Discours de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, sur le bilan d'un an de l'application de la loi sur la présomption d'innocence et les droits des victimes, les moyens pour mettre en oeuvre les réformes prévues par cette loi, la garde à vue et le rapport Dray sur les améliorations à apporter dans l'application de la loi, Paris, le 16 janvier 2002.

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Circonstance : Clôture du colloque "la présomption d'innocence et les droits des victimes" - Conférence des bâtonniers, à l'Assemblée nationale, Paris, le 16 janvier 2002

Texte intégral

Monsieur le Président de la conférence des Bâtonniers
Madame la vice-présidente de l'Assemblée nationale, chère Christine LAZERGES
Monsieur le Président LARCHÉ
Mesdames et messieurs les parlementaires,
Mesdames et messieurs les magistrats,
Mesdames et messieurs les Bâtonniers et membres du barreau
Mesdames et messieurs,
Il y a presque un an, jour pour jour, je répondais à l'invitation de la Conférence des Bâtonniers et de son président à m'exprimer, en tant que garde des sceaux et ministre de la justice, sur les sujets qui faisaient l'actualité d'alors.
En réponse aux questions pressantes qui m'avaient été adressées sur la mise en place de la loi du 15 juin 2000, j'avais répondu que je m'engageai à en faire un bilan complet, un an plus tard, et à examiner si oui ou non des évolutions étaient nécessaires. J'avais alors dit combien il me semblait impératif que ces évolutions soient portées par l'expérience et non dictées par la surenchère.
C'est pourquoi je salue l'initiative judicieuse de la conférence des Bâtonniers qui a organisé ce colloque. J'y suis d'autant plus sensible qu'elle me permet de répondre à ce rendez-vous que nous avions pris, il y a tout juste un an.
Bien que cette journée ait été fixée de longue date, il faut bien convenir qu'elle vient fort à propos, dans un contexte d'actualité " brûlante ". Mais aussi parce qu'elle n'a pas été pensée par rapport à la seule actualité, elle oblige à placer nos échanges sur le ton de la sérénité constructive plutôt que celui de la vaine polémique.
Dans ce contexte d'ajustement législatif, la participation active de parlementaires à vos travaux est une excellente chose car elle ne peut que les éclairer et les enrichir. C'est pourquoi je me réjouis particulièrement que Christine LAZERGES, rapporteure du texte devenu la loi du 15 juin 2000 et vice-présidente de l'Assemblée nationale ainsi que M. le président LARCHE aient pu vous faire bénéficier de leur témoignage.
L'un et l'autre ont pris une très grande part dans l'élaboration de ce texte et je veux ici leur rendre hommage, en y associant bien sûr la garde des sceaux qui a préparé et soutenu le projet de loi, Elisabeth GUIGOU. Je remercie Christine Lazerges pour avoir, dans la continuité de son investissement personnel sur ce projet de loi, travaillé, dans le cadre de la mission d'information mise en place par l'Assemblée nationale en mars 2001, à évaluer les conditions de son application.
Plus généralement, je salue tous les intervenants de cette journée. Qu'ils soient avocats, magistrats, fonctionnaires de police ou militaires de la gendarmerie, tous ont mis en pratique ce texte essentiel et le font vivre. Cette expérience factuelle, quoditienne, leur a permis de formuler des observations et d'avoir un avis légitime et pertinent sur la loi du 15 juin 2000. Il faut donc les écouter avec la plus grande attention car ils sont les premiers témoins de la réalité nouvelle issue de la mise en uvre de cette loi.
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Chacun sait les polémiques auxquelles elle a donné lieu, y compris, assez curieusement, de la part de personnes qui se sont initialement déclarées favorables au texte, ou qui, bien souvent, trouvaient qu'il n'allait pas assez loin.
Ces polémiques, je les crois finalement de faible intérêt, car elles sont le plus souvent guidées par des arrière-pensées assez faciles à déchiffrer.
Ce qui m'intéresse ici, c'est que la catastrophe annoncée ne s'est pas produite. Il fut un temps où l'expression "bogue judiciaire" a fait florès ... et puis le bogue n'a pas eu lieu.
Certes il y a eu des difficultés, des ajustements, qui ont nécessité la loi du 30 décembre 2000 sur la proposition de Michel DREYFUS-SCHMIDT et qui m'ont conduite, par deux fois, à décider d'une mission d'évaluation du dispositif mis en place. J'ai d'ailleurs, sans hésitation, rendu publics les rapports de l'inspection générale des services judiciaires que j'avais saisie à cet effet.
Malgré les incidents de parcours somme toute assez habituels dans les premiers moments de la vie d'un texte, il reste que la loi du 15 juin 2000 est et demeure un texte fondamental pour les libertés, pour la justice et l'équité et qu'il faut savoir être fiers que son introduction dans notre droit.
Nous devons accepter de le voir confronté aux réalités du terrain et en tirer leçon, sans pour autant dénigrer l'essence même de ce qui a été voulu par tous, politiques, législateurs et acteurs du monde judiciaire.
1.
Mais compte tenu de la confusion qui a cours ces temps-ci quand il s'agit de ce texte, je ferai un rapide retour en arrière sur sa genèse comme sur notre action depuis un an et demi, avant d'aborder les perspectives, sur lesquelles je sais que je suis "attendue".
1.1 Je n'insisterai pas sur les progrès apportés par la loi du 15 juin 2000 qu'il s'agisse des dispositions figurant dans le projet initial ou des améliorations considérables apportées par les débats parlementaires.
Elisabeth GUIGOU disait à juste titre que ce texte aurait pu donner lieu à quatre grandes lois, sur la réforme de la procédure pénale, sur le renforcement des droits des victimes, sur la création d'un recours contre les décisions des cours d'assises et sur la juridictionnalisation de l'application des peines.
Aujourd'hui, je n'entends personne, même parmi les nouveaux adversaires déclarés de la loi, demander que l'on revienne sur les grands équilibres ainsi définis.
Qui oserait réclamer que l'on revienne sur la garantie apportée par la nécessité d'un accord de deux juges pour prononcer ou prolonger une détention provisoire ? Je n'imagine pas que l'on renonce désormais à ce double regard du juge d'instruction et du juge des libertés et de la détention. A cet égard, les partisans d'une décision collégiale, consommatrice d'ailleurs de plus de temps et de moyens, ne sont manifestement pas au fait de la loi pour proposer ce qui, au fond, existe déjà.
Qui oserait réclamer que l'on revienne sur le renforcement de la présence de l'avocat au cours de la garde à vue ? Souvenons-nous que les réticences avaient été plus vives encore lors de l'entrée en vigueur de la loi du 4 janvier 1993. N'oublions pas non plus qu'il y a plus d'un siècle, le même type de polémique avait lieu à propos de la présence de l'avocat dans le cabinet du juge d'instruction alors qu'aujourd'hui cette présence semble aller de soi.
Les praticiens comme les commentateurs ont besoin de mémoire.
Qui oserait réclamer que l'on revienne
- sur le recours contre les décisions des cours d'assises ?
- sur le renforcement des droits des victimes ?
- sur l'élargissement des conditions d'octroi de la libération conditionnelle et d'uvrer, ainsi, à prévenir la récidive ?
1.2 Je veux aussi rappeler que le Gouvernement avait prévu des moyens pour mettre en uvre les réformes prévus au projet initial qui comptait 40 articles.
C'est ainsi qu'étaient déjà créés 108 postes de juge des libertés et de la détention, ainsi que 96 emplois de greffiers devant accompagner la réforme.
Le Gouvernement ne pouvait évidemment budgéter par avance les réformes issues des débats parlementaires lesquels ont donné naissance au texte de 142 articles que vous connaissez.
Ces moyens supplémentaires ont bien sûr été pris, et ce dès le budget 2001.
Enfin, il faut que vous sachiez que notre accompagnement a été constant.
La loi a été votée le 30 mai 2000. Dès le lendemain, 31 mai 2000, nous diffusions la 1ère circulaire d'application. C'était un tour de force, je peux vous l'assurer.
Plus encore, l'ensemble des décrets et circulaires, discutés avec les ministères de l'intérieur et de la défense, a été publié en décembre 2000.
Au final, au prix d'un effort considérable de tous, chancellerie, juridictions, barreaux, services de police et de gendarmerie, l'entrée en vigueur du dispositif s'est passé plutôt harmonieusement.
Je ne serai pas complète dans mon exposé si je ne mentionnais pas les structures mises en place, très tôt, à l'initiative de mon ministère, pour accompagner la mise en uvre de la loi. Je citerai deux exemples pour l'illustrer : le "comité de suivi de la loi" mis en place dès juin 2000 qui associait des praticiens, magistrats, greffiers et, ponctuellement, des avocats. Il a beaucoup et bien travaillé.
Nous avons également mobilisé les diverses directions de la chancellerie au sein d'un Acomité permanent de la loi du 15 juin 2000", dont les travaux ont également facilité l'application pratique de la loi.
Si nous avons déployé tous ces moyens, toute cette énergie, c'est parce que nous savions que la loi du 15 juin 2000 n'était pas un texte anodin et que nous avions l'obligation de réussir. Nous savions qu'il impliquait, comme le décrit si bien Christine LAZERGES dans son rapport intitulé " une chance pour la justice ", les " efforts d'adaptation que suppose un texte de cet ampleur ".
En ce sens, il nous a d'ailleurs permis de mesurer l'aptitude au changement de certaines de nos institutions autant que celle des hommes.
A titre d'illustration, je crois très éclairante la discussion que l'on a vu naître à propos de la garde à vue des témoins.
La garde à vue, concrètement, c'est une mesure qui permet de retenir une personne en geôle dans un local de police ou de gendarmerie, après l'avoir fouillée à corps. C'est une mesure immédiate de privation de liberté. Pour ces raisons inhérentes à sa réalité, elle ne doit s'appliquer qu'aux suspects.
Peut-on accepter de soumettre à ce traitement un simple témoin, qui n'a rien commis de délictueux ?
Vous connaissez la réponse de la Convention européenne de sauvegarde des libertés fondamentales et des droits de l'homme. Vous pouvez imaginer la mienne.
Mais je ne suis pas la seule à penser que ce n'est pas acceptable. Déjà, en 1993, la garde à vue des témoins avait été supprimée en enquête préliminaire. Ce qui m'interroge, c'est plutôt qu'on oublie souvent dans le débat d'en faire état ; alors que cela ne soulève pas de difficulté particulière.
Pourquoi confond-on aussi facilement un témoin dont les déclarations peuvent éclairer la justice avec une personne contre laquelle il est en réalité possible de retenir des indices et qui peut donc être placée en garde à vue ?
Au bout du compte, des objections justifiées et des réactions de rejet parfois peu rationnelles se sont en quelque sorte mutuellement confortées.
Elles ont été utilisées pour tenter de donner de la loi une image négative qu'elle ne méritait pas : quand quelques difficultés sont apparues, pouvant effectivement justifier une intervention législative, d'aucuns ont honteusement désigné la loi comme "faite pour les voyous".
Que n'a-t-on dit sur ce fameux droit au silence qui existe pourtant dans notre pays depuis des siècles, dont la notification par le juge d'instruction ne soulève aucune difficulté et dont la notification par les enquêteurs est prévue dans la plupart des Etats d'Europe !
On a ainsi fait jouer à la loi du 15 juin 2000 un rôle très immérité de bouc émissaire d'erreurs d'appréciation ou, surtout, de retards budgétaires de notre justice auxquels le Gouvernement porte remède depuis 1997.
Face à ce texte, nous devons avoir le souci de la vérité. Ne pas reconnaître les blocages réels, c'est le mettre en échec.
C'est pourquoi j'avais décidé, en décembre 2000, de proposer au Parlement de différer une partie des dispositions de la réforme de l'application des peines.
C'est pourquoi aussi, pour éviter des charges supplémentaires pour les services d'enquête, le Gouvernement n'envisage pas d'étendre cette année l'enregistrement audiovisuel des auditions des personnes majeures gardées à vue.
Enfin, toujours par souci de sincérité, nous avons fait face à une réalité : les difficultés que rencontraient les services d'enquête dans l'application de cette loi.
Plus exactement, en ce qui concerne l'efficacité des enquêtes, les services de police et de gendarmerie ont fait part de l'obstacle que représente à leur avis l'accumulation des tâches à accomplir dans les premières heures de la garde à vue.
Le Premier ministre a tenu compte de cette position en désignant Julien DRAY à fin qu'il propose des améliorations sur ce point dans l'application de la loi.
Tenant compte des préconisations de ce rapport, le Gouvernement soutient les ajustements contenus dans la proposition de loi déposée par le groupe socialiste et qui clarifie les conditions d'application de la loi au moyen d'une circulaire.
Les ajustements législatifs, le Premier ministre l'a dit devant l'Assemblée Nationale, n'ont pas pour objet de remettre en question l'esprit de ce texte.
Ils ne visent ni la judiciarisation des peines, ni les droits des victimes et ne concernent que très ponctuellement la procédure pénale.
Ces ajustements ont pour objet de faciliter la mise en uvre de la loi par les services de police et de gendarmerie et portent sur la définition des raisons qui peuvent conduire à placer une personne en garde à vue, les diligences des services d'enquête en début de garde à vue, les conditions de placement en détention provisoire et la possibilité pour le parquet de faire appel des acquittements.
Il n'autorise pas la garde à vue des témoins et ne modifie en rien la possibilité de les retenir pour recueillir leur audition.
S'il donne une définition nouvelle des motifs de placement en garde à vue, c'est en reprenant mot pour mot la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, qui guidait déjà la jurisprudence de la cour de cassation, et qui prévoit qu'une personne peut être placée en garde à vue " s'il y a des raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ".
Le débat va maintenant s'engager devant le Parlement, et il sera riche.
Il le sera d'autant plus que la proposition de loi HAENEL sera discutée au Sénat le 29 janvier.
Même s'il est difficile pour un gouvernement de revenir sur un texte récent, c'est son devoir de veiller avant tout à ce que la loi puisse être appliquée dans l'esprit dans lequel le législateur l'a faite.
Et s'il faut pour cela procéder à quelques ajustements, alors, il faut les intégrer.
Je pense cependant que bien des difficultés rencontrées par les enquêteurs dans l'application de la loi du 15 juin 2000 trouvent leur origine dans le fait que celle-ci ne leur a peut-être pas été suffisamment expliquée et que les instruments pratiques de sa mise en uvren'ont pas été assez développés.
C'est pourquoi la circulaire sur la garde à vue, que j'ai diffusée le 10 janvier revient sur l'ensemble des modalités d'application de la loi pour faire connaître aux magistrats et aux enquêteurs le contenu de leurs obligations, à la lumière de la pratique et de la jurisprudence de la cour de cassation.
L'enseignement que je tirerai de ces difficultés rencontrées dans l'application d'une partie seulement de cette grande loi, c'est que nous devons, plus encore que nous en l'avons fait, travailler ensemble , ministères de la justice, de la défense et de l'intérieur pour faire passer un même message sur les lois de procédure pénale afin que ces textes exigeants soient intégrés de façon cohérente par l'ensemble des professionnels chargés de les appliquer quotidiennement.
En conclusion, je voudrais insister sur deux points.
Je veux d'abord redire que la loi du 15 juin 2000 est une grande loi, qui a permis à la France de se mettre au niveau des normes européennes dans bien des domaines. Elle est à la hauteur de notre exigence de dignité et d'équité et élève notre pratique du droit plutôt qu'elle ne la contrarie.
Pour autant, je ne veux pas dissimuler que sa mise en oeuvre a révélé quelques problèmes, auxquels il a fallu ou faudra encore remédier. Je n'ai jamais tenu un autre langage car je suis convaincue que l'on ne progresse que si l'on sait reconnaître les écueils.
Je veux donc aussi, et ce sera la fin de mon propos, défendre le droit légitime du Gouvernement et du Parlement d'améliorer un texte, même s'il a été voté il y a seulement 18 mois, lorsqu'il s'avère à l'épreuve de la pratique que certaines de ses dispositions justifient un aménagement.
Améliorer un texte, faciliter son application, ce n'est pas changer d'avis, ce n'est pas se montrer versatile, ou faible, c'est au contraire avoir de la suite dans les idées et dans l'action.
Lorsqu'il s'agit de renforcer la présomption d'innocence et les droits des victimes, je pense que faire preuve de continuité, de volonté et d'humilité, c'est faire preuve de sagesse et de maturité.
Je vous remercie.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 18 janvier 2002)