre jour, plusieurs interviews de Michel Platini, qui est maintenant conseiller du président de la Fédération internationale de football. Il a raison. L'arrêt Bosman, c'était une bonne chose mais enfin, il faut quand même que dans une équipe, il y ait au moins six nationaux. Pourquoi pas le système six plus cinq, six nationaux, cinq étrangers au maximum. Quand on voit certaines équipes anglaises, on croit rêver quand il y a dix étrangers, je ferme la parenthèse mais ce sont des dossiers que nous devons traiter pour bien marquer que l'Europe, c'est du concret.
Q - Le FC Sochaux est encore dans cette norme.
R - Le FC Sochaux n'est pas encore Arsenal ou Chelsea, il n'en a pas tout à fait les moyens, il n'en a pas encore tout à fait le niveau, non plus, bien que je l'espère - mais je serai demain au sommet de la division 2, entre Lille et Sochaux -, que Sochaux pourra encore monter dès cette année.
Q - Cela veut dire que cela va être une présidence concrète et pas seulement une suite de déclarations de bonnes intentions ?
R - C'est une présidence concrète qui doit traiter des dossiers parce que, vous savez, si l'Europe n'est pas l'Europe concrète, elle ne convaincra pas les Français. Et puis, il y a un deuxième terrain qui est, quand même disons-le, celui sur lequel on jugera la réussite ou l'échec, même si ce n'est pas celui qui est le plus grand public, c'est celui qui est politiquement déterminant, c'est la réforme des institutions européennes
Q - Finalement, le Traité d'Amsterdam était fait pour la réforme de ces institutions et cela n'a pas abouti
R - Cela n'a pas abouti, pour deux raisons à mon avis. Nous avons deux chances. La première, c'est que la prise de conscience a mûri. Au lendemain d'Amsterdam, seuls trois pays, la Belgique, l'Italie et la France expliquaient qu'il fallait réformer les institutions avant d'élargir. Et maintenant, le fait qu'on ait remis une nouvelle conférence intergouvernementale à l'ordre du jour de l'Europe signifie que tout le monde en est conscient. C'est très important et deuxièmement
Q - Il y a des pays qui ont évolué, qui ont changé de point de vue réellement ?
R - J'en viens à la deuxième chance, c'est qu'il y a une pression forte qui s'exerce sur tous. Je continue à dire : " Oui, il faut réformer avant d'élargir ". Il ne serait pas responsable de procéder à l'élargissement de l'Europe, si les institutions européennes n'étaient pas réformées. Ce n'est pas du tout quelque chose qui est contre l'élargissement. Je considère que l'élargissement est une très grande chance économique et politique et c'est un devoir pour nous de réunifier l'Europe mais en même temps ce ne serait l'intérêt de personne, ni des pays candidats pour qui ce serait un choc, ni des pays de l'Union européenne d'élargir sans réformer. Donc, nous devons absolument réformer avant d'élargir et je crois que ce sera un élément dont nous userons pendant les négociations.
Q - Quels sont les points où vous pensez qu'un accord peut aboutir ? Le nombre de commissaires ou
R - Je vois quatre thèmes, il y a les trois thèmes qui ont été laissés de côté à Amsterdam. La Commission, elle doit être moins nombreuse, fonctionner mieux, être mieux hiérarchisée ; bref, faire en sorte que cette Commission devienne, non pas un gouvernement mais un exécutif efficace
Q - Moins nombreuse mais alors qu'on élargit, comment on fait ?
R - Cela veut dire en pratique plafonner
Q - A combien ? Combien de commissaires ?
R - Au niveau actuel. C'est-à-dire que, aujourd'hui, il y a vingt commissaires pour quinze Etats ; si demain, on est trente, il faut qu'il y ait toujours vingt commissaires.
Q - Cela veut dire que la France n'en aurait qu'un, par exemple. Serait-on prêt à l'accepter ? Parce que j'imagine qu'il faut faire des concessions aussi ?
R - Vous savez à Amsterdam, la France avait proposé qu'il y ait douze commissaires et donc, nous étions prêts à faire toutes les concessions parce que notre logique à nous, c'est que le commissaire de chaque nation ne représente pas son Etat, c'est qu'il devient une émanation de l'Europe. Alors, les choses sont un peu plus complexes en pratique mais nous, nous sommes favorables au plafonnement.
Q - Cela veut dire qu'il y a aussi des Etats qui n'auraient pas de commissaires ?
R - Absolument mais de toute façon, si on passe à vingt, alors qu'on est trente, par exemple, cela veut dire qu'il y a une rotation qui est organisée et qu'il y a des moments où certains pays n'ont pas de commissaires du tout, y compris
Q - La France.
R - Le nôtre, bien sûr.
Q - Donc, c'est le programme mais le point clé le plus lisible pour l'opinion, c'est celui du mode de vote. Alors, est-ce que là-dessus concrètement, on avance ?
R - J'allais y venir, le deuxième grand thème, c'était
Q - Il y avait quatre thèmes, donc on était au premier thème, la Commission et puis, les autres thèmes
R - Le deuxième thème est effectivement pour moi le plus important. La Commission, c'est fondamental parce que c'est un élément du fonctionnement de l'Union européenne qu'on connaît mal mais qui est déterminant. Si la Commission ne fonctionne pas, l'Europe ne fonctionne pas et les critiques qui sont faites à M. Prodi sont, de ce point de vue-là, injustifiées parce qu'en réalité, c'est le système, lui-même, qui ne fonctionne plus. Le thème le plus important, c'est le vote à la majorité qualifiée et je m'explique ; aujourd'hui, la plupart des décisions dans l'Union européenne sont prises à l'unanimité. Alors, respectons les intérêts nationaux. Le problème, c'est que si on procède ainsi, il y a un risque de blocage de plus en plus important et puis, quand on passe de quinze à trente et qu'on a des nations de plus en plus hétérogènes avec des intérêts nationaux de plus en plus divers, avec aussi le problème des minorités qui émerge, cela veut dire que cela ne fonctionnerait plus. Donc, il faut
Q - Cela fait des années qu'on parle de ça, cela ne s'est jamais fait.
R - Alors, il est temps de faire ce saut. C'est pour cela que la France veut avoir un profil haut, contrairement à ce que j'ai lu dans cette CIG. Nous voulons une CIG ambitieuse parce que nous pensons que l'instant est historique et qu'à un instant historique, on ne peut pas jouer " petits bras ". Donc, il faut une extension extrêmement large du vote à la majorité qualifiée dans toutes les matières. Je crois que cela doit être le principe avec quelques exceptions. Parmi ces exceptions, il peut y avoir, par exemple les négociations commerciales internationales, chacun aura les siennes. Je souhaite que la liste des exceptions soit extrêmement restreinte et pour donner un exemple, à titre personnel mais je crois que c'est partagé par beaucoup dans l'exécutif, même si nous n'avons pas encore totalement arrêté nos positions là-dessus, je suis favorable au vote à la majorité qualifiée dans certaines matières fiscales parce qu'on voit bien qu'on ne parviendra pas à l'harmonisation fiscale
Q - Paradis fiscaux anglais
R - Absolument, voilà. Et cela, tant qu'on donne d'aucun un pouvoir de veto sur des matières comme celles-là, on voit bien que c'est le blocage pour demain. Il y a un troisième sujet, c'est ce qu'on appelle la pondération des voix au sein du Conseil, c'est très technique mais chaque pays a un certain nombre de voix au Conseil des ministres, puisqu'il arrive qu'on vote, d'autant plus qu'on vote à la majorité qualifiée. Il faut savoir qu'entre le pays le plus peuplé, l'Allemagne et le pays le moins peuplé, le Luxembourg, il y a un rapport de 1 à 200 et en terme de voix, il y a un rapport de 1 à 5.
Q - Donc, il faut revoir cela.
R - Il faut revoir cela, sans pénaliser les petits mais en même temps, en tenant compte du poids politique et démographique parce qu'il serait absurde que dans l'Europe élargie de demain, des pays comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, ensemble, avec l'Italie ou l'Espagne, soient mis en minorité par une coalition hétéroclite. Il faut quand même garder un sens, une direction et les grands pays jouent aussi ce rôle-là. Et puis, il y a un quatrième sujet qui est pour moi, je vais dire, en importance peut-être le second, qui est ce qu'on appelle les coopérations renforcées. L'Europe de demain doit être plus flexible.
L'Europe de demain à trente, on ne pourra pas tout faire ensemble. On n'aura pas des mêmes niveaux de développements, on n'aura pas des intérêts politiques exactement convergents, on ne peut pas faire toutes les politiques à plusieurs et donc, il faut aller vers ce qu'on appelait jadis, une géométrie variable ; autrement dit sur certaines politiques, quelques-uns démarrent ensemble. D'ailleurs, il faut qu'il y ait un cur, une avant-garde, les Allemands parlent d'un noyau dur. Moi, je ne suis pas pour un noyau dur institutionnalisé, je ne suis pas pour un petit traité dans le traité, je suis pour qu'on puisse, à géométrie variable, avancer sur des politiques différentes et je vais vous donner trois exemples de ce qu'on a fait en la matière
Q - L'euro
R - L'euro d'abord, nous l'avons fait à onze pour commencer, il y aura les Grecs bientôt. Si on était à quinze, si on était toujours à l'unanimité, il n'y aurait pas d'euro aujourd'hui puisque les Britanniques ont choisi un outil " out " comme on dit, c'est-à-dire de ne pas y être. Deuxième thème, l'Europe de la défense, c'était l'initiative de quelques-uns ralliés par plusieurs mais tout le monde n'est pas dans la même situation
Q - Là, il y a l'Angleterre
R - Là, il y a l'Angleterre, c'est fondamental. C'est très important parce que cela été beaucoup franco-anglais, ce qui prouve d'ailleurs, par rapport au couple franco-allemand, qu'il faut à la fois le renforcer, c'est fondamental, mais aussi introduire de nouveaux partenaires. Le troisième exemple, c'est ce qu'on appelait l'espace Schengen, qui maintenant est dans l'Union européenne, qui a été fait à sept, c'est-à-dire une politique d'immigration, de sécurité et de justice commune.
Q - Dans ce cadre-là, on peut aussi parler des politiques économiques communes, par exemple le cas de l'Airbus qui a permis de
R - C'est autre chose parce que ce n'est pas exactement une politique européenne mais je crois que l'image est juste, c'est bien de cela dont il s'agit. Il s'agit, quand nous prenons des initiatives, de pouvoir les prendre à quelques-uns parce que, ensuite, les autres rattrapent ou s'agrègent un peu selon leur volonté et pour cela, il faut rendre le processus plus facile. Alors, il y a un mécanisme qui est dans le Traité d'Amsterdam, qui s'appelle les coopérations renforcées, qui était déjà là à Maastricht. Il faut le rendre plus souple, plus aisé, faire en sorte qu'un petit nombre d'Etats, je dirais huit, puissent lancer des coopérations entre eux, sans qu'il y ait des possibilités, là aussi, de veto ou de blocage. Voilà les quatre thèmes de la CIG. Cela paraît évident mais en pratique, c'est formidablement complexe parce qu'on voit des oppositions d'intérêt entre les supposés et les supposés petits Etats, entre ceux qui sont des intégrateurs et ceux qui le sont moins, ceux qui sont très favorables à leurs intérêts nationaux et ceux qui sont le moins, les neutres et les autres.
Q - A partir de quel moment on pourra dire que la présidence française a été réussie, parce que, effectivement, vous avez une ambition mais un jour, vous aviez dit, " on aura une présidence modeste, tout en étant ambitieux ", donc à partir de quel moment on pourra dire que la France a réussi parce que les quatre points ne seront certainement pas acceptés
R - Ah non, moi, je ne suis pas du tout pour signer à Nice ou pour décider d'un traité au rabais
Q - Juste pour nos auditeurs, qui clôturera la présidence française.
R - Absolument, c'est le conseil européen de fin d'année. Vous savez, les opinions évoluent, y compris la mienne et j'ai acquis la certitude, à y réfléchir beaucoup, que l'Union européenne aujourd'hui était dans une situation suffisamment difficile pour qu'on soit extraordinairement exigeants sur la CIG et je pense qu'il faut que nous élevions nos exigences, que nous élevions nos standards. On ne peut pas se permettre de jouer " petits bras " ; encore une fois, une CIG médiocre, un mauvais traité, une cote mal taillée, accepter finalement ce que nous avons refusé à Amsterdam, cela déboucherait sur une autre forme de crise
Q - Cela veut dire que
R - Ou alors qui ne fonctionnerait pas.
Q - Vous allez prendre votre bâton de pèlerin, là pendant les six mois et aller de capitale en capitale avec le président de la République
R - Oui, oui
Q - Avec le Premier ministre ?
R - Le président de la République va faire ses tournées, je ne sais pas s'il en fera une ou deux. Traditionnellement, il y a une tournée du président de la République avant chaque Conseil européen. Il y en aura deux sous la présidence française. Avec Hubert Védrine, nous allons participer à tout cela et personnellement, je me consacrerai davantage encore à la CIG puisque je serai à ce niveau de négociations. Il faut convaincre et il faudra convaincre avec à la fois, je le répète, exigence et fermeté. La présidence française sera exigeante et ferme. Sur la CIG, elle ne sera pas laxiste. Elle peut être modeste dans son comportement, elle ne doit pas être modeste dans ses ambitions.
Q - Sur la coopération renforcée dont vous parliez tout à l'heure, est-ce qu'une réforme fiscale au niveau européen pourrait commencer à se faire de cette façon, d'abord un petit groupe de pays puisque c'est une des questions qui a été soulevée récemment autour de Laetitia Casta mais le problème est plus global que cela. Cela servirait à quoi de faire une réforme fiscale en France, si on ne la fait pas avec les voisins ?
R - Les coopérations renforcées dans mon esprit, sont pour les nouvelles politiques, elles ne sont pas pour les politiques communautaires actuelles parce que si, sur les politiques communes actuelles, on commence à faire des coopérations renforcées ; alors à ce moment-là, c'est l'inverse. Des coopérations renforcées, cela consiste à partir à quelques-uns, quitte à ce que les autres s'agrègent. Si on fait l'inverse, c'est-à-dire si on part des politiques communes et qu'on les restreint à quelques-unes, alors, à ce moment-là, on désagrège l'Union européenne et cela veut dire que toutes les politiques qui sont à l'heure actuelle dans le traité, qui sont communautaires, qui sont ce qu'on appelle l'acquis communautaire, doivent rester communes.
Q - Mais pour l'instant, la réforme fiscale, il y a encore beaucoup de chemin à faire.
R - On peut toujours l'envisager mais honnêtement, à ce moment-là, cela voudrait dire qu'il y aurait un geste de défiance vis-à-vis de la Grande-Bretagne, qui aurait bloqué le système définitivement, ce ne serait pas une coopération renforcée. Ce serait une décision à quatorze, ce n'est pas la même chose. Une coopération renforcée, c'est fait pour construire, pas pour lever des blocages.
Q - Toujours sur la coopération renforcée mais dans un autre domaine, une question de Francis Laffont.
Q - Est-ce que durant cette présidence française, il y aura encore une exception autrichienne ou une banalisation totale du cas autrichien qui a un gouvernement auquel participe l'extrême-droite ?
R - Il ne peut pas y avoir de banalisation ; d'ailleurs, vous savez, tous les jours
Q - Mais on a plutôt l'impression que c'est ce qui est en train de se passer aujourd'hui.
R - Non pas du tout. Là-dessus, je peux vous dire ce qu'est l'attitude de la France, ce que sera l'attitude de la France. Nous considérons depuis le départ que cette coalition n'est pas une bonne chose parce que les conservateurs, qui sont un parti traditionnellement européen et avec lesquels nous avons très bien travaillé, c'est vrai qu'on voit souvent M. Schüssel et moi échanger, par voie de presse, des positions extrêmement fermes. C'est un homme que je connais bien, avec qui j'ai bien travaillé quand il était dans une autre coalition. Mais là, ils se sont alliés avec un parti qui ne partage pas les valeurs fondamentales de l'Union européenne, qui est un parti qui n'a pas renié le parti nazi et tous les jours, je vois des motifs pour ne pas regretter notre attitude de fermeté. Quand je vois le ministre des Finances, appartenant au parti de M. Haider, expliquer que l'Autriche doit suspendre ses paiements à l'Union européenne, quand je vois M. Haider, lui-même, déclarer comme il l'a fait, que la question pour l'Autriche de quitter l'Union européenne est désormais posée, je me dis qu'on ne peut pas travailler dans la durée avec ces gens-là et je pense que dans la durée, en Autriche, cette coalition ne peut pas tenir parce que les conservateurs vont se trouver dans une double dynamique néfaste. Première dynamique, c'est celle de la contradiction. Ils sont tous les jours en train de contredire ce que dit M. Haider ou les ministres de son gouvernement et deuxième contradiction ou deuxième dynamique, c'est celle de la surenchère. Pour ne pas se laisser déborder en politique interne, ils sont eux-mêmes amenés à prendre des positions peu européennes, qui sont en contradiction avec ce que devraient être leurs convictions profondes. Et donc, il ne faut pas harceler l'Autriche, il faut rester dans notre attitude actuelle de très grande fermeté. C'est en tout cas ma position.
Q - Sur l'Autriche et même maintenant sur l'Italie aussi parce que Berlusconi vient de remporter les élections régionales avec l'extrême-droite. Est-ce qu'il ne reste pas à d'Alema à démissionner ? Est-ce qu'il ne risque pas d'y avoir le même problème en Italie et puis dans d'autres pays ? On a l'impression qu'il y a vraiment une montée en puissance de l'extrême-droite en Europe, après une majorité sociale-démocrate.
Q - Retour de balancier vers la droite et vers le libéralisme.
Q - Donc, à chaque fois, est-ce qu'on exclut
R - Ne confondez pas tout cela. Je veux dire que s'il y a un retour de balancier vers la droite et le libéralisme, j'allais dire que c'est la vie politique, démocratique.
Q - C'est l'alternance
R - C'est l'alternance et je veux dire, on peut tout à fait accepter cela.
Q - Oui mais là, en Italie, il y a aussi alliance avec l'extrême-droite
R - Non, je disais, ne confondons pas parce que je distingue là, les deux problèmes. Ecoutez ; s'il y a eu une vague de droite dans les années 80, qui était une vague libérale, il y a eu dans les années 90 une vague sociale-démocrate dont je pense qu'elle est toujours la réponse aux problèmes de la société européenne. Si un jour, le plus tard possible, il y a une autre vague et qu'elle est libérale ou de droite, de centre droit, c'est la vie mais
Q - Mais ce n'est pas quand même une vague d'associations de la droite traditionnelle avec l'extrême-droite pour revenir au pouvoir
R - J'allais y venir, il y a deux phénomènes. Il y a d'abord un phénomène qui est un peu préoccupant pour les droites, qui est une mutation des droites. Quand on regarde, par exemple, ce qui se passe au Parlement européen de Strasbourg, on s'aperçoit que le PPE, le parti populaire européen, n'est plus ce qu'il était ; autrement dit, il a longtemps été dominé par des démocrates chrétiens très pro-européens ; désormais, il est dominé par des conservateurs qui sont peu européens, qu'ils soient anglais, même la CDU allemande fait une évolution qui n'est pas totalement rassurante de ce point de vue-là. Il y a donc un changement de nature et ce n'est pas seulement moi qui le dit, quelqu'un comme Jean-Louis Bourlanges ou même François Bayrou observent cela et cela les inquiète. Par exemple, sur l'Autriche, il y a eu une fracture au sein du PPE, entre ceux qui étaient partisans de la fermeté et ceux qui étaient partisans de davantage de compromission. Et puis, la deuxième chose, c'est vrai qu'il y a des alliances qui se nouent avec l'extrême-droite. Moi, ce qui me préoccupe en Italie ; d'abord, première chose, en Italie il faut calmer le jeu, la coalition a essuyé une défaite dans les élections régionales, pas dans des élections nationales, qui sont prévues
Q - Mais en France, on ne démissionne pas pour autant.
R - Non, en France, on ne démissionne pas pour autant, parce qu'on respecte les rites de la démocratie.
Q - Ou on ne respecte pas le suffrage universel, c'est comme on veut.
R - Si mais le suffrage universel, c'est que chaque mandat est élu pour sa durée. Imaginez un maire, par exemple, qui démissionnerait parce que dans sa ville, ses partisans perdent législatives, cantonales, etc., etc.
Q - C'est vrai.
R - On n'aurait pas de stabilité du tout, donc. La logique, c'est qu'ils poursuivent, sans M. d'Alema qui a de façon très digne tiré les conséquences d'une défaite qu'il s'est attribuée personnellement parce qu'il s'était beaucoup investi. Mais si d'aventure, et à un moment donné, devait arriver au pouvoir une nouvelle coalition, il faudrait l'examiner, oui, c'est vrai.
Q - M. Fini ?
R - M. Umberto Bossi, le patron de la Ligue, la Lega, qui est un parti régionaliste avec des tendances xénophobes, M. Gianfranco Fini, l'alliance nationale, il a longtemps été le patron du MSI mais il a
Q - Il a été à Canossa
Q - A-t-il vraiment évolué ?
R - Bien sûr qu'il a évolué, je veux dire, je le dis, encore une fois sans aucune sympathie et cela me serait extrêmement difficile de me trouver dans cette situation-là mais on peut dire au moins que par rapport au parti de M. Haider, le parti de M. Fini a eu une attitude claire. Cela ne me le rend pas sympathique, qu'on comprenne et puis, il est aussi allié dans ces élections régionales avec ceux qui restent du MSI, avec la vraie extrême-droite. Tout cela pourrait poser, le moment venu tout cela pourrait poser des problèmes.
Q - Cela veut dire que la jurisprudence autrichienne pourrait
R - Je ne fais pas de politique fiction et je viens de m'exprimer là-dessus. Je dis que l'alliance de M. Berlusconi avec des partis xénophobes et d'extrême-droite poserait - et je crois que ce n'est pas pour maintenant - un problème également à l'Union européenne, c'est vrai. ()./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2000)
Extraits de l'entretien avec France - Culture le 26 avril 2000
Q - Un mot sur la Charte européenne des droits fondamentaux qui est actuellement en gestation. Comment va-t-elle s'articuler avec la Convention européenne des Droits de l'Homme, qui, d'ailleurs, permet déjà de s'adresser à la Cour de Strasbourg.
R - La Convention européenne des Droits de l'Homme est un grand texte, mais elle concerne par définition le Conseil de l'Europe, c'est-à-dire la grande Europe, celle qui fait aujourd'hui 40 pays dont la Russie. Nous pensons que nous avons besoin, en Europe, d'un texte plus spécifique, parce que nous sommes 15, nous serons sans doute un jour 25 ou 30, mais enfin nous sommes 15 avec les droits plus avancés. Des droits qui peuvent être des droits comme la liberté et l'égalité, mais aussi des droits
Q - Ce sont des grands principes.
R - des droits de la citoyenneté, le droit de vote, par exemple des ressortissants de l'Union européenne aux élections. C'est très important, et puis aussi des droits économiques et sociaux, le droit au logement, le droit à l'éducation, aussi peut-être le droit à la bioéthique. Je crois que c'est quelque chose qu'on doit pouvoir introduire, une génération de nouveaux droits dans les droits européens, le droit de grève, le droit à un salaire minimum etc. et donc ce texte sera plus avancé que la Convention européenne des Droits de l'Homme. En même temps, il doit être bien articulé avec la Convention européenne des Droits de l'Homme, faire en sorte qu'il n'y ait pas de contradictions. Je crois qu'il y a une solution simple du point de vue juridique, c'est que lorsqu'un droit est, si j'ose dire, importé de la Convention européenne des Droits de l'Homme dans la Charte qui concerne l'Union européenne, il faudra qu'il soit rédigé dans les mêmes conditions, de façon à ce que le justiciable, parce que c'est de cela qu'il s'agit, n'ait pas affaire à des contradictions de juridictions entre la Cour de Luxembourg, la Cour européenne, et la Cour de Strasbourg, la Cour européenne des Droits de l'Homme. voilà ce à quoi nous travaillons.
Q - L'Autriche continue de demander la levée des sanctions de ses 14 collègues européens à la suite de l'entrée au gouvernement du parti de Jörg Haider, quelle est votre position aujourd'hui ?
R - Nous ne devons absolument pas nous résigner à une quelconque banalisation de cette situation, parce que cette situation contrevient à ce que sont les valeurs de l'Union européenne. L'alliance entre un parti conservateur, tout à fait européen, classique, connu, et un parti xénophobe qui n'a pas fait le clair sur le nazisme, n'est pas quelque chose que nous pouvons accepter. De la même façon, d'ailleurs, je me préoccupe d'une évolution générale des droites en Europe, qui sont de moins en moins européennes et qui sont parfois enclines à accepter des alliances avec l'extrême droite. Mais c'est un autre sujet. Aujourd'hui il faut maintenir la pression sur l'Autriche, les sanctions, toutes les sanctions, rien que les sanctions, car nous ne devons pas non plus exclure le peuple autrichien de l'Europe à laquelle il appartient.
()./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2000)
Entretien avec "FRANCE INTER" le 26 avril 2000
Q - La France prendra dans un petit peu moins de deux mois la présidence de l'Union européenne. Quelle sera l'influence des choix économiques plutôt libéraux - quand ils ne sont pas résolument libéraux - de la majorité des membres de l'Union sur le débat français concernant les nouvelles régulations économiques ? Dans l'espace économique européen une politique économique peut-elle encore être décidée et appliquée dans une logique nationale ? Est-ce que le récent Sommet de Lisbonne n'a pas déjà répondu au débat français sur les régulations économiques ?
R - Je ne crois pas. C'est vrai que nous avons fait le choix de nous rapprocher économiquement les uns les autres depuis maintenant une dizaine d'années. Quand on a adopté le principe de la monnaie unique, adopté des critères de finances publiques, nous nous sommes bien dit que nous allions avoir des politiques qui étaient comparables de ce point de vue-là. D'ailleurs, les engagements budgétaires de la France sont compris dans un programme pluriannuel de finances publiques qui est remis à Bruxelles et que l'on sait nous rappeler à l'occasion, même si c'est parfois de façon injuste. Et puis, depuis la fin des années 1990, on est entré dans une autre phase : la croissance est revenue, l'objectif n'est plus de lutter contre la crise mais de revenir au plein-emploi. Et il y a une démarche qui, c'est vrai, est plus libérale par certains aspects mais qui est aussi plus volontariste par beaucoup d'autres. La lecture que je fais de Lisbonne est plus contrastée que cela. C'est vrai qu'il y a eu des aspects libéraux - que nous avons d'ailleurs en partie combattus : sur la libéralisation des services publics qui n'est pas, pour nous, une priorité dans certains secteurs, je pense à l'énergie et aux transports -, mais c'est vrai qu'il y a l'affirmation d'objectifs politiques volontaristes : 3 % de croissance au moins, le retour au plein-emploi, l'équipement de chaque école à Internet, la volonté de mettre sur place et sur pied un agenda social ou un espace européen de la recherche. Tout cela fait que j'aurai envie de décrire la situation de l'économie européenne de la façon suivante : nous avons une communauté d'objectifs. Cet objectif est le retour au plein-emploi. Mais en même temps, il demeure une liberté de moyens pour chaque Etat, chaque nation. Et la politique économique que nous suivons par exemple en France n'est pas la même que celle que suivait le gouvernement d'Alema en Italie, le gouvernement Aznar en Espagne ou le gouvernement Blair en Grande-Bretagne. Donc nous avons encore des marges de manuvre à l'intérieur d'un objectif qui est commun aux Européens et avec des disciplines que nous partageons.
Q - Serait-ce caricatural de dire que deux projets vont se regarder, même se confronter : un projet à la Blair, qui est quand même plus libéral, un projet à la Jospin, qui est quand même plus social ? Il y a tout le projet européen qui est inscrit dans ce débat-là. Y compris ce qui se passe à l'Assemblée aujourd'hui d'ailleurs.
R - Il y a des différences entre Blair et Jospin et en même temps, il y a toujours cette communauté d'objectifs. Vous parliez d'une Europe libérale. N'oublions quand même pas qu'elle est dirigée encore pour l'essentiel par des partis sociaux-démocrates qui tiennent compte du fait que nous sommes dans une économie de marché mondialisée, donc qui s'adaptent au réel mais qui, en même temps, ont toujours la volonté de transformer les sociétés et de parvenir à une forte cohésion sociale. Moi, je serai plus nuancé que cela. Je ne dirai pas qu'il y a d'un côté un blairisme libéral et de l'autre côté un Jospin qui serait arc-bouté sur des certitudes archaïques. Pas du tout. Il y a un modèle qui est un modèle de cohésion sociale, d'une Europe sociale mais d'une Europe sociale dans le marché.
Q - Mais cette Europe on voit bien qu'elle se cherche et qu'elle a un petit peu de mal à se trouver dans ces différents projets. Est-ce ainsi que vous expliqueriez la remontée de la droite en Europe ? Certains se demandent s'il n'y a pas un mouvement de balancier qui est amorcé.
R - C'est vrai qu'il y a deux phénomènes. D'une part, un phénomène d'inquiétude par rapport à l'Europe qui est d'ailleurs justifié par un certain nombre d'évolutions qu'il nous faut maîtriser. Je pense notamment aux évolutions institutionnelles. C'est vrai que la Commission est en crise. On parle beaucoup de son président. Mais son président fait ce qu'il peut avec une institution qui est en difficulté. Le Conseil des ministres ne fonctionne pas suffisamment bien parce qu'il est notamment un peu paralysé par la règle de l'unanimité. Le Parlement européen cherche sa voie. Parfois il avance beaucoup sur des domaines où il ne devrait pas et parfois pas suffisamment sur les domaines où il devrait. Les Européens perçoivent cela. Et puis, il y a le grand défi de l'élargissement. C'est cela je crois, qui explique en partie les craintes d'aujourd'hui. L'élargissement n'est pas encore devenu un projet commun pour les Européens. Il n'est pas - un sondage récent le prouve - un projet pour les Français. Donc, ces craintes d'une ouverture encore supplémentaire de l'Europe, je crois que c'est ce qui explique certains phénomènes de repli. La remontée de la droite peut être expliquée en partie par cela ; en partie aussi par le retour du balancier qui se produit parfois dans les démocraties, même si encore une fois tout cela doit encore être apprécié avec prudence. Je pense que la social-démocratie, le mouvement socialiste reste fort, très fort en Europe.
Q - La social-démocratie se cherche, elle aussi. C'est normal, on ne fait pas l'Europe d'un coup de baguette magique. N'empêche que tout le monde s'interroge et on finit par se demander si les intérêts nationaux ne sont pas en train de reprendre le pas sur les enjeux européens. Comment attirer les chefs d'entreprise, comment attirer les implantations et les capitaux, chacun chez soi en Europe ? N'y a-t-il pas un retour de ces tentations-là ?
R - C'est vrai que si on se retourne vers les droites européennes, on s'aperçoit qu'il y a une évolution qui est pour moi assez préoccupante et qui est double : d'abord, ces droites sont moins européennes qu'elles ne l'étaient hier. Elles ne sont pas dominées comme elles l'étaient par les partis chrétiens-démocrates - ce n'est pas moi qui le dit mais c'est quelqu'un comme Jean-Louis Bourlanges qui est lui-même un chrétien-démocrate. Il n'y a plus de domination des centristes dans les droites européennes. Et deuxièmement, il y a la tentation qui est forte de s'allier avec des extrêmes. Il y a le cas autrichien, mais il y aussi ce qui s'est passé en Italie aux élections régionales où M. Berlusconi a été chercher des voix du côté de la Ligue qui est quand même un parti nationaliste parfois xénophobe, voire du côté des anciens fascistes. Donc, tout cela est un challenge, pas seulement pour les gauches mais pour l'Europe elle-même. Comment articuler un projet qui soit un projet commun - et on vient de voir à l'instant qu'il était capable de très brillants succès y compris en matière industrielle - et respecter les nations parce que l'Europe ne doit pas s'opposer aux nations ? Vous parliez tout à l'heure du débat entre Blair et Jospin. Je dirais que c'est peut-être là qu'on trouve des différences et que nous respectons les nations. Nous avons un projet qui est à la fois très européen - peut-être plus que celui de Tony Blair parce que nous sommes un pays fondateur de l'Union, parce que nous sommes un pays membre de l'euro, ce que la Grande-Bretagne n'est pas -, mais en même temps, chacun trouve sa propre voie. Je pense que si on avait l'idée d'un modèle européen qui homogénéise, qui vienne par dessus les nations, qui les contredise, alors on aurait un reflux anti-européen que nous devons combattre. Donc, il faut bâtir l'Europe, mais il faut respecter les nations. Il faut certes avoir des objectifs communs. Il faut avoir des politiques communes de plus en plus fortes. Il faut avoir un horizon commun. Et, pour moi, c'est bien cette Europe réunifiée. En même temps, il faut être capable de définir des politiques nationales qui sont conformes à ce que nous souhaitons les uns et les autres pour nos pays. En l'occurrence nous, pour la France.
Q - L'euro : est-ce que vous êtes inquiet de sa plongée ? 25 % de perte par rapport à son entrée en service. C'est pas mal quand même ?
R - Je crois qu'il faut surtout parler dans la période d'une certaine montée du dollar. Je crois que c'est cela le phénomène plus que la baisse de l'euro. Mais moi, j'ai confiance dans l'euro.
Q - Le fait que les croissances européenne et américaine ne soient pas au même niveau expliquerait cela ?
R - Pas seulement. Il y a des phénomènes spéculatifs qui existent ou des phénomènes psychologiques parce que l'économie est beaucoup due à des phénomènes psychologiques. Mais j'ai confiance dans l'euro. Je crois, comme on dit, dans son potentiel d'appréciation. Moi, ce qui me préoccupe du côté de l'euro, ce n'est pas exactement la même chose. C'est comment nous allons faire en sorte de nous préparer quotidiennement à l'avoir dans la poche dans finalement peu de temps en ce début 2002. C'est la priorité de travail que nous devons avoir, et qui doit être la nôtre, notamment dans le cadre de la présidence française et non l'ajustement de la politique monétaire qui, je le rappelle, est du domaine de la Banque centrale européenne.
Q - Quel contenu souhaitez-vous donner à cette présidence française ? Quel sera l'objectif majeur, parce que la question de l'élargissement inquiète beaucoup de gens - on le voit bien aussi dans les sondages.
R - Il y aura deux axes. Il y aura d'abord celui dont on vient de parler depuis le début de cette émission qui est : comment faire en sorte que nous allions vers une Europe de la croissance, du retour au plein-emploi qui traite des questions sociétales ou sociales importantes comme la sécurité maritime, la sécurité alimentaire, le sport et l'argent, dont on voit les dégâts ? Et puis il y a un deuxième axe qui est sans doute le plus délicat même s'il est moins grand public qui est : comment préparer une Europe politique dans le cadre de la réunification de l'Europe ? C'est tout ce qui concerne les réformes institutionnelles. J'y insiste une seconde. Parce que si on n'est pas capable de réformer nos institutions, de retrouver un système politique qui marche alors l'Europe se diluera dans l'élargissement. Elle ne sera plus grand-chose. Et là, il y a un défi qui est fondamental et je crois que la présidence française doit aborder ce défi avec des exigences hautes, avec beaucoup de fermeté parce qu'il faut dire aux uns et aux autres : "Ces réformes sont indispensables, elles doivent être conduites maintenant avant l'élargissement." L'élargissement dont nous allons poursuivre les négociations tout en avançant dans la mise en place de l'Europe de la défense. Voilà les deux axes : une Europe qui reconquiert le plein-emploi et une Europe qui retrouve un système politique qui fonctionne pour se préparer au grand défi des quinze prochaines années qui est l'élargissement. Les sondages prouvent que les Français par exemple ne sont pas encore convaincus de la pertinence de cet élargissement qui est pourtant nécessaire après la chute du bloc soviétique.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 avril 2000)