Interview de Mme Marylise Lebranchu, ministre de la justice, à "France Inter" le 17 janvier 2002, sur l'insécurité, l'application de la loi sur la présomption d'innocence, la procédure de la garde à vue, la détention provisoire, les juges d'instruction et l'indépendance de la justice.

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Média : France Inter

Texte intégral

S. Paoli Alors que dans un sondage CSA publié hier soir, 71 % des Français considèrent que l'insécurité augmente, est-ce l'enjeu électoral proche qui donne l'avantage au ministère de l'Intérieur sur celui de la justice, s'agissant de la réforme de la loi sur la présomption d'innocence ? Après la remise du rapport Dray, en décembre dernier, le Premier ministre a choisi de privilégier l'action policière. Une partie de la gauche considère le nouveau texte comme totalement sécuritaire et inconstitutionnel.
71 % des Français considèrent que l'insécurité augmente. Ce n'est pas nouveau, on sait qu'il y a une inquiétude dans l'opinion. Pensez-vous que c'est cela qui a plutôt poussé monsieur Jospin à donner des gages au ministère de l'intérieur, plutôt qu'à celui de la justice ?
- "Je n'ai pas vécu l'histoire comme cela... Ce qui était important, c'est qu'après un an d'application de la loi, alors que ce n'était pas lié du tout aux chiffres de la délinquance, car on a bien vu que les chiffres ne sont pas liés à une application de la loi mais à des réalités, j'ai envie de dire très rapidement, des réalités différentes. Je suis en train de travailler par exemple à Aubervilliers et à Tourcoing, où on voit qu'avec un certain nombre d'outils mis en place, l'augmentation de la délinquance est totalement aplanie, contrairement à d'autres lieux. Donc, on n'a pas seulement du droit à faire en la matière. Mais je reviens sur le débat : en fait, c'est peut-être un petit peu passé inaperçu ce qu'on a fait, essentiellement entre Noël et le 1er de l'an, après le rapport de J. Dray et le rapport de C. Lazerges, c'est une circulaire très importante qui a été diffusée à l'ensemble des procureurs sur le territoire, concernant la garde à vue, parce qu'on voit bien que ce qui s'était passé, c'est que policiers et gendarmes OPJ avaient des doutes sur l'interprétation du texte de loi. Donc, il fallait absolument mettre les choses au clair. Et pour mettre les choses au clair, on s'est appuyés sur deux textes importants : la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, pour voir qui doit définir très clairement qui peut être en garde à vue ? Je crois que c'était un texte de référence qu'il fallait choisir, donc il n'y a rien de sécuritaire quand on fait référence à ce texte. Et puis, d'autre part, la façon de procéder - toute cette histoire dont on a souvent entendu parler à la radio et à la télévision : une heure pour tout faire, appeler la famille, appeler le médecin, appeler l'avocat, prévenir le procureur -, qui faisait que les gendarmes ou les policiers avaient l'impression d'être débordés et de ne pas pouvoir faire face par exemple à l'arrestation d'une bande. Cette circulaire très longue, est sûrement le fait le plus important et elle a été accompagnée de quelques mesures législatives d'ajustement."
On va s'arrêter, si vous le permettez, sur ces deux points. Vous avez l'habitude, mais ce sont des notions qui sont parfois assez complexes à comprendre...
- "Oui, c'est difficile à expliquer même."
Peut-être, il faut qu'on y prenne un tout petit peu de temps ce matin. Par exemple, sur ce que vous dites, cette notion du temps est très importante. Parce que jusqu'à présent - en tout cas, dans la première loi sur la présomption d'innocence, celle qui d'ailleurs ne plaisait ni aux gendarmes ni aux policiers -, il fallait informer le procureur d'un placement en garde à vue dès le début de la mise en oeuvre de l'opération. Or, maintenant, on donne un délai de trois heures. Or, pendant ce délai de trois heures, c'est vrai que les policiers peuvent faire un peu ce qu'ils veulent. C'est pour cela que certains disent que c'est le tout sécuritaire qui l'emporte...
- "D'ailleurs, dans la circulaire, on a déjà réglé le problème du procureur et s'il y avait besoin de le mettre dans la proposition de loi J. Dray - qui n'est pas un projet du Gouvernement, il faut le rappeler, donc c'est un débat qui est intéressant d'ailleurs, qui se développe en ce moment -, c'est parce que les policiers craignaient que, n'ayant pas pu prévenir le procureur, comme les autres d'ailleurs, à temps, il y ait une nullité de procédure. Il y a une espèce de doute, et quand on a un doute pendant toute sa garde à vue, ce n'est pas simple. Et en particulier sur des choses que tout le monde va comprendre, les arrestations ne se font pas forcément à la porte d'un commissariat. On peut être appelé sur un lieu où il y a eu quelque chose de très important et avoir une dizaine de personnes concernées. Il faut d'abord bien contrôler qu'elles sont bien concernées par cette affaire - cela ne prend pas deux minutes -, prendre des véhicules pour les transporter, les amener au commissariat etc. Il y a des contingences qui font qu'on ne peut pas tout de suite, immédiatement, en saisir le procureur de la République. Le fax va peut-être partir un peu plus tard. Ce qu'a dit la Cour de cassation, qui s'était un peu penchée sur le problème, parce qu'elle avait été interrogée suite à des demandes de nullité de procédure d'avocats, c'est que, quand on ne peut pas le faire, on ne le fait pas mais, en tout état de cause, essayons de le faire le plus vite possible. Il y avait un exemple où le procureur avait été prévenu deux heures et demi après : la Cour de cassation a dit que toute cette procédure était parfaitement légale. Donc, il y avait beaucoup plus d'inquiétude que de réalité, mais il y a des moments où il faut savoir répondre à l'inquiétude, parce que si vous avez en face de vous des policiers et des gendarmes qui hésitent et qui interrogent... Ils ont arrêté dix personnes dans la première heure, ils en avaient interrogé trois, ils laissent partir les sept autres parce qu'ils ont peur d'avoir une nullité, c'est dommage... Donc, il fallait mettre, j'ai envie de dire, du calme, de la sérénité et de la sécurité juridique dans tout cela. C'est l'objectif et ce n'est que celui-là."
Le deuxième point concerne le placement en détention provisoire et cela concerne beaucoup les jeunes délinquants. Cela veut dire que maintenant, après plusieurs délits punis d'une peine d'emprisonnement, égale ou supérieure à deux ans, on peut directement les placer en détention provisoire. Soyons concrets : deux vols de Scooter, "en taule" !
- "Voilà. Cela ne se passera sûrement pas comme cela, parce qu'on laisse quand même in fine, le pouvoir de la détention provisoire, non pas comme cela, à quelque chose de parfaitement codifié mais à un juge des libertés et de la détention ou à un magistrat. Donc, ce qu'il faut bien avoir en tête aujourd'hui, c'est cette espèce de fatigue générale, aussi bien d'ailleurs de l'opinion, des policiers, des gendarmes que de certains magistrats. C'est-à-dire qu'il n'y pas des catégories qui s'affrontent dans cette histoire. Quelqu'un est arrêté pour vol de voiture et il y a une sorte... Vous savez, parfois, il faut prendre tout en compte chez ces délinquants, une sorte de "bon, puisque j'ai été arrêté une fois, allons-y !". Et cela recommence le lendemain, le surlendemain, alors on refait un PV etc. Et là, il y a une demande de possibilité de placer en détention provisoire quelqu'un qui, très évidemment par rapport à l'ordre public, est en train de laisser monter, y compris son propre comportement - attention aussi à lui, attention aux autres, mais attention à lui..."
Vous dites : "Casser le sentiment d'impunité"...
- "Et casser aussi quelquefois une escalade. Parce que dans une bande, on peut avoir ce phénomène d'escalade. Donc casser l'escalade, casser aussi le sentiment d'impunité et puis revenir à des notions qui permettent non pas obligatoirement de les mettre en détention provisoire mais, dans des cas très importants, qui déstabilisent tout un quartier ou toute une commune, le faire. Donc, attention à ne pas dire qu'après des textes comme cela, automatiquement, si on a volé deux Scooters, on va aller en détention provisoire - on n'est pas outre-Atlantique ici. Mais en revanche, le magistrat qui a la conviction qu'il faut le faire pour éviter l'escalade pourra le faire."
Il faut garder la tête froide dans cette affaire ?
- "Toujours, la tête froide."
Même l'opinion qui commence à être favorable à ce qu'elle appelle la "tolérance zéro" ?
- "Je crois qu'il faut faire attention. Avec toutes ces images qui circulent - on a parlé d'émissions, j'ai entendu sur votre antenne tout à l'heure, des émissions qui disent : "Attention, quand une voiture brûle, on la voit brûler 17, 18, 20 fois, parce que c'est repris"... Il faut faire attention à ce qu'on diffuse, il faut faire attention à ce qu'on dit, il faut ramener le calme et la sérénité et reparler aussi du rôle de chacun, de la responsabilité collective. Ce que je crains dans cette ambiance, c'est qu'on ne dise qu'une chose : "Police, gendarmerie, justice, c'est à vous la sécurité ; nous, on n'est pas concernés". Et qu'il n'y ait pas ce partenariat formidable que je citais à Aubervilliers ou à Tourcoing, sans en oublier tellement d'autres qui ont aussi réussi en ce sens, en faisant une maison de la justice et du droit, un accueil, un point de rencontre pour les parents, explications pour les parents d'une difficulté, prise en charge de leurs propres souffrances par rapport à leurs enfants délinquants. Vous savez que dans les lieux où cela se passe comme cela, où la protection judiciaire de la jeunesse, les travailleurs sociaux, les magistrats, les policiers, les gendarmes travaillent ensemble avec des élus, eh bien, cela se passe beaucoup mieux. Et ce que je crains, c'est qu'on renvoie simplement des souffrances de société, des difficultés de société et des insécurités insupportables uniquement à l'Etat. Attention à être tous concernés encore."
Il y a 1.000 questions à vous poser ce matin et le temps passe vite. Juste un tout petit mot du débat politique, parce que les Verts et certains, notamment un radical, A. Tourret, considèrent que ce texte dont on vient de parler, pourrait même être inconstitutionnel...
- "Je vais vous dire une chose : on travaille toujours un texte, de jour en jour et d'heure en heure. Et il faut bien regarder effectivement que tout est bien ajusté. Et moi-même, hier soir, je regardais encore à nouveau si effectivement, on ne pouvait pas changer des mots. Le travail législatif est un travail important, il faut faire attention. Mais sur le fond en tout cas, je pense que tout le monde a senti qu'il y avait une demande de circulaire, trop oubliée, et peut-être d'ajustement législatif. Mais en tout cas, l'objectif pour tout le monde est le même : il faut réussir à sortir un texte de qualité."
Maintenant une question, j'allais dire assez personnelle au fond, pas simplement qui s'adresse au ministre de la Justice mais aussi à la femme que vous êtes. Un juge qui dit : "J'en peux plus ! J'en peux plus ! Je m'en vais ! La justice est impossible, il y a une justice à deux vitesses, j'en ai marre, je lâche !". Qu'est-ce que dit le ministre de la Justice et la femme que vous êtes aussi, la citoyenne ?
- "La femme que je suis, était, je dirais, blessée en même temps que l'homme blessé. Parce que c'est vrai que [...] cette espèce de découragement est terrible. Mais je pense qu'on a affaire à un cas très particulier d'un homme, qui, en 1994-1995 a été victime d'une déstabilisation forte. C'est-à-dire qu'on a touché, y compris à ce qu'il était lui, non pas en tant que magistrat mais en tant que personne, avec l'affaire Schuller-Maréchal, dont chacun se souvient. Je pense que des manoeuvres de déstabilisation de ce type, qui viennent de politiques, sont inacceptables. Et L. Jospin, en 1997, a mis fin à tous ces systèmes. On a appelé cela "la stratégie de l'hélicoptère" parfois - on va chercher un magistrat pour essayer d'aider quelqu'un qui va être mis en examen... On a arrêté cela. C'est vrai, c'est important, on l'a arrêté dans les faits. Et je regrette que le président de la République ne nous ait pas permis de l'arrêter en droit, d'aller jusqu'au Congrès qui aurait garanti l'indépendance absolue du Parquet, donc de la justice..."
Cela reste un objectif ?
- "C'est indispensable. Je pense que le président de la République a fait une erreur. Moi, je ne l'explique pas, il l'expliquera peut-être. En tout cas, il faut que le prochain président de la République permette le Congrès, parce que la majorité, on l'aura, pour que l'indépendance soit bien assise en droit, bien cadrée et qu'on puisse avoir des politiques pénales qui s'appliquent partout et à tout le monde. Je pense que l'enjeu est là. C'est important, vous savez, la justice. Parce que, vous disiez tout à l'heure "ambiance sécuritaire". Je pense qu'à chaque fois qu'une société se blesse pour des tas de raisons - de chômage ou de difficultés sociales, de quartiers dans lesquels on a du mal à vivre -, c'est quand même la justice qui, in fine, est garante de l'équilibre. Alors, permettons à la justice son indépendance, pour éviter que des juges soient victimes de manoeuvres de déstabilisation. Mais gardons aussi nos juges d'instruction. Ils instruisent 6 % des affaires. En France, ils le font bien, même si parfois, on leur reproche une médiatisation sans doute excessive. Gardons-les, parce que c'est quand même la garantie pour tout citoyen de ce pays que personne n'échappera à ce qui est fondamental : le respect du droit et de la liberté des autres."
(Source http://Sig.premier-ministre.gouv.fr, le 17 janvier 2002)